La politique extérieure des deux internationales (1920)

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La politique extérieure de l'Internationale Jaune et celle de l'Internationale communiste se distinguent du tout au tout. Autant cette dernière est claire et précise, autant celle de l'Internationale de Berne-Lucerne est confuse et, au fond, dépourvue de principes. Elle n'a pour but, en somme, que d'apporter des correctifs partiels à la politique extérieure des grandes puissances victorieuses. C'est une politique de petits rapiéçages des confections impérialistes de l'Entente. A Berne, à Lucerne, dans les démarches des commissions élues à ces congrès, dans les déclarations parlementaires des fractions participantes, nous avons devant nous tout un programme de petits rapiéçages. On fait passer sous la loupe toutes les diverses questions, grandes et petites, agitées par la diplomatie officielle, celles du Sleswig, de Memel, du Tyrol, de la Syrie, de la Géorgie, celles qui concernent cette kyrielle de grandes et petites républiques nouvellement nées ; mais dans toutes ces questions le rôle de l'Internationale Jaune se borne à appuyer les décisions des grandes puissances ou à y proposer certains correctifs de détail, capables de rendre un peu moins odieux leur système politique et d'en estomper dans une certaine mesure le caractère trop évident de rapine. Pour la Ligue des Nations que l'Internationale Jaune glorifie, cette dernière ne réclame que des amendements partiels. Pour le Traité de Versailles elle ne demande que certaines corrections, en laissant subsister la cession des mines de la Sarre à la France et la contribution imposée à l'Allemagne. Elle exprime en même temps le vœu que l'Allemagne soit autorisée a garder ses colonies. Sa prémisse perpétuelle est l'idée, de la possibilité d'aboutir à toutes les améliorations désirables par voie d'accords avec les gouvernements. Les politiciens de l'Internationale Jaune, comme des laquais obséquieux, courent après la diplomatie officielle pour lui brosser ses habits et lui donner un air plus présentable. Dans son essence la politique extérieure de l'Internationale Jaune consiste à se mettre au service du système diplomatique des grandes puissances dont elle ne critique que des détails, en créant l'illusion que les gouvernements actuels seraient capables de mener une politique extérieure répondant aux intérêts des masses. En fait cette politique de l'Internationale Jaune ne peut que favoriser la consolidation du système politique actuel, augmenter son autorité aux yeux des masses et retarder le moment de sa faillite historique.

Or, la politique extérieure de l'Internationale Jaune est dans son essence la continuation directe et immédiate de celle de la seconde Internationale telle qu'elle a commencé à se cristalliser avant la guerre. Lorsqu'en 1912, à Bâle, au moment où l'Europe était menacée du danger de guerre, la seconde Internationale rédigea son programme de la solution de la question d'Orient, ce dernier fut considéré comme une tentative de réalisation par l'Internationale d'un programme positif en matière de politique extérieure. La presse socialiste de divers pays indiquait triomphalement que les résolutions de Bâle étaient un nouveau début dans le domaine de l'action socialiste, le début de l'action positive de l'Internationale sur le terrain diplomatique. Il est à regretter que la question de l'activité positive socialiste sur le terrain diplomatique ait été presque entièrement négligée. Quant à moi je ne me souviens que d'un article de Rosa Luxemburg consacré spécialement à la politique extérieure de Jaurès, qui ait traité de cette question de principe. On considérait généralement la politique extérieure comme le prolongement de la politique intérieure dont elle était inséparable et l'on ne se demandait généralement pas s'il fallait les aborder différemment. Dès lors il était généralement considéré comme très désirable d'établir les buts positifs des partis socialistes dans la politique extérieure. Dans différents pays, des parlementaires du type de Jaurès se consacrèrent avec ardeur à l'étude de cette question. L'Internationale Jaune à Berne et à Lucerne ne fait que continuer cette tradition et ne se trouve nullement en contradiction avec ce qui était l'opinion courante avant la guerre, lorsqu'elle se donne beaucoup de peine pour la solution positive des questions de la Géorgie, de l'Arménie, de Fiume, etc... rendant ainsi un service inappréciable à la réaction mondiale.

La question se pose autrement pour la politique intérieure. Aucun courant du mouvement socialiste ne pouvait mettre en doute l'existence pour lui d'un programme net et précis en politique intérieure dans les limites de l'ordre social existant. Pendant la dernière période de l'histoire de la seconde Internationale, l'action parlementaire ne fut pour aucune fraction du mouvement socialiste purement déclarative et tout socialiste au parlement, quelle que fût sa conception du développement général et du rôle des réalisations immédiates dans le processus de la lutte prolétarienne, s'efforçait d'obtenir entre autres ces réalisations immédiates, de même que, en dehors de l'enceinte parlementaire, le mouvement ouvrier s'efforçait d'obtenir des réalisations immédiates par la lutte économique. Si différente que fut leur conception du rôle du programme minimum, aucun courant de la pensée socialiste ne répudiait la réalisation immédiate de telle ou telle partie de ce programme. La lutte journalière politique et économique consistait à arracher pas à pas, l'une après l'autre, les positions aux classes possédantes. Elle consistait donc dans la réalisation d'un programme positif dans les limites de l'ordre social existant.

Tout autre est la substance de la politique extérieure. La politique intérieure est l'arène où le capital et le travail, le peuple et le gouvernement, la classe ouvrière et les classes dominantes se trouvent face à face. Ici les classes dominantes étaient contraintes par la lutte économique et politique à marcher de concession en concession : ici un programme positif dans les limites de l'ordre existant était réalisé par les socialistes. Quant à la politique extérieure, elle signifie l'attitude d'un État envers les autres États, c'est-à-dire envers ses partenaires ou ses rivaux en brigandage international, ensuite son attitude envers les États faibles et enfin envers les colonies, objet direct de ce brigandage. Dans la politique extérieure deux éléments peuvent être distingués : 1° le système des groupements politiques, des alliances et des antagonismes, c'est-à-dire les combinaisons diplomatiques au moyen desquelles les buts de la politique extérieure sont poursuivis ; 2° ces buts eux-mêmes, lesquels se ramènent à deux groupes fondamentaux : les buts défensifs et offensifs. Un des buts essentiels poursuivis par tous les gouvernements a toujours été la défense de ses possessions. A tout moment donné, grâce à des groupements internationaux, il fallait être assez fort pour que l'adversaire avide, désireux de s'emparer de quelque territoire ou de quelque possession ne pût y parvenir facilement par la supériorité de forces de sa coalition diplomatique. La diplomatie a toujours été une des formes de la défense de l'État, le supplément et le complément des troupes massées aux frontières, des escadres naviguant sur ses côtes et des forteresses et fortifications protégeant les points menacés. Le second groupe de buts de la politique extérieure ce sont les conquêtes qui forment l'objet des rivalités des gouvernements capitalistes entre eux ou l'occasion de l'aide qu'ils s'accordent les uns aux autres.

L'attitude de la seconde internationale envers la défense nationale n'a jamais, comme on le sait, été élucidée entièrement. En cette question ses idées n'ont pas été définitivement coordonnées. Les résolutions de Stuttgart et de Copenhague contiennent en elles-mêmes les contradictions profondes qui se sont manifestées plus tard si dramatiquement pendant la guerre. Toutefois l'attitude négative de l'aile révolutionnaire de la seconde. Internationale envers la « Défense Nationale » était déjà jusqu'à un certain point précisée et l'interdiction de voter les crédits de guerre était pour elle un axiome. De même que dans le domaine de la défense militaire de l'État capitaliste les socialistes, en la soutenant, auraient par cela même soutenu tout le système de domination de l'ennemi de classe, de même en se solidarisant avec la politique extérieure de leur gouvernement, même en tant que défensive, ils aboutiraient au même résultat. Défendre la patrie par la voie diplomatique ou par la voie militaire, c'est en principe une seule et même question. Les social-traîtres français durant la guerre montaient la garde également autour de l'état de siège en France et de l'état de siège en Russie. La campagne d'innocentement du tsarisme en Angleterre n'était qu'un détail partiel d'activité des social-traîtres en vue de la défense de la patrie, de même que d'autres détails partiels de cette même activité étaient leurs interventions dans les réunions publiques en faveur du gouvernement de coalition, leurs machinations contre les grèves, le renoncement aux droits des trade-unions et ainsi de suite.

Quant aux buts offensifs de la politique extérieure des gouvernements capitalistes, ils ne sont d'un bout à l'autre qu'un programme de rapine. Même des actes qui, à première vue, sembleraient contredire cette définition, telle que l'intervention des puissances en faveur des Arméniens durant les massacres, ou celle de Guillaume II en faveur des Boers ou bien encore la politique balkanique du tsarisme durant sa période dite libératrice, n'ont été en réalité que des manœuvres sur le même échiquier de rapines ou des tentatives habilement masquées pour progresser dans le même domaine de la politique conquérante. Tout le système politique de rapines exigeait de la part de partis socialistes dignes de ce nom la même attitude totalement négative qui fut formulée par le congrès de Stuttgart à regard de toute politique coloniale sans exception. Celte dernière n'est en effet que la manifestation la plus claire et la plus frappante de la politique extérieure capitaliste en général.

L'aile révolutionnaire de l'Internationale ne pouvait donc avoir aucun programme d'action positive en matière de politique extérieure inter-gouvernementale et son programme dans ce domaine devait être purement négatif, c'est-à-dire avoir pour but de faire obstacle à la politique extérieure des gouvernements existants aussi bien dans son système général que dans ses buts particuliers. La lutte contre la politique coloniale, contre les armements, contre les guerres, contre toute conquête, déguisée ou non, voilà quels devaient être les buts de l'aile révolutionnaire de l'Internationale en politique extérieure. Ces buts étaient exclusivement négatifs. Au fond c'était bien un programme également négatif que celui élaboré au congrès de Bâle pour la solution de la question d'Orient. Cette solution consistait à opposer le programme de Fédération des Peuples Balkaniques à toutes les combinaisons des gouvernements existants dans cette question. Cette fédération balkanique ne pouvait être créée qu'en luttant aussi bien contre les grandes puissances que contre les gouvernements balkaniques de cette époque. C'était plutôt un article d'un programme révolutionnaire des peuples balkaniques eux-mêmes qu'un programme de politique extérieure. Cette dernière dénomination lui fut donnée par mégarde et ce fut également un malentendu que l'opinion courante de ce temps, d'après laquelle les partis socialistes, en adoptant les résolutions de Râle, seraient entrés dans la voie d'un travail positif en politique extérieure. Les résolutions de Bâle n'avaient rien de commun avec un travail positif ; elles étaient des mots d'ordre révolutionnaires pour les peuples balkaniques, pour leur lutte contre leurs propres gouvernements. Quant aux instructions données à Bâle aux partis socialistes des autres pays, leur caractère était purement négatif, se résumant à la lutte contre la politique extérieure de leurs propres gouvernements. Les résolutions de Bâle ne sont qu'une confirmation de plus de la vérité qu'en matière de politique extérieure intergouvernementale, l'aile révolutionnaire de l'Internationale ne pouvait avoir de programme positif et que son programme en cette matière ne devait être que négatif, c'est-à-dire s'opposer à la politique des gouvernements capitalistes.

La politique dite intérieure est le domaine où le travail et le capital se trouvent en présence l'un de l'autre. L'existence d'un programme positif des partis socialistes dans ce domaine signifiait que la classe ouvrière par sa lutte politique et économique force les classes dominantes à lui céder position sur position. La politique extérieure est le domaine où les gouvernements capitalistes se trouvent en présence les uns des autres ou en présence des pays opprimés. Dans ce domaine il n'était donc admissible pour l'aile révolutionnaire du mouvement socialiste que d'avoir un programme exclusivement négatif de lutte contre les combinaisons et la politique de rapine des gouvernements capitalistes. Mais un pays opprimé ou colonial peut aussi bien lutter et se soulever contre les gouvernements capitalistes oppresseurs que la classe ouvrière luttant dans son propre pays. La tâche du mouvement socialiste du pays en question consistait en ce cas à empêcher son gouvernement d'écraser la contrée opprimée en révolte, tâche encore une fois purement négative. Mais une autre tâche encore lui incombait, celle d'accorder à la contrée en révolte un secours non seulement négatif mais directement positif. Ainsi la classe ouvrière, parallèlement à la politique extérieure du gouvernement de son pays dans laquelle elle intervenait dans un sens négatif, possédait sa propre politique extérieure prolétarienne, qui consistait, dans le cas indiqué, à secourir directement les victimes du gouvernement capitaliste. Mais une activité semblable de la classe ouvrière d'un pays s'étendait non seulement il l'exemple donné plus haut d'une révolte, mais à toutes les luttes en général de groupes opprimés dans le même pays ou dans d'autres pays contre les gouvernements capitalistes, à toute lutte entre opprimés et oppresseurs. En ce sens on peut dire que toute l'activité de l'Internationale était une politique extérieure prolétarienne : le contact qui s'établissait entre les organisations ouvrières, l'aide mutuelle qu'elles s'accordaient à toute occasion, en un mot tout ce qui formait la substance de l'activité de l'Internationale comme telle, c'était là une politique extérieure prolétarienne distincte de celle des gouvernements et lui faisant opposition. En résumé, la tâche de la classe ouvrière en politique extérieure, dans la mesure où elle possédait une mentalité révolutionnaire, consistait à opposer à la politique extérieure des gouvernements une politique extérieure prolétarienne, c'est-à-dire à mener la lute de classes sur une échelle internationale.

En politique intérieure le programme positif de la classe ouvrière consistait à arracher aux gouvernements une à une de nouvelles conquêtes. Mais la classe ouvrière ne pouvait-elle pas agir également en politique extérieure, c'est-à-dire dans chaque cas isolé non seulement forcer le gouvernement de son pays à renoncer à telle ou telle action, c'est-à-dire réaliser à son égard un but négatif, mais aussi le forcer à remplir d'une façon positive les exigences du prolétariat, réalisant ainsi en politique extérieure également un programme positif dans les limites de l'ordre existant ? Si la classe ouvrière accordait directement son aide à une contrée en révolte, ne pouvait-elle pas forcer le gouvernement de son pays à aider cette contrée ? Voilà justement la pente séductrice sur laquelle les réformistes à mentalité bourgeoise du mouvement ouvrier étaient enclins à se laisser glisser. Les gouvernements en beaucoup de cas non seulement exécutaient volontiers de tels désirs des réformistes, mais prenaient eux-mêmes l'initiative de pareilles démarches. Toute la politique des grandes puissances en Turquie consistait soi-disant à aider les opprimés contre les oppresseurs. Il suffit de citer cet exemple pour ne plus douter que le prolétariat à mentalité révolutionnaire ne devait en aucun cas aider un groupement opprimé autrement qu'en le soutenant directement. Toute intervention des gouvernements capitalistes de rapine dans une lutte de groupements opprimés contre les oppresseurs, en quelque endroit que ce fût, ne signifiait qu'une chose, à savoir qu'un nouvel objet était entraîné dans la sphère de leurs combinaisons conquérantes. Quand un peuple en révolte aboutissait par ses propres forces à des résultats positifs, ces résultats étaient pour lui une réalisation incontestable, mais si des résultats semblables devaient lui être acquis à titre de bienfait d'un gouvernement capitaliste conquérant, même sous la pression d'un parti socialiste, ce gouvernement, prenant sur lui celte tâche soi-disant libératrice, avait toute possibilité d'exécuter cette tâche conformément aux exigences de sa politique de rapine. Toutes les relations mondiales formaient déjà un réseau si étroitement entrelacé et les intérêts conquérants de chaque puissance capitaliste étaient à un tel point interdépendants par rapport aux relations politiques du monde entier, qu'aucun problème séparé et local ne pouvait manquer de tomber sous le coup des combinaisons du gouvernement en question, reliées à sa politique mondiale dans son ensemble. Les tentatives des socialistes de prêter secours à nn groupement opprimé par l'entremise de ces gouvernements capitalistes ne faisaient que rendre possible à ces derniers de se créer de nouvelles combinaisons favorables à leur œuvre de rapine mondiale, en trompant en même temps les masses populaires de leurs pays et en acquérant par cela même le soutien de ces masses.

La thèse que tout déplacement de frontières politiques ouvrait à tous les impérialismes du monde une large possibilité de réaliser leurs combinaisons de rapine était tellement indiscutable que, comme on le sait, l'aile révolutionnaire du mouvement socialiste considérait avec raison comme son but la lutte dans les limites des frontières politiques existantes et non le déplacement de ces dernières, et abordait a ce point de vue les questions de la Pologne, de l'Alsace-Lorraine, et de tous les irrédentismes en général. Dans ce cas l'aile révolutionnaire comprenait avec une clarté suffisante qu'il lui était inadmissible d'avoir un programme positif en matière de politique extérieure dans l'ordre existant. Malheureusement son attitude envers la politique extérieure dans son ensemble ne fut jamais formulée d'une façon systématique et exhaustive. Le manque de netteté dans la position de la question concernant la politique extérieure permettait à une fraction considérable du mouvement socialiste de s'agiter avec ardeur autour de la politique extérieure, et cela dans un sens absolument défavorable pour le prolétariat révolutionnaire. A une époque où l'alliance franco-anglaise n'était point encore un fait accompli, Jaurès s'agitait continuellement en faveur de sa réalisation, voyant dans cette alliance, soi-disant démocratique, une prétendue acquisition de haute valeur et un contre-poids à l'alliance réactionnaire avec le tsarisme. Lorsque à l'époque où toutes les puissances s'agitaient fiévreusement autour de la question de Macédoine, la France, l'Angleterre et l'Italie opposèrent leur projet de réformes en Macédoine au programme austro-russe appuyé par l'Allemagne, les naïfs socialistes virent dans cette combinaison politique un grand succès quasi-démocratique et les débats de l'alliance des nations démocratiques contre les nations réactionnaires. Les arguments des social-traîtres durant la guerre mondiale ne se distinguent dans leur essence en rien des arguments des socialistes de la période du programme occidental de la réforme macédonienne. Les social-traîtres sont restés entièrement fidèles à la tradition de la seconde Internationale. De même en Allemagne Bernstein s'évertuait à prêcher l'alliance avec l'Angleterre, maintenant ainsi la tradition des freisinnige[1] Allemands. Jaurès allait plus loin encore : dans toute une série de brillants discours, au cours de toute sa carrière parlementaire, continuellement, il s'efforçait d'inciter le gouvernement français à inaugurer une ère nouvelle de politique extérieure, qui fût basée sur la justice, la loyauté, le progrès et ainsi de suite. On peut dire que c'est justement dans le domaine de la politique extérieure que se dévoile toute l'utopie du réformisme petit-bourgeois dans le mouvement socialiste et son rôle véritable de paravent docile pour la politique gouvernementale de duperie des masses et de réalisation de buts de rapine sous des prétextes plausibles. Depuis longtemps déjà les gouvernements des pays capitalistes avancés étaient disposés à raffermir leur domination dans leurs propres pays par des concessions aux masses populaires de ces pays, afin de se délier les mains dans le domaine de leur pillage mondial qui était déjà la source principale des bénéfices de l'oligarchie. En cela ils pouvaient être le mieux du monde servis par les illusionnistes à courte vue du type de Jaurès, qui, avec toute la puissance de son éloquence et de ses convictions sincères, aidait le gouvernement à acquérir l'appui des masses populaires en créant l'idée de la possibilité d'une politique mondiale démocratique menée par ces gouvernements. Ainsi se préparait l'union sacrée de la grande guerre. Le malheur de la seconde Internationale fut de se borner à préciser son rôle négatif par rapport à la politique coloniale, sans étendre cette définition à toute la politique extérieure dans les limites de l'ordre existant. Cette ambiguïté facilita dans une grande mesure aux gouvernements l'exploitation des organisations prolétariennes dans les intérêts de leur politique de guerre. L'absence d'une compréhension claire de l'inadmissibilité pour le prolétariat révolutionnaire d'un programme positif dans le domaine de la politique extérieure existante avait pour résultat l'idée, répandue largement dans les cercles socialistes, d'après laquelle il leur était possible de préconiser des plans comme l'internationalisation des Dardanelles et autres combinaisons semblables et en général toutes les formes possibles d'organisation internationale de la Société sous le régime social existant. Quand en automne 1914 Asquith dans son discours de Dublin mit en avant pour la première fois au nom du gouvernement anglais le mot d'ordre de création de la Ligue des Nations, il empruntait cette idée aux pacifistes et aux socialistes.

Quand Bernstein et consorts rompaient des lances en laveur d'une alliance avec le gouvernement prétendu démocratique, non seulement ils continuaient la tradition des freisinnige, mais ils s'appuyaient même sur l'autorité de Karl Marx, qui en matière de politique extérieure avait posé devant les socialistes des buts positifs nets et précis pour réaliser la cohésion des gouvernements bourgeois libéraux contre Nicolas Ier. Et vraiment, à cette époque la situation historique était toute différente. Au milieu du dix-neuvième siècle la société bourgeoise n'était pas encore internationalement affranchie des chaînes du vieux régime féodal et absolutiste et la création des conditions internationales nécessaires au développement des États bourgeois était une tâche à la réalisation de laquelle la classe ouvrière était intéressée. A cette époque il y avait encore à l'ordre du jour les problèmess internationaux positifs de création d'États nationaux, nécessaires au développement du capitalisme. Marx assignait donc avec raison aux socialistes des buts positifs dans le domaine de la politique extérieure. La lutte contre la dictature internationale du gendarme absolutiste Nicolas Ier était un but positif de ce genre. Quant au problème de la création d'États nationaux, si dans ce cas le prolétariat révolutionnaire ne pouvait point agir en qualité d'allié des gouvernements réactionnaires qui en assumaient la réalisation, en lui-même, objectivement, ce problème était néanmoins un élément de progrès. Tout autre devint la situation dans la période historique suivante, quand la bourgeoisie fut devenue maîtresse absolue de la société et quand tout ce qui survivait du régime antérieur se fut transformé en exécuteur des volontés du capitalisme triomphant. Lorsque en politique extérieure, de même qu'en politique intérieure, les survivances d'apparence démocratique devinrent de leur côté un paravent pour la domination illimitée de l'oligarchie capitaliste, aucun but positif susceptible de constituer un progrès n'exista plus en politique extérieure inter-gouvernementale. — aucun but à la réalisation duquel le prolétariat fût intéressé. Dans la dernière période de l'histoire du monde la politique extérieure présentait exclusivement des combinaisons-de gouvernements capitalistes de rapine. Le prolétariat révolutionnaire devait rester entièrement en dehors de ces combinaisons, en dirigeant toutes ses forces vers l'appui à accorder aux victimes des bêtes de proie capitalistes, aux classes opprimées, aux groupements opprimés, loin de toute collaboration avec les combinaisons diplomatiques des gouvernements capitalistes.

La situation change radicalement avec l'apparition de gouvernements soviétiques, gouvernements révolutionnaires d'ouvriers et de paysans. Pour la première fois après un long intervalle, des buts positifs se posent de nouveau devant le prolétariat révolutionnaire dans le domaine de la politique extérieure intergouvernementale. Pour la première fois on voit apparaître parmi les gouvernements existants des gouvernements dont l'appui par le prolétariat révolutionnaire présente pour ce dernier un intérêt international. Ces gouvernements se trouvent être placés au centre de toute la lutte mondiale entre les classes opprimées et dominantes, entre les pays et les groupements opprimés et oppresseurs. Devant les partis et les groupements prolétariens révolutionnaires de tous les pays se pose le problème de la lutte pour la défense et la consolidation de la position internationale des gouvernements révolutionnaires soviétistes. Le nouveau programme de politique extérieure n'est accessible qu'aux partis et aux groupements qui se placent eux-mêmes sur le terrain soviétiste et révolutionnaire. Ce n'est qu'aux groupements demeurant sur le terrain de la troisième Internationale qu'est ouverte le vote de la nouvelle politique positive internationale. A l'Internationale Jaune de Berne et de Lucerne, qui à l'égard des gouvernements soviétistes est incapable de dépasser une vague non-intervention, il ne reste en général rien d'autre que de continuer la tradition servile quasi-démocratique des réformistes de la seconde Internationale, en jouant en apparence le rôle de critiques des gouvernements capitalistes réactionnaires et en consolidant par cela même en réalité, objectivement, leur position et en les aidant ainsi à continuer à se maintenir et à tromper les masses.

La position des gouvernements soviétistes révolutionnaires eux-mêmes n'est pas tout à fait la même que celle des partis révolutionnaires. En leur qualité de gouvernements existants de fait au milieu des autres gouvernement existants, ils sont forcés d'entrer en certaines relations avec ces derniers et ces relations créent pour eux des obligations dont il doit être tenu compte. Lorsque le commissaire pour les Affaires étrangères écrit un article pour la troisième Internationale, il doit prendre en considération qu'il est lié par la position du gouvernement qui est différente de celle d'un parti révolutionnaire éloigné du pouvoir. Cela n'empêche qu'un gouvernement soviétiste révolutionnaire se trouve, par son caractère et les problèmes qui se posent devant lui, au pôle opposé des gouvernements capitalistes et ne peut en aucun cas participer à leurs combinaisons de rapine. Ce qu'il doit donc se proposer, c'est de vivre en paix ou de s'efforcer d'obtenir la paix avec tous les gouvernements et en même temps de se tenir soigneusement à l'écart de toute participation à des coalitions ou combinaisons d'appétits impérialistes quelles qu'elles soient. Tous les gouvernements soviétistes, se trouvant dans la même situation de divergence absolue par rapport aux gouvernements capitalistes, sont par la force des choses alliés entre eux, alliés cela va sans dire dans le sens défensif, car toute politique agressive leur est également étrangère. Les exigences de la défense de l'État, ce premier facteur déterminant de la politique extérieure des gouvernements capitalistes, est également le premier facteur de la politique extérieure soviétiste. Si le prolétariat révolutionnaire doit être absolument hostile à la « défense de la patrie » des gouvernements capitalistes, au contraire, la défense de l'État soviétiste des ouvriers et paysans est le premier et le plus vital de ses intérêts. Mais de même que la défense des États capitalistes s'obtient non seulement par des soldats et des canons, mais tout autant par la diplomatie qui a pour but d'écarter la possibilité de coalitions hostiles contre lesquelles les canons et les soldats seraient impuissants, de même dans la défense du gouvernement soviétiste un rôle immense appartient aux rapports politiques internationaux, destinés à écarter le danger de coalitions ennemies. Or ces rapports internationaux tendant à écarter tout danger d'attaque imposent aussi des obligations déterminées. Au moment historique actuel, en présence des difficultés inouïes, des périls et des menaces mettant en danger l'existence même des gouvernements soviétistes, que des ennemis entourent de toutes parts et dont la position internationale est déterminée par cette situation, ces gouvernements doivent, dans la plus large mesure, prendre en considération ces exigences de la politique extérieure. Pour être strictement défensif, le rôle de la diplomatie soviétiste n'en est pas moins lourd de responsabilisés. Ainsi donc, quand nous parlons des buts positifs de la politique extérieure de la troisième Internationale, nous ne pouvons aucunement identifier les partis communistes et les gouvernements soviétistes, dans lesquels ces partis jouent un rôle dominant.

Les gouvernements soviétistes ne se bornent pas à éviter toute participation à toute combinaison des gouvernements impérialistes, mais encore ils opposent à ces combinaisons, à l'égard des pays ou groupements opprimés et en particulier à l'égard des peuples et États coloniaux, une politique diamétralement opposée, celle de la reconnaissance des droits des opprimés, spécialement de leurs droits de disposer d'eux-mêmes. Les limites mêmes des obligations imposées aux gouvernements soviétistes par leur situation au milieu des autres gouvernements, varient selon les conjonctures politiques. Pendant les premiers mois de son existence, avant la paix de Brest, le gouvernement soviétiste russe appliquait une politique de déclarations retentissantes inspirées par l'esprit de la révolution prolétarienne mondiale. Il est impossible de mesurer l'impression gigantesque produite ainsi par le gouvernement soviétiste russe dans la première période de son existence, impression restée depuis lors ineffaçable dans le mouvement ouvrier international et qui une fois pour toutes détermina l'attitude de ce dernier envers les gouvernements soviétistes.

Si liés que soient actuellement dans leurs mouvements les gouvernements soviétistes, l'attitude à observer envers eux constitue toujours le centre de la politique internationale positive de l'aile gauche du mouvement ouvrier de tous les pays. De même qu'à l'époque de la seconde Internationale les partis socialistes avaient leur propre politique extérieure en dehors de la politique extérieure inter-gouvernementale, de même aussi la troisième Internationale possède sa politique extérieure de buts communs, d'actions communes dans tous les pays du monde. Dans la sphère des relations extérieures inter-gouvernementales, son programme positif se concentre autour de la situation internationale des gouvernements soviétistes, de l'union politique de ces derniers entre eux et de l'appui à leur accorder de la part de tous les groupements placés sur le même terrain. L'existence même des gouvernements soviétistes, ainsi que l'apparition de nouveaux gouvernements soviétistes, dont nous avons déjà eu plusieurs exemples et à laquelle nous nous attendons dans l'avenir — et, nous en sommes sûrs, dans un avenir très rapproché — modifie entièrement la manière de voir de l'aile révolutionnaire du mouvement ouvrier mondial à l'égard de toutes les questions, grandes et petites, de la diplomatie officielle. Si dans la période de la seconde Internationale l'aile révolutionnaire du mouvement socialiste pouvait en politique extérieure se borner à se poser dans toutes les questions courantes, arménienne, syrienne et autres, des buts purement négatifs à l'égard du brigandage impérialiste, actuellement la troisième Internationale oppose à ce dernier, partout où il se manifeste, des buts pratiques d'édification soviétiste et des perspectives de libération immédiate du joug impérialiste. En dehors même des buts révolutionnaires déjà posés directement par l'histoire à l'intérieur des pays capitalistes avancés, à côté de ces buts et simultanément avec eux, le programme purement négatif de la résolution de Stuttgart sur la politique coloniale peut déjà faire place à une politique positive immédiate, comportant la création d'États nationaux libres à la place des colonies opprimées, des protectorats et des sphères d'influence et ces nouveaux États libres, la troisième Internationale vise déjà à les créer sous la forme de républiques soviétistes. Mais il va de soi que cette tâche est inséparable de la tache révolutionnaire primordiale de la troisième Internationale dans les États capitalistes avancés eux-mêmes. L'affranchissement des pays opprimés est possible uniquement parce que dans les métropoles le pouvoir de l'oligarchie est assez ébranlé pour que sa force de domination mondiale ait cessé d'être irrésistible. D'autre part, l'ébranlement de la domination coloniale universelle des oligarchies dominantes capitalistes accélère leur chute dans leurs propres pays. La troisième Internationale poursuit le but de l'affranchissement des pays opprimés, que l'écroulement des gouvernements capitalistes dans les pays dominants ait eu déjà lieu ou non — mais il est impossible de prédire dès maintenant lequel des deux événements précédera l'autre. En tout cas, le programme international positif grandiose de la troisième Internationale n'est rendu possible que par son programme révolutionnaire mondial fondamental et n'est en conséquence accessible qu'à elle seule, se trouvant en contradiction flagrante avec le programme de politique extérieure servile et vague de l'Internationale Jaune de Berne-Lucerne.

  1. Littéralement « Libres-penseurs ». Le Parti Allemand des Libres-penseurs (Deutsche Freisinnige Partei) était un parti libéral bourgeois entre 1884 et 1893.