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Special pages :
La question du logement (Engels)
Auteur·e(s) | Friedrich Engels |
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Écriture | 1872 |
Source : Les Éditions sociales, 1969, Collection: Classiques du marxisme
Préface (Friedrich Engels, 1887)[modifier le wikicode]
Les pages qui suivent sont la réimpression de trois articles que j’ai écrits en 872 pour le Volksstaat[1] de Leipzig. C’était l’époque où la manne des milliards français se déversait sur l’Allemagne ; l’État remboursait ses dettes, on construisait des places fortes et des casernes, on renouvelait les stocks d’armes et d’effets militaires ; brusquement, le capital disponible, tout autant que la masse d’argent en circulation, se trouvèrent considérablement accrus ; tout ceci à un moment où l’Allemagne faisait son entrée sur la scène mondiale non seulement comme « empire unifié », mais aussi comme grand pays industriel. Les milliards donnèrent à la grande industrie alors à ses débuts un puissant essor ; ce sont eux surtout qui amenèrent après la guerre la brève période de prospérité si riche en illusions, suivie aussitôt du grand krach de 1873-1874, par lequel l’Allemagne s’affirma comme un pays industriel capable d’affronter le marché mondial.
L’époque à laquelle un pays de vieille culture passe ainsi avec rapidité, encore accélérée par des circonstances si favorables, de la manufacture et de la petite entreprise à la grande industrie, est aussi par excellence celle de la « pénurie de logements ». D’une part, des masses de travailleurs ruraux sont brusquement attirés dans les grandes villes qui se transforment en centres industriels ; d’autre [12] part, la construction de ces vielles cités ne correspond plus aux conditions de la grande industrie nouvelle et du trafic qu’elle détermine ; des rues sont élargies, on en perce de nouvelles, et des voies ferrées sont élargies, on en perce de nouvelles, et des voies ferrées traversent les cités. Dans le même moment où des travailleurs y affluent en foule, on démolit en masse les habitations ouvrières. De là, une brusque pénurie de logements pour les travailleurs et pour le petit commerce et l’artisanat qui dépendent de la clientèle ouvrière. Dans les villes qui d’emblée furent des centres industriels, cette pénurie est pour ainsi dire inconnue. C’est le cas de Manchester, Leeds, Bradford, Barmen-Elberdfeld. Par contre, à Londres, Paris, Berlin, Vienne, elle a pris en son temps une forme aiguë et elle persiste le plus souvent à l’état chronique.
Ce fut donc cette crise aiguë du logement, symptôme de la révolution industrielle en train de s’accomplir en Allemagne, qui remplit alors la presse de discussion sur la « question du logement » et donna lieu à tout un déballage de boniments sociaux. Une série d’articles de ce genre vint s’égarer également dans le Volksstaat. L’auteur anonyme, qui se fit connaître plus tard comme étant le docteur en médecine A. Mülberger, de Würtemberg, estima l’occasion favorable et se saisit de cette question pour rendre évidents aux yeux des travailleurs allemands les effets miraculeux de la médecine sociale universelle de Proudhon. Lorsque je manifestai à la rédaction mon étonnement qu’elle eût accepté ces singuliers articles, elle m’incita à y répondre ; ce que je fis (v. 1re partie : « Comment Proudhon résout la question du logement »). À cette première série, je rattachai peu après une deuxième, dans laquelle, m’appuyant sur un écrit du docteur Emil Sax, j’examinai la conception que les bourgeois philanthropes se font de la question (2e partie : « Comment la bourgeoisie résout la question du logement »). Après un silence assez long, le docteur Mülberger me fit l’honneur d’une réponse, qui m’obligea à une réplique (3e partie : « Appendice sur Proudhon et la question du logement ») ; ce qui mit fin à notre polémique comme à mon activité particulière sur ce sujet. Telle est la genèse de ces trois séries d’articles, qui parurent également sous forme de brochure. Si aujourd’hui une [13] nouvelle édition est nécessaire, je le dois une fois de plus sans aucun doute à la bienveillante attention du Gouvernement allemand, qui, en l’interdisant, en a comme toujours grandement favorisé la vente ; je lui en exprime ici mes respectueux remerciements.
Pour cette nouvelle impression, j’ai revu le texte, introduit quelques adjonctions et remarques et rectifié, dans la première partie, une petite erreur économique que mon adversaire, le docteur Mülberger, n’avait malheureusement pas découverte.
La révision de ce texte me fait vraiment rendre conscience des progrès gigantesques accomplis par le mouvement ouvrier international au cours des quatorze dernières années. C’était alors un fait que les « travailleurs de langue latine n’avaient d’autre nourriture intellectuelle depuis vingt ans que les ouvrages de Proudhon », et, dans le meilleur des cas, cette autre interprétation restreinte du proudhonisme, due au père de l’anarchisme, Bakounine, qui voyait dans Proudhon, notre maître à nous tous. Si en France les proudhoniens n’étaient qu’un petit groupe fermé parmi les travailleurs, du moins étaient-ils les seuls à posséder un programme nettement formulé et à pouvoir sous la Commune prendre la direction sur le plan économique. En Belgique, le proudhonisme régnait sans conteste chez les ouvriers wallons, et en Espagne et en Italie, à quelques rares exceptions près, tout ce qui dans le mouvement ouvrier n’était pas anarchiste se réclamait résolument de Proudhon. Et aujourd’hui ? En France, parmi les ouvriers, Proudhon est complètement liquidé et il n’a plus d’adeptes que parmi les bourgeois radicaux et les petits-bourgeois qui, en tant que proudhoniens, se disent également « socialistes », mais que combattent avec la dernière violence les travailleurs socialistes. En Belgique, les Flamands ont évincé les Wallons de la direction du mouvement, destitué le proudhonisme et élevé puissamment le niveau du mouvement. En Espagne, comme en Italie, la grande marée anarchisante de la période 1870-1880 s’est [14] retirée, entraînant avec elle les derniers vestiges du proudhonisme. Si, en Italie, le nouveau parti en est encore à la période de clarification et de formation, en Espagne, le petit noyau qui, sous le nom de « Nueva Federaciòn Madrileña », était demeuré fidèle au Conseil général de l’Internationale, est devenu un parti robuste, et — comme on peut en juger par la presse républicaine elle-même — il ruine l’influence des républicains bourgeois sur les ouvriers avec une efficacité bien supérieure à celle dont furent jamais capables les anarchistes bruyants qui l’ont précédé. Le Capital, Le manifeste du Parti communiste et une série d’autres écrits de l’école de Marx ont pris chez les travailleurs de langue latine la place des ouvrages oubliés de Proudhon, et la principale exigence de Marx : l’appropriation de tous les moyens de production, au nom de la société, par le prolétariat parvenu à l’exercice exclusif du pouvoir politique, cette exigence est aujourd’hui celle de toute la classe ouvrière révolutionnaire, également dans les pays latins.
Si, d’après cela, le proudhonisme est définitivement rejeté par les travailleurs, y compris par ceux des pays latins, s’il n’est plus — conformément à sa destination véritable — que l’expression des désirs bourgeois et petits-bourgeois des radicaux bourgeois de France, d’Espagne, d’Italie et de Belgique, pourquoi alors revenir sur lui aujourd’hui ? Pourquoi, en réimprimant ces articles, rependre le combat contre un adversaire défunt ?
D’abord parce que ces articles ne se limitent pas à une simple polémique contre Proudhon et son représentant allemand. Par suite de la division du travail entre Marx et moi, il me revenait de défendre nos points de vue dans la presse périodique, notamment en luttant contre les opinions adverses, afin que Marx gardât le temps nécessaire à l’élaboration de son grand ouvrage. Je me trouvai ainsi amené à exposer notre manière de voir le plus souvent sous une forme polémique, en m’opposant à d’autres façons de penser. Il en est de même ici. La première et la troisième parties renferment non seulement une critique de la conception proudhonienne de la question, mais aussi l’exposé de la nôtre. En deuxième lieu, Proudhon a joué [15] un rôle bien trop important dans l’histoire du mouvement ouvrier européen pour tomber si vite dans l’oubli. Liquidé sur le plan de la théorie, évincé dans la pratique, il continue à présenter un intérêt historique. Celui qui veut approfondir tant soit peu le socialisme moderne doit apprendre à connaître également les « points de vue dépassés » du mouvement. Misère de la philosophie de Marx a paru plusieurs années avant que Proudhon ait exposé ses projets pratiques de réforme sociale ; ce n’est que l’embryon de la banque proudhonienne des échanges que Marx pouvait alors découvrir et critiquer. Sous ce rapport, son ouvrage sera donc complété par celui-ci, malheureusement assez imparfaitement. Marx l’aurait fait beaucoup mieux et avec des arguments plus frappants.
Pour finir, le socialisme bourgeois et petit-bourgeois est jusqu’à présent fortement représenté en Allemagne. Et cela, d’un côté par des « socialistes de la chaire[2] » et des philanthropes de tout genre, chez qui le désir de transformer les travailleurs en propriétaires de leur logement continue à jouer un grand rôle ; vis-à-vis d’eux, mon travail est donc toujours de saison. D’un autre côté, par un certain socialisme petit-bourgeois que l’on retrouve dans le parti social-démocrate lui-même et jusque dans sa fraction parlementaire. Et cela de la façon suivante : on reconnaît comme fondés les conceptions fondamentales du socialisme moderne et le mot d’ordre qui réclame la transformation de tous les moyens de production en propriété sociale ; mais on déclare que leur réalisation n’est possible que dans un temps éloigné, pratiquement hors de prévision. Pour le présent, la seule tâche qui nous incombe est un simple rafistolage social et l’on peut même éventuellement sympathiser avec les tentatives les plus réactionnaires ayant en vue la prétendue « élévation de la classe ouvrière ». Il était inévitable qu’une telle tendance subsistât en Allemagne, [16] le pays de la petite bourgeoisie par excellence *, à une époque où en masse cette petite bourgeoisie, depuis longtemps solidement en place, est violemment déracinée par le développement industriel. Il n’y a là d’ailleurs aucun danger pour le mouvement ouvrier, étant donné le merveilleux bon sens de nos travailleurs qui, précisément au cours de ces huit dernières années, s’est affirmé avec tant d’éclat dans la lutte contre la loi antisocialiste[3], la police et les tribunaux. Mais il est indispensable de voir nettement qu’une telle tendance subsiste. Et si plus tard, comme cela est nécessaire et même souhaitable, elle venait à se cristalliser, en prenant des contours plus précis, il lui faudra pour formuler son programme remonter à ses prédécesseurs et lui sera alors difficile de passer à côté de Proudhon.
L’essentiel dans la solution qu’apportent aussi bien la grande que la petite bourgeoise à la « question du logement » est que le travailleur doit être propriétaire de son habitation. Mais c’est là un point que le développement industriel de l’Allemagne durant les vingt dernières années a éclairé d’une façon très particulière. En aucun autre pays il n’existe autant de travailleurs salariés qui sont propriétaires non seulement de leur logement, mais aussi d’un jardin ou d’un champ ; à côté d’eux, d’autres, nombreux, ont aussi comme fermiers une maison avec un jardin ou un champ, dont la possession leur est pratiquement à peu près assurée. L’industrie rurale, exercée à domicile, conjointement avec la culture d’un jardin ou d’un champ, forme en Allemagne la large base de la grande industrie à ses débuts ; à l’ouest dominent les travailleurs propriétaires, à l’est ceux qui ont leur demeure en fermage. L’association de l’industrie domestique avec la culture d’un jardin et d’un champ, ce qui implique le logement assuré, se rencontre non seulement partout où le tissage, se rencontre non seulement partout où le tissage à la main lutte encore contre le métier mécanique, comme c’est le cas sur le cours inférieur du Rhin et en Westphalie, en Saxe dans les [17] Monts Métalliques et en Silésie ; on la trouve partout où une industrie domestique, quelle qu’elle soit, s’est imposée comme industrie rurale, par exemple en Forêt de Thuringe et dans le Rohen. À l’occasion des débats sur le monopole des tabacs, il est apparu à quel point déjà la fabrication des cigares, elle aussi, s’effectue sous forme de travail rural à domicile ; et chaque fois qu’une crise quelconque sévit dans la petite paysannerie, comme il y a quelques années dans l’Eifel, aussitôt la presse bourgeoise réclame l’introduction d’une industrie domestique appropriée, comme l’unique remède à la situation. En réalité, la misère croissante des paysans parcellaires en Allemagne, tout comme la situation générale de l’industrie, pousse à une extension toujours plus grande de l’industrie rurale à domicile. C’est là un phénomène propre à l’Allemagne. Nous ne rencontrons une situation analogue en France, que tout à fait exceptionnellement, par exemple dans les régions de sériciculture ; en Angleterre, où la petite paysannerie n’existe pas, l’industrie rurale à domicile repose sur le travail des femmes et des enfants des journaliers agricoles ; ce n’est qu’en Irlande que nous voyons l’industrie de la confection pratiquée à domicile, comme en Allemagne, par de véritables familles paysannes. Nous e parlerons naturellement pas ici de la Russie et d’autres pays non représentés sur le marché mondial.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, dans de vastes régions de l’Allemagne, subsiste un état de l’industrie, qui au premier abord ressemble à celui qui régnait d’une manière générale avant l’introduction des machines. Mais seulement au premier abord. Autrefois, l’industrie rurale à domicile, associée à la culture d’un jardin et d’un champ, était, du moins dans les pays se développant industriellement, la base d’une situation matériellement supportable et, par endroits, aisée de la classe laborieuse, mais également la raison de sa nullité intellectuelle et politique. Le coût du produit fait à la main déterminait le prix marchand, et étant donné la médiocre productivité du travail, inexistante à côté de celle d’aujourd’hui, la demande, en règle générale croissait plus vite que l’offre. Ceci vaut, au milieu du siècle dernier, pour l’Angleterre et en partie pour la France, [18] notamment dans l’industrie textile. La situation était, il est vrai, bien différente dans l’Allemagne d’alors qui, à peine sortie des destructions de la guerre de Trente Ans s’efforçait de se relever dans des circonstances très défavorables ; la seule industrie domestique qui travaillât pour le marché mondial, le tissage de la toile, était tellement écrasée d’impôts et de charges féodales que le paysan-tisserand ne dépassait pas le très bas niveau de vie du reste de la paysannerie. Cependant, l’existence du travailleur rural présentait alors une certaine sécurité.
Avec l’introduction des machines tout fut changé. Le prix fut alors déterminé par le produit fait à la machine et le salaire du travailleur industriel à domicile tomba d’autant. Mais il était obligé de l’accepter ou de chercher un autre travail ; ce qu’il ne pouvait faire sans abandonner sa maisonnette, son jardinet et son bout de champ — qu’il en fût le propriétaire ou le fermier. Et il ne s’y résignait que très rarement. C’est ainsi que la culture de leur jardin et de leur champ chez les vieux tisserands ruraux fut la cause de la si longue résistance du tissage à la main contre le métier mécanique, résistance qui, en Allemagne, aujourd’hui encore n’est pas terminée. Cette lutte montra pour la première fois, notamment en Angleterre, que la même circonstance, qui jadis avait déterminé chez les travailleurs un bien-être relatif — à savoir la possession de leurs moyens de production — était devenue pour eux à présent une entrave et une calamité. Dans l’industrie, le métier à tisser mécanique évinça leur métier à main ; en agriculture la grande exploitation élimina leur petite culture. Mais tandis que dans ces deux secteurs de la production, le travail collectif et l’emploi de machines ainsi que de méthodes scientifiques devenaient la règles, sa maisonnette, son jardinet, son bout de champ et son métier à tisser l’enchaînaient à la méthode surannée de la production individuelle et du travail à la main. La possession d’une maison et d’un jardin avait à présent bien moins de valeur que la pleine liberté de mouvement. Pas un ouvrier d’usine n’aurait changé sa place contre celle du tisserand rural condamné à mourir lentement mais sûrement, de faim.
[19]
C’est tardivement que l’Allemagne a fait son entrée sur le marché mondial ; notre grande industrie, qui date des années 1840-1850, connut un premier essor grâce à la Révolution de 1848 et atteignit son plein épanouissement lorsque celles de 1866 et 1870 eurent écarté de sa route tout au moins les pires obstacles politiques Mais elle trouva le marché mondial en grande partie occupé. Les articles de grande consommation étaient fournis par l’Angleterre ; ceux de luxe, d’un goût raffiné, par la France. L’Allemagne ne pouvait battre les premiers par le prix, ni les seconds par la qualité. Il ne lui restait donc provisoirement pas d’autre solution que de s’insinuer sur le marché mondial avec des articles dans la ligne de ce qu’avait été jusqu’alors la production allemande, articles que les Anglais considéraient comme de la pacotille et les Français comme de la camelote. L’escroquerie pratiquée couramment en Allemagne, qui consiste à envoyer d’abord de bons échantillons et ensuite de la mauvaise marchandise, se retourna assez durement contre elle-même sur le marché mondial et tomba quelque peu en désuétude ; d’autre part, la concurrence résultant de la surproduction, contraignit les anglais eux-mêmes, si sérieux en affaires, à s’engager sur la pente glissante de l’abandon de la qualité et favorisa ainsi les Allemands, imbattables dans ce domaine. Et c’est ainsi que nous sommes enfin parvenus à posséder une grande industrie et à jouer un rôle sur le marché mondial. Mais notre grande industrie travaille presque exclusivement pour le marché intérieur (la sidérurgie mise à part qui produit bien au-delà des besoins intérieurs), et nos exportations massives se composent d’un nombre incalculable de petits articles qui sont livrés en grande partie par l’industrie rurale à domicile et pour lesquels la grande industrie fournit tout au plus les produits mi-fabriqués nécessaires.
Et c’est ici qu’apparaît en pleine lumière la « faveur » que représente pour le travailleur moderne la possession d’une maison et d’un terrain. En aucun pays — peut-être pas même en Irlande, pays d’industrie domestique —, on ne paie des salaires aussi honteusement bas que dans l’industrie domestique en Allemagne. Ce que la famille retire par son travail de son jardin et de son bout de champ, le capitaliste, [20] s’autorisant la concurrence, le déduit du prix de la force de travail ; les travailleurs sont contraints d’accepter n’importe quel salaire, car autrement ils ne recevraient absolument rien ; or, ils ne peuvent vivre du seul produit de leur culture ; et, d’autre art, cette culture et la terre qu’ils possèdent sont des liens qui les empêchent de chercher une autre occupation. Et voilà pourquoi l’Allemagne peut continuer à soutenir la concurrence sur le marché mondial pour toute une série de petits articles. Tout le profit du capital s’extrait d’une retenue sur le salaire normal et l’on peut faire cadeau à l’acheteur de toute la plus-value. C’est là le secret du bon marché étonnant de la plupart des articles allemands d’exportation.
C’est cette circonstance qui, plus que toute autre, et dans d’autres secteurs industriels également, maintient les salaires et le standard de vie des travailleurs allemands à un niveau inférieur à celui atteint dans les Etats de l’Europe occidentale. Le poids terrible de ces salaires, maintenus traditionnellement bien au-dessous de la valeur de la force de travail, pèse aussi sur ceux des travailleurs au-dessous de cette valeur ; ceci d’autant plus que dans les villes également, l’industrie à domicile mal rétribuer a pris la place du vieil artisanat et, là aussi, abaisse le niveau général des salaires.
Voilà maintenant qui est clair : ce qui à une étape antérieure de l’histoire était la base d’un bien-être relatif pour les travailleurs — l’association de la petite culture et de l’industrie, non seulement la pire entrave pour le travailleur, mais aussi le plus grand des malheurs pour toute la classe ouvrière et le point de départ d’un abaissement sans précédent des salaires au-dessous de leur niveau normal. Ceci non seulement dans quelques branches de l’industrie et quelques régions, mais dans le pays tout entier. Rien d’étonnant que la grande et la petite bourgeoisie qui vivent et s’enrichissent de ces retenues anormalement importantes pratiquées sur les salaires, manifestent un tel enthousiasme pour l’industrie rurale, [21] pour les travailleurs propriétaires de leur maison et qu’elles ne voient d’autre remède à toutes les crises rurales que dans l’introduction de nouvelles industries domestiques !
C’est là un des côtés de la question ; mais il y a le revers de la médaille. L’industrie domestique est devenue la large base du commerce extérieur allemand, et par là de toute la grande industrie. Elle est ainsi répandue sur des vastes régions de l’Allemagne et s’étend chaque jour davantage. La ruine du petit paysan était devenue inévitable à partir du moment où son travail domestique pour son usage personnel fut rendu inutile par les produits bon marché personnel fut rendu inutile par des produits bon marché de la confection et de la machine et où son bétail, donc sa production d’engrais, fut réduit à rien par l’abolition des communautés rurales[4], des territoires communaux et du système des assolements ; cette ruine pousse irrésistiblement les petits paysans, tombés aux mains des usuriers, vers la forme de l’industrie domestique. Comme en Irlande pour la rente du propriétaire foncier, en Allemagne les intérêts de l’usurier hypothécaire ne peuvent être payés par les rendements du sol, mais uniquement par le salaire du paysan-industriel. Or, avec l’extension de l’industrie domestique, les régions paysannes se trouvent, l’une après l’autre, entraînées dans le mouvement industriel présent. C’est cette transformation des districts ruraux par l’industrie à domicile qui fait que la révolution industrielle en Allemagne s’étend sur un territoire bien plus vaste qu’en Angleterre et en France ; c’est le niveau relativement bas de notre industrie qui rend son extension d’autant plus nécessaire. Ceci explique qu’en France, le mouvement ouvrier révolutionnaire se soit étendu avec une telle force sur la plus grande partie du pays, au lieu de rester exclusivement lié à des centres urbains. Ce qui explique à son tour la progression calme, assurée, irrésistible du mouvement. [22] En Allemagne il est clair qu’un soulèvement victorieux dans la capitale et les autres grandes villes ne sera possible que si, d’abord, la plupart des petites villes et une grande partie des régions rurales sont également mûres pour la révolution. Avec une évolution à peu près normale, nous ne nous trouverons jamais dans le cas de remporter des victoires ouvrières comme les Parisiens en 1848 et 1871 ; en revanche, et pour la même raison, nous ne subirons pas les défaites infligées à la capitale révolutionnaire par la province réactionnaire, comme Paris les connut dans ces deux cas. En France, le mouvement est toujours parti de la capitale ; en Allemagne, des régions de grande industrie, de manufactures et d’industrie domestique ; c’est plus tard seulement que la capitale fut conquise. C’est pourquoi il est possible que, dans l’avenir également, l’initiative reste aux Français ; mais c’est en Allemagne que sera emportée la décision finale.
Or, voici que l’industrie domestique et la manufacture rurale, qui sont devenues la branche essentielle de la production en Allemagne, et qui transforment ainsi de plus en plus la paysannerie allemande, ne sont-elles que l’étape préliminaire d’une révolution ultérieure. Comme Marx l’a déjà indiqué (Le Capital, L. Ier, t. II, pp. 141 à 148. Éditions sociales, 1950), pour elles aussi, à un certain degré de l’évolution, sonnera l’heure du déclin, amené par la machine et la fabrique. Et cette heure semble proche. Mais la suppression de l’industrie domestique et de la manufacture rurale par la machine et la fabrique, cela signifie pour l’Allemagne la suppression de millions de producteurs ruraux, l’expropriation de près de la moitié de la petite paysannerie, la transformation non seulement de l’industrie domestique en travail à l’usine, mais également de l’agriculture paysanne en grande exploitation agricole capitaliste et de la petite propriété foncière en grand domaine : c’est-à-dire, en un mot, une révolution industrielle et agraire au profit du capital et de la grande propriété foncière, et au détriment des paysans. Si ce devait être le sort de l’Allemagne d’accomplir cette transformation, alors que subsistent encore les vieilles conditions sociales, cela marquerait fatalement un tournant. Si, d’ici-là, dans [23] aucun autre pas, la classe ouvrière n’en a pris l’initiative, l’Allemagne inévitablement entrera en branle et les jeunes fils de paysans, dont est faite notre « glorieuse armée », ne seront pas les derniers au combat.
Et maintenant, l’utopie bourgeoise et petite-bourgeoise qui veut rendre chaque travailleur propriétaire d’une petite maison et ainsi l’enchaîner à son capitaliste et par les liens semi-féodaux, cette utopie prend un tout autre visage. En réalité, c’est la transformation de tous les petits propriétaires ruraux en travailleurs industriels à domicile ; c’est la disparition de l’ancien isolement et par là de la nullité politique des petits paysans, entraînés dans le « tourbillon social » ; c’est l’extension de la révolution industrielle à la campagne et ainsi, la transformation de la classe la plus stable, la plus conservatrice de la population en une pépinière révolutionnaire ; c’est, enfin, comme conclusion, l’expropriation par la machine des paysans industriels travaillant à domicile, ce qui pousse avec force à l’insurrection.
Nous ne chicanerons pas aux philanthropes socialistes-bourgeois la jouissance privée de leur idéal aussi longtemps que, dans leur fonction publique de capitalistes, ils continuent à le réaliser ainsi à l’envers, pour le plus grand bien de la révolution sociale.
Londres, 10 janvier 1887. Friedrich Engels.
Comment Proudhon résout la question du logement[modifier le wikicode]
Le numéro 10 et les suivants du Volksstaat renferment sur la question du logement une série de six articles qui méritent d’attirer l’attention : si l’on excepte quelques divagations littéraires aux environs de 1840, depuis longtemps oubliées, ils représentent la première tentative pour transplanter en Allemagne l’école de Proudhon. Il y a là une monstrueuse régression par rapport à toute l’évolution du socialisme allemand qui, il y a déjà 24 ans, a porté aux conceptions proudhoniennes un coup décisif[5] ; aussi vaut-il la peine de riposter sans retard à cette tentative.
La crise du logement — à laquelle la presse pas dans le fait universel que la classe ouvrière pas dans le fait universel que la classe ouvrière est mal logée, et vit dans des logis surpeuplés et malsains. Cette crise du logement-là n’est pas une particularité du moment présent ; elle n’est pas même un de ces maux qui soit propre au prolétariat moderne, et le distinguerait de toutes les classes opprimées qui l’ont précédé ; bien au contraire, toutes les classes opprimées de tous les temps en ont été à peu près également touchées. Pour mettre fin à cette crise du logement, il n’y a qu’un moyen : éliminer purement et simplement l’exploitation et l’oppression de la classe laborieuse par la classe dominante. Ce qu’on entend de nos jours [26] par crise du logement, c’est l’aggravation particulière des mauvaises conditions d’habitation des travailleurs par suite du brusque afflux de la population vers les grandes villes ; c’est une énorme augmentation des loyers ; un entassement encore accru de locataires dans chaque maison et pour quelques-uns l’impossibilité de trouver même à se loger. Et si cette crise du logement fait tant parler d’elle, c’est qu’elle n’est pas limitée à la classe ouvrière, mais qu’elle atteint également la petite bourgeoisie.
La crise du logement pour nos travailleurs et une partie de la petite bourgeoisie dans nos grandes villes modernes est un des innombrables maux d’importance mineure et secondaire qui résultent de l’actuel mode de production capitaliste. Elle n’est nullement une conséquence directe de l’exploitation du travailleur, en tant que tel, par le capitaliste. Cette exploitation est le mal fondamental que la révolution sociale veut abolir en supprimant le mode de production capitaliste. La pierre angulaire de cette production capitaliste est constituée par le fait que notre organisation actuelle de la société permet aux capitalistes d’acheter à sa valeur la force de travail de l’ouvrier, mais d’en tirer beaucoup plus que sa valeur, en faisant travailler l’ouvrier plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour retrouver le prix plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour retrouver le prix payé pour cette force de travail. La plus-value créée de cette manière est répartie entre tous les membres de la classe des capitalistes et des propriétaires fonciers et entre les serviteurs appointés, depuis le pape et l’empereur jusqu’au veilleur de nuit et au-dessous. Le mode de cette répartition ne nous intéresse pas ici ; ce qui est certain, c’est que tous ceux qui ne travaillent pas ne peuvent vivre que des miettes de cette plus-value, qui leur parviennent d’une manière ou d’une autre. (Cf. Marx : Le Capital, où ceci a été développé pour la première fois.)
La répartition parmi les classes oisives de la plus-value produite par la classe ouvrière et qui lui est retirée sans rétribution, s’effectue au milieu de querelles fort édifiantes et de duperies réciproques ; dans la mesure où cette répartition se fait par voie d’achat et de vente, l’un de ses principaux ressorts est l’escroques ; dans la mesure où cette répartition se fait par voie d’achat et de vente, l’un de ses principaux ressorts est l’escroquerie de l’acheteur par le vendeur, escroquerie qui est devenue à présent une nécessité [27] vitale absolue pour le vendeur dans el commerce de détail, notamment dans les grandes villes. Mais si le travailleur est trompé par son épicier ou son boulanger sur le prix ou la qualité de la marchandise, ce n’est pas en sa qualité spécifique de travailleur. Au contraire, dès qu’une certaine quantité moyenne d’escroquerie devient la règle sociale en un lieu quelconque, elle doit forcément à la longue trouver sa compensation dans une augmentation correspondante des salaires. Le travailleur présente devant l’épicier comme un acheteur, c’est-à-dire comme quelqu’un possédant de l’argent ou du crédit, donc nullement comme un travailleur, c’est-à-dire comme quelqu’un vendant sa force de travail. L’escroquerie peut certes le toucher, comme d’ailleurs toute la classe moins fortunée, plus durement que les classes sociales plus aisées : elle n’est point un mal qui soit propre à sa classe.
Il en est exactement de même pour la crise du logement. L’extension des grandes villes modernes confère au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre, une valeur artificielle, croissant parfois dans d’énormes proportions ; les constructions qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur, l’abaissent plutôt, parce qu’elles ne répondent plus aux conditions nouvelles ; on les démolit donc et on les remplace par d’autres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais, ou du moins qu’avec une extrême lenteur, dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur place on construit des boutiques, de grands magasins, des bâtiments publics. A Paris, le bonapartisme avec son baron Haussmann a exploité au suprême degré cette tendance pour le plus grand profit de la spéculation et de l’enrichissement privé ; mais l’esprit d’Haussmann a soufflé aussi à Londres, Manchester, Liverpool, et il semble se sentir chez lui également à Berlin et Vienne. Il en résulte que les travailleurs sont refoulés du centre des villes vers la périphérie, que les logements ouvriers, et d’une façon générale les petits appartements deviennent rares et chers et que souvent même ils sont introuvables ; car dans ces conditions, l’industrie du bâtiment, pour qui les appartements à loyer [28] élevé offrent à la spéculation un champ beaucoup plus vaste, ne construira jamais qu’exceptionnellement des logements ouvriers.
Cette crise de la location touche par conséquent le travailleur certainement plus durement que toute autre classe plus aisée ; mais pas plus que l’escroquerie de l’épicier, elle ne constitue un mal pesant exclusivement sur la classe ouvrière, et, dans la mesure où elle la concerne, elle ne peut manquer de trouver également une certaine compensation économique, lorsqu’elle a atteint un certain degré et une certaine durée.
Ce sont ces maux-là, comme à la classe ouvrière et à d’autres classes, par exemple à la petite bourgeoisie, auxquels s’intéresse de préférence le socialisme petit-bourgeois, dont fait partie Proudhon lui aussi. Et ce n’est ainsi nullement un hasard, si notre disciple allemand de Proudhon[6] s’empare avant tout de la question du logement qui, nous l’avons vu, n’intéresse pas du tout la seule classe ouvrière à l’exclusion de toutes les autres, et s’il déclare au contraire que c’est une question qui la concerne véritablement et exclusivement.
« Le salarié est au capitaliste ce que le locataire est au propriétaire. »
Ceci est complètement faux.
Dans la question du logement, nous avons, en face l’une de l’autre, deux parties : le locataire et le logeur ou propriétaire. Le premier veut acheter au second l’usage temporaire d’un logement ; il a de l’argent ou du crédit — même s’il doit acheter ce crédit au propriétaire lui-même à un prix usuraire par un supplément au loyer. Il s’agit là d’une simple vente de marchandise, non d’une affaire entre prolétaire et bourgeois, entre ouvrier et capitaliste ; le locataire — même s’il est ouvrier — se présente comme un homme qui de l’argent ; il faut qu’il ait déjà vendu la marchandise qu’il possède en propre, sa force de travail, avant de se présenter, avec le prix qu’il en a retiré, comme acquéreur de la jouissance d’un appartement [29] — ou bien il doit garantir la future vente de cette force de travail. Tout ce qui caractérise la vente de la force de travail au capitaliste manque ici totalement. Les capitalistes font reproduire en premier lieu sa valeur à la force de travail qu’ils ont achetée ; puis une plus-value qui reste provisoirement entre leurs mains, en attendant qu’elle soit répartie entre les membres de la classe capitaliste. Il y a donc ici production d’une valeur excédentaire ; la somme totale de la valeur existence se trouve augmentée. Il en va tout autrement dans une location de logement. Quels que soient les avantages exorbitants que le propriétaire tire du locataire, il n’y a jamais ici que le transfert d’une valeur déjà existante, produite auparavant ; la somme totale des valeurs possédées ensemble par le locataire et le logeur reste la même après comme avant. L’ouvrier, que son travail lui soit payé par le capitaliste à sa valeur, au-dessous, ou au-dessus, est toujours escroqué d’une partie du produit de son travail ; le locataire, seulement dans le cas où il doit payer le logement au-dessus de sa valeur. C’est donc déformer complètement les rapports entre locataires et logeurs que vouloir les identifier à ceux qui existent entre travailleurs et capitalistes. Bien au contraire, nous avons affaire ici à une transaction commerciale du type courant, entre deux citoyens, et elle s’effectue suivant les lois économiques qui règlent la vente des marchandises qu’est la propriété foncière. Les frais de construction et d’entretien de la maison, ou de la partie de cette raison qui est en question, entrent d’abord en ligne de compte ; la valeur du terrain, déterminée par l’emplacement plus ou moins favorable de l’immeuble par l’emplacement plus ou moins favorable de l’immeuble, vient ensuite ; le rapport entre l’offre et la demande, tel qu’il existe au moment envisagé, décide en dernier ressort ; Voici comment, dans le cerveau de notre proudhonien, s’exprime ce très simple rapport économique :
La maison une fois bâtie représente un titre juridique éternel sur une fraction déterminée du travail social, même si la valeur réelle de la maison a, depuis longtemps déjà et d’une façon plus que suffisante, [30] été payée au propriétaire sous forme de loyers. C’est ainsi qu’une maison construite, il y a mettons cinquante ans, a couvert pendant cette période avec ses loyers, 2, 3, 5, 10 fois, etc., le coût initial.
Tout Proudhon est là-dedans. Premièrement on oublie que les foyers doivent couvrir non seulement les frais de la construction, mais aussi les réparations et la perte de revenus résultant de mauvaises dettes, de loyers non payés, comme de locaux restés e-éventuellement vacants, et enfin l’amortissement du capital investi dans la construction d’un immeuble qui n’est pas éternel, et qui avec le temps devient inhabitable et sans valeur. On oublie deuxièmement que les loyers doivent couvrir également l’augmentation de la valeur du terrain sur lequel s’élève la maison et qu’ainsi une partie de ces loyers représente la rente foncière : un sujet que nous n’aborderons pas, car cela nous entraînerait trop loin. Il ne voit pas enfin que, dans lesquelles se produit un phénomène économique quelconque, ne peut naturellement pas davantage s’expliquer comment le coût initial d’un immeuble se trouve, le cas échéant, couvert 10 fois en cinquante ans sous forme de loyers. Au lieu d’examiner cette question nullement compliquée sous l’angle économique et de déterminer si elle est en contradiction avec les lois économiques et en quoi, il s’en tire en sautant hardiment de l’économie à la jurisprudence : « La maison une fois bâtie représente un titre juridique éternel » à un paiement annuel déterminé. Proudhon ne dit mot de la façon dont cela a lieu, dont l’immeuble devient un titre juridique. Et cependant c’est là justement le point qu’il aurait dû éclaircir. S’il l’avait examiné, il aurait trouvé [31] que tous les titres juridiques du monde, si éternels soient-ils, ne peuvent conférer à un immeuble le pouvoir de recevoir en cinquante ans, sous forme de loyers, 10 fois son coût initial, mais que seules des conditions économiques (qui peuvent, il est vrai, être reconnues socialement sous la forme de titres juridiques) sont susceptibles d’obtenir ce résultat. Et ainsi il se retrouverait aussi avance qu’au départ.
Toute la doctrine proudhonienne repose sur cette façon de s’évader hors de la réalité économique pour se réfugier dans la phraséologie juridique. Chaque fois que l’enchaînement économique échappe à notre brave Proudhon — et c’est ce qui se produit dans toutes les questions importantes —, il se réfugie dans le domaine du droit et en appelle à la justice éternelle.
Proudhon puise son idéal de justice dans les rapports juridiques qui ont leur origine dans la société basée sur la production marchande ; ce qui, soit dit en passant, lui fournit agréablement la preuve que ce genre de production durera aussi longtemps que la justice elle-même. Ensuite, dans cet idéal, tiré de la société actuelle ; il prend son point d’appui pour réformer cette société et son droit. Que penserait-on d’un chimiste qui, au lieu d’étudier les lois des combinaisons d’après les « idées éternelles de l’affinité et de la naturalité ? » Sait-on quelque chose de plus sur « l’usure » par exemple, quand on dit qu’elle est en contradiction avec la « justice éternelle » et d’autres « vérités éternelles », que n’en savaient les Pères de l’Église quand ils en disaient autant en proclamant sa contradiction avec la « grâce éternelle, la foi éternelle et la volonté éternelle de Dieu »[7] ?
Notre proudhonien ne s’en tire pas mieux que son maître.
[32]
Le contrat de location, dit-il, est une des mille transactions qui, dans la vie de la société moderne, sont aussi indispensables que la circulation du sang dans le corps de l’animal. Il serait naturellement dans l’intérêt de cette société que l’« idée de droit » pénétrât toutes ces transactions, c’est-à-dire qu’elles fussent toujours menées selon les rigoureuses exigences de la justice. En un mot, la vie économique de la société doit, comme le dit Proudhon, s’élever à la hauteur d’une justice économique. En réalité, on sait que c’est tout le contraire qui a lieu.
Pourrait-on croire que cinq ans après que Marx a stigmatisé Proudhon en termes si lapidaires et précisément sur ce point capital, il serait encore possible de faire imprimer en allemand un tel galimatias ? Que signifie-t-il donc ? Uniquement que les effets concrets des lois économiques qui régissent la société d’aujourd’hui opposent un violent démenti au sentiment de la justice de notre auteur et que celui-ci nourrit le pieux désir que les choses puissent s’arranger de telle façon qu’il soit remédié à cette contradiction. Eh oui, si les crapauds avaient une queue, ils ne seraient plus des crapauds ! Et le mode de production capitaliste n’est-il pas après tout, « pénétré d’une idée de droit », celle de son propre droit à exploiter les travailleurs ? Et quand l’auteur nous dit que telle n’est pas son « idée du droit », en sommes-nous plus avancés ?
Mais revenons à la question du logement. Notre proudhonien laisse maintenant libre cours à son « idée du droit » et nous régale de ce touchant discours :
Nous affirmons sans hésitation qu’il n’y a pas, pour toute la civilisation de notre siècle tant vanté, plus terrible que le fait que, dans les grandes villes, 90 % de la population, et même plus, n’ont pas un lieu qu’ils puissent considérer comme leur appartenant. Le véritable centre de vie morale et familiale, la maison et le foyer, est emporté par le tourbillon social… Sous ce rapport, nous sommes bien au-dessous des sauvages. Le troglodyte a sa caverne, l’Australien [33] sa cabane de torchis, l’Indien son propre foyer, le prolétaire moderne n’a pas, en fait, d’endroit où reposer sa tête. Etc.
Dans cette jérémiade nous avons tout l’aspect réactionnaire du proudhonisme. Pour créer la classe révolutionnaire moderne du prolétariat, il était indispensable que fût tranché le cordon ombilical qui rattachait à côté le travailleur du passé. Le tisserand qui possédait à côté de son métier sa maisonnette, son jardinet et son bout de champ, était, avec toute sa misère et malgré l’oppression politique, un homme tranquille et heureux, qui vivait « en toute piété et honnêteté », tirait son chapeau devant les riches, les curés et les fonctionnaires de l’État, et était au fond de lui-même 100 % un esclave. C’est la grande industrie moderne qui a fait du travailleur rivé au sol un prolétaire ne possédant absolument rien, libéré de toutes les chaînes traditionnelles, libre comme l’air ; c’est précisément cette révolution économique qui a créé les conditions qui seules permettent d’abolir l’exploitation de la classe ouvrière sous sa forme ultime, la production capitaliste. Et voici que notre proudhonien s’en vient, comme s’il s’agissait d’une grande régression, pleurant et gémissant sur l’expulsion des travailleurs de leur foyer, alors qu’elle fut justement la toute première condition de leur émancipation morale.
Il y a vingt-sept ans, j’ai justement décrit dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, de quelle manière dans ses grandes lignes s’est opérée au xviiie siècle en Angleterre cette expulsion des travailleurs hors de leur foyer. J’exposai également dans toute leur gravité les infamies dont se rendirent alors coupables les propriétaires terriens et les fabricants, ainsi que les désavantages que cette expulsion ne manqua pas d’avoir tout d’abord, tant moralement que matériellement, pour les travailleurs ainsi touchés. Mais pouvait-il me venir à l’esprit de voir dans cette évolution historique, absolument nécessaire étant données les circonstances, un processus régressif, ramenant « au-dessous des sauvages » ? Non bien sûr. Le prolétariat anglais de 1872 se trouve à un niveau infiniment supérieur à celui [34] du tisserand rural ayant « feu et lieu ». Et le troglodyte avec sa caverne, l’Australien avec sa cabane de torchis, l’Indien avec son propre foyer, feront-ils jamais une insurrection de Juin et une Commune de Paris ?
Que la situation des travailleurs, depuis l’introduction de la production capitaliste sur une grande échelle, ait dans l’ensemble empiré matériellement, il n’y a que le bourgeois qui en doute. Mais devons-nous pour cela regarder nostalgiquement en arrière, vers les marmites d’« Égypte (elles aussi bien maigres), vers la petite industrie rurale qui n’a formé que des esprits services, ou bien vers les « sauvages » ? Tout au contraire. Seul le prolétariat créé par la grande industrie moderne, libéré de toutes les chaînes du passé, y compris de celles qui l’attachaient au sol, et consacré dans les grandes villes, est en état d’accomplir la grande transformation sociale qui mettra fin à toute exploitation et domination de classe. Les anciens tisserands ruraux, avec leur maison et leur foyer, n’en auraient jamais été capables, ils n’auraient jamais conçu une telle idée et auraient encore moins trouvé la volonté de la réaliser.
Proudhon, au contraire, considère que toute la révolution industrielle de ces cent dernières années, la vapeur, la grande fabrication qui remplace le travail manuel par des machines et multiplie par mille la force productrice du travail, est un événement extrêmement fâcheux qui, à dire vrai, n’aurait pas dû se produire. Le petit-bourgeois qu’est Proudhon réclame un monde dans lequel chacun fabrique, d’une façon originale et indépendante, un produit qui peut être aussitôt livré à la consommation et échangé sur le marché ; il suffit ensuite que chacun récupère dans un autre produit la plaine valeur de son travail pour que l’exigence de la « justice éternelle » soit satisfaite et qu’ait créé le meilleur des mondes. Mais avant d’éclore, ce meilleur des mondes de Proudhon a déjà été écrasé sous les pas du développement industriel en plein progrès, qui, depuis longtemps, a supprimé le travail individuel dans toutes les principales branches de l’industrie et le supprime chaque jour un peu plus, dans les branches secondaires comme dans celles qui ont le moins d’importance ; il est remplacé par le travail social, secondé par des machines et par des forces [35] naturelles domestiquées, dont les produits finis, que l’on peut échanger ou consommer aussitôt, sont l’œuvre commune des nombreux individus entre les mains desquels ils ont dû passer. Et c’est précisément grâce à cette révolution industrielle que la force productive du travail humain a atteint un tel degré que la possibilité se trouve donnée — pour la première fois depuis qu’il y a des hommes — de produire, par une réparation rationnelle du travail entre tous, non seulement assez pour assurer abondamment la consommation de tous les membres de la société et pour constituer un important fonds de réserve, mais aussi pour laisser à chaque individu suffisamment de loisirs : alors tout ce qui dans l’héritage culturel transmis historiquement est véritablement digne d’être conservé — science, art, urbanité, etc. —, non seulement le sera, mais au lieu d’être le monopole de la classe dominante il deviendra le bien commun de toute la société et il continuera à s’enrichir. Et c’est là le tournant décisif. Dès que la force productive du travail humain a atteint ce niveau, il ne subsiste plus aucun prétexte pour le maintien d’une classe dominante. Le suprême argument pour défendre les différences de classes n’était-il pas toujours qu’il fallait qu’une classe existât qui, n’ayant pas à s’exténuer en produisant son entretien quotidien, aurait les loisirs nécessaires pour se charger du travail intellectuel dans la société ? À cette fable, grandement justifiée par l’histoire jusqu’à ce jour, la révolution industrielle des cent dernières années a, une fois pour toutes, retiré tout fondement. Le maintien d’une classe dominante se révèle chaque jour davantage un obstacle au développement des forces productives industrielles, ainsi qu’à celui de la science, de l’art et en particulier des formes affinées de la vie sociale. Il n’y a jamais eu d’hommes plus grossiers que nos modernes bourgeois.
Tout ceci est indifférent à l’ami Proudhon. Ce qu’il veut, c’est la « justice éternelle » et rien de plus. En échange de son produit, chacun doit recevoir le montant total, la valeur totale de son travail. Mais quand il s’agit d’un produit de l’industrie moderne le calcul en est compliqué : elle rejette en effet dans l’ombre la part prise par l’individu [36] au produit total, alors que dans le vieux travail artisanal cette participation apparaissait d’elle-même dans le produit fabriqué. En outre, m’industrie moderne évince de plus en plus le troc, sur lequel Proudhon a édifié tout son système, cet échange direct entre deux producteurs, donc chacun prend le produit de l’autre pour le consommer. C’est pourquoi tout le proudhonisme est traversé par une tendance réactionnaire, une aversion contre la révolution industrielle et l’envie plus ou moins ouvertement exprimée d’envoyer au diable toute l’industrie moderne, les machines à vapeur, les métiers à tisser et autres inventions chimériques, pour retrouver le vieux travail artisanal et ses solides qualités. Peu importe alors que nous perdions les 999 millièmes de la force de production, que l’humanité tout entière soit condamnée au pire esclavage, qu’une existence famélique soit de règle — l’essentiel n’est-il pas d’arriver à organiser l’échange de telle façon que chacun reçoive « le montant total de son travail » et que soit appliquée « la justice éternelle » ? Fiat justici, pereat mundus : « Que demeure la justice, dût le monde entier en périr ».
Et le monde périrait, si la contre-révolution de Proudhon était par hasard réalisable.
Par ailleurs, il va de soi que, même dans la production sociale régie par la grande industrie, chacun peut être assuré de recevoir le « montant total de son travail » dans la mesure où cette phraséologie a un sens. Et elle ne peut en avoir un que si on lui donne une signification plus large, suivant laquelle ce n’est pas le travailleur pris individuellement qui devient le propriétaire du « montant total de son travail », mais bien la société tout entière, composée uniquement de travailleurs ; C’est elle qui possède le produit total de leur travail : une partie en est distribuée par elle entre ses membres pour la consommation, une autre employée pour le remplacement et l’accroissement de ses moyens de production, une autre enfin mise de côté comme fonds de réserve de production et de consommation.
* * *
[37]
D’après ce qui précède, il est facile de prévoir de quelle matière notre proudhonien va résoudre la grande question du logement. Nous avons, d’une part, la revendication pour chaque travailleur d’un logement qui lui appartienne en propre, afin de ne pas rester plus longtemps « au-dessous des sauvages ». D’autre part, nous avons l’affirmation que le fait, réel en effet, que le prix de revient initial d’une maison arrive à être payé 2, 3, 5 ou 10 fois sous forme de loyers repose sur un titre juridique et que ce titre se trouve en contradiction avec la « justice éternelle ». La solution est simple : nous abolissons le titre juridique et déclarons, en vertu de la justice éternelle, que les loyers payés sont des acomptes sur le prix même du logement. Quand on a disposé ses prémisse de telle façon qu’elles renferment déjà la conclusion, il n’est pas nécessaire de posséder plus d’habileté que n’en a tout charlatan pour tirer de son sac le résultat préparé à l’avance et se glorifier de la logique imperturbable dont il est le produit.
Et c’est ce qui se passe ici. On proclame que l’abolition des loyers est une nécessité et l’on exige que chaque locataire se transforme en propriétaire de son logement. Comment s’y prendra-t-on ? D’une façon très simple :
Le logement en location sera racheté… On paiera à un centime près la valeur de sa maison à l’ancien propriétaire. Au lieu que, comme c’était le cas jusqu’ici le loyer payé représente le tribut que le locataire paie le rachat du logement est proclamé, la somme payée par le locataire, et minutieusement calculée, sera l’acompte annuel sur le prix du logement passé en sa possession… Ainsi la société… se transformera par ce moyen en un ensemble de propriétaires libres et indépendants.
Notre proudhonien considère comme un crime contre la justice éternelle que le propriétaire de la maison puisse sans travailler extraire rente foncière et intérêt du capital investi dans son immeuble. Il décrète d’y mettre fin et que le capital investi dans des immeubles ne doit pas rapporter [38] d’intérêts, et pas davantage de rente foncière dans la mesure où il représente du terrain acquis. Mais nous avons vu que, par là, le mode de production capitaliste, base de la société actuelle, n’est nullement touché. Le pivot autour duquel s’organise l’exploitation du travailleur, c’est la vente de sa force de travail au capitaliste et l’utilisation que celui-ci en fait, en obligeant le travailleur à produire beaucoup plus que ne le comporte la valeur payée pour sa force de travail. C’est cette transaction entre le capitaliste et le travailleur qui produit la plus-value, qui ensuite, sous forme de rente foncière, de profit commercial, d’intérêt du capital, d’impôts, etc., est répartie entre les différentes variétés de capitalistes et leurs serviteurs. Et voici maintenant notre proudhonien qui s’imagine qu’on aura fait un pas en avant si l’on interdit de tirer un profit ou des intérêts à une seule sous-variété de capitalistes, en l’occurrence à ceux qui n’achètent pas directement de force de travail et qui par conséquent ne font produire aucune plus-value. La masse de travail non payée, enlevée à la classe ouvrière, resterait exactement la même si demain l’on retirait aux propriétaires d’immeubles la possibilité de se faire payer une rente foncière et un intérêt ; ce qui n’empêche pas notre proudhonien de déclarer :
L’abolition du loyer est une des entreprises les plus fécondes et les plus grandioses qu’ait enfantées l’idée révolutionnaire et elle doit devenir une exigence capitale de la démocratie sociale.
C’est là tout à fait le gendre de démagogie chère au maître Proudhon, chez qui le caquetage est toujours en proportion inverse de la taille des œufs pondus.
Et maintenant imaginez un peu dans quelle belle situation se trouveraient les travailleurs, les bourgeois petits ou grands, s’ils étaient contraints de devenir, par paiements annuels, le propriétaire partiel, puis total, de leur logement. Dans les régions industrielles de l’Angleterre où se rencontrent une grande industrie mais, de petites maisons ouvrières et où chaque travailleur marié habite une maisonnette particulière, cela pourrait encore avoir un sens. [39] Mais à Paris, comme dans la plupart des grandes villes du continent, la petite industrie s’accompagne de grandes maisons, dans lesquelles 10, 20, 30 familles vivent ensemble. Au jour du décret libérateur proclamant le rachat des logements, Pierre, pour le prendre en exemple, travaille à Berlin dans une fabrique de machines. Au bout d’un an, il est propriétaire, mettons du 15e de son logis, se composant d’une chambre au 5e étage, quelque part à la Porte de Hambourg. Il perd son travail et se retrouve peu après Cour du Pot à Hanovre, dans un logis analogue, au 3e étage, avec vue splendide en arrière sur la cour ; cinq mois plus tard il a acquis 1/36e de propriété, lorsqu’une grève le chasse jusqu’à Munich ; en y séjournant onze mois, il lui faut endosser exactement 11/180e du droit de propriété sur un logis passablement obscur, à ras du sol, derrière la rue Haute-des-Pâtures. D’autre déplacements, comme il s’en produit si souvent de nos jours chez les travailleurs, le chargent ensuite des 7/360e d’un logis non moins recommandable que les précédents à Saint-Gall, des 23/180e d’un autre à Leeds et des 347/56 223e d’un troisième à Serraing, calculs faits très exactement pour que la « justice éternelle » n’ait pas à se plaindre. Et maintenant, qu’à notre Pierre de toutes ces parts de logement ? Sui lui en donnera le véritable équivalent ? Où dénichera-t-il le ou les propriétaires pour les autres parts des logements qu’il a précédemment occupés ? Et d’abord, quelles sont les conditions de propriété dans une grande maison quelconque, dont les étages renferment, disons, 20 logements et qui, une fois écoulé le délai nécessaire au rachat et la location étant abolie, appartient à quelque 300 propriétaires partiels, dispersés aux quatre coins de la terre ? Notre proudhonien répondre que, d’ici là, aura été mise sur pied la banque d’échange de Proudhon, qui paiera en tout temps et à chacun, le montant intégral des produits de son travail et par conséquent également la valeur intégrale de sa part de logement. Mais cette banque d’échange de Proudhon, premièrement, ne nous intéresse pas ici, attendu quelle n’est nulle part mentionnée dans les articles sur la question du logement ; deuxièmement, elle repose sur l’étrange erreur d’après laquelle celui qui veut vendre une marchandise [40] ne peut manquer de trouver un acquéreur pour sa pleine valeur ; troisièmement, avant d’être inventée par Proudhon cette banque a déjà fait plus d’une fois faillite en Angleterre sous le nom de Labour Exchange Bazaar[8].
Cette idée que le travailleur doit acheter son logement repose, elle aussi, sur cette notion fondamentale et réactionnaire que nous avons déjà soulignée chez Proudhon et suivant laquelle la situation créée par la grande industrie moderne est une manifestation morbide ; il faut donc amener la société, en employant la violence — c’est-à-die en s’opposant au courant qui la porte depuis cent ans — à un état dans lequel le vieil et stable travail artisanal sera la règle ; ce qui n’est d’ailleurs rien d’autre que la restauration idéalisée de la petite industrie disparue ou en voie de disparition. Quand les travailleurs auront été rejetés dans cet état de stabilité et que le « tourbillon social » aura été heureusement écarté, la propriété « d’une maison et d’un foyer » pourra de nouveau leur être utile et la théorie du rachat précédemment énoncée paraîtra moins absurde. Proudhon n’oublie qu’une chose, c’est que pour parvenir à ce résultat, il devra auparavant retarder de cent ans l’horloge de l’histoire mondiale et qu’ainsi il redonnerait aux travailleurs d’aujourd’hui une mentalité d’esclave, bornée, obséquieuse et sournoise, comme celle de leurs trisaïeuls.
Dans la mesure où cette solution proudhonienne de la question du logement renferme des éléments rationnels, pratiquement utilisables, elle est déjà appliquée de nos jours, cette application n’étant point il est vrai « enfantée par l’idée révolutionnaire », mais par la grande bourgeoisie elle-même. Écoutons ce que dit à ce propos un excellent journal espagnol La Emancipaciòn[9] de Madrid, à la date du 16 mars 1872 :
[41]
Il existe encore une autre solution à la question du logement, celle proposée par Proudhon et qui séduit à première vue, mais dont un examen plus approfondi révèle la totale impuissance. Proudhon proposait de transformer les locataires en acheteurs à tempérament ; de cette façon le loyer payé annuellement serait considéré comme un acompte sur la valeur du logement et, au bout d’un certain temps, le locataire en deviendrait propriétaire. Cette solution, que Proudhon estimait très révolutionnaire, est de nos jours pratiquée dans tous les pays par des sociétés de spéculateurs qui, en élevant le prix de location, se font payer 2 et 3 fois la valeur des immeubles. M. Dollfus et d’autres grands fabricants du nord-est de la France ont appliqué ce système, non seulement pour extraire de l’argent, mais aussi avec, en plus, une arrière-pensée politique.
Les dirigeants les plus intelligents des classes dominantes se sont constamment efforcés d’accroître le nombre des petits propriétaires pour se constituer une armée contre le prolétariat. Les révolutions bourgeoises du siècle précédent morcelèrent la grande propriété foncière de la noblesse et du clergé en petites propriétés parcellaires — comme veulent le faire aujourd’hui les républicains espagnols — et ils créèrent ainsi une classe de petits propriétaires terrines qui est devenue depuis l’élément le plus réactionnaire de la société et l’obstacle permanent qui s’oppose au mouvement révolutionnaire du prolétariat urbain. Napoléon III avait l’intention de créer dans les villes une classe analogue en réduisant le montant de chacun des bons de la dette publique ; et M. Dollfus et ses collègues, en vendant à leurs ouvriers de petits logements payables par annuités, cherchèrent à étouffer chez les travailleurs tout esprit révolutionnaire, les enchaînant du même coup avec ce titre de propriété à la fabrique dans laquelle ils travaillaient ; ainsi le plan de Proudhon, loin d’apporter un soulagement à la classe ouvrière, se retournait directement contre elle[10].
[42]
Comment donc résoudre la question du logement ? Dans notre société actuelle, comme dans toute autre question sociale : en établissant graduellement un équilibre économique entre l’offre et la demande ; cette solution, qui n’empêche pas le problème de se reposer sans cesse, n’en est donc pas une. Quant à la manière dont une révolution sociale résoudrait la question, cela dépend non seulement des circonstances dans lesquelles elle se produirait, mais aussi de questions beaucoup plus étendues, dont l’une des plus essentielles est la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne. Comme nous n’avons pas à bâtir des systèmes utopiques pour l’organisation de la société future, il serait plus qu’oiseux de nous étendre sur ce sujet. Ce qui est certain, c’est qu’il y a des grandes villes déjà suffisamment d’immeubles à usage d’habitation pour remédier sans délai par leur emploi rationnel à toute véritable « crise du logement ». Ceci ne peut naturellement se faire que par l’expropriation des propriétaires actuels, par l’occupation de leurs immeubles par des travailleurs sans abri ou immodérément entassés dans leurs logis ; et dès que le prolétariat aura conquis le pouvoir politique, cette mesure exigée par le bien public sera aussi facile à réaliser que le sont aujourd’hui les exportations et réquisitions de logements par l’État.
[43]
Notre Proudhon cependant ne peut se contenter de la contribution qu’il a approchée jusqu’ici à la question du logement. Il la fait passer de la plate réalité dans les hautes sphères du socialisme, afin que là aussi elle se manifeste comme une « fraction essentielle de la question sociale ».
Nous supposons donc qu’on prend le taureau par les cornes et qu’on s’attaque résolument à la question de la productivité du capital, comme cela se produira inévitablement tôt ou tard, par exemple en promulguant une loi de transition qui fixera l’intérêt de tous les capitaux à 1 %, avec tendance, notons-le bien, à le rapprocher toujours plus le zéro, jusqu’à ce que finalement on ne paie plus que le travail nécessaire au remplacement du capital. Comme tous les autres produits, la maison et le logement seront compris dans le cadre de cette loi… Le propriétaire lui-même sera le premier à tendre la main pour conclure le marché, puisqu’autrement, sa maison serait inutilisée et le capital qui y est investi resterait infructueux.
Ce paragraphe renferme un des principaux articles de foi du catéchisme proudhonien et fournit un exemple frappant de la confusion qui y règne.
La « productivité du capital » est une monstruosité que Proudhon reprend telle quelle des économies bourgeois. Ceux-ci, il est vrai, affirment bien au début que le travail est la source de toutes les richesses et la mesure de la valeur de toutes les marchandises ; mais il leur reste à expliquer comment il se fait que le capitaliste qui avance un capital pour une affaire industrielle ou artisanale, retrouve au bout du compte non seulement son capital, mais un produit par-dessus le marché. Ils ne peuvent donc éviter de s’empêtrer dans toutes sortes de contradictions et d’attribuer au capital, lui aussi, une certaine productivité. Rien ne prouve mieux combien Proudhon est profondément prisonnier de la façon de penser bourgeoise que d’avoir adopté cette terminologie de la productivité du capital. Dès le début, nous avons vu que cette prétendue « productivité du capital » n’est rien d’autre que cette qualité qui lui est inhérente [44] (dans les conditions sociales actuelles, sans lesquelles d’ailleurs il ne serait pas ce qu’il est) de pouvoir s’approprier le travail non payé de travailleurs salariés.
Cependant Proudhon se distingue des économistes bourgeois en ce qu’il n’approuve pas cette « productivité du capital », mais découvre au contraire en elle une violation de la « justice éternelle ». C’est elle qui empêche le salarié de toucher le produit intégral de son travail. Il faut donc l’abolir. Et de quelle façon ? En abaissant par décrets le taux de l’intérêt et en le réduisant à zéro. Alors d’après notre proudhonien, le capital cessera d’être productif.
L’intérêt du capital-argent prêté n’est qu’une partie du profit ; celui-ci, qu’il soit tiré du capital industriel ou du capital commercial, n’est qu’une partie de la plus-value enlevée à la classe ouvrière sous forme de travail non payé par la classe capitaliste. les lois économiques qui règlent le taux de l’intérêt sont aussi indépendantes de celles qui fixent le taux de la plus-value que, d’une manière générale, peuvent l’être entre elles les lois d’une seule et même générale, peuvent l’être entre elles les lois d’une seule et même forme sociale. En ce qui concerne la répartition de cette plus-value entre les capitalistes pris individuellement, il est clair que pour les industriels et les commerçants, qui ont dans leurs affaires beaucoup de capitaux avancés par d’autres capitalistes, le taux du profit doit s’élever dans les mêmes proportions — toutes circonstances restant égales — où baisse le taux de l’intérêt ne « s’attaquerait » donc pas « résolument » à la prétendue « productivité du travail », mais règlerait seulement d’une façon différente la répartition entre les différents capitalistes, de la plus-value, extorquée à la classe ouvrière, et ce n’est pas au travailleur qu’un avantage serait assuré au détriment du capitalisme industriel, mais à ce dernier au détriment du rentier.
De son point de vue juridique, Proudhon explique le taux de l’intérêt comme tous les faits économiques, non par les conditions de la production sociale, mais par les lois de l’État dans lesquelles ces conditions trouvent leur expression soupçon du lien qui existe entre les lois de l’état et les conditions de production de la société ; ces lois de [45] l’État et les conditions de production de la société ; ces lois de l’État apparaissent donc nécessairement comme des décrets purement arbitraires que l’on peut tout aussi bien remplacer à tout moment par d’autres, diamétralement opposés. Ainsi, rien de plus facile pour Proudhon que d’émettre un décret — dès qu’il en aura le pouvoir — abaissant le taux de l’intérêt à 1 %. Et si toutes les autres circonstances sociales restent ce qu’elles étaient, ce décret n’existera que sur le papier. En dépit de tous les décrets, le taux de l’intérêt sera fixé comme auparavant suivant les lois économiques auxquelles il est soumis aujourd’hui ; tous ceux qui sont susceptibles d’inspirer la confiance emprunteront de l’argent qu’à ceux avec lesquels ils n’auront pas à craindre de procès. Par ailleurs ce grand projet de retirer au capital sa « productivité » est archivieux, aussi vieux que… les lois sur l’usure, qui n’ont pas d’autre but que de limiter le taux de l’intérêt et qui sont maintenant partout abrogées parce que, dans la pratique, elles étaient constamment enfreintes ou tournées et que l’État a dû reconnaître son impuissance vis-à-vis des lois de la production sociale. Et c’est la réintroduction de ces lois moyenâgeuses et inapplicables qui doit « s’attaquer résolument à la productivité du capital » ? On le voit, plus on examine le proudhonisme de près et plus il apparaît réactionnaire.
Et quand de cette manière le taux de l’intérêt aura été ramené à zéro, donc l’intérêt du capital aboli, alors « on ne paiera plus que le travail nécessaire a remplacement du capital » Cela signifie que la suppression du taux de l’intérêt équivaut à la suppression du profit et même de la plus-value. Mais s’il était possible de supprimer réellement l’intérêt par décret, quelle en serait la conséquence ? La classe des rentiers n’aurait alors aucun motif de prêter ses capitaux sous forme d’avances et elle serait incitée à la investir dans l’industrie pour son propre compte, soit directement, soit en participant à des sociétés par actions. La masse de plus-value enlevée à la classe ouvrière par la classe capitaliste resterait la même ; seule la répartition en serait modifiée et encore d’une manière insignifiante. [46] Notre proudhonien ne voit pas en effet que, maintenant déjà, dans l’achat des marchandises, tel qu’il est pratiqué dans la société bourgeoise, on ne paie en moyenne que « le travail nécessaire au remplacement du capital » (ce qui signifie : à la production d’une marchandise déterminée). C’est par le travail que se mesure la valeur de toutes les marchandises et il est rigoureusement impossible dans la société actuelle — abstraction faite des oscillations du marché – qu’il soit payé en moyenne pour les marchandises plus une le travail nécessaire à leur production. Non, mon cher proudhonien, ce n’est pas là que gît la difficulté ; elle réside dans le fait que « le travail nécessaire au remplacement du capital » (pour employer votre confuse terminologie) n’est justement pas totalement payé. Quant à l’explication de ce fait, vous la trouverez chez Marx (Le Capital, pp. 128-160[11]).
Et ce n’est pas tout. La suppression de l’intérêt du capital entraîne du même coup celle du loyer. Car « la maison et le logement sont naturellement compris, comme tous les autres produits, dans le cadre de cette loi ». Voilà qui est tout à fait dans l’esprit du vieux commandant qui fait appeler un de ses hommes, étudiant sursitaire : « Dites-moi, j’apprends que vous êtes docteur : venez donc de temps en temps chez moi ; quand on a une femme et sept enfants, il y a toujours quelque bobo à soigner. »
Le sursitaire : « Excusez-moi, mon commandant, mais je suis docteur en philosophie. »
Le commandant : « Ça m’est bien égal ; une boîte à pansement est toujours une boîte à pansement. »
Il en va exactement de même de notre proudhonien : l’intérêt payé comme loyer ou celui du capital sont pour lui une seule et même chose : l’intérêt, c’est l’intérêt, et la boîte à pansement, c’est la boîte à pansement. Nous avons vu plus haut que le prix du loyer, vulgairement le loyer, se compose de différents parts :
1. De la rente foncière ;
2. de l’intérêt du capital investi dans la construction, y compris le profit de l’entrepreneur ;
[47]
3. de la somme destinée à couvrir les frais de réparations et les assurances ;
4. des annuités qui amortissent le capital investi y compris le profit, proportionnellement à la détérioration graduelle de la maison.
Et maintenant ce doit être clair, même pour le plus aveugle :
Le propriétaire lui-même sera le premier à tendre la main pour conclure la vente, puisque, autrement, sa maison serait inutilisée et le capital qui y est investi resterait infructueux.
Naturellement. Si on supprime l’intérêt de tout capital avancé, alors aucun propriétaire ne pourra plus recevoir un sou de loyer pour sa maison, tout simplement parce que, au lieu de loyer, on peut dire aussi « intérêt de location » et que celui-ci comprend une part qui est bien réellement l’intérêt d’un capital. Une boîte à pansement reste une boîte à pansement. Si, en ce qui concerne l’intérêt ordinaire du capital, on n’a pu retirer leur efficacité aux lois sur l’usure qu’en les tournant, elles n’ont jamais touché même de très loin le taux du loyer. Il était réservé à Proudhon de s’imaginer que sa nouvelle loi sur l’usure fixerait sans plus, non seulement le simple intérêt du capital, mais aussi le prix compliqué des loyers et qu’ainsi elle les abolirait progressivement. Pourquoi alors achèterait-on fort cher au propriétaire sa maison « simplement inutile » et dans ces conditions comment le propriétaire ne paierait-il pas pour se débarrasser de cette « maison simplement inutile », afin de n’avoir plus de frais de réparations ? Sur ce sujet, on ne nous apporte aucune clarté.
Après ce tour de force exécuté d’un air triomphant dans les hautes sphères du socialisme supérieur (le maître Proudhon disait suprasocialisme), notre proudhonien se croit autorisé à monter encore un peu plus haut.
Il ne s’agit plus maintenant que de tirer quelques conséquences pour mettre en pleine lumière notre sujet si important.
[48]
Et quelles sont ces conséquences ? Elles découlent aussi peu de ce qui précède que l’absence de valeur des immeubles d’habitation ne résulte de l’abolition du taux d’intérêt ; dépouillées des expressions emphatiques et solennelles de notre auteur, elles signifient simplement que trois choses sont souhaitables pour faciliter le rachat des logements : 1° une statistique exacte sur ce sujet ; 2° une bonne police sanitaire ; et 3° des coopératives d’ouvriers du bâtiment capables d’entreprendre la construction de nouvelles maisons. Tout cela certes est bel et bon, mais n’apporte absolument aucune « pleine lumière » dans l’obscurité et la confusion de la pensée proudhonienne, malgré la phraséologie de marchand forain dont elle s’enveloppe.
Celui qui a accompli une telle performance a bien alors le droit d’adresser aux travailleurs allemands un grave avertissement :
Ces questions et d’autres analogues méritent, nous semble-t-il, toute l’attention de la démocratie sociale… Puisse-t-elle ; comme ici dans celle du logement, s’efforcer de voir clair dans des questions tout aussi importantes, telles que le crédit, la dette publique, les dettes privées, les impôts, etc.
Notre proudhonien nous laisse entrevoir ici toute une série d’articles sur les « questions analogues » et s’il les traite d’une façon aussi prolixe que le sujet présent « si important », alors le Volksstaat sera suffisamment pourvu en manuscrits pour une année. En attendant, nous pouvons en indiquer d’avance le contenu, car tout se ramène en définitive à ce qui a déjà été dit : on abolit l’intérêt du capital, du même coup tombe l’intérêt à payer pour la dette publique et les dettes privées, le crédit gratuit, etc. La même formule magique est appliquée à tous les sujets quels qu’ils soient et, dans tous les cas on aboutit avec une logique implacable au même résultat étonnant : lorsque l’intérêt du capital sera aboli, il n’y aura plus d’intérêts à payer pour l’argent emprunté.
Ce sont d’ailleurs de bien belles questions dont nous menace notre proudhonien : le crédit ! de quel crédit [49] peut bien avoir besoin le travailleur, si ce n’est du crédit à la petite semaine ou de celui du mont-de-piété ? Et s’il lui est accordé gratuitement ou contre intérêts, même si ce sont des intérêts usuraires comme ceux du mont-de-piété, quelle est pour lui la différence ? Et si, d’une façon générale, il en retirait un profit et qu’ainsi les frais de production de la force de travail en devenaient moins élevés, est-ce que le prix de cette force de travail ne devrait pas tomber, lui aussi ? Mais pour le bourgeois, et surtout le petit bourgeois, pour ceux-là le crédit est une question importante ; pour le petit bourgeois tout spécialement, ce serait merveilleux de pouvoir en tout temps obtenir du crédit et, par-dessus le marché, sans payer d’intérêts. « La dette publique » ! La classe ouvrière sait qu’elle n’en est pas responsable et, quand elle prendra le pouvoir, elle en laissera le paiement à ceux qui l’ont contractée. « Les dettes privées » ! Voir ce qui vient d’être dit pour le crédit. « Les Impôts » ! Ils intéressent beaucoup la bourgeoisie, très peu les travailleurs : ce qu’ils paient comme impôts s’incorpore à la longue aux frais de production de la force de travail et doit par conséquent être compensé par les capitalistes. Tous ces points qui nous sont présentés ici comme des questions d’une haute importance pour la classe ouvrière n’intéressent essentiellement que les bourgeois et surtout les petits bourgeois, et, malgré Proudhon, nous soutenons que les travailleurs n’ont pas pour mission de veiller aux intérêts de ces classes.
Quant à la grande question qui touche vraiment les travailleurs et qui est celle des rapports entre capitalistes et salariés, la question de savoir pour quelle raison les premiers peuvent s’enrichir avec le travail des seconds, notre disciple de Proudhon n’en dit mot. Son maître, il est vrai, s’en est occupé, mais sans y apporter la moindre clarté, et même dans ses derniers écrits, il n’est pour l’essentiel, pas plus avancé que dans sa Philosophie de la misère, que l’argumentation si frappante de Marx avait, déjà en 1847, rejetée dans son néant.
Il est assez regrettable que les travailleurs de langue latine n’aient eu depuis vingt-cinq ans presque pas d’autre nourriture intellectuelle en manière de socialisme que les [50] écrits de ce « socialiste du Second Empire » ; ce malheur serait deux fois plus grand si maintenant la théorie proudhonienne devait également se répandre en Allemagne. Mais les précautions sont prises. Le point de vue théorique des travailleurs allemands est en avance de cinquante ans sur celui de Proudhon et il suffira d’avoir avec la seule question du logement fait un exemple pour être dispensé de nouveaux efforts sous ce rapport.
Comment la bourgeoisie résout la question du logement[modifier le wikicode]
I.[modifier le wikicode]
L’étude de la solution proudhonienne de la question du logement a montré à quel point la petite bourgeoisie était directement intéressée par cette question. Mais la grande bourgeoisie ne l’est pas moins, ien que d’une façon indirecte. Les sciences naturellement modernes ont prouvé que les « vilains quartiers », où s’entassent les travailleurs, constituent les foyers de toutes les épidémies qui périodiquement éprouvent nos cités. Les fermes du choléra, du typhus, de la fièvre typhoïde, de la variole et autres maladies dévastatrices se répandent dans l’air pestilentiel et les eaux polluées de ces quartiers ouvriers ; ils n’y meurent presque jamais complètement, se développent dès que les circonstances son favorables et provoquent des épidémies, qui alors se propagent au-delà de leurs foyers jusque dans ces quartiers plus aérés et plus sains, habités par MM. les capitalistes. Ceux-ci ne peuvent impunément se permettre de favoriser dans la classe ouvrière des épidémies dont ils subiraient les conséquences ; l’ange exterminateur sévit parmi eux avec aussi peu de ménagements que chez les travailleurs.
Dès que cette constatation eut été établie scientifiquement, les bourgeois philanthropes s’enflammèrent d’une noble émulation pour la santé de leurs ouvriers. On fonda [52] des sociétés, on écrivit des livres, des projets furent esquissés, des lois débattues et décrétées en vue de tarir la source des épidémies sans cesse renaissantes. On examina les conditions d’habitation des travailleurs et l’on tenta de remédier aux maux les plus criants. En Angleterre notamment pressant, une intense activité fut déployée ; on nomma des commissions gouvernementales pour examiner les conditions sanitaires de la classe laborieuse ; leurs rapports se distinguent honorablement, par leur documentation exacte, complète et impartiale, de deux lois nouvelles qui interviennent avec plus ou moins d’énergie. Si imparfaites qu’elles soient, elles l’emportent cependant infiniment sur tout ce qui jusqu’ici a été tenté dans ce sens sur le continent. Malgré cela, l’ordre social capitaliste engendre sans cesse et d’une façon si inéluctable les maux qu’il s’agit de guérir que, même en Angleterre, la situation s’est à peine améliorée.
Comme d’habitude, l’Allemagne eut besoin d’une période bien plus longue avant que les foyers d’épidémies, qui à aussi sont chroniques, eussent atteint le degré d’acuité nécessaire pour tirer de sa torpeur la grande bourgeoisie. Toutefois, qui va lentement, va sûrement, et c’est ainsi que finalement naquit chez nous une littérature bourgeoise sur la santé publique et la question du logement, qui est un délayage des précurseurs étrangers, surtout des Anglais, et à laquelle on essaie par de belles phrases pédantes et ronflantes de conférer l’aspect trompeur d’une pensée plus profonde. C’est à cette littérature qu’appartient le livre du docteur Emil Sax[12] : Les conditions d’habitation des classes laborieuses et leur réforme, Vienne 1869.
Pour exposer la manière bourgeoise de traiter la question du logement, je choisi ce livre entre tous les autres parce qu’il tente de résumer, dans la mesure du possible, toute la littérature bourgeoise sur ce sujet. Et quelle belle littérature que celle qui sert de « source » à notre auteur ! [53] Parmi les rapports parlementaires anglais qui sont les véritables et les principales sources, il ne cite pas leur nom que trois des plus anciens ; mais tout le livre nous apporte la preuve qu’il n’en a jamais regardé un seul ; par contre on nous présente une série d’écrits pleins de lieux-communs bourgeois, de bonnes intentions platement réactionnaires et d’une philanthropie hypocrite : Ducpétiaux, Roberts, Hole, Huber, les débats dans les congrès de science sociale (ou plus exactement : du charbon) en Angleterre, la revue de l’Association pour le bien-être des classes laborieuses en Prusse, le compte rendu officiel autrichien sur l’exposition universelle de Paris, les comptes rendus officiels bonapartistes sur le même sujet, le Journal illustré de Londres[13], Par terre et par mer[14], et, pour finir, « une autorité reconnue », « à la parole persuasive et chaleureuse », à savoir Julius Faucher[15] ! Il ne manque plus à cette liste que la Gartenlaube[16], le Kladderadatsch[17], et le soldat Kutschke[18].
Afin que l’on ne se méprenne pas sur son point de vue, M. Sax déclare à la page 22 :
Nous désignons sous le nom d’économie sociale la doctrine d’économie politique appliquée aux questions sociales ; — plus exactement, l’ensemble des voies et des moyens que nous offre cette science, en partant de ses lois « d’airain » et dans le cadre de l’ordre social actuellement en vigueur, pour élever les prétendues (!) classes non possédantes au niveau des classes possédantes.
[54]
Nous ne perdrons pas notre temps avec la notion confuse suivant laquelle l’économie politique pourrait vraiment s’occuper d’autres questions que de questions « sociales ». Et nous attaquons immédiatement le point le plus important.
Le docteur Sax demande que les « lois d’airain » de l’économie bourgeoise, le « cadre de l’ordre social de production capitaliste, demeurent inchangés et que néanmoins les « prétendues classes non-possédantes » soient élevées « au niveau des classes possédantes. Or une condition préalable absolue du mode de production capitaliste est l’existence d’une véritable et non prétendue classe non-possédante, qui n’a justement rien d’autre à vendre que sa force de travail et qui par conséquent est contrainte de la vendre aux industriels capitalistes. La tâche de la nouvelle économie sociale inventée par M. Sax est donc la suivante : à l’intérieur d’un état social fondé sur l’antagonisme entre les capitalistes, possesseurs de toutes les matières premières, de tous les moyens de production et d’existence d’une part et, d’autre part, les salariés ne possédant absolument rien d’autre que leur force de travail, trouver les voies et les moyens pour transformer tous les salariés en capitalistes, sans qu’ils cessent pour cela d’être des salariés. M. Sax pense avoir résolu cette question. Peut-être aura-t-il la bonté de nous montrer aussi comment transformer en maréchaux tous les soldats de l’armée française, dont chacun, depuis Napoléon l’ancien, porte dans sa giberne son bâton de maréchal, sans qu’ils cessent d’être de simples soldats. Ou bien comme s’y prendre pour faire un empereur avec chacun des 40 millions de sujets de l’empire allemand.
C’est le caractère essentiel du socialisme bourgeois de chercher à maintenir la base de tous les maux dans la société actuelle et de vouloir en même temps les abolir. Les socialistes bourgeois, comme le dit déjà le Manifeste du Parti communiste veulent « remédier aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise » ; ils veulent « la bourgeoisie sans le prolétariat ». Nous avons vu que c’est exactement ainsi que M. Sax pose le problème. [55] Il en trouve la solution dans celle de la question du logement. Son avis est qu’
en améliorant les habitations des classes laborieuses on pourrait remédier avec succès à la misère physique et morale précédemment décrite et ainsi — par la seule et large amélioration des conditions d’habitation — la majorité de ces classes pourrait être tirée du marais où s’enlise leur existence souvent à peine humaine et s’élever vers les sommets purifiés du bien-être matériel et spirituel (p. 14).
Soit dit en passant, il est dans l’intérêt de la bourgeoisie de dissimuler l’existence d’un prolétariat créé par les conditions de la production capitaliste et qui est indispensable à sa conservation. C’est pourquoi M. Sax nous raconte à la page 21 que, sous la dénomination de classes laborieuses il faut comprendre toutes « les classes sociales dénuées de moyens », « les petites gens en général, tels les artisans, les veuves, les pensionnés (!), les fonctionnaires subalternes, etc », à côté des ouvriers proprement dits. La socialisme bourgeois tend la main au socialisme petit-bourgeois.
D’où vient la crise du logement ? Comment est-elle née ? En bon bourgeois, M. Sax ne peut savoir qu’elle est nécessairement produite par la forme bourgeoise de la société : une société ne peut exister sans crise du logement lorsque la grande masse des travailleurs ne dispose exclusivement que de son salaire, c’est-à-dire de la somme des moyens indispensables à sa subsistance et à sa reproduction ; lorsque sans cesse de nouvelles améliorations mécaniques, etc retient leur travail à des masses d’ouvriers ; lorsque ceux-ci sont entassés dans les grandes villes et cela à un rythme plus rapide que celui de la construction des logements dans les circonstances actuelles et que pour les plus ignobles taudis il se trouve toujours des locataires ; lorsqu’enfin, le propriétaire [56] d’une maison, en sa qualité de capitaliste, a non seulement le droit mais aussi dans une certaine mesure, grâce à la concurrence, le devoir de tirer de sa maison, sans scrupules, les loyers les plus élevés. Dans une telle société, la crise du logement n’est pas un hasard, c’est une institution nécessaire ; elle ne peut être éliminée ainsi que ses répercussions sur la santé, etc., que si l’ordre social tout entier dont elle découle est transformé de fond en comble. Mais le socialisme bourgeois ne peut se permettre de le savoir. Il ne peut expliquer la crise du logement par les circonstances. Il n’a donc pas d’autre moyen pour l’expliquer que de recourir aux considérations morales sur la méchanceté des hommes, en quelque sorte au péché originel.
Et alors on ne saurait méconnaître — ni par conséquent nier [audacieuse déduction !] — que la faute … en revient d’une part, aux travailleurs eux-mêmes, qui demandent des logements, mais pour une autre part, de beaucoup la plus importante, à ceux qui assument la satisfaction de ce besoin, ou, bien que disposant des moyens nécessaires, ne l’assument pas, aux classes possédantes, supérieures de la société. La faute de ces dernières… c’est de ne pas prendre à cœur d’offrir de bons logements en quantité suffisante.
De même que Proudhon nous faisait passer de l’économie à la jurisprudence, notre socialiste bourgeois nous entraîne ici de l’économie à la morale. Rien de plus naturel. À celui qui déclare intouchables le mode de production capitaliste, les « lois d’airain » de la société bourgeoise actuelle et qui pourtant veut en abolir les conséquences impopulaires, mais inéluctables, que reste-t-il en dehors de prêches moralisateurs aux capitalistes ? L’effet sentimental qu’ils produisent s’évapore aussitôt sous l’influence de l’intérêt privé et, au besoin, de la concurrence. Ils ressemblent tout à fait à ceux que la poule adresse sous l’influence de l’intérêt privé et, au besoin, de la concurrence. Ils ressemblent tout à fait à ceux que la poule adresse aux canetons qu’elle a couvés, du bord de l’étang sur lequel ils nagent joyeusement. Les canetons vont à l’eau se moquant de l’absence de planches et les capitalistes se jettent sur le profit, se souciant fort [57] peu de son manque de cœur. « Dans les affaires d’argent, la sentimentalité n’a pas sa place », disait déjà le vieux Hansemann[19], qui s’y connaissait mieux que M. Sax.
Les bons logements sont d’un prix si élevé qu’il est absolument impossible à la grande majorité des ouvriers d’en faire usage. Le grand capital… a peur de se risquer dans les habitations destinées aux classes laborieuses… aussi le besoin de se loger les fait-il tomber sous la coupe de la spéculation.
Maudite spéculation ; le grand capital ne spécule naturellement jamais ! Mais ce n’est pas la mauvaise volonté, seulement l’ignorance, qui empêche le grand capital de spéculer sur les maisons ouvrières :
Les propriétaires d’immeubles ignorent totalement quel rôle important joue la satisfaction normale du besoin d’habitation ; ils ne savent pas le mal qu’ils font aux gens, quand ils leur proposent, comme c’est la règle, de mauvais logements malsains, sans avoir le sens de leur responsabilité, et ils ne savent pas enfin combien par là ils se font tort à eux-mêmes (p. 27).
Mais l’ignorance des capitalistes a besoin de celle des travailleurs pour provoquer la crise du logement. Après avoir concédé que les « couches les plus inférieures » de la classe ouvrière, « pour ne pas rester complètement sans abri, sont contraintes (!) de chercher d’une façon ou d’une autre un asile pour la nuit et que sous ce rapport elles sont sans aide ni défense », M. Sax poursuit :
Car c’est un fait universellement connu que beaucoup parmi eux (les ouvriers) par insouciance, mais surtout, par ignorance, déploient, pourrait-on presque dire, une véritable virtuosité pour retirer à leurs corps les conditions d’un développement physique normal [58] et d’une existence saine, parce qu’ils n’ont pas la moindre idée d’une hygiène rationnelle et notamment de l’énorme importance de l’habitation (p. 27).
Mais c’est là que notre âne bourgeois montre le bout de l’oreille. Tandis que chez les capitalistes la « faute » se volatilisait en ignorance, chez les travailleurs l’ignorance n’est que l’occasion de la faute. Écoutons-le :
Il arrive ainsi (par cette ignorance), et pourvu qu’ils économisent tant soit peu sur le loyer, qu’ils entrent dans des logements sombres, humides, insuffisants, bref, faisant fi de toutes les exigences de l’hygiène… que souvent plusieurs familles louent ensemble un seul logement, voir une seule chambre – tout cela pour dépenser le moins possible pour le loyer — alors qu’ils gaspillent leur revenu d’une façon vraiment coupable en boissons et toutes sortes de plaisirs frivoles.
L’argent que l’ouvrier gaspille « en alcool et en tabac » (p. 28), la « vie de cabaret avec toutes ses déplorables conséquences, qui comme une masse de plomb entraîne sans cesse la classe ouvrière dans le ruisseau », est pour M. Sax un poids sur son estomac. Que dans les conditions actuelles l’alcoolisme chez les travailleurs est le produit nécessaire de leur mode d’existence aussi fatal que le typhus, le crime, la vermine, l’huissier et autres maladies sociales, si fatal que l’on peut calculer à l’avance la moyenne du nombre de ceux qui s’adonnent à la boisson, tout cela M. Sax, une fois de plus ne peut pas le savoir. Du reste à l’école communale, notre maître nous disait déjà : « Les gens du commun vont au bistrot et les gens bien à leur club », et comme j’ai été dans les deux, je puis témoigner l’exactitude de ses propos.
Tout comme ce bavardage sur l’« ignorance » des deux parties se ramène aux vieux slogans sur l’harmonie des intérêts du Capital et du Travail. Si les capitalistes connaissaient leur véritable intérêt, ils procuraient aux ouvriers de bons logements et d’une façon générale un meilleur standard de vie ; et si les travailleurs comprenaient leur véritable [59] intérêt, ils ne feraient pas de grèves, ne s’occuperaient pas de socialisme, ne se mêleraient pas de politique, mais suivraient bien sagement leurs supérieurs, les capitalistes. Malheureusement, les deux parties découvrent leur intérêt tout à fait ailleurs que dans les prêches de M. Sax et de ses innombrables devanciers. L’évangile de l’harmonie entre le Capital et le Travail est prêché depuis déjà une cinquantaine d’années ; la philanthropie bourgeoise a dépensé de grosses sommes en installations modèles pour le prouver ; et, comme nous le verrons par la suite, nous sommes aujourd’hui tout aussi avancés qu’il y a cinquante ans.
Et maintenant notre auteur aborde la solution pratique de la question. Proudhon projetait de rendre les travailleurs propriétaires de leurs logements ; le fait que le socialisme bourgeois dès avant lui avait tenté et tente encore de réaliser pratiquement ce projet, montre à quel point cette solution était peu révolutionnaire. M. Sax à son tour nous déclare que la question du logement ne sera résolue qu’en transférant aux ouvriers la propriété de leur logement (pp. 58 et 59). Mieux encore, à cette pensée, il entre en transe poétique et laisse éclater un enthousiasme lyrique :
C’est une chose bien caractéristique que la nostalgie de l’homme pour la propriété terrienne ; c’est un instinct que n’a pu affaiblir même le rythme fiévreux de la vie mercantile actuelle. C’est le sentiment inconscient de l’importance de la conquête économique que représente la propriété foncière. Par elle, il acquiert la sécurité, il est pour ainsi dire solidement enraciné dans le sol, et toute économie (!) possède en elle sa base la plus durable. Mais la vertu bienfaisante de la propriété foncière s’étend bien au-delà de ces avantages matériels. Celui qui est assez heureux pour posséder une telle propriété a atteint le plus haut degré imaginable d’indépendance économique ; il dispose d’un domaine qu’il administre et gouverne souverainement ; il est son propre maître ; il jouit d’un certain pouvoir et d’une sécurité pour les mauvais jours ; la conscience qu’il a de lui-même s’accroît et avec elle sa force [60] morale. De là provient la profonde signification de la propriété dans la question présente…Le travailleur exposé aujourd’hui sans défense aux variations de la conjoncture, dans la dépendance perpétuelle de son patron, serait par là, et jusqu’à un certain point, libéré de cette situation précaire, il deviendrait un capitaliste et serait assuré contre les risques du chômage ou de l’incapacité de travail, grâce au crédit foncier qui en conséquence lui serait ouvert. Il s’élèverait ainsi de la classe des non-possédants à celle des possédants (p. 63).
M. Sax semble supposer que l’homme est essentiellement paysan, sans quoi il n’imaginerait pas chez les travailleurs de nos grandes villes une nostalgie de la propriété foncière, que personne ne leur a jamais découverte. Pour eux, la liberté de mouvement est la première condition vitale et la propriété foncière ne peut être qu’une entrave. Procurez-leur des maisons qui leur appartiennent, enchaînez les à nouveau à la glèbe, et vous briserez leur force de résistance à l’abaissement des salaires par les fabricants. Un travailleur, pris isolément, peut à l’occasion vendre sa petite maison ; mais en cas de grève sérieuse ou de crise industrielle généralisée, toutes les maisons appartenant aux travailleurs touchés ne trouveraient pas d’acquéreurs ou alors il faudrait s’en défaire à un prix très inférieur à celui payé à l’achat. Et si elles trouvaient toutes des acheteurs, la grande réforme proposée par M. Sax pour résoudre la question du logement serait réduite à néant et il lui faudrait repartir à zéro. Mais les poètes vivent dans un monde imaginaire et c’est le cas aussi de M. Sax qui se figure que le propriétaire foncier « a atteint le plus haut degré imaginable d’indépendance économique », qu’il jouit d’« une sécurité », qu’« il deviendrait un capitaliste et serait assuré contre les risques du chômage et de l’incapacité de travail, grâce au crédit qui en conséquence lui serait ouvert », etc. Que M. Sax regarde donc les petits paysans en France er en Rhénanie : leurs maisons et leurs champs sont on ne peut plus grevés d’hypothèques ; leur [61] récolte appartient à leurs créanciers, alors qu’elle est encore sur pied, et ce n’est pas eux qui administraient souverainement leur « domaines », mais l’usurier, l’avocat et l’huissier. C’est là, il est vrai, le plus haut degré imaginable d’indépendance économique — pour l’usurier. Et pour que les travailleurs mettent le plus vite possible leur maisonnette sous sa souveraineté, le bon et prévoyant M. Sax, leur indique le crédit qui leur est ouvert et auquel recourir en cas de chômage et d’incapacité de travail, au lieu de tomber à la charge de l’Assistance publique.
De toute façon, M. Sax a résolu la question posée au début : l’ouvrier devient un capitaliste par l’acquisition de sa propre maisonnette.
Or, le capital donne le pouvoir de disposer du travail non pays d’autrui. La petite maison du travailleur ne devient donc du capital que s’il la loue à un tiers et alors s’approprie, sous forme de loyer, une part du travail de ce tiers. En l’habitant lui-même il empêche justement que cette maison devienne du capital, tout comme le veston que j’achète au tailleur et que j’endosse cesse au même moment d’être du capital. Le travailleur qui possède une maisonnette d’une valeur de mille thalers n’est plus, il est vrai, un prolétaire, mais il faut être M. Sax pour l’appeler un capitaliste.
Le capitalisme de notre travailleur a une autre face. Supposons que, dans une région industrielle donnée, ce soit devenu la règle que chaque ouvrier possède sa propre maisonnette. Dans ce cas, la classe ouvrière de cette région est logée gratis ; les frais de logement n’entrent plus dans la valeur de sa force de travail. Mais toute diminution des frais de production de la force de travail, c’est-à-dire tout abaissement un peu durable du prix des moyens de subsistance de l’ouvrier, revient, « en se basant sur les lois d’airain de la doctrine d’économie politique », à exercer une pression sur la valeur de la somme économisée en moyenne sur le loyer courant, ce qui veut dire que le travailleur paierait le loyer de sa propre maison, non pas comme précédemment sous la forme d’une somme d’argent remise au propriétaire, [62] mais sous la forme de travail non payé exécuté pour le compte du fabricant qui l’emploie. De cette manière, les économies investies par le travailleur dans sa petite maison deviendraient bien dans une certaine mesure du capital… non pour lui, mais pour le capitaliste, son employeur.
Ainsi, même sur le papier, M. Sax ne parvient pas à transformer son ouvrier en un capitaliste.
Notons en passant que ce qui précède vaut pour toutes les réformes dites sociales qui tendent à réaliser une économie ou à abaisser le prix des moyens d’existence de l’ouvrier. En effet : ou bien elles sont appliquées d’une façon générale et il s’ensuit une diminution de salaire correspondante, ou bien elles restent des expériences isolées et alors le simple fait d’être des exceptions démontre que leur application sur une grande échelle est incompatible avec le mode de production capitaliste en vigueur. Supposons que, dans une région, on ait réussi, par l’introduction généralisée de coopératives de consommation, à faire baisser de 20 % les moyens de subsistance de l’ouvrier ; à la longue le salaire y tomberait lui aussi d’environ 20 %, c’est-à-dire dans la proportion même où les moyens de subsistance en question entrent dans son entretien. Si, par exemple, l’ouvrier consacre en moyenne ¾ de son salaire hebdomadaire à l’achat de ces moyens de subsistance, le salaire tombera finalement des ¾ de 20 %, soit 15 %. Bref, dès qu’ne de ces réformes pour réaliser des économies s’est généralisée, le travailleur reçoit d’autant moins de salaire que les dites économies lui permettent de vivre à meilleur marché. Donnez à chaque travailleur un revenu indépendant, fruit de l’épargne, de 52 thalers et son salaire hebdomadaire baissera finalement d’un thaler. Par conséquent : plus il économise et moins il reçoit de salaire. Il n’économise donc pas dans son propre intérêt, mais dans celui du capitaliste. Que faut-il de plus pour « éveiller en lui la première vertu économique, le sens de l’épargne » ? (p. 64).
D’ailleurs, M. Sax ne tarde pas à nous dire que les travailleurs doivent devenir propriétaires de leur maison non pas tant dans leur intérêt que dans celui des capitalistes :
[63]
Non seulement la classe ouvrière, mais la société dans son ensemble, à le plus grand intérêt à voir le plus grand nombre, a le plus grand intérêt à voir le plus grand nombre de ses membres attachés (!) au sol… (Je voudrais bien voir M. Sax dans cette position)… Toutes les forces secrètes qui enflamment le volcan de la question sociale, brûlant sous nos pieds, l’amertume des prolétaires, la haine… les dangereuses confusions d’idées… s’évanouissent comme les brumes du matin au lever du soleil quand… les travailleurs eux-mêmes passeront de cette manière dans la classe des possédants (p. 65).
En d’autres termes, M. Sax espère que, grâce au changement social que devrait entraîner l’acquisition d’une maison, les travailleurs perdront également leur caractère prolétarien et redeviendront dociles et veules comme leurs ancêtres qui, eux aussi, possédaient une maison. Que messieurs les proudhoniens veuillent bien en tenir compte.
M. Sax croit avoir ainsi résolu la question sociale :
La répartition plus équitable des biens, cette énigme du sphinx que tant d’hommes déjà ont en vain tenté de résoudre, n’est-elle pas un fait tangible réalisé devant nous, n’est-elle pas ainsi arrachée à la sphère de l’idéal et entrée dans le domaine de la réalité ? Et avec sa réalisation n’avons-nous pas atteint un de ces buts suprêmes que me ces buts suprêmes que même les socialistes les plus extrémistes présentent comme un point culminant de leurs théories ? (p. 66).
C’est vraiment une chance d’avoir pu arriver jusqu’ici. Ce cri de joie représente en effet le « point culminant » de l’ouvrage de M. Sax, et à partir de là on redescend doucement de la « sphère de l’idéal » vers la plate réalité, et quand on arrivera en bas, on trouvera que pendant notre absence rien, absolument rien n’a changé.
Notre guide nous fait faire un premier pas sur le chemin de la descente en nous apprenant qu’il existe deux systèmes de logements ouvriers : celui du cottage, où chaque famille ouvrière a sa petite maison avec si possible un jardinet come en Angleterre, et celui de la caserne avec de grands [64] bâtiments contenant de nombreux logements ouvriers, comme à Paris, Vienne, etc. Entre les deux se place le système en usage dans le nord de l’Allemagne. Or, à la vérité, c’est le système du cottage qui serait le seul indiqué, le seul, dans lequel le travailleur pourrait acquérir la propriété de sa maison ; d’ailleurs celui de la caserne présenterait de très grands inconvénients pour la santé, la moralité et les paix domestique — mais hélas, trois fois hélas, le système du cottage est irréalisable précisément dans les centres où sévit la crise de la cherté des terrains, et on pourra encore s’estimer heureux si l’on y construit, à la place de grandes casernes, des maisons de 4 à 6 logements, ou si on remédie aux principaux défauts de la caserne par toutes sortes d’artifices de construction (pp. 71-92).
Que nous voilà déjà loin des hauts sommets, n’est-il pas vrai ? La transformation des travailleurs en capitalistes, la solution de la question sociale, la maison appartenant en propre à chaque travailleur – tout cela est demeuré là-haut « dans la sphère de l’idéal » ; tout ce qui nous reste à faire, c’est d’introduire à la campagne le système du cottage et d’organiser dans les villes les casernes ouvrières le moins mal possible.
On avoue donc que la solution bourgeoise de la question du logement a fait faillite : elle s’est heurtée à l’opposition entre la ville et la campagne. Et nous voici arrivés au cœur même de la question ; elle ne pourra être résolue que si la société est assez profondément transformée pour qu’elle puisse s’attaquer à la suppression de cette opposition, poussée à l’extrême dans la société capitaliste d’aujourd’hui. Bien éloignée de pouvoir supprimer cette opposition, elle la rend au contraire chaque jour plus aiguë. Les premiers socialistes utopiques modernes, Owen et Fourier, l’avaient déjà parfaitement reconnu. Dans leurs constructions modèles, l’opposition entre la ville et la campagne n’existe plus. Il se produit donc le contraire de ce qu’affirme M. Sax : ce n’est pas la solution de la question du logement qui résout du même coup la question sociale, mais bien la solution de la question sociale, c’est-à-dire l’abolition du mode de production capitaliste, qui rendra possible celle [65] de la question du logement. Vouloir résoudre cette dernière avec le maintien des grandes villes modernes est une absurdité. Ces grandes villes modernes ne seront supprimées que par l’abolition du mode de production capitaliste et quand ce processus sera en train, il s’agira alors de tout autre chose que de procurer à chaque travailleur une maisonnette qui lui appartienne en propre.
Pour commencer, toute révolution sociale devra prendre les choses au point où elle les trouvera et remédier aux maux les plus criants avec les moyens existants. Et nous avons déjà vu qu’on peut apporter un soulagement immédiat à la crise du logement en expropriant une partie des habitations de luxe appartenant aux classes possédantes et en réquisitionnant l’autre.
Quand, par la suite, M. Sax sort des grandes villes et discourt longuement sur les colonies ouvrières qui doivent être érigées à côté des villes, nous dépeignant toutes leurs merveilles, leurs « canalisations d’eau, leur éclairage au gaz, leur chauffage central à l’air et à l’eau, leurs cuisines-buanderies, leurs séchoirs, leus salles de bains, etc. », avec des « jardins d’enfants, des écoles, des salles de prières (!) et de lecture, des bibliothèques… des cafés et des brasseries, des salles de danse et de musique en tout bien tout honneur », avec la vapeur qu’une canalisation pourra amener dans toutes les maisons, « permettant ainsi dans une certaine mesure de transférer la production des fabriques dans l’atelier domestique » : cela ne change rien à rien. Cette colonie, telle qu’il nous la dépeint, est empruntée directement aux socialistes Owen et Fourier par M. Huber qui l’a complètement embourgeoisée, simplement en la dépouillant de tout ce qu’elle avait de socialiste. Et par là, elle devient doublement utopique. Aucun capitaliste n’a intérêt à édifier de telles colonies, aussi bien il n’en existe nulle part au monde en dehors de Guise, en France ; et celle-ci a été construite par un fouriériste, non comme une affaire rentable, « mais comme expérience socialiste »[20]. Pour appuyer sa manie d’échafauder des [66] projets bourgeois. M. Sax aurait pu tout aussi bien citer la colonie communiste « Harmony Hall » fondée par Owen dans le Hampshire au début des années quarante et qui a disparu depuis longtemps.
Mais tout ce bavardage sur l’installation de colonies n’est qu’une pauvre tentative, aussitôt abandonnée, pour s’envoler à nouveau dans la « sphère de l’idéal ». Nous en redescendons allègrement. La solution la plus simple est maintenant que
les patrons, les fabricants aident les ouvriers à trouver des logements qui répondent à leurs besoins, soit qu’ils les construisent eux-mêmes, soit qu’ils incitent les ouvriers à les bâtir en mettant des terrains à leur disposition, en avançant les capitaux pour la construction, etc (p. 106).
Nous voilà une fois de plus hors des grandes villes, où il ne peut être question de tout cela, et renvoyés à la campagne. M. Sax démontre alors qu’il est de l’intérêt même des fabricants d’aider leurs ouvriers à se procurer des logements acceptables ; d’une part, c’est un bon placement pour les capitaux ; d’autre part, il en résultera immanquablement
une élévation de la situation des ouvriers… un accroissement de leur force de travail physique et intellectuelle, ce qui naturellement… ne profite pas moins au patron. Ceci nous indique sous quel angle véritable envisager sa participation à la question du logement : cette participation se présente comme l’aboutissement de l’association latente, du souci, dissimulé le plus souvent sous le couvert d’efforts humanitaires, qu’ont les patrons du bien-être physique et économique, intellectuel et moral de leurs ouvriers — souci qui grâce aux résultats obtenus, à savoir la constitution et la garantie d’un personnel capable, habile, docile, satisfait et dévoué, trouve de lui-même sa récompense financière (p. 108).
[67]
Cette pompeuse formule de l’« association latente », par laquelle Huber a cherché à conférer à son radotage de bourgeoise-philanthrope un « sens plus élevé » ne change rien à l’affaire. Même sans cette formule, les grands fabricants ruraux, notamment en Angleterre, ont compris depuis longtemps que la construction de logements ouvriers est non seulement une nécessité, et un élément indispensable des investissements de la fabrique, mais encore qu’elle est tout à fait rentable. En Angleterre, des villages entiers ont surgi de cette manière, dont certains sont devenus plus tard des villes. Quant aux travailleurs, au lieu de se montrer reconnaissants aux capitalistes-philanthropes, ils ont de tout temps élevé de très sérieuses objections au « système des cottages ». Non seulement, ils doivent payer des prix de monopoles pour ces maisons, le fabricant n’ayant pas de concurrent, mais à chaque grève, ils se trouvent aussitôt sans abri, le fabricant les mettant sur-le-champ à la rue, ce qui rend toute résistance très difficile. On pourra trouver d’autres détails dans mon livre sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre (pp. 224 et 228)[21]. Cependant M. Sax pense que tout ceci mérite à peine une réfutation » (p. 111). Ne vaut-il pas procurer au travailleur la propriété de sa maisonnette ? Assurément, mais comme « les patrons doivent pouvoir toujours disposer du logement pour le remplaçant de l’ouvrier, au cas où celui-là viendrait à être licencié », alors, eh bien alors, il faudrait pour ces cas-là « un accord verbal qui prévoie la révocabilité de la propriété ! (p. 113)[22].
Cette fois-ci, nous sommes descendus à une vitesse inattendue. Il s’agissait tout d’abord de rendre l’ouvrier propriétaire de sa petite maison ; puis on nous apprend que [68] ceci est impossible dans les villes et ne peut s’appliquer qu’à la campagne ; et maintenant on nous déclare que même à la campagne, cette propriété doit être « révocable par accord verbal » ! Avec cette nouvelle espèce de propriété découverte par M. Sax à l’usage des travailleurs, avec leur transformation en capitalistes « révocables par accord verbal », nous nous retrouvons sains et saufs sur la terre ferme. Nous avons maintenant à rechercher ce que les capitalistes et autres philanthropes ont véritablement fait pour résoudre les questions du logement.
II.[modifier le wikicode]
S’il faut en croire notre docteur Sax, messieurs les capitalistes ont d’ores et déjà apporté une importance contribution à la solution de la crise du logement, et la preuve a été faite que cette question peut être résolue sur la base du mode de production capitaliste.
En premier lieu, M. Sax nous cite… la France bonapartiste ! On sait que louis Bonaparte, à l’époque où se tenait à Paris l’exposition universelle, nomma une commission, apparemment pour établir un rapport sur la situation des classes travailleuses en France, en réalité pour la dépeindre comme vraiment paradisiaque, ceci pour la plus grande gloire de l’Empire. Et c’est au rapport de cette commission, composée des instruments les plus corrompus du bonapartisme, que se réfère M. Sax, pour cette raison surtout que les résultats de leurs travaux « suivant la propre déclaration du comité qui en était chargé, sont à peu près complets pour la France » ! Et que sont ces résultats ? Parmi les 89 grands industriels ou sociétés par actions qui ont fourni des renseignements, 31 n’ont bâti aucun logement [69] ouvrier ; quant à ceux qui ont été construits, ils abritent suivant la propre estimation de Sax, tout au plus de 50 000 à 60 000 personnes et ils se composent presque exclusivement de deux pièces pour chaque famille.
Il va de soi que tout capitaliste qui, par les conditions de son industrie — force hydraulique, mines de charbon, de fer et autres, etc. — et attaché à une localité rurale déterminée, doit construire des logements pour ses ouvriers lorsqu’il n’en existe pas. Mais pour y voir une preuve de l’« association latente », « un éloquent témoignage de la compréhension plus grande pour la question et sa haute portée », « un début plein de promesses » (p. 115), il faut avoir l’habitude invétérée de s’en faire accroire à soi-même. D’ailleurs, sur ce point également, les industriels des différents pays se distinguent les uns des autres suivant leur caractère national respectif. Par exemple, M. Sax nous raconte (p. 117), ce qui suit :
En Angleterre, c’est seulement dans ces tout derniers temps que l’on remarque une activité accrue des patrons dans ce sens. Il s’agit notamment des hameaux éloignés, à la campagne… Le fait que les travailleurs ont fréquemment un long chemin à parcourir de la localité la plus proche à la fabrique et que y parvenant déjà épuisés, ils fournissent un travail insuffisant, voilà principalement ce qui incite les patrons à construire des logements pour leur personnel ouvrier. En même temps s’accroît le nombre de ceux qui, dans une intelligence plus profonde de la situation, associent plus ou moins à la réforme du logement tous les autres éléments de l’association latente et c’est à eux que ces florissantes colonies sont redevables de leur existence… Les noms d’Ashton, à Hyde, Ashworth à Turton, Grant à Bury, Greg à Bollington, Marshall à Copley entre autres, sont pour ce motif bien connus dans le Royaume-Uni.
Sancta simplicitas et ignorance plus sainte encore. Ce n’est que dans « ces tout derniers temps » qu’en Angleterre [70] les fabricants ruraux ont construit des logements ouvriers ! Non, cher Monsieur Sax, les capitalistes anglais sont de vrais grands industriels, non pas seulement par la bourse, mais aussi par le cerveau. Longtemps avant que l’Allemagne possédât une véritable grande industrie, ils avaient compris qu’avec la fabrication rurale le débours pour des logements ouvriers était une partie nécessaire, directement et indirectement très rentable, du capital total investi. Bien avant que la lutte entre Bismarck et la bourgeoisie eût donné aux travailleurs allemands la liberté de coalition, en Angleterre les fabricants, les propriétaires de mines et les maîtres de forges avaient fait l’expérience de la pression qu’ils pouvaient exercer sur des travailleurs en grève, s’ils étaient en même temps les propriétaires des logements occupés par leurs ouvriers. « Les florissantes colonies » d’un Greg, d’un Ashton, d’un Ashworth appartiennent tellement peu aux « tout derniers temps », que, il y a déjà quarante ans, elle durent, à son de trompe, données en exemple par la bourgeoisie, ainsi que je l’ai moi-même montré en détail, il y a déjà vingt-huit ans, dans La situation de la classe laborieuse (pp. 228-230, note)[21]. Les colonies de Marshall et Akroyd (c’est ainsi que s’écrit son nom) sont à peu près de la même époque et celle de Strutt est encore bien plus ancienne, remontant dans ses débuts au siècle précédent. Et comme en Angleterre on estime à quarante ans la durée moyenne d’un logement ouvrier, M. Sax peut en comptant sur ses doigts se rendre comte lui-même de l’état de décrépitude dans lequel se trouvent maintenant ces « florissantes colonies ». De plus, la majeure partie d’entre elles n’est plus située à la campagne ; par l’énorme extension de l’industrie, elles ont été pour la plupart tellement entourées de fabriques et de maisons qu’elles se trouvent aujourd’hui placées au centre de villes sales et enfumées, comptant 20 à 30 000 habitants et plus ; ce qui n’empêche nullement la science bourgeoise allemande représentée par M. Sax, de reprendre avec une parfaite constance, les panégyriques de 1840, qui n’ont plus de signification aujourd’hui.
[71]
Et le vieux Akroyd ! Ce brave homme était, il est vrai, un philanthrope de la plus belle eau. Il portait à ses ouvriers, et particulièrement à ses ouvrières, un tel amour que ses concurrents dans le Yorkshire, moins philanthropes, avaient coutume de dire qu’il faisait marcher sa fabrique exclusivement avec ses propres enfants ! M. Sax n’en prétend pas moins que dans ces florissantes colonies « les naissances illégitimes sont de plus en plus rares » (p. 118). Certes, les naissances illégitimes hors mariage ; les jolies filles se marient en effet très jeunes dans les districts industriels anglais.
En Angleterre, depuis soixante ans et plus, la construction simultanée de logements ouvriers à côtés de toute grande fabrique rurale a été de règle. Comme nous l’avons déjà dit, beaucoup de ces villages industriels sont devenus le centre autour duquel s’est ensuite agglomérée une cité industrielle avec tous les maux qu’elle entraîne. Ces colonies n’ont donc pas résolu la question du logement, ce sont elles au contraire qui, dans leur localité, l’ont créée.
Par contre, dans les pays qui, sur le plan de la grande industrie, n’ont fait qu’emboîter le pas à l’Angleterre et qui, d’ailleurs, n’en possèdent une que depuis 1848, en France et surtout en Allemagne, la situation est toute différente. Là, ce sont d’immenses fabriques et usines métallurgiques — comme les usines Schneider au Creusot et celles de Krupp à Essen — qui seules, après de longes hésitations, se décident à bâtir quelques logements ouvriers. Les industriels ruraux, dans leur grande majorité, laissent leurs travailleurs faire des kilomètres sous la pluie, la neige ou le soleil brûlant pour se rendre le matin à l’usine et rentrer le soir à la maison. C’est ce qui arrive particulièrement dans les régions montagneuses — dans les Vosges de France et d’Alsace, comme dans les vallées de la Wupper, de la Sieg, de l’Agger, de la Lenne et autre rivières de Westphalie et de Rhénanie. Dans les monts Métalliques, en Saxe, il ne doit pas en être autrement. Chez les Allemands comme chez les Français, c’est la même mesquine ladrerie.
M. Sax sait fort bien que le début plein de promesses, tout comme les florissantes colonies, signifie moins que [82] rien. Il essaie donc à présent de démontrer aux capitalistes quelles rentes magnifiques ils peuvent retirer de la construction de maisons ouvrières. En d’autres termes, il cherche à leur indiquer une nouvelle voie pour escroquer les travailleurs.
Tout d’abord, il leur donne en exemple une série de sociétés de construction, mi-philanthropiques, mi-spéculatives qui, à Londres, ont obtenu un bénéfice net de 4 à 6 % et plus. M. Sax n’a vraiment pas besoin de nous apporter la preuve que le capital, investi dans les logements ouvriers, produit de bons intérêts. Le motif pour lequel ces investissements ne sont pas plus nombreux, est que des logements plus chers sont encore plus rentables pour le propriétaire. L’exhortation adressée par M. Sax aux capitalistes, se ramène donc à nouveau à un simple prêche moralisateur.
En ce qui concerne ces sociétés de construction londoniennes, dont M. Sax publie si haut les brillants résultats, et d’après sa propre énumération — dans laquelle il mentionne toutes les spéculations possibles — elles ont bâti en tout et pour tout des logis pour 2 132 familles et 706 célibataires, donc pour moins de 15 000 personnes. Et ce sont de pareils enfantillages que l’on a le front de présenter gravement en Allemagne comme de grands succès, tandis que dans la seule partie Est de Londres un million de travailleurs vivent dans les pires taudis ? Tous ces efforts philanthropiques sont en réalité si lamentablement nuls qu’il n’en est même jamais fait mention dans les rapports parlementaires anglais traitant de la situation ouvrière.
Nous ne parlerons pas ici de la ridicule ignorance de Londres qui s’étale tout au long de ce passage. Nous ne retiendrons qu’une chose : M. Sax pense que les logements pour célibataires à Soho ont été abandonnés, parce que dans ce quartier « on ne pouvait compter sur une nombreuses clientèle ». M. Sax se représente tout le West-End de Londres comme une ville de luxe et ignore qu’immédiatement derrière les rues les plus élégantes se trouvent les plus misérables quartiers ouvriers, dont Soho. L’immeuble modèle de Soho dont il parle et que j’ai connu il y a déjà vingt-trois ans, a vu au début affluence de locataires, mais [73] il a été abandonné parce que personne ne pouvait y rester. Et c’était encore un des mieux[23].
Mais la cité ouvrière de Mulhouse en Alsace, n’est-ce point là un succès ?
Cette cité ouvrière de Mulhouse est le grand cheval de parade de la bourgeoisie du continent, tout comme les colonies naguère florissantes d’Ashton, Asworth, Greg et consorts l’étaient pour les bourgeois anglais. Malheureusement elle n’est pas le produit de l’association « latente », mais de celle, ouverte, entre le Second Empire français et les capitalistes alsaciens. Elle faisait partie des expériences socialistes de Louis Bonaparte, et l’État avança 1/3 du capital. En quatorze ans (jusqu’en 1867), on a construit 800 petites maisons suivant un système défectueux qui serait impossible en Angleterre où l’on comprend mieux ces choses ; après avoir versé mensuellement pendant treize à quinze ans un loyer surélevé, les travailleurs en sont les propriétaires. Ce mode d’acquisition, introduit depuis longtemps dans les coopératives de construction anglaises, ainsi que nous le verrons plus loin, n’a donc pas eu à être inventé par les bonapartistes alsaciens. Les suppléments au loyer pour l’acquisition des maisons sont assez forts, comparés à ceux pratiqués en Angleterre ; par exemple, après avoir payé 4 500 francs en quinze ans, le travailleur acquiert une maison qui, quinze ans auparavant, valait 3 300 francs. Si l’ouvrier veut déménager ou s’il est en retard, serait-ce même d’un seul versement mensuel (dans ce cas, il peut être expulsé), on lui compte 6 2/3 de la valeur primitive de la maison comme loyer annuel (soit 17 francs mensuellement pour une maison valant 3 000 francs) et on lui rembourse le reste, mais sans un sou d’intérêt. On comprend que la société, sans parler du « secours de l’État », puisse s’enrichir avec cette méthode ; on comprend également [74] que les logements livrés dans ces conditions et qui, étant situés hors de la ville, sont à moitié rustiques, se trouvent être bien supérieurs aux vieilles casernes dans la ville même.
Nous ne parlerons pas des piteuses expériences faites en Allemagne et dont M. Sax (p. 157), reconnaît lui-même la pauvreté.
Que nous prouvent donc ces exemples ? Simplement que la construction de logements ouvriers, même quand toutes les lois de l’hygiène n’ont pas été foulées aux pieds, est rentable pour les capitalistes. Cela n’a jamais été nié ; nous le savions tous depuis longtemps. Tout investissement de capitaux répondant à un besoin s’avère rentable lorsqu’il est exploité rationnellement. La question est justement de savoir pourquoi, malgré cela, persiste la crise du logement ; pourquoi malgré cela, les capitalistes ne veillent pas à ce que les ouvriers aient des logements sains en nombre suffisant ? Et une fois de plus, M. Sax n’a que des exhortations à adresser aux capitalistes et ne nous apporte pas de réponse. C’est nous qui, plus haut, avons déjà donné la réponse véritable.
Le capital, ceci est maintenant définitivement établi, ne veut pas abolir la pénurie de logements, même s’il le pouvait. Il ne reste donc plus que deux autres issues : l’entraide des travailleurs et l’aide de l’État.
M. Sax, partisan des prodiges, également dans le domaine de la question du logement. Malheureusement il doit dès le début convenir que l’entraide ne peut être efficace que là où le système des cottages existe ou du moins est applicable, donc de nouveau uniquement en Angleterre, elle ne l’est qu’à une échelle très restreinte. Ensuite, soupire M. Sax,
la réforme par l’entraide ne peut s’accomplir que par un détour, et partant toujours d’une façon imparfaite, à savoir dans la mesure seulement où le principe de la propriété individuelle possède une force suffisante pour réagir sur la qualité du logement.
[75]
Cela aussi serait contestable ; en tout cas, « le principe de la propriété individuelle » n’a nullement réagi pour la réformer, sur la « qualité » du style de notre auteur. Malgré cela, l’entraide a accompli en Angleterre de tels prodiges, « que tout ce qui a été fait là-bas dans d’autres directions pur résoudre la question du logement, est largement dépassé ». Il s’agit des Buildings Societies[24] anglaises, et si M. Sax leur consacre une plus ample étude, c’est entre autres parce que
des idées fausses ou très insuffisantes sont répandues sur leur nature et leur efficacité ? Les buildings societies anglaises ne sont nullement… des sociétés ou des coopératives de construction ; elles sont bien plutôt ce que l’on pourrait appeler des « associations pour but, grâce aux cotisations de leurs membres, d’amasser un fonds avec lequel, dans la mesure des moyens, elles leur accorderont des prêts pour l’achat d’une maison… La building society est ainsi une caisse d’épargne pour une partie de ses adhérents, pour l’autre une caisse de prêt. Ces sociétés sont par conséquent des instituts de crédit hypothécaire, adaptés aux besoins de l’ouvrier et qui consacrent essentiellement… les économies des travailleurs… à aider les frères de classe des déposants dans l’acquisition ou la construction d’une maison. Comme on peut le résumer, ces prêts sont consentis contre une hypothèque sur l’objet en question et de telle façon que leur amortissement s’effectue par des versements rapprochés, comprenant l’intérêt et l’amortissement… L’intérêt n’est pas versé aux déposants, mais inscrit à leur compte en vue de produire des intérêts composés… Le retrait des dépôts, augmentés des intérêts… peut avoir lieu à tout moment après un préavis d’un mois (pp. 170-172).
Il existe en Angleterre plus de 2 000 associations de ce genre… le capital qui y est accumulé s’élève à environ 15 000 000 de livres sterling et 100 000 familles [76] ouvrières sont devenues, grâce à ce système, les propriétaires d’un foyer ; c’est là une conquête sociale que certainement on ne pourra égaler de si tôt (p. 174).
Malheureusement, ici aussi, il y a un « mais » qui arrive en clopinant :
Mais ceci ne nous apporte encore nullement une solution parfaite de la question. Déjà pour ce motif que l’acquisition d’une maison n’est accessible… qu’aux travailleurs dont la situation est privilégiée… Et il faut noter aussi que les prescriptions de l’hygiène ne sont souvent observées que d’une manière insuffisante (p. 176).
Sur le continent, « ce genre d’associations… ne trouve qu’un terrain d’expansion limité ». Elles présupposent le système de cottage, qui n’existe ici qu’à la campagne ; mais là, les travailleurs ne sont pas encore assez murs pour l’entraide. Dans les villes d’autre part, où pourraient se former de véritables coopératives de construction, « de graves et considérables difficultés de toutes sortes s’y opposent… » (p. 179) : elles ne pourraient en effet construire que des cottages et ceci est impossible dans les grandes villes. Bref, ce n’est pas « à cette forme de l’entraide coopérative » que peut « revenir dans les conditions actuelles — et difficilement aussi dans un proche avenir — le rôle capital dans un proche avenir — le rôle capital dans la solution de la question qui nous occupe ». Ces coopératives de construction se trouvent en effet, « au stade des premiers débuts, embryonnaires ». « Cette constatation vaut même pour l’Angleterre » (p. 181).
Ainsi : les capitalistes ne veulent pas et les travailleurs ne peuvent pas. Nous pourrions donc clore là ce chapitre s’il n’était indispensable d’apporter quelques éclaircissements sur les buildings societies anglaises que les bourgeois de la nuance Schulze-Delitzsch[25] donnent continuellement en exemple à nos ouvriers.
[77]
Ces Buildings Societies ne sont pas des associations ouvrières et leur but principal n’est pas davantage de procurer aux travailleurs des maisons qui leur appartiennent en propre. Nous verrons au contraire que c’est là une exception. Les building societies sont essentiellement spéculatives, les petites sociétés du début non moins que leurs grandes imitatrices. Dans un café — ordinairement à l’instigation du patron des lieux, chez qui par la suite se tiendront les réunions hebdomadaires — un groupe d’habitués et leurs amis, des épiciers, des commis, des voyageurs de commerce, des artisans et autres petits-bourgeois — parfois aussi un ouvrier constructeur de machines ou tout autre travailleur appartenant à l’aristocratie de sa classe —, constituent une coopérative de construction ; la cause occasionnelle est d’habitude la découverte par le patron du café d’un terrain à vendre, relativement bon marché, dans le voisinage ou n’importe où. La plupart des membres ne sont pas attachés par leurs occupations à un endroit déterminé ; de nombreux épiciers et artisans n’ont en ville qu’un local commercial sans logement ; celui qui le peut préfère habiter en dehors plutôt que dans la ville enfumée. Le terrain est acheté et l’on y bâtit autant de cottages que possible. Le crédit des plus fortunés a permis son achat ; les cotisations hebdomadaires, avec quelques petits emprunts, couvrent les dépenses hebdomadaires de la construction. Aux membres qui visent à l’acquisition d’une maison, on attribue les cottages par tirage au sort, au fur et à mesure qu’ils sont terminés et ce que les bénéficiaires versent en sus du loyer amortit le prix d’achat. Les cottages restants sont ou loués ou vendus. Quant à la société de construction, si elle fait de bonnes affaires, elle amasse une fortune plus ou moins importante, qui reste à la disposition de ses adhérents aussi longtemps qu’ils paient leurs cotisations ; cette somme est répartie entre eux de temps à autre ou lors de la dissolution de la société. Telle est la vie de 9 sur 10 des sociétés de construction en Angleterre. Les autres sont des sociétés plus importantes, fondées parfois sous des sociétés plus importantes, fondées parfois sous des prétextes politiques ou philanthropiques ; mais le but principal est finalement toujours de procurer aux économies de la petite bourgeoisie un placement hypothécaire [78] plus avantageux, avec de bons intérêts et des dividendes en perspective, grâce à la spéculation sur la propriété foncière.
Le processus d’une des plus importantes, sinon la plus importante, de ces sociétés nous montre le genre de clients sur qui elles comptent. La Birkbeck Building Society, 29-30 Southampton Buildings, Chancery Lane, Londres, dont les revenus depuis sa fondation dépassent 10 millions ½ de livres sterling, qui a investi dans les banques et en papiers d’État 416 000 livres, et qui compte actuellement 21 441 membres et dépositaires, se présente au public de la manière suivante :
La plupart des gens sont familiarisés avec ce que l’on appelle le « système triennal » des fabricants de pianos, suivant lequel tous ceux qui louent un piano pour trois ans en deviennent propriétaire une fois ce laps de temps écoulé. Avant l’introduction de ce système, il était presque aussi difficile pour les personnes aux revenus limités de se procurer un bon piano qu’une maison ; on payait chaque année pour la location d’un piano et l’on dépensait deux ou trois fois sa valeur. Mais ce qui est faisable pour un piano l’est également pour une maison… Toutefois, comme une maison est d’un coût plus élevé… elle exige un délai plus long pour en amortir le prix d’achat par la location. C’est pourquoi, dans différents quartiers de Londres et de sa banlieue, les directeurs ont passé des accords avec les propriétaires de maisons et son ainsi en mesure les propriétaires de maisons ainsi en mesure d’offrir aux membres de la Birkbeck Building Society ainsi qu’à d’autres, un grand choix de maisons dans les quartiers les plus divers. Les directeurs ont l’intention d’appliquer un système suivant lequel les maisons seraient louées pour douze ans et demi et deviendraient au bout de ce temps, si le loyer a été régulièrement payé, la propriété absolue du locataire, sans autre redevance de quelque nature que ce soit… Le locataire peut également obtenu par contrat un délai plus court avec un loyer plus élevé ou un délai plus long avec un loyer plus bas… Les personnes aux revenus limités, [79] les employés de commerce ou les vendeurs de magasins, entre autres, peuvent immédiatement se rendre indépendants de tout propriétaire de maison en devenant membre de la Birkbeck Building Society.
Voilà qui est clair. Il n’est nullement question d’ouvriers, mais de personnes ayant des revenus limités, de vendeurs de magasins et d’employés de commerce, etc. ; et de plus on suppose que généralement les futurs bénéficiaires posséderont déjà un piano. En réalité, il ne s’agit pas du tout ici d’ouvriers, mais de petits-bourgeois et de ceux qui veulent et peuvent le devenir, de personnes dont les revenus, même s’ils sont limités, croissent en général progressivement, comme ceux de l’employé de commerce et de branches analogues ; tandis que ceux de l’ouvrier restent, dans le meilleur des cas, identiques ; en fait, ils baissent en proportion de l’augmentation de sa famille et de ses besoins. En réalité, seul un petit nombre d’ouvriers peut exceptionnellement participer à de telles sociétés. Leurs revenus d’une part, sont trop faibles, et d’autre part, trop incertains pour qu’ils puissent endosser des engagements pour douze ans et demi. Les quelques exceptions auxquelles ceci ne s’applique pas, sont ou bien des ouvriers mieux payés que la généralité ou des contremaîtres[26].
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Par ailleurs, chacun constate que les bonapartistes de Mulhouse, la ville ouvrière, ne sont que les lamentables plagiaires de ces sociétés de construction à l’usage des petits-bourgeois anglais. La seule différence est que les premiers, malgré l’aide accordée par l’État, escroquent leurs clients bien davantage que lesdites sociétés. Leurs conditions sont dans l’ensemble moins libérales que celles qui prévalent généralement en Angleterre ; tandis que là on tient compte des intérêts simples et composés de chaque versement et qu’on les rembourse après un préavis d’un mois, les fabricants de Mulhouse empochent tous les intérêts et ne remboursent que la somme versée en espèces sonnantes et trébuchantes. Et personne, devant cette différence, ne s’étonnera davantage que M. Sax, qui a mis tout cela dans son livre sans le savoir.
L’entraide ouvrière ne donne donc rien, elle non plus. Reste l’aide de l’État. Que nous offre M. Sax sous ce rapport ? Il nous propose trois choses :
Premièrement : l’État doit prévoir dans sa législation et son administration la suppression ou l’amélioration de tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, entraîne une aggravation de la crise du logement pour les classes laborieuses (p. 187).
Donc : révision de la législation concernant la construction et la libération des industries du bâtiment, afin de construire à meilleur marché. Mais en Angleterre cette législation est réduite au minimum, les industries du bâtiment sont libres comme l’air, et cependant la crise du logement existe. De plus, on y construit maintenant à si bon marché que les maisons tremblent au passage d’une charrette et que journellement, il en est qui s’effondrent. [81] Hier encore, 25 octobre 1872, six maisons se sont brusquement écroulées à Manchester, blessant grièvement six ouvriers. Ce n’est donc pas là la solution.
Deuxièmement : les pouvoirs publics doivent empêcher qu’un citoyen dans son individualisme borné, propage la maladie ou la provoque à nouveau.
Donc : inspection sanitaire et de sécurité des logements ouvriers, décision habilitant les autorités à fermer les habitations malsaines et en mauvais état, comme cela s’est fut-il pratiqué ? La première loi de 1855 (Nuisances Removal Act)[27] resta « lettre morte », comme M. Sax le reconnaît ; de même la seconde de 1858 (Local Government Act)[28] (p. 197). Par contre, M. Sax croit que la troisième, l’Artisans’ Dwellings Act[29], qui ne vaut que pour les villes de plus de 10 000 habitants, « nous apporte sans conteste un témoignage éloquent des vues élevées du Parlement britannique en matière sociale » (p. 199), tandis que cette affirmation ne nous apporte à nouveau qu’« un témoignage éloquent » de « la totale ignorance où est M. Sax des choses anglaises ». Qu’« en matière sociale », l’Angleterre soit très en avance sur le continent, c’est l’évidence même : elle est la patrie de la grande industrie moderne ; c’est là que le mode de production capitaliste s’est développé le plus librement et avec le plus d’ampleur, et c’est là que les conséquences de ce mode de production apparaissent le plus crûment et que pour la première fois elles provoquent une réaction dans la législation. Le meilleur exemple nous est fourni par la législation sur les fabriques. Mais si M. Sax croit qu’il suffit à une décision parlementaire de prendre force de loi pour être mise immédiatement en pratique, il se trompe lourdement. Et ceci, justement ne vaut pour aucune autre décision parlementaire (le Workshop’s Act[30] [82] excepté, il est vrai) plus que pour le Local Government Act. Son application fut confiée aux autorités municipales qui, presque partout en Angleterre, sont le centre reconnu de la corruption sous toutes ses formes, du népotisme et du Jobbery[31]. Les agents de ces administrations municipales, redevables de leur place à toutes sortes de considérations familiales, sont ou dans l’incapacité de telles lois sociales ou n’en ont pas l’intention. Alors que précisément en Angleterre, les fonctionnaires de l’État, chargés de la préparation et de l’application de la législation sociale, se distinguent la plupart du temps par un strict accomplissement de leur devoir — encore que cela soit aujourd’hui moins vrai qu’il y a vingt ou trente ans. Dans les conseils municipaux, les propriétaires d’habitations insalubres et délabrées sont presque partout fortement représentés, directement ou indirectement. L’élection des conseillers municipaux par petites circonscriptions rend les élus dépendants des intérêts locaux et des influences les plus mesquines ; aucun conseiller municipal qui tient à sa réélection n’osera voter l’application de cette loi dans sa circonscription. On comprend donc la mauvaise volonté avec laquelle, presque partout, les autorités locales accueillirent cette loi et qu’elle n’ait été appliquée jusqu’ici que dans les cas les plus scandaleux — le plus souvent alors qu’une épidémie avait déjà éclaté, comme l’an dernier à Manchester et Salford, où sévissait la variole. Le recours au ministre de l’Intérieur n’a eu d’effet jusqu’à présent que dans des cas semblables. Car c’est le principe de tout gouvernement libéral en Angleterre de ne proposer des réformes sociales que poussé par la nécessité et, toutes les fois que c’est possible, de ne pas appliquer les lois déjà existantes. La loi en question, comme tant d’autres en [83] Angleterre, n’a qu’une signification : entre les mains d’un gouvernement dominé ou poussé par les travailleurs, qui l’appliquera enfin réellement, elle deviendra une arme puissante pour ouvrir une brèche dans l’état social actuel.
Troisièmement, le pouvoir de l’État, d’après M. Sax, doit mettre en œuvre le plus largement possible toutes les mesures positives dont il dispose pour remédier à la crise du logement existante.
Ce qui signifie que l’État doit édifier des casernes, « véritables constructions modèles », pour ses employés et servitudes subalternes », (mais ce ne sont pas des ouvriers !) et « accorder des prêts aux représentations communales, aux sociétés et aussi aux particuliers dans le but d’améliorer les habitations pour les ouvriers » (p. 203), comme cela se fait en Angleterre d’après le Public Works Loan Act[32], et comme l’a fait Louis Bonaparte à Paris et à Mulhouse. Mais le Public Works Loan Act n’existe que sur le papier, le gouvernement met tout au plus 50 000 livres sterling à la disposition des commissaires, soit de quoi construire au maximum 400 cottages, donc, en quarante ans, 16 000 cottages ou logements pour 80 000 personnes au grand maximum : une goutte d’eau dans un seau ! Même en admettant qu’au bout des premiers vingt ans, les ressources de la commission aient doublé grâce aux remboursements et qu’ainsi dans les vingt années suivantes on construise des logements pour 40 000 autres personnes : ce sera toujours une goutte d’eau. Et comme les cottages ne durent en moyenne que quarante ans, au bout de ce laps de temps, il faudra, chaque année, employer les 50 000 ou 100 000 livres liquides pour remplacer les cottages les plus vieux, tombés en ruines. C’est ce que M. Sax appelle (p. 203), appliquer le principe d’une façon juste et pratique et « aussi d’une manière illimitée. Et sur cet aveu que l’État, même en Angleterre, n’a somme toute rien réalisé « d’une manière illimitée », M. Sax termine son [84] livre, non sans décocher un nouveau sermon édifiant à tous les intéressés[33].
Il est clair comme le jour que l’État actuel ne peut ni ne veut remédier à cette plaie qu’est la pénurie de logements. L’État n’est rien d’autre que le pouvoir total organisé des classes possédantes, des propriétaires fonciers et et des capitalistes en face des classes exploitées, des paysans et des ouvriers. Ce que les capitalistes considérés individuellement (il ne s’agit ici que d’eux, puisque dans cette question le propriétaire foncier intéressé apparaît d’abord en sa qualité de capitaliste) ne veulent pas, leur État ne le veut pas non plus. Donc, si les capitalistes pris individuellement déplorent, il est vrai, la crise du logement, alors qu’on peut à peine les décider à pallier superficiellement ses plus terribles conséquences, les capitalistes pris dans leur ensemble, c’est-à-dire l’État, ne feront pas beaucoup plus. Tout au plus l’État veillera-t-il à ce qu’on applique partout uniformément le palliatif superficiel qui est devenu usuel. Et nous avons vu que c’est bien le cas.
On pourra objecter que la bourgeoisie ne règne pas encore en Allemagne, que l’État y est encore un pouvoir qui plane, indépendant, jusqu’à un certain point, au-dessus de la société et qu’ainsi il représente l’ensemble des intérêts de cette société et non ceux d’une classe en particulier. Un tel État a certes un pouvoir que ne possède pas l’État bourgeois ; dans le domaine social on peut en attendre tout autre chose.
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C’est là le langage des réactionnaires. En réalité, l’État tel qu’il existe est, en Allemagne aussi, le produit nécessaire de l’infrastructure sociale dont il est issu. En Prusse — et aujourd’hui la Prusse fait autorité — à côté d’une noblesse encore puissante formée de grands propriétaires terriens, il y a une bourgeoisie relativement jeune et particulièrement lâche qui, jusqu’à présent, n’a conquis le pouvoir politique ni directement comme en France, ni plus ou moins indirectement comme en Angleterre. Mais, à côté de ces deux classes, un prolétariat intellectuellement très développé se multiplie rapidement et s’organise chaque jour davantage. Ici donc, nous trouvons un double équilibre : celui entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie, condition essentielle de la vieille monarchie absolue ; et celui entre la bourgeoise et le prolétariat, condition essentielle du bonapartisme, le véritable pouvoir gouvernemental est entre les mains d’une caste spéciale d’officiers et de fonctionnaires qui, en Prusse, se recrute en partie dans ses propres rangs, en partie dans la petite noblesse et pour la part la plus faible dans la bourgeoisie. L’indépendance de cette caste, qui paraît être en dehors et pour ainsi dire au-dessus de la société, confère à l’État l’apparence de l’autonomie vis-à-vis de la société.
La forme d’État qui s’est développe en Prusse (et, sur son modèle, dans la nouvelle Constitution de l’Empire allemand) à partir de ces conditions sociales contradictoires et comme leur conséquence nécessaire, est le pseudo-constitutionnalisme ; c’est aussi bien la forme actuelle de la vieille monarchie absolue en décomposition que la forme d’existence de la monarchie bonapartiste. En Prusse, ce pseudo-constitutionnalisme ne fit que recouvrir de 1848 à 1886 le lent processus de décomposition de la monarchie absolue et il s’en fit le véhicule. Depuis 1866 et surtout depuis 1870, le bouleversement social, et par suite la décomposition de l’ancien État, s’effectuent aux yeux de tous et à une vitesse qui croît d’une façon fantastique. Le rapide développement de l’industrie et notamment de la spéculation en bourse, a entraîné toutes les classes dirigeantes dans [86] son tourbillon. La corruption à grande échelle, importée de France en 1870, de développe à un rythme inouï. Strousberg et Pereire[34] se tirent réciproquement leur chapeau. Les ministres, les généraux, les princes et les comtes font le commerce des actions en dépit des boursiers juifs les plus retors et l’État consacre leur égalité en faisant massivement avec les boursiers des barons. La noblesse terrienne, adonnée depuis longtemps à l’industrie avec ses fabriques de sucre de betterave et ses distilleries d’eau-de-vie, a laissé loin derrière elle les vertus solides du passé et grossit de ses noms les listes de directeurs de toutes les sociétés par actions, quelles soient solides ou non. La bureaucratie dédaigne de plus en plus de recourir aux seuls prélèvements sur la caisse pour améliorer ses traitements ; Elle laisse tomber l’État et fait la chasse à des postes infiniment plus rémunérateurs dans l’administration des entreprises industrielles ; ceux qui demeurent encore en fonction suivent l’exemple de leurs chefs, spéculent sur les actions ou obtiennent une « participation » aux chemins de fer, etc. On est même fondé à penser que les jeunes lieutenants eux-mêmes mettent leur main délicate dans la mainte spéculation. Bref, la décomposition de tous les éléments de l’ancien État, le passage de la monarchie absolue à la monarchie bonapartiste est en pleine évolution, et, à la prochaine grande crise industrielle et commerciale, s’effondrera, non seulement la spéculation actuelle, mais aussi tout le vieil État prussien[35].
Et cet État, dont les éléments non-bourgeois s’embourgeoisent tous les jours davantage, résoudrait « la question sociale » ou du moins celle du logement ? C’est le contraire qui est vrai. Dans toutes les questions économiques, l’État prussien tombe de plus en plus aux mains de la bourgeoisie ; et si depuis 1866, la législation dans ce domaine n’est pas [87] devenue encore plus conforme à ses intérêts, à qui la faute ? Principalement à la bourgeoisie elle-même, qui d’abord est trop lâche pour défendre énergiquement ses revendications et qui, deuxièmement, se cabre contre toute concession dès que celle-ci du même coup fournit de nouvelles armes au prolétariat menaçant. Et si le pouvoir de l’État, c’est-à-dire Bismarck, tente de se constituer son propre prolétariat, attaché à sa personne, pour tenir ainsi la bride à l’activité politique de la bourgeoisie, qu’est-ce sinon un misérable stratagème bonapartiste, nécessaire et bien connu, qui, vis-à-vis des travailleurs, n’engage à rien en dehors de quelques slogans pleins de bonnes intentions, si ce n’est tout au plus à un minimum d’aide de la part de l’État aux sociétés de construction à la* Louis Bonaparte ?
Rein ne montre mieux ce que les travailleurs ont à attendre de l’État prussien que l’utilisation faite par lui des milliards français, avec lesquels l’autonomie de la machine d’État prussienne vis-à-vis de la société a obtenu un nouveau et bref quart d’heure de grâce. Est-ce qu’un seul thaler de ces milliards a été employé à construire un toit pour les familles de travailleurs berlinois jetées à la rue ? Tout au contraire. Lorsque l’automne fut venu, l’État fit même démolir les quelques misérables baraques qui pendant l’été leur avaient servi d’abri de fortune. Les cinq milliards ne suivent que trop rapidement le cours naturel des choses et s’en vont en fortifications, canons et soldats, et en dépit de Wagner von Dummerwitz, malgré les conférences de Stieber avec l’Autriche[36], la part de ces milliards consacrée aux ouvriers allemands n’équivaudra même pas à ce que Louis Bonaparte utilisa pour les ouvriers français des millions qu’ils avaient volés à la France.
III.[modifier le wikicode]
En réalité, la bourgeoisie n’a qu’une méthode pour résoudre la question du logement à sa manière — ce qui [88] veut dire de telle façon que la solution engendre toujours à nouveau la question. Cette méthode porte un nom, celui de « Haussmann ».
Par là, j’entends ici non pas seulement la manière spécifiquement bonapartiste du Haussmann parisien de percer de longues artères droites et larges à travers les quartiers ouvriers aux rues étroites, et de les border de chaque côté de grandes et luxueuses constructions ; le but poursuivi — outre leur utilité stratégique, les combats de barricades étant rendus plus difficiles —, était la construction d’un prolétariat du bâtiment, spécifiquement bonapartiste, dépendant du gouvernement, et la transformation de la ville en une cité de luxe. J’entends ici par « Haussmann » la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci répondre à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation — pose d’installations ferroviaires, rues, etc. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès — mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat.
Dans la Situation de la classe laborieuse en Angleterre, j’ai fait une description de Manchester de 1843 et 1844. Depuis, du fait des voies ferrées qui traversent la ville, de l’ouverture de nouvelles rues, de la construction de grands bâtiments publics et privés, quelques-uns des pires quartiers qui y sont décrits ont été percés, dégagés, améliorés, d’autres complètement supprimés ; mais beaucoup subsistent encore — en dépit de la surveillance plus stricte des services d’hygiène — qui se trouvent au point de vue construction dans un état identique, sinon pire. En revanche, par suite de l’extension considérable de la ville, dont la population s’est accrue de plus de la moitié, des quartiers qui alors étaient encore aérés et propres, sont maintenant tout aussi encombrés de constructions, sales et surpeuplés que ne l’étaient les parties de la ville les plus mal famées. [89] En voici un seul exemple : dans mon livre, aux pages 80 et suivantes[21], je parle d’un groupe de maisons situées dans la basse vallée du Medlock et qui, sous le nom de Little Ireland, étaient depuis des années déjà la honte de Manchester. Little Ireland a disparu depuis longtemps ; à sa place, une gare s’élève sur de hautes fondations ; la bourgeoisie s’est vantée de l’heureuse et définitive disparition que, l’été dernier, se produit une formidable inondation, comme d’ailleurs — et pour des raisons facilement explicables — les fleuves endigués dans nos grandes villes en occasionnent de plus en plus fortes chaque année. Il apparaît alors que Little Ireland n’a nullement été supprimé, mais simplement déplacé du sud d’Oxford Road vers le nord et qu’il est toujours florissant. Écoutons ce que nous en dit, le 20 juillet 1872, le Weekly Times, l’organe de la bourgeoisie radicale de Manchester :
La catastrophe qui s’est abattue dimanche dernier sur les habitants de la basse vallée du Medlock, aura, espérons-le, un bon résultat : celui d’attirer l’attention publique sur la manière évidente dont on se moque de toutes les lois de l’hygiène, qui depuis si longtemps y est tolérée au nez et à la barbe des employés municipaux et du service sanitaire. Hier, dans notre édition quotidienne, un article vigoureux, mais trop faible encore, a révélé la situation honteuse de quelques-unes des caves-logements dans les rues Charles et Brook, qui ont été atteintes par l’inondation. Une enquête minutieuse dans l’une des cours citées dans cet article, nous met en mesure de confirmer tous les faits relatés et de déclarer que ces caves-logements auraient dû être fermées depuis longtemps ; mieux, on n’aurait jamais dû les tolérer comme demeures humaines. Squire’s Court est constitué par sept ou huit maisons à l’angle des rues Charles et Brook ; même à l’endroit le plus bas de la rue Brook, sous le [90] pont du chemin de fer, on peut passer jour après jour sans soupçonner que des êtres humains vivent là, au fond des caves. La cour est cachée au regard public et n’est accessible qu’à ceux que la misère contraint de chercher un abri dans ce lieu retiré du monde et semblable à une tombe. Même quand les eaux du Medlock, la plupart du temps stagnantes et endiguées entre des parapets, sont à leur niveau habituel, le plancher de ces logis ne les dépasse que de quelques pouces. Toute ondée un peu forte suffit pour faire remonter des égouts et des canalisations une eau fétide, écœurante que toute inondation laisse en souvenir derrière elle… Squire’s Court est situé plus bas encore que les caves inhabitées des maisons de la rue Brook… Vingt pieds plus bas que la rue, et l’eau empestée qui samedi fut refoulée de l’égout atteignit les toits. Nous le savions et nous nous attendions en conséquence à trouver la cour inhabitée ou occupée par les seuls employés du service d’hygiène, en vue de laver les murs puants et de les désinfecter. Au lieu de cela, nous vîmes un homme dans la cave-logement d’un barbier, en train de charger dans une brouette un tas d’immondices en putréfaction qui se trouvait dans un coin… Le barbier, dont la cave était déjà à peu près déblayée, nous envoya encore plus bas vers une rangée de logis, disant que, s’il savait écrire, il s’adresserait à la presse pour demander leur fermeture. C’est ainsi que nous parvînmes enfin à Squire’s Court, où nous trouvâmes une jolie Irlandaise de bonne mine, fort occupée avec sa lessive. Elle et son mari, gardien de nuit pour maisons privées, habitaient depuis six ans dans la cour, ils avaient une nombreuse famille. Dans la maison qu’ils venaient de quitter, les eaux étaient montées presque jusqu’au toit, les fenêtres étaient démolies, les meubles un monceau de ruines. Pour rendre l’odeur de la maison supportable, il fallait la blanchir tous les deux mois à la chaux… Dans la cour intérieure, où pénétra alors notre correspondant, il trouva trois maisons adossées [91] à celle que nous venons de décrire, dont deux étaient habituées. La puanteur était si atroce que l’homme le plus robuste, au bout de quelques minutes, avait fatalement la nausée… Ce trou répugnant était habité par une famille de sept personnes, qui toutes dormaient dans la maison jeudi soir, le jour de la première inondation. Ou plus exactement, rectifia la femme, ils n’avaient pas dormi, ayant passé la plus grande partie de la nuit à vomir à cause de la puanteur. Le samedi, ils durent, avec de l’eau jusqu’à la poitrine, porter leurs enfants dehors. La femme était également d’avis qu’un cochon ne vivrait pas dans un trou pareil, mais elle l’avait pris pour la modicité du loyer — 1 shilling ½ par semaine — parce que ces derniers temps son mari, malade, n’avait souvent rien gagné… L’impression produite par cette cour et les habitants qui y sont enfermés comme dans une tombe anticipée, est celle de la plus extrême détresse. D’ailleurs, il nous faut ajouter, qu’après enquête, Squire Court n’est que l’image — peut-être un peu poussée — de bien d’autres localités de cette région, dont notre Commission d’hygiène ne peut justifier l’existence. Et si on tolère que ces localités continuent d’être habitées, le Comité assume une responsabilité et le voisinage un danger d’épidémies, dont nous n’examinerons pas davantage la gravité.
Voilà un exemple frappant de la manière dont la bourgeoisie résout dans la pratique la question du logement. Les foyers d’épidémies, les caves les plus immondes, dans lesquelles nuit après nuit, le mode de production capitaliste enferme nos travailleurs, ne sont pas éliminés, mais seulement… déplacés ! La même nécessité économique les fait naître ici comme là. Et aussi longtemps que subsistera le mode de production capitaliste, ce sera folie de vouloir résoudre isolément la question du logement ou tout autre question sociale concernant le sort de l’ouvrier. La solution réside dans l’abolition de ce mode de production, dans l’appropriation par la classe ouvrière elle-même de tous les moyens de production et d’existence.
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Remarques complémentaires sur Proudhon et la question du logement[modifier le wikicode]
I.[modifier le wikicode]
Dans le numéro 86 du Volksstaat, A. Mülberger se fait connaître comme étant l'auteur des articles que j'ai critiqués dans le numéro 51 et les suivants. Dans sa réponse, il m'accable de tant de reproches et il brouille si bien les points de vue que bon gré, mal gré, il me faut lui répondre. Cette réplique, à mon grand regret, devra se placer en majeure partie sur le terrain de la polémique personnelle qui m'est imposée par Mülberger; j'essaierai cependant de lui donner un intérêt général en développant à nouveau et, si possible, plus clairement que précédemment les points principaux; même si je cours le risque de m'entendre signifier une fois de plus par mon contradicteur que tout ceci " ne renferme rien d'essentiellement nouveau, ni pour lui, ni pour les autres lecteurs du Volksstaat ".
Mülberger se plaint aussi bien de la forme que du contenu de ma critique. En ce qui concerne la forme, il me suffira de rétorquer qu'à cette époque j'ignorais totalement de qui étaient les articles en question. Impossible donc de parler d'une " prévention " personnelle contre leur auteur; quant à la solution de la question du logement développée dans ces articles, j'étais en effet d'autant plus " prévenu " que, grâce à Proudhon, je la connaissais depuis longtemps et que mon opinion était solidement établie.
Pour ce qui est du " ton " de ma critique, je ne veux pas polémiquer avec l'ami Mülberger. Quand on a comme moi participé depuis aussi longtemps au mouvement ouvrier, on y acquiert une peau passablement endurcie aux attaques et l'on a tendance à en supposer une semblable chez les autres. Pour réparer le mal fait à Mülberger, je vais essayer cette fois-ci d'employer un " ton " en rapport avec la sensibilité de son épiderme.
Mülberger se plaint avec une particulière amertume que je l'aie traité de proudhonien et il affirme qu'il n'en est pas un. Je suis naturellement obligé de le croire, mais je vais apporter la preuve que les articles en question – et je n'avais affaire qu'à eux – ne renferment que du pur proudhonisme.
Mais d'après Mülberger, j'ai critiqué Proudhon lui même " à la légère " et je suis gravement injuste envers lui :
La thèse qui fait de Proudhon un petit-bourgeois est devenue chez nous en Allemagne un dogme bien établi et même beaucoup la propagent qui n'en ont pas lu une seule ligne.
Lorsque je déplore que les travailleurs de langue latine n'aient pas d'autre nourriture intellectuelle depuis vingt ans que les oeuvres de Proudhon, Mülberger me répond que, chez ces travailleurs,
les principes, tels qu'ils sont formulés par Proudhon, sont presque partout l'âme motrice du mouvement.
Cela, je suis obligé de le nier. Primo : " l'âme motrice " du mouvement ouvrier ne réside nulle part dans les " principes ", mais partout dans le développement de la grande industrie avec ses conséquences : l'accumulation et la concentration du capital d'une part, celle du prolétariat de l'autre. Secundo : il n'est pas exact que les prétendus " principes " proudhoniens jouent chez les Latins le rôle décisif que leur attribue Mülberger et que
les principes de l'anarchie, de l'organisation des forces économiques, de la liquidation sociale, etc. y soient devenus les véritables supports du mouvement révolutionnaire.
Sans parler de l'Espagne et de l'Italie, où les panacées de Proudhon n'ont acquis quelque influence que sous une forme encore défigurée par Bakounine[37], il est notoire pour tous ceux qui connaissent le mouvement ouvrier international qu'en France, les proudhoniens forment une secte peu nombreuse et que la masse des travailleurs ne veut rien savoir du plan de réforme sociale élaboré par Proudhon sous le titre de Liquidation sociale et Organisation des forces économiques . On l'a bien vu sous la Commune. Bien que les proudhoniens y fussent fortement représentés, il n'y eut pas la moindre tentative pour liquider la vieille société ou organiser les forces économiques selon les projets de Proudhon. Tout au contraire. C'est là un titre de gloire de la Commune : dans les mesures économiques prises par elle, ce ne furent pas des principes quelconques qui jouèrent le rôle de " l'âme motrice ", mais tout simplement la nécessité pratique. Et c'est pourquoi ces mesures : la suppression du travail de nuit dans la boulangerie, l'interdiction des amendes dans les fabriques, la confiscation des fabriques et des ateliers fermés et leur remise à des associations ouvrières – n'étaient pas du tout dans l'esprit de Proudhon, mais bien dans celui du socialisme scientifique allemand. La seule mesure sociale que les proudhoniens aient fait appliquer fut de ne pas confisquer la Banque de France et c'est en partie pour cette raison que la Commune a échoué. Même remarque pour ceux qu'on appelle blanquistes : dès qu'ils tentèrent de se transformer de simples révolutionnaires politiques en une fraction ouvrière socialiste avec un programme défini – ce que firent les blanquistes émigrés à Londres dans leur manifeste " Internationale et Révolution[38]" – ce ne sont pas les " principes " du plan proudhonien pour le sauvetage de la société qu'ils proclamèrent, mais au contraire, et presque mot pour mot, les conceptions du socialisme scientifique allemand : nécessité de l'action politique du prolétariat et de sa dictature comme transition â l'abolition des classes et, avec elles, de l'État – telles qu'elles ont déjà été exprimées dans le Manifeste du Parti communiste et d'innombrables fois depuis. Et quand Mülberger va jusqu'à faire découler du manque d'estime pour Proudhon une incompréhension chez les Allemands du mouvement latin " jusque et y compris la Commune de Paris ", qu'il nous en donne une preuve et nous cite l'ouvrage de langue latine qui, même de loin, ait analysé et relaté la Commune d'une manière aussi exacte que l' " Adresse du Conseil général de l'Internationale sur la Guerre civile en France ", de l'Allemand Marx.
Le seul pays où le mouvement ouvrier se trouve directement influencé par les " principes " de Proudhon, est la Belgique et c'est pourquoi ce mouvement, comme dit Hegel, va "de rien à rien par rien".
Si je regarde comme un malheur que Proudhon ait été, depuis vingt ans, directement ou indirectement, la seule nourriture intellectuelle des travailleurs latins, je puise ma conviction non dans la prédominance tout 1 fait mythique de ses recettes réformistes – ce que Mulberger appelle les " principes " -, mais dans le fait que sur le plan économique la critique que les travailleurs font de la société a été contaminée par sa phraséologie radicalement fausse et leur action politique gâchée par son influence. A la question de savoir après cela„ qui des " travailleurs latins proudhonisés " ou des allemands – lesquels, en tout cas, comprennent infiniment mieux le socialisme scientifique allemand que les latins leur Proudhon – " est davantage dans la révolution ", nous pourrons répondre quand on aura dit ce que signifie : " être dans la révolution ". On a entendu parler de gens qui " sont dans le christianisme, dans la vraie foi, dans la grâce de Dieu ", etc. Mais " être " dans la révolution, dans ce mouvement le plus puissant qui soit ? Est-ce que " la révolution " est une religion dogmatique à laquelle il faille croire ?
Mülberger me reproche ensuite d'avoir soutenu, contre les termes exprès de son ouvrage, qu'il tenait la question du logement pour une question exclusivement ouvrière.
Cette fois, Mülberger a effectivement raison. Je n'avais pas fait attention au passage en question, et je suis sans excuses, car c'est un des plus caractéristiques de la tendance de tout son exposé. Mülberger dit en effet sans périphrases :
Comme on nous fait si souvent le reproche ridicule que nous menons une politique de classe, que nous aspirons à une domination de classe et autres choses analogues, nous affirmons tout d'abord et expressément, que la question du logement ne concerne pas du tout exclusivement le prolétariat; bien au contraire : elle intéresse éminemment les classes moyennes proprement dites, les artisans, la petite bourgeoisie, tous les employés de bureau... La question du logement est précisément celle des réformes sociales qui paraît le plus apte à révéler l'absolue et profonde identité des intérêts du prolétariat d'une part et des classes moyennes proprement dites d'autre part. Ces classes moyennes souffrent tout autant, et peut-être davantage encore, que le prolétariat de cette pesante entrave qu'est le logement locatif... Ces classes moyennes sont placées aujourd'hui devant la question de savoir si... en alliance avec le jeune, vigoureux et énergique parti des travailleurs, elles trouveront la force d'intervenir activement dans le processus de la transformation sociale, dont elles seront justement les premiers bénéficiaires.
L'ami Mülberger fait donc ici les constatations suivantes :
1° « Nous » ne menons pas une « politique de classe ». Cependant le parti ouvrier social-démocrate allemand, précisément parce qu’il est un parti ouvrier, mène nécessairement une « politique de classe », la politique de la classe ouvrière. Comme tout parti politique s’efforce de conquérir le pouvoir dans l’État, le parti social-démocrate allemand aspire nécessairement à établir son pouvoir, la domination de la classe ouvrière, donc une « domination de classe ». D’ailleurs, tout parti véritablement prolétarien, à commencer par les chartistes anglais[39], a toujours posé comme première condition la politique de classe, l’organisation du prolétariat en un parti politique indépendant et, comme but premier de la lutte, la dictature du prolétariat. En déclarant cela « ridicule », Mülberger se place en dehors du mouvement prolétarien et à l’intérieur du socialisme petit-bourgeois.
2° La question du logement a cet avantage de n’être pas une question exclusivement ouvrière, mais d’« intéresser éminemment » la petite bourgeoisie, « les classes moyennes proprement dites » en souffrant « tout autant, peut-être davantage encore » que le prolétariat. Si quelqu’un déclare que la petite bourgeoisie souffre, même si c’est sous un seul rapport, « peut-être davantage que le prolétariat », il ne pourra certainement pas se plaindre si on le compte parmi les socialistes petits-bourgeois. Mülberger a-t-il par conséquent motif de se plaindre si on le range parmi les socialistes petits-bourgeois ? peut-il être mécontent quand je dis[40] :
Ce sont ces maux-là, communs à la classe ouvrière et à d’autres classes, par exemple à la petite bourgeoisie, auxquels s’intéresse de préférence le socialisme petit-bourgeois, dont fait partie Proudhon lui aussi. Et ce n’est ainsi nullement un hasard, si notre discipline allemand de Proudhon s’empare avant tout de la [99] question du logement qui, nous l’avons vu, n’intéresse pas du tout la seule classe ouvrière à l’exclusion de toutes les autres.
3° Entre les intérêts des « classes moyennes proprement dites » et ceux du prolétariat il existe une absolue et profonde identité » et ce n’est pas le prolétariat, mais ces classes moyennes qui « justement seront les premiers bénéficiaires » de la transformation sociale qui se prépare.
Donc : les travailleurs feront la révolution sociale qui sa prépare " justement " dans l'intérêt des petits-bourgeois, " premiers bénéficiaires ". En outre, il existe une absolue et profonde identité entre les intérêts des petits-bourgeois et ceux du prolétariat. Or, si les intérêts des petits-bourgeois sont profondément identiques à ceux des ouvriers, la réciproque est également vraie. Le point de vue petit-bourgeois est donc tout aussi justifié dans le mouvement ouvrier que celui des prolétaires. Et l'affirmation da cette égalité des droits est justement ce que l'on appelle le socialisme petit-bourgeois.
Mülberger est donc parfaitement logique quand, page 25 de l'édition en brochure, il célèbre l' " artisanat " comme le " véritable pilier de la société ",
parce qu'il réunit en lui, par sa nature même, ces trois facteurs : travail – gain – propriété, et que, grâce à leur union, la capacité de développement qu'il confère à l'individu ne connaît aucune borne.
Il l'est également quand il reproche notamment à l'industrie moderne de détruire cette pépinière d'hommes nouveaux et d'avoir fait " d'une classe vigoureuse, se renouvelant sans cesse, une masse inconsciente d'individus qui ne savent où tourner leur regard angoissé ". Le petit-bourgeois est par conséquent l'homme-type de Mülberger et l'artisanat son mode de production modèle. L'ai-je calomnié, quand je l'ai rangé parmi les socialistes petits-bourgeois ?
Comme Mülberger décline toute responsabilité au sujet de Proudhon, il serait superflu de continuer à expliquer comment les plans réformistes de ce dernier tendent à transformer tous les membres de la société en petits-bourgeois et petits paysans. Il est tout aussi inutile de nous occuper en détail de la prétendue identité d'intérêts entre petits-bourgeois et ouvriers. L'essentiel se trouve déjà dans le Manifeste du Parti communiste (Édition de Leipzig, 1872).
Il résulte donc de notre examen qu'au " mythe du petitbourgeois Proudhon " s'ajoute la réalité du petit-bourgeois Mülberger.
II.[modifier le wikicode]
Nous arrivons maintenant à un point essentiel. J'ai reproché aux articles de Mülberger qu'à la manière de Proudhon, ils falsifiaient des rapports économiques en les traduisant en langage juridique. A titre d'exemple j'ai détaché le passage suivant:
La maison une fois bâtie représente un titre juridique éternel sur une fraction déterminée du travail social, même si la valeur réelle de la maison est, depuis longtemps et d'une façon plus que suffisante, payée au propriétaire sous forme de loyers. C'est ainsi qu'une maison construite, il y a mettons cinquante ans, a couvert pendant cette période avec ses loyers, 2, 3, 5, 10 fois, etc. le coût initial.
Alors Mülberger se plaint que :
Cette simple et objective constatation d'un fait est l'occasion pour Engels de me faire sentir que j'aurais dû expliquer comment la maison devient un " titre juridique " – question tout à fait en dehors de la tâche que je m'étais assignée... – Décrire est une chose, expliquer en est une autre. Si je dis, après Proudhon, que la vie économique doit être pénétrée d'une idée de justice, je décris ainsi la société actuelle comme une société à laquelle manque non toute idée de justice, mais l'idée de justice de la révolution, un fait dont Engels lui-même conviendra.
Restons-en pour commencer à la maison une fois bâtie. Quand elle est louée, elle rapporte à celui qui l'a fait construire une rente foncière, les frais de réparations et l'intérêt (lu capital investi, y compris le profit réalisé, sous forme de loyers; ceux-ci, suivant les circonstances, peuvent représenter 2, 3, 5, 10 fois le prix de revient initial. Ceci, ami Mülberger, est la " constatation simple et objective " d'un " fait " qui est économique; et si nous voulons savoir pourquoi " il en est ainsi ", c'est sur ce terrain qu'il nous faut diriger nos recherches. Regardons ce fait d'un peu plus près, afin qu'un enfant lui-même ne puisse s'y tromper. On sait qu'à la vente d'une marchandise, le possesseur en abandonne la va leur d'usage et empoche sa valeur d'échange. Si les valeurs d'usage des marchandises diffèrent c'est entre autres, également, parce que leur consommation exige des durées différentes. Une miche de pain disparaît en un jour, un pantalon sera usé en un an, une maison, mettons en cent ans. Avec les marchandises dont l'usure est lente se présente la possibilité d'en vendre la valeur d'usage par fractions, chaque fois pour une période déterminée, en d'autres termes de la louer. La vente fractionnée ne réalise par conséquent la valeur d'échange que peu à peu; pour avoir renoncé au remboursement immédiat du capital avancé et du profit qui en est tiré, le vendeur est dédommagé par une augmentation du prix, par un intérêt dont le taux est fixé par les lois de l'économie politique et pas du tout arbitrairement. Au bout de cent ans, la maison a fait son temps, elle est délabrée, inhabitable. Si alors nous déduisons du total des loyers encaissés :
1) la rente foncière, avec la majoration éventuelle qu'elle a subie pendant cette période ;
2) les dépenses courantes pour les réparations,
nous trouverons que le reste se compose, en moyenne : 1) du capital primitif employé à la construction de la maison, 2) du profit qu'il a rapporté et 3) des intérêts du capital et du profit, venus progressivement à échéance.
A la fin de ce laps de temps, il est vrai, le locataire n'a pas de maison, mais le propriétaire n'en a pas davantage. Ce dernier ne possède plus que le terrain – s'il lui appartient – et les matériaux de construction qui s'y trouvent et qui ne sont plus une maison. Et si la maison entre-temps a couvert " 5 ou 10 fois le coût initial ", nous verrons que ceci est dû uniquement à une augmentation de la rente foncière; ce qui n'est un secret pour personne en des lieux comme Londres où le propriétaire foncier et celui de la maison sont le plus souvent deux personnes différentes. Des augmentations de loyers aussi considérables se produisent dans les villes à croissance rapide, mais non dans un village agricole, où la rente foncière pour les emplacements bâtis reste à peu près constante. Aussi bien il est notoire que, abstraction faite des augmentations de la rente foncière, le loyer ne rapporte pas en moyenne annuellement plus de 7% du capital investi – le profit inclus -, avec lesquels il faut encore payer les frais de réparations, etc. Bref, le contrat de location est une affaire commerciale tout à fait courante; pour l'ouvrier, elle n'a théoriquement ni plus ni moins d'intérêt qu'une autre – celle mise à part où il s'agit de l'achat et de la vente de sa force de travail -, tandis que pratiquement elle se présente comme l'une des mille et une formes de l'escroquerie bourgeoise, dont je parle à la page 4 de l'édition en brochure; mais elles aussi, comme je l'ai montré, sont soumises à des lois économiques.
Mülberger, lui, ne voit dans le contrat de location que pur " arbitraire " (p. 19 de l'édit. spéciale). Et quand je lui démontre le contraire, il se plaint que je lui raconte " uniquement des choses que malheureusement il savait déjà ".
Mais avec toutes ces études économiques sur les loyers, nous ne parvenons pas à transformer l'abolition de la location en " une des entreprises les plus fécondes et les plus grandioses qu'ait enfantées l'idée révolutionnaire ". Pour mener à bien cette transformation, il nous faut transposer un simple fait de l'économie objective sur le plan juridique, déjà bien plus idéologique. " La maison constitue un titre juridique éternel " sur un loyer – " c'est ainsi " que la valeur de la maison peut être, sous forme de loyers, payée 2, 3, 5, 10 fois. Pour savoir comment il se fait qu'" il en est ainsi ", le " titre juridique " ne nous fait pas avancer d'un pas; c'est pourquoi j'ai dit que c'est seulement en recherchant comment la maison devient un titre juridique que Mülberger aurait pu apprendre, comment il se fait qu'" il en est ainsi ". Nous l'apprenons en examinant, comme je l'ai fait, la nature économique de la location, au lieu de nous irriter du terme juridique par lequel la classe dominante la ratifie. Celui qui propose des mesures économiques pour abolir la location est, semble-t-il tenu d'en savoir un peu plus sur cette question que la définition suivant laquelle elle " représente le tribut payé par le locataire au droit éternel du capital ". Là-dessus Mülberger me répond : " Décrire est une chose, expliquer en est une autre. "
Ainsi, nous avons transformé la maison, bien qu'elle ne soit nullement éternelle, en un titre de location, juridique et éternel. Nous trouvons – peu importe la raison pour laquelle " il en est ainsi " – que grâce à ce titre la maison rapporte plusieurs fois sa valeur sous forme de loyers. Par la transposition sur le plan juridique, nous nous sommes heureusement assez éloignés de l'économique pour ne plus voir que le phénomène selon lequel une maison peut, en loyers bruts, se faire petit à petit payer plusieurs fois. Comme nous pensons et parlons en juristes, nous appliquons à ce phénomène la mesure du droit, de la justice, et nous trouvons qu'il est injuste, qu'il ne correspond pas à " l'idée de justice de la révolution ", (que peut-on bien entendre par là ?), et que, par suite, le titre juridique est sans valeur. Nous trouvons en outre qu'il en est de même pour le capital porteur d'intérêts et pour le terrain agricole affermé et nous avons maintenant un prétexte pour mettre à part ces catégories de propriétés et pour leur appliquer un traitement d'exception. Il consiste à demander :
1) que soit retiré au propriétaire le droit de donner congé et celui de réclamer la restitution de sa propriété ;
2) que soit laissée gratuitement au locataire, à l'emprunteur ou au fermier la jouissance de ce qui lui est transmis et ne lui appartient pas ;
3) que le propriétaire soit remboursé à longues échéances sans intérêts.
Ainsi se trouvent épuisés sur ce chapitre les " principes " de Proudhon. C'est là sa " liquidation sociale ".
Soit dit en passant : il est clair que tout ce plan de réformes doit profiter presque exclusivement aux petits-bourgeois et aux petits paysans, en les affermissant dans leur situation sociale. Le " petit-bourgeois Proudhon ", ce mythe d'après Mülberger, acquiert ici, brusquement, une existence historique tout à fait tangible.
Mülberger poursuit :
Si je dis, après Proudhon, que la vie économique doit être pénétrée d'une idée de justice, je décris ainsi la société actuelle comme une société à laquelle manque non toute idée de justice, mais l'idée de justice de la révolution, un fait dont Engels lui-même conviendra.
Je ne suis malheureusement pas en état de faire à Mülberger ce plaisir. Il demande que la société soit pénétrée d'une idée de justice et il appelle cela une description. Si un tribunal me somme par huissier de payer une dette, il ne fait, d'après Mülberger, que me décrire comme un homme qui ne paie pas ses dettes ! Décrire est une chose, exiger en est une autre. Et c'est précisément en ceci que résida la différence essentielle entre Proudhon et le socialisme scientifique allemand. Nous décrivons – et toute description véritable est, en dépit de Mülberger, une explication – les rapports économiques tels qu'ils sont, la manière dont ils évoluent, et nous apportons la preuve strictement économique que leur développement est en même temps celui des éléments d'une révolution sociale : d'une part, le développement d'une classe, le prolétariat, que sa situation pousse nécessairement vers la révolution sociale, d'autre part, celui de forces productives qui, le cadre de la société capitaliste leur étant devenu trop étroit, doivent nécessairement le faire éclater et qui, en même temps, offrent les moyens de supprimer une fois pour toutes les différences de classes, dans l'intérêt du progrès social lui-même. Proudhon, au contraire, exige de la société actuelle qu'elle se transforme, non pas selon les lois de son propre développement économique, mais d'après les prescriptions de la justice (l'" idée de justice " n'est pas de lui, mais de Mülberger). Là où nous apportons des preuves, Proudhon prêche et se lamente, et Mülberger avec lui.
C’est que « l’idée de justice de la révolution » reste pour moi une énigme. Proudhon, il est vrai, fait de « la révolution » une sorte de divinité qui incarne et accomplit sa « justice », mais en même temps il commet l’erreur singulière de confondre la révolution bourgeoise de 1789-1794 avec la future révolution prolétarienne. Cette confusion se trouve dans presque toutes ses œuvres, surtout depuis 1848 ; je ne citerai, à titre d’exemple, que Idée générale de la révolution[41] (éd. de 1868, p. 39-40). Toutefois Mülberger refusant de prendre une responsabilité quelle qu’elle soit quand il s’agit de Proudhon, cela m’interdit d’expliquer en partant de lui l’« idée de justice de la révolution » et je reste dans une totale obscurité.
Mülberger continue :
Mais ni Proudhon, ni moi-même n’en appelons à une « justice éternelle » pour expliquer les injustices existantes, ou, comme Engels me le prête, pour attendre de cet appel leur redressement.
Mülberger table certainement sur le fait que « Proudhon est pour ainsi dire inconnu en Allemagne ». Dans tous ses écrits, Proudhon mesure tous les principes sociaux, juridiques, politiques, religieux à l’étalon de la « justice » et il les adapte ou les rejette suivant qu’ils concordent ou non avec ce qu’il appelle ainsi. Dans les Contradictions économiques[42] cette justice se nomme encore « justice éternelle ». Plus tard, l’éternité est passée sous silence, mais demeure en fait. Dans par exemple De la justice dans la révolution et dans l’église[43] (éd. de 1858), le passage suivant est le texte que développe tout le prêche en trois volumes (t. I, p. 42) :
Quel est le principe fondamental, le principe organique, régulateur, souverain des sociétés, le principe qui, se subordonnant tous les autres, régit, protège, refoule, corrige, au besoin même étouffe, les éléments rebelles ? Est-ce la religion, l'idéal, l'intérêt ?... Ce principe est à mon avis la justice. – Qu'est-ce que la justice ? L'essence même de l'humanité. Qu'a-t-elle représenté depuis le commencement du monde ? Rien. – Que devrait-elle être ? Tout.
Une justice qui est l'essence même de l'humanité qu'est-ce donc, si ce n'est la justice éternelle. Une justice, qui est le principe fondamental, organique, régulateur, souverain des sociétés, qui malgré cela n'a rien représenté jusqu'ici, mais qui doit être tout – qu'est-ce donc, si ce n'est l'étalon auquel mesurer toutes les choses humaines, si ce n'est celle à qui il faut en appeler dans tous les conflits comme à l'arbitre suprême ? Ai-je jamais prétendu autre chose que ceci : Proudhon cache son ignorance et son impuissance économiques quand il juge tous les rapports économiques non d'après les lois de l'économie, mais suivant qu'ils concordent ou non avec l'idée qu'il se fait de la justice éternelle ? Et en quoi Mülberger se distingue-t-il de Proudhon, quand il demande que
toutes les transformations dans la société moderne... soient pénétrées d'une idée de justice, c'est-à-dire qu'elles soient partout réalisées suivant les strictes exigences de la justice ?
Ne sais-je pas lire, ou Mülberger ne sait-il pas écrire ? Mülberger poursuit :
Proudhon sait aussi bien que Marx et Engels que les rapports économiques et non les juridiques, sont le véritable moteur de la société humaine; il sait lui aussi que les idées qu'un peuple se fait de la justice ne sont que l'expression, l'image, le produit des rapports économiques, notamment des rapports de production... La justice en un mot, c'est pour Proudhon – un produit économique, devenu historique.
(Je n'insisterai pas sur l'obscure terminologie de Mülberger et me contenterai de sa bonne volonté... ) Si Proudhon sait tout cela, " aussi bien que Marx et Engels ", comment pouvons-nous encore nous quereller ? Mais, ,justement, ce que Proudhon sait est un peu différent. Les rapports économiques d'une société donnée se présentent d'abord sous forme d'intérêts. Or, Proudhon nous dit en termes précis, dans le passage précité de son oeuvre principale, que le " principe fondamental, régulateur, organique, souverain des sociétés, qui se subordonne tous les autres ", n'est pas l'intérêt, mais la justice. Et il le répète dans tous ses écrits, à tous les passages importants. Ce qui n'empêche pas Mülberger de continuer en disant :
… que l’idée de la justice économique, telle que Proudhon l’a développée de la manière la plus appropriée dans La Guerre et la paix[44] coïncide entièrement avec les idées fondamentales de Lassalle[45], si bien exposés dans sa préface au Système des droits acquis.
Parmi les nombreux ouvrages restés scolaires que Proudhon a écrits, La Guerre et la paix est peut-être le plus scolaire de tous; je ne pouvais cependant m'attendre à ce qu'il fût cité comme preuve de sa prétendue compréhension pour la conception matérialiste de l'histoire, qui est la nôtre en Allemagne, et qui explique tous les événements et les notions historiques, la politique, la philosophie, la religion par les conditions de vie matérielles, économiques de la période historique en question. Dans ce livre, il est si peu matérialiste qu'il ne peut venir à bout de sa construction de la guerre, sans appeler le Créateur à la rescousse. " D'ailleurs, le Créateur, qui a choisi pour nous ce mode de vie, a ses motifs " (t. II, p. 100 de l'édition de 1869). Le fait qu'il croit à l'existence historique de l'âge d'or est révélateur de la connaissance de l'histoire sur laquelle il s'appuie :
Au commencement, lorsque l'humanité était encore clairsemée sur la terre, la nature pourvoyait sans peine à ses besoins. C'était l'âge d'or, l'âge de l'abondance et de la paix. (Même ouvrage, p. 102.)
Son point de vue économique est celui du malthusianisme le plus grossier :
Si la production est doublée, il en sera bientôt de même pour la population (p. 105).
En quoi consiste donc le matérialisme de cet ouvrage ? Dans cette affirmation que la cause de la guerre est encore et depuis toujours " le paupérisme " (par exemple p. 143). L'oncle Brâsig[46] était un matérialiste tout aussi réussi, quand, dans son discours de 1848, il prononçait calmement ces fortes paroles : La cause de la grande misère, c'est la grande pauvreté.
Le Système des droits acquis de Lassalle reste prisonnier de la grande et double illusion du juriste et du vieil hégélien. Il déclare expressément (p. VII), que " dans l'économique " également, " l'idée du droit acquis est la source motrice de tout développement ultérieur "; il veut montrer " le droit comme un organisme rationnel, se développant à partir de lui-même " (donc, sans partir de conditions économiques préalables) (p. IX); il s'agit pour lui de faire découler le droit, non des rapports économiques, mais de la " notion même de volonté, dont la philosophie du droit n'est que le développement et l'exposé " (p. X). Que vient donc faire ici ce livre ? La seule différence entre Proudhon et Lassalle est que ce dernier est un juriste et un hégélien véritables, tandis que Proudhon, en jurisprudence et en philosophie, comme en tout autre domaine, est un pur dilettante.
Je n'ignore pas que Proudhon, dont on sait qu'il se contredit sans cesse, fait par-ci par-là une réflexion donnant l'impression qu'il explique les idées par les faits. De telles réflexions sont sans la moindre importance, w la direction constante de sa pensée; de plus, quand elles surgissent, elles sont extrêmement confuses et illogiques.
A un certain stade très primitif du développement de la société, le besoin se fait sentir de rassembler sous une règle commune les actes se renouvelant quotidiennement de la production, de la répartition et de l'échange des produits, et de veiller à ce que chacun se soumette aux conditions communes de la production et de l'échange. Cette règle, d'abord coutume, devient bientôt une loi. Avec elle surgissent nécessairement des organismes chargés de son maintien : les pouvoirs publics, l'État. Au cours de l'évolution ultérieure de la société, la loi se développe en une législation plus ou moins étendue. Plus elle se complique, plus sa terminologie s'éloigne de celle qui exprime les conditions économiques courantes de la société. Cette législation apparaît alors comme un élément indépendant qui tire la justification de son existence et le fondement de son évolution ultérieure, non des conditions économiques, mais de ses propres motifs profonds ou, si vous voulez, de la " notion de volonté ". Les hommes oublient que leur droit a pour origine leurs conditions de vie économiques, comme ils ont oublié qu'ils descendent du monde animal. Avec le développement de la législation en un ensemble complexe et étendu apparaît la nécessité d'une nouvelle division du travail social; il se forme une caste de juristes professionnels, et avec eux naît la science du droit. Celle-ci, en se développant, compare les systèmes juridiques des différents peuples et des diverses époques, les considérant, non point comme l'image des rapports économiques du moment, mais comme des systèmes qui trouvent en eux-mêmes leur raison d'être. Or, la comparaison suppose un élément commun; les juristes le font apparaître en construisant un droit naturel avec ce qui est plus ou moins commun à tous ces systèmes. Et la mesure à laquelle se référer pour savoir ce qui est ou non du droit naturel est précisément l'expression la plus abstraite du droit lui-même, à savoir la justice.
À partir de ce moment, le développement du droit pour les juristes et pour ceux qui les croient sur parole, n’est plus que l’effort tendant à rapprocher toujours plus la condition humaine, dans son expression juridique, de l’idéal de la justice, de la justice éternelle. Et cette justice n’est toujours que l’expression sur le plan idéologique et métaphysique des conditions économiques existantes, tantôt selon leur aspect conservateur, tantôt selon leur aspect révolutionnaire. La justice des Grecs et des Romains trouvait juste l’esclavage ; la justice des bourgeois de 1789 exigeait la suppression de la féodalité, parce qu’injuste. Pour les hobereaux prussiens, l’organisation des circonscriptions[47], si mauvaise soit-elle, est une violation de la justice éternelle. La notion de justice éternelle varie ainsi, non seulement avec l’époque et le lieu, mais avec les personnes elles-mêmes. Comme le remarque très justement Mülberger, elle fait partie des choses, « que chacun comprend différemment ». Dans la vie courante, étant donné la simplicité des rapports sur lesquels porter un jugement, des expressions comme juste, injuste, justice, sentiment du droit, même lorsqu’elles s’appliquent à des faits sociaux, sont admises sans malentendus ; tandis que dans l’étude scientifique des rapports économiques elles causent comme nous l’avons vu, la même désastreuse confusion que celle, par exemple, qui se produisait actuellement en chimie, si l’on voulait conserver la terminologie de la théorie phlogistique[48]. Plus [111] grave encore est la confusion quand on croit, comme Proudhon, à ce phlogiston social, « la justice », ou quand on affirme, comme Mülberger, que le phlogiston et oxygène sont pareillement fondés
III.[modifier le wikicode]
Mülberger se plaint, en outre, que je qualifie de jérémiade réactionnaire sa diatribe " emphatique " où il dit
qu'il n'y a pas pour toute la civilisation de notre siècle tant vanté plus terrible dérision que le fait que, dans les grandes villes, 90 % de la population, et même plus, n'ont pas un lieu qu'ils puissent considérer comme leur appartenant.
En effet. Si Mülberger s'était borné, comme il le prétend, à décrire " l'abomination des temps présents ", je n'aurais certainement médit " ni de lui, ni de ses modestes discours ". Mais ce qu'il fait est bien différent. II dépeint cette " abomination " comme un effet résultant de ce que les travailleurs " n'ont pas un lieu qu'ils puissent considérer comme leur appartenant ". Que l'on déplore " l'abomination des temps présents " parce que les ouvriers ne possèdent plus leur maison, ou, comme les hobereaux, parce que la féodalité et les corporations ont été abolies : dans les deux cas, il ne peut en résulter qu'une jérémiade réactionnaire, une lamentation sur l'avènement de ce qui est inévitable, historiquement nécessaire. Ce qui est réactionnaire, c'est de vouloir, comme Mülberger, rétablir pour les ouvriers la possession individuelle de leur maison – une question que l'histoire a depuis longtemps liquidée; c'est de ne pouvoir imaginer la libération des travailleurs autrement qu'en faisant de chacun d'eux à nouveau le propriétaire de sa maison.
II continue :
Je le déclare expressément : la véritable lutte est dirigée contre le mode de production capitaliste, et ce n'est que de sa transformation que l'on peut espérer une amélioration des conditions d'habitation. Engels ne voit rien de tout cela... Je suppose résolue toute la question sociale, avant de pouvoir aborder celle du rachat des logements.
Malheureusement, aujourd'hui encore, je ne vois rien de tout cela. Je ne puis pourtant pas deviner ce que suppose, dans le silence de sa pensée, un inconnu dont j'ignorais jusqu'au nom. Je ne puis que m'en tenir aux articles imprimés de Mülberger. Et aujourd'hui encore je trouve (p.p. 15 et 16 de l'édition en brochure) qu'avant de pouvoir aborder la question du rachat des logements, il ne suppose pas autre chose... que le logement lui-même. Ce n'est qu'à la page 17 qu'il prend le taureau par les cornes et s'attaque " résolument à la productivité du capital " – un sujet sur lequel nous reviendrons. Et même sa réponse nous en apporte confirmation, quand il dit :
II s'agissait plutôt de montrer, comment, en partant des conditions existantes, on peut transformer complètement la question du logement.
Partir des conditions existantes ou de la transformation (c'est-à-dire : abolition) du mode de production capitaliste : ce sont là tout de même deux choses entièrement différentes.
Il n’est pas étonnant que Mülberger se plaigne quand je trouve dans les tentatives philanthropiques de MM. Dollfus[49] et autres fabricants pour aider les travailleurs dans l’acquisition de leurs maisons, l’unique possibilité de réaliser ses projets proudhoniens. S’il pouvait se rendre compte que le plan de Proudhon pour le sauvetage de la société est une vue de l’imagination, qui se place uniquement sur le terrain de la société bourgeoise, il ne lui accorderait naturellement aucune créance. Jamais et nulle part, je n’ai mis en doute sa bonne volonté. Mais pourquoi félicite-t-il le [113] docteur Reschauer[50] d’avoir proposé au Conseil municipal de Vienne de reprendre les projets Dollfus ?
Autre déclaration de Mülberger :
En ce qui concerne spécialement l’opposition entre la cille et la campagne, c’est une utopie de vouloir la supprimer. Cette opposition est naturelle, plus exactement : elle s’est créée au cours de l’histoire… Il ne s’agit pas de la supprimer, mais bien de trouver les formes politiques et sociales, qui lui enlèveront sa nocivité et même la rendront fructueuse. C’est de cette manière que l’on peut attendre une conciliation pacifique, une harmonisation progressive des intérêts.
Ainsi, la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne est une utopie, parce que cette opposition est naturelle, plus exactement parce qu’elle s’est créée au cours de l’histoire. Appliquons cette logique à d’autres oppositions dans la société moderne et voyons où elle nous mènerait. Par exemple :
En ce qui concerne spécialement l’antagonisme entre capitalistes et salariés, c’est une utopie de vouloir le supprimer. Cet antagonisme est naturel, plus exactement : il s’est créé au cours de l’histoire. Il ne s’agit pas de le supprimer, mais bien de trouver les formes politiques et sociales, qui lui enlèveront sa nocivité et même le rendront fructueux. C’est de cette manière que l’on peut attendre une conciliation pacifique, une harmonisation progressive des intérêts.
Nous voilà revenus à Schulze-Delitzsch.
La suppression de l’opposition entre la ville et la campagne n’est pas plus une utopie que la suppression de l’antagonisme entre capitalistes et salariés. Elle devient chaque jour davantage une exigence pratique de la production industrielle comme de la production agricole. Personne [114] ne l’a réclamée avec plus de force que Liebig[51] dans ses ouvrages sur la chimie agricole dans lesquels il demande en premier et constamment que l’homme rende à la terre ce qu’il reçoit d’elle et où il démontre que seule l’existence des villes, notamment des grandes villes, y met obstacle. Quand on voit qu’ici, à Londres seulement, on jette journellement à la mer, à énormes frais, une plus grande quantité d’engrais naturels que n’en peut produire tout le royaume de Saxe, et quelles formidables installations sont nécessaires pour empêcher que ces engrais n’empoisonnent tout Londres, alors l’utopie que serait la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne se trouve avoir une base merveilleusement pratique, Berlin lui-même, relativement peu important, étouffe dans ses propres ordures depuis au moins trente ans. D’autre part, c’est une pure utopie de vouloir, comme Proudhon, bouleverser l’actuelle société bourgeoise en conservant le paysan tel qu’il est. L’abolition du mode de production capitaliste étant supposée réalisée, seules une répartition aussi égale que possible de la population dans tout le pays et une étroite association des moyens de communication rendue alors nécessaire, sont en mesure de tirer la population rurale de l’isolement et de l’abrutissement dans lesquels elle végète, presque sans changement depuis des millénaires. L’utopie n’est pas d’affirmer que les hommes ne seront totalement libéré des chaînes forgées par leur passé historique que si l’opposition entre la ville et la campagne est supprimée ; l’utopie commence au moment où l’on s’avise de prescrire, « en partant des conditions existantes » la forme sous laquelle doit être résolue telle ou telle opposition dans la société actuelle. Et c’est ce que fait Mülberger en adoptant la formule proudhonienne pour la solution de la question du logement.
Mülberger se plaint ensuite que je le rende en quelque sorte responsable « des monstrueuses conceptions de Proudhon en matière de capital et d’intérêt » et il dit :
[115]
Je suppose acquis le changement des rapports de production ; la loi de transition réglant le taux de l’intérêt n’a pas alors pour objet les rapports de production, mais les transformations sociales, les conditions de circulation… Le changement dans les rapports de production, ou comme dit, avec plus d’exactitude, l’école allemande, l’abolition du mode de production capitaliste, ne résulte pas, comme Engels me l’attribue à tort, d’une loi de transition supprimant l’intérêt, mais de la prise de possession effective de tous les instruments de travail, de toute l’industrie par la population laborieuse. Quant à savoir si elle donnera alors ses suffrages (!) au rachat ou à l’expropriation immédiate, ce n’est ni Engels, ni moi, qui pouvons en décider.
Étonné, je me frotte les yeux. Je relis encore une fois attentivement d’un bout à l’autre l’exposé de Mülberger pour découvrir le passage où il déclare que son rachat des logements suppose achevée « la prise de possession effective de tous les instruments de travail, de toute l’industrie par la population laborieuse ». Je ne le trouve pas. Il n’existe pas. Il n’est nulle part question de « prise de possession effective », etc. Par contre, il est dit page 17 :
Nous supposons donc qu’on prend le taureau par les cornes et qu’on s’attaque résolument, à la question de la productivité du capital, comme cela se produira inévitablement tôt ou tard, par exemple en promulguant une loi de transition qui fixera l’intérêt de tous les capitaux à 1 %, avec tendance, notons-le bien, à se rapprocher toujours plus de zéro… Comme tous les autres produits, la maison et le logement seront compris dans le cadre de cette loi… Envisagé sous cet angle, nous voyons donc que le rachat du logement suivra nécessairement comme conséquence de l’abolition de la productivité du capital en général.
Ici donc, et en complète contradiction avec sa dernière version, Mülberger nous dit en termes précis que la loi [116] abolissant l’intérêt « s’attaquera résolument » en effet à la productivité du capital — terminologie confuse par laquelle de son propre aveu, il entend le mode de production capitaliste — et que justement par suite de cette loi, « le rachat du logement suivra nécessairement, comme conséquence de l’abolition de la productivité du capital en général ». Pas du tout affirme maintenant Mülberger. Cette loi de transition n’a « pas pour objet les rapports de production, mais les conditions de circulation ». Devant une si totale contradiction, qui, d’après Gœthe, est « aussi mystérieuse pour les sages que pour les fous », il ne me reste plus qu’à admettre que j’ai affaire à deux Mülberger tout à fait différents, dont l’un se plaint avec raison que je lui ai « attribué à tort » ce que l’autre a fait publier.
Que la population laborieuse, lors de la prise de possession effective, ne s’adressera ni à moi, ni à Mülberger pour savoir si elle « donnera ses suffrages au rachat ou à l’expropriation immédiate », est sans aucun doute exact. Vraisemblablement, elle préférera même ne rien « donner » du tout. Seulement, il n’était nullement question de la prise de possession effective de tous les instruments de travail par la classe laborieuse, mais uniquement de l’affirmation de Mülberger (p. 17) suivant laquelle « toute la solution de la question du logement tenait dans le seul mot de rachat ». S’il déclare maintenant que ce rachat est extrêmement problématique, alors à quoi bon cette peine inutile pour nous deux, comme pour nos lecteurs ?
D’ailleurs, il faut constater que la « prise de possession effective », par la population laborieuse, de tous les instruments de travail, de toute l’industrie est exactement le contraire du « rachat » proudhonien. D’après cette dernière solution, chaque ouvrier devient propriétaire de son logis, de sa ferme, de ses instruments de travail. D’après la première, la « population laborieuse » reste le possesseur collectif des maisons, usines et instruments de travail et, du moins pendant une période de transition, elle en abandonne difficilement la jouissance sans dédommagement de ses frais aux individus ou aux sociétés privées. Exactement comme la suppression de la propriété foncière n’est pas celle de la rente foncière, mais son transfert à la société, [118] encore que sous une forme modifiée. L’appropriation effective de tous les instruments de travail par la population laborieuse n’exclut donc en aucune façon le maintien du louage et de la location.
D’une manière générale, il ne s’agit pas de savoir si le prolétariat quand il arrivera au pouvoir, s’emparera simplement par la force des instruments de production, des matières premières et des moyens de subsistance, ou s’il paiera immédiatement en échange des redevances, ou s’il en rachètera la propriété par un lent remboursement par annuités. Vouloir répondre d’avance et pour tous les cas à une telle question, serait bâtir des utopies et je laisse ce soin à d’autres.
IV.[modifier le wikicode]
Tout ce flot d’encre a été nécessaire pour aboutir enfin, à travers les échappatoires et les détours de Mülberger, à la question même, que dans sa réponse il évite soigneusement d’aborder.
Qu’y avait-il de positif dans son exposé ?
Premièrement : « La différence entre le coût initial d’une maison, d’un emplacement de construction, etc. et sa valeur actuelle » revient de droit à la société. Cette différence s’appelle en langage économique, la rente foncière. Proudhon lui aussi veut l’attribuer à la société, comme on peut le lire dans Idée générale de la révolution (édit. de 1868, p. 219).
Deuxièmement : La solution de la question du logement consiste à rendre chaque locataire propriétaire de son logement.
Troisièmement : Cette solution entrera en application grâce à une loi qui transformera les versements à titre de loyers e acomptes sur le prix d’achat du logement. Les points 2 et 3 sont tous deux empruntés à Proudhon, comme chacun peut s’en convaincre dans Idée générale de la révolution [118] (p. 99 et suivantes) ; on y trouve même (p. 203), le projet de loi en question entièrement rédigé.
Quatrièmement : On s’attaque résolument à la production du capital par une loi de transition qui abaisse le taux d’intérêt provisoirement à 1 %, sous réserve d’une nouvelle réduction par la suite. Ceci également est emprunté à Proudhon et on peut le lire tout au long dans Idée générale, pages 182-186.
Pour chacun de ces points, j’ai cité le passage de Proudhon où se trouve l’original de la copie de Mülberger, et je demande maintenant si j’avais ou non le droit d’appeler proudhonien l’auteur d’un article 100 % proudhonien, ne refermant que des opinions proudhoniennes. Et pourtant Mülberger ne se plaint de rien aussi amèrement que de cette appellation que je lui décernais pour « être tombé sur quelques tournures de phrases particulières à Proudhon ». Or, c’est le contraire : les « tournures de phrases » sont toutes de Mülberger, tandis que le contenu est de Proudhon. Quand ensuite je complète à l’aide de Proudhon son exposé proudhonien, Mülberger m’accuse de lui attribuer faussement les « opinions monstrueuses » de Proudhon.
Et maintenant, qu’ai-je opposé à ce plan proudhonien ?
Premièrement : que le transfert de la rente foncière à l’État signifie l’abolition de la propriété foncière individuelle.
Deuxièmement : que le rachat du logement en location et le transfert de sa propriété au locataire qui l’occupait jusque-là, ne touche en rien le mode capitaliste de production.
Troisièmement : que ce projet dans le développement actuel de la grande industrie et des villes est aussi absurde que réactionnaire et le rétablissement généralisé de la propriété individuelle du logement serait une régression
[119]
Quatrièmement : qu’abaisser par contrainte le taux d’intérêt ne porte nulle atteinte au mode capitaliste de production ; les lois sur l’usure démontrent au contraire que ce projet est aussi ancien qu’impossible à appliquer.
Cinquièmement : que la suppression de l’intérêt du capital n’entraîne nullement celle du loyer pour les maisons.
Mülberger m’a concédé à présent les points 2 et 4. Il ne dit mot sur les autres. Et pourtant, c’est justement sur eux que porte le débat. D’ailleurs, la réponse de Mülberger n’est pas une réfutation ; elle évite soigneusement les points économiques, qui sont pourtant décisifs ; c’est un exposé de ses plaintes, rien de plus. C’est ainsi qu’il me reproche d’anticiper sur la solution d’autres questions qu’il annonce vouloir traiter — telles que la dette publique, les dettes privées, le crédit —, et de dire que ces solutions seront partout les mêmes que pour la question du logement, qu’elles consisteront à supprimer l’intérêt, à transformer le paiement des intérêts en versements sur le montant du capital et à décider la gratuité du crédit. Pourtant, je parierais aujourd’hui encore que, si jamais les articles de Mülberger voyaient la lumière du jour, leur contenu essentiel coïnciderait avec l’Idée générale de Proudhon (voir p. 182 pour le crédit ; p. 186 pour la dette publique ; p. 196 pour les dettes privées), tout comme ceux sur la question du logement correspondaient aux passages cités du même ouvrage.
À cette occasion, Mülberger m’informe que les questions come celles des impôts, de la dette publique, des dettes privées, du crédit, auxquelles s’ajoute maintenant celle de l’autonomie des communes, sont de la plus haute importance pour le paysan et pour la propagande à la campagne. D’accord en grande partie ; mais, primo, il n’avait pas été du tout question des paysans jusqu’alors et, secundo, les « solutions » proudhoniennes à toutes ces questions sont tout aussi absurdes économiquement et bourgeoises essentiellement que celle qu’il apporte à la question du logement. Contre l’allusion de Mülberger, insinuant que je méconnaîtrais la nécessité d’entraîner les paysans dans le mouvement révolutionnaire, je n’ai, quant à moi, nul besoin de [120] me défendre. Mais je tiens, il est vrai, pour folie de recommander aux paysans dans ce dessein les panacées du thaumaturge Proudhon. En Allemagne subsistent encore beaucoup de grandes propriétés terriennes. D’après la théorie de Proudhon, elles devraient toutes être morcelées en petites fermes, ce qui, dans l’état actuel des sciences agricoles, et après les expériences faites en France et en Allemagne occidentale avec les propriété parcellaires, serait tout simplement réactionnaire. La grande propriété foncière qui subsiste nous offrira au contraire une possibilité fort opportune de faire pratiquer la grande culture par des travailleurs associés ; elle seule est en mesure d’employer tous les moyens modernes, machines, etc. et de montrer ainsi aux petits paysans les avantages de la grande entreprise grâce à l’association. Les socialistes danois, très en avance sur les autres sous ce rapport, l’ont compris depuis longtemps.
Je n’ai pas non plus à me défendre contre le reproche de considérer l’état déshonorant des habitations ouvrières actuelles « comme détail sans importance ». J’ai été, autant que je sache, le premier écrivain de langue allemande à décrire cette situation dans son développement typique, tel qu’on le rencontre an Angleterre ; non pas, comme le pense Mülberger, parce qu’elle « heurte de front mon sentiment de la justice » — celui qui voudrait écrire des livres sur tout ce qui heurte son sentiment de la justice aurait fort à faire —, mais bien, comme on peut le lire dans la préface de mon livre, pour donner au socialisme allemand alors à ses débuts et qui s’égarait dans une vaine phraséologie, une base concrète, en lui dépeignant la situation sociale créée par la grande industrie moderne. Quant à vouloir résoudre ce qu’on appelle la question du logement, cela me vient aussi peu à l’esprit que de m’occuper de la nourriture. Je m’estimerai satisfait si j’ai pu démontrer que la production dans notre société moderne est suffisante pour que tous ses membres aient assez à manger et qu’il existe assez d’habitations pour offrir provisoirement aux masses travailleuses un abri spacieux et sain. Mais spéculer sur la manière dont le société future réglera la répartition de la nourriture et des [121] logements aboutit directement à l’utopie. Tout au plus pouvons-nous, d’après la connaissance que nous avons des conditions fondamentales de tous les modes de production ayant existé jusqu’ici établir qu’avec la chute de la production capitaliste, certaines formes d’appropriation dans la société actuelle deviendront impossibles. Les mesures de transition elles-mêmes devront partout s’adapter aux conditions qui existeront à ce moment-là ; elles seront fondamentalement différentes dans les pays de petite propriété et dans ceux de grande propriété foncière, etc. Nul mieux que Mülberger lui-même ne nous montre à quoi l’on aboutit quand on cherche des solutions isolées pour les questions dites pratiques, comme celle du logement ; il commence par nous exposer sur 28 pages comment « toute la solution de la question du logement tient dans le seul mot de rachat » ; puis, si on le serre de près, il bredouille, gêné, qu’en fait on ne peut pas du tout savoir si, lors de la prise de possession effective des habitations, « la population laborieuse donnera ses suffrages au rachat », plutôt qu’à toute autre forme d’expropriation.
Mülberger nous demande de devenir pratiques, de ne pas nous contenter, « face aux situations réelles et pratiques », d’aligner des formules mortes et abstraites, de « nous dégager du socialisme abstrait pour aborder les rapports concrets et déterminés de la société ». Si Mülberger avait fait ce qu’il réclame, sans doute eût-il bien mérité du mouvement ouvrier. Mais le premier pas pour aborder les rapports concrets et déterminés de la société, n’est-il pas d’apprendre à les connaître et de les analyser dans le contexte économique qui est le leur ? Or, que trouvons-nous à ce sujet chez Mülberger ? Deux phrases en tout :
1. « le salarié est au capitaliste ce que le locataire est au propriétaire. » À la page 6 de l’édition en brochure, j’ai démontré la totale fausseté de cette affirmation et Mülberger n’a rien trouvé à répondre.
2. « Mais le taureau qu’il faut saisir par les cornes (dans la réforme sociale), c’est la productivité du capital, suivant le nom donné par l’école libérale de l’économie politique ; [122] or, elle n’existe pas en réalité, mais son existence fictive sert à camoufler toutes les inégalités qui pèsent sur la société actuelle.
Ainsi, le taureau qui doit être saisi par les cornes « en réalité n’existe pas » et, par suite, n’a pas de cornes. Ce n’est pas de lui, mais de son existence fictive que vient le mal. Cependant, la « dite productivité (du capital) est capable de faire surgir du sol, comme par une baguette magique, des maisons et des villes », dont l’existence est tout ce qu’on veut, sauf « fictive » (p. 12). Et cet homme-là, à qui Le Capital de Marx est « à lui aussi bien connu » qui bafouille ainsi dans une confusion désespérante sur les rapports entre le capital et le travail, entreprendrait de montrer aux ouvriers allemands une voie nouvelle et meilleure et se donnerait pour « l’architecte » qui « voit clairement l’ensemble et les grandes lignes de la structure architectonique de la société future » ?
Personne n’a « abordé de plus près les rapports concrets et déterminés de la société » que Marx dans Le Capital. Pendant vingt-cinq ans, il les a examinés sous tous les angles et les résultats de son analyse renferment pour tous les cas également les germes de ce qu’on appelle les solutions, dans la mesure d’ailleurs où elles sont possibles aujourd’hui. Mais cela ne suffit pas à l’ami Mülberger ; tout cela, c’est du socialisme abstrait, des formules mortes et abstraites. Au lieu d’étudier les rapports concrets et déterminés de la société », il se contente de lire quelques tomes de Proudhon ; ils ne lui offrent pour ainsi dire rien sur ces rapports, mais ils lui enseignent en revanche des panacées concrètes et déterminées pour tous les maux sociaux ; il présente alors ce plan de sauvetage social, ce système proudhonien, tout prêt, aux ouvriers allemands, sous prétexte de « vouloir dire adieu aux systèmes », tandis que moi, « je choisis la voie opposée » ! Pour comprendre cela, il faut admettre que je suis atteint de cécité et Mülberger de surdité, si bien qu’il nous est radicalement impossible de nous entendre.
Mais en voilà assez sue ce sujet. Si cette polémique n’a pas d’autre utilité, elle aura du moins celle de fournir la [123] preuve de ce que vaut la pratique de ces socialistes qui se veulent « pratiques » ? Ces propositions pratiques pour éliminer tous les mots sociaux, ces panacées sociales ont été toujours et partout imaginées de toutes pièces par les fondateurs de sectes qui surgirent à l’époque où le mouvement prolétarien était encore en enfance. Proudhon lui aussi est de ceux-là. Le prolétariat dans son développement a vite fait de se débarrasser de ces langes et il est amené à reconnaître qu’il n’y a rien de moins pratique que ces « solution pratiques », échafaudées à l’avance et applicables à tous les cas, et que le socialisme pratique consiste bien plutôt dans la connaissance exacte du mode de production capitaliste sous tous ses aspects. Un prolétariat averti dans ce domaine ne sera jamais embarrassé pour savoir, dans un cas donné, contre quelles institutions sociales et de quelle manière il devra diriger ses principales attaques.
[124]
FIN
- ↑ Le Volksstaat : organe central du parti social-démocrate allemand (de Eisenach) ; il parut à Leipzig de 1869 à 1876.
- ↑ En 1872, des économies bourgeois formèrent l’« Union politique sociale » pour « prêcher du haut de la chaire » des réformes sociales en vue de prévenir la fin du régime capitaliste. Les représentants de cette tendance, appelée ironiquement socialisme de la chaire, exaltaient la politique réactionnaire de Bismarck et l’aidaient à tromper la classe ouvrière.
- ↑ Il s’agit ici de la loi d’exception contre les socialistes. Après des années de corruption, de persécutions policières et de procès pour haute-trahison contre les chefs social-démocrates, Bismarck prit comme prétexte un attentat anarchiste contre Guillaume Ier pour obtenir du Reichstag en 1878 l’interdiction du parti social-démocrate.
- ↑ Il est question ici des « communautés de Marche », ces anciennes associations germaniques pour l’exploitation en commun du sol, qui se sont maintenues jusqu’au xixe siècle et qui avaient pour fonction essentielle la redistribution périodique des terres cultivées entre les membres de la communauté. Sur l’origine et l’évolution de ces communautés, voir « La Marche » texte de F. Engels publié en annexe à L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Éditions sociales, Paris 1954.
- ↑ Dans Marx : Misère de la philosophie, etc. Bruxelles et Paris 1847. (Note d’Engels.)
- ↑ Arthur Mülberger (1847-1907) : médecin allemand, adepte de Proudhon. (Cf. Préface, p. 6 de cette copie).
- ↑ Karl Marx : Le Capital, L. I, t. I., page 95, note. Éditions sociales, 1950.
- ↑ Labour Exchange Bazaar : Magasin d’échange. Engels a en vue ici la tentative faite par Robert Owen en créant des magasins ouvriers : les produits s’y échangeaient contre des marks-travail, dont l’unité était représentée par une heure de travail.
- ↑ La Emancipación : hebdomadaire des sections marxistes de la 1re Internationale en Espagne, a paru à Madrid de juin 1871 à 1873.
- ↑ Sur la manière dont cette solution de la question du logement qui enchaîne les travailleurs à leur propre « foyer », s’est spontanément réalisée aux abords immédiats des grandes villes américaines ou de celles en voie de développement, voici un passage tiré d’une lettre d’Eleanor Marx-Aveling [une des filles de Marx] qu’elle a écrite d’Indianapolis, le 28 novembre 1886 : « À Kansas City, ou plus exactement aux alentours, nous vîmes de misérables petites baraques en bois, d’environ trois pièces, bâties sur des terrains incultes. L’emplacement avait coûté 600 dollars et était juste assez grand pour porter la baraque ; celle-ci avait coûté 600 autres dollars, ce qui fait en tout 4 800 marks pour une misérable petite cabane, à une heure de chemin de la ville, dans un désert de boue. » Ainsi pour se loger, les travailleurs doivent se charger de lourdes dettes hypothécaires et ils sont plus que jamais les esclaves de leur patron ; ils sont liés à leur maison, ils ne peuvent en partir et sont contraints d’accepter toutes les conditions de travail qui leur sont proposées. (Note d’Engels pour l’édition de 1887.)
- ↑ Le Capital, Livre I, t. I, chapitres VI et VII, pp. 170-198. Éditions sociales 1950.
- ↑ Emil Sax (1845-1927) : économiste bourgeois autrichien.
- ↑ Engels veut parler des Illustrated London News, un hebdomadaire bourgeois illustré très répandu, paraissant depuis 1842.
- ↑ Uber Land und Mer : revue littéraire illustrée, paraissant à Stuttgart depuis 1858.
- ↑ Julius Faucher (1820-1878) : économiste vulgaire allemand et député progressiste à la Chambre prussienne.
- ↑ Le Gartenlaube : hebdomadaire petit-bourgeois des familles.
- ↑ Le Kladderadatsch : hebdomadaire satirique fondé en 1848.
- ↑ « Le soldat August Kutschke » désigne le poète Gotthelf Hoffmann, auteur d’un chant patriotique devenu populaire pendant la guerre franco-allemande de 1870-1871.
- ↑ Hansemann (1790-1864) : En 1848, un des dirigeants de la bourgeoisie libérale de Rhénanie.
- ↑ Et celle-ci est devenue finalement, elle aussi, i-un simple foyer de l’exploitation ouvrière. Voir Le Socialiste de Paris, année 1886. (Note d’Engels pour l’édition de 1887.)
- ↑ 21,0 21,1 et 21,2 Friedrich Engels : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre.
- ↑ Sur ce point également les capitalistes anglais ont depuis longtemps non seulement rempli tous les vœux chers à M. Sax, mais ils les ont de beaucoup dépassés. Le lundi 14 octobre 1872, à Morpeth, le tribunal avait, pour établir les listes électorales du Parlement, à juger la demande d’inscription de 2 000 mineurs. Il apparut à cette occasion que la majeure partie d’entre eux, d’après le règlement de la mine où ils travaillaient, devaient être considérés non comme les locataires des petites maisons qu’ils habitaient, mais uniquement comme des occupants tolérés qui, en tout temps et sans préavis, pouvaient être mis à la rue. (Le propriétaire de la mine et celui de la maison étaient naturellement une seule et même personne.) Le juge décida que ces gens n’étaient pas des locataires, mais des domestiques et que, comme tels, ils n’avaient aucun droit à être portés sur les listes. (Daily News, 15 octobre 1872.) (Note d’Engels.)
- ↑ Comme à Paris, les beaux quartiers se trouvent à l’ouest de la ville (West-End), tandis que les quartiers ouvriers sont à l’est (East-End), avec Whitechapel, l’un des plus misérables d’entre eux. Dans La Rue à Londres, Jules Vallès a réuni des chroniques écrites de 1876 à 1877 ; dans ce style à l’emporte-pièce qui lui est propre, il nous donne une image de la capitale anglaise à cette époque, qui est celle où Engels écrivit ses articles sur La Question du logement. Un chapitre est consacré à Soho.
- ↑ Building Societies : Sociétés de construction.
- ↑ Schulze-Delitzsch (1808-1883) : économiste bourgeois, promoteur du mouvement coopératif en Allemagne.
- ↑ Voici encore quelques précisions sur l’activité notamment des sociétés londoniennes de construction. On sait que le terrain de Londres appartient presque entièrement à une douzaine environ d’aristocrates, parmi lesquels les ducs de Westminster, de Bedford, de Portland, etc., occupent plus haut rang. Primitivement, ils avaient loué les terrains pour quatre-vingt-dix-neuf ans et doivent, ce temps écoulé, rentrer en leur possession avec tout ce qui se trouve dessus. Ils louent à présent les maisons pour une durée plus courte, trente-neuf ans par exemple, avec ce qu’on appelle une clause de réparation (repairing lease), d’après laquelle le locataire de la maison doit la mettre et la maintenir en bon état. Dès que le contrat est signé, le propriétaire du sol envoie son architecte et l’employé chargé de la police du bâtiment dans l’arrondissement (surveyor) pour inspecter la maison et fixer les réparations nécessaires. Celles-ci sont souvent très importantes, allant jusqu’au ravalement de la façade, la réfection de la toiture, etc. Le locataire dépose alors le contrat de location comme garantie dans une société de construction et en reçoit l’argent nécessaire — jusqu’à 1 000 livres sterling et plus pour un loyer annuel de 130 à 150 livres – comme avance pour exécuter les réparations à ses frais. Ces sociétés de construction sont donc devenues un important intermédiaire dans un système, qui a pour but de réparer sans cesse et de maintenir en bon état les maisons de Londres appartenant aux grands aristocrates fonciers, et cela sans peine pour eux et aux frais du public. Et c’est ça qui serait pour les travailleurs la solution à la question du logement ! (Note d’Engels pour l’édition de 1887.)
- ↑ Nuisances Removal Act : loi pour la suppression des actes dommageables (à la santé publique).
- ↑ Local Government Act : loi sur l’administration locale.
- ↑ Artisan’s Dwellings Act : loi sur les habitations artisanales.
- ↑ Workshop’s Act : loi sur les Ateliers.
- ↑ Jobbery signifie : se servir dune charge publique dans l’intérêt privé du fonctionnaire ou de sa famille. Quand par exemple le chef de l’Administration des Postes d’un État devient l’associé secret d’une fabrique de papier, lui livre le bois de ses forêts et lui passe ensuite des commandes de papier pour ses bureaux, c’est là, à vrai dire, un assez petit, mais cependant beau travail, dans la mesure où il montre une parfaite compréhension des principes du jobbery : ce qui d’ailleurs va de soi chez Bismarck et il fallait s’y attendre. (Note d’Engels.)
- ↑ Public Works Loan Act : loi sur les prêts pour les travaux publics.
- ↑ Récemment, le Parlement anglais, dans les lois qui confèrent aux autorités londoniennes chargées de la construction le droit d’expropriation en vue de percer de nouvelles artères, s’est préoccupé quelque peu des ouvriers jetés ainsi à la rue. Il a introduit une clause, suivant laquelle les nouvelles habitations qui seront construites devront être aptes à recevoir les classes de la population qui logeaient auparavant dans les immeubles détruits. On construit donc pour les ouvriers, sur des terrains ayant le moins de valeur possible, de grandes maisons-casernes de 5 à 6 étages et on se conforme ainsi à la lettre de la loi. Reste à savoir ce que donneront à l’usage ces dispositions si inhabituelles pour les travailleurs et parfaitement insolites pour la traditionnelle manière de vivre londonienne. Dans le meilleur des cas, c’est au maximum un quart des ouvriers chassés par les nouveaux plans qui pourra être relogé. (Note d’Engels pour l’édition de 1887.)
- ↑ Strousberg (1823-1884) : journaliste et home d’affaires. Pereire (1800-1880) : banquier directeur du Crédit mobilier.
- ↑ Ce qui aujourd’hui, en 1886, empêche encore la dislocation de l’État prussien et de sa base, l’alliance, scellée dans la protection douanière de la grande propriété foncière et du capital industriel, c’est uniquement la peur du prolétariat qui, depuis 1872, s’est énormément développé en nombre et en conscience de classe. (Note d’Engels pour l’édition de 1887.)
- ↑ Il s’agit ici de la Conférence de Gastein en août 1871, où les empereurs d’Autriche et d’Allemagne, avec leurs chanceliers, avec leurs chanceliers, discutèrent des mesures de police à prendre contre la Ire Internationale.
- ↑ Bakounine (1814-1876) : Né en Russie, mort à Berne, après une existence agitée. Engels disait de lui : " La théorie de Bakounine est bien singulière. C'est du proudhonisme mêlé à du communisme. Et l'essentiel dans son proudhonisme est cette idée que le mal essentiel à supprimer, c'est l'État et non pas le Capital, ni, par conséquent, l'antagonisme de classe entre les capitalistes et les ouvriers salariés... " (Citation extraite de l'article " Bakounine " dans Rosenthal et Ioudine : Petit dictionnaire philosophique.) Dans la préface (voir plus haut), Engels l'appelle " le père de l'anarchisme ".
- ↑ Engels a analysé ce manifeste dans un article paru dans le Volksstaat en 1874; cet article a été publié à nouveau en 1894, dans la brochure Questions internationales du "Volksstaat".
- ↑ Le chartisme est un mouvement ouvrier qui s’est développé en Angleterre autour de 1836 ; il réclamait légalité des droits électoraux, une réforme des impôts…
- ↑ Voir plus haut, pp. 21-22 de cette copie.
- ↑ P.-J. Proudhon : Idée générale de la révolution du xixe siècle. Paris 1868.
- ↑ Il s’agit de l’ouvrage de Proudhon : Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère. Paris 1846.
- ↑ P.-J. Proudhon : De la justice dans la révolution et dans l’Église, 3 tomes, Paris 1858.
- ↑ P.-J. Proudhon : La Guerre et la paix, 2 tomes, Paris 1869.
- ↑ Ferdinand Lassalle (1825-1864) : orateur, agitateur, philosophe ; resta prisonnier de la philosophie idéaliste et ne se haussa pas, comme Marx, au matérialisme dialectique. Mais il fonda, en mai 1863 l’Association générale des ouvriers allemands dont Marx a pu dire : « après quinze ans de sommeil, Lassalle a de nouveau réveillé les ouvriers allemands. Cela restera son mérite éternel. »
- ↑ Personnage comique, tiré de l'œuvre de Fritz Reuter (1810-1874) un écrivain humoriste très connu en Allemagne
- ↑ Engels veut parler de la réforme administrative de 1873, qui reconnaissait aux communes le droit de choisir elles-mêmes leurs administrateurs, nommés jusque-là par les propriétaires terriens.
- ↑ Avant la découverte de l’oxygène, les chimistes expliquaient la combustion des corps dans l’atmosphère en supposant l’existence d’une matière combustible particulière, le phlogiston, qui s’échapperait à la combustion. Ayant trouvé que des corps simples une fois consumés pesaient plus lourd qu’auparavant, ils l’expliquèrent en disant que le phlogiston pesait plus qu’avec lui. Ainsi l’imagination attribua petit à petit pesait plus qu’avec lui. Ainsi l’imagination attribua petit à petit au phlogiston les principales propriétés de l’oxygène, mais toutes en sens inverse. La découverte que la combustion consiste dans la combinaison des corps en combinaison avec un autre, l’oxygène, et la préparation de cet oxygène mirent fin à cette hypothèse — mais seulement après une longue résistance de la part des chimistes plus âgés. (Note d’Engels.)
- ↑ Jean Dollfus : manufacturier et économiste français, né à Mulhouse (1800-1887).
- ↑ Himrich Reschauer : journaliste autrichien, rédacteur au journal radical de Graz, la Volksstimme.
- ↑ Justus Liebig (1803-1873) : Savant allemand, fondateur de l’agrochimie.