La paix et la réaction

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


À la séance du 3 mars 1916 de la douma, M. Milioukov répondait en ces termes à une critique de la gauche : « Je ne suis pas certain que le gouvernement soit en train de nous conduire à la défaite, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’une révolution en Russie nous y conduirait indubitablement et que nos ennemis ont par conséquent toute raison de la souhaiter. Si on me disait qu’organiser la Russie pour la victoire équivaut à l’organiser pour la révolution, je répondrais : il vaut mieux, tant que dure la guerre, la laisser en l’état d’inorganisation où elle se trouve. » Cette citation est intéressante à deux points de vue. Non seulement elle prouve que, l’année précédente encore, M. Milioukov considérait que des intérêts pro-allemands étaient à l’œuvre dans toute révolution quelle qu’elle soit, et pas seulement chez les internationalistes, mais aussi qu’elle est l’expression caractéristique d’un sycophante libéral. La prédiction de M. Milioukov est très intéressante : « Je sais qu’une révolution en Russie nous conduirait indubitablement à la défaite ». Pourquoi cette certitude ? En tant qu’historien, M. Milioukov doit savoir qu’il y a eu des révolutions qui ont mené à la victoire. Mais en tant qu’homme d’État impérialiste, M. Milioukov ne peut pas ne pas voir que l’idée de conquérir Constantinople, l’Arménie et la Galicie est incapable de susciter l’enthousiasme des masses révolutionnaires. M. Milioukov sentait et même savait que, dans sa guerre, la révolution ne pouvait amener la victoire.

Évidemment, lorsque la révolution a éclaté, M. Milioukov a tenté aussitôt de l’atteler au char de l’impérialisme allié. C’est pourquoi il fut accueilli avec ravissement par les tintements sonores et métalliques de tous les coffres-forts de Londres, Paris, et New York. Mais cette tentative se heurta à la résistance presque instinctive des ouvriers et des soldats. M. Milioukov a été chassé du gouvernement ; assurément, pour lui, la révolution ne fut pas synonyme de victoire[1].

Milioukov était parti, mais la guerre continuait. Un gouvernement de coalition fut formé, composé de démocrates petit-bourgeois et de représentants de la bourgeoisie qui avaient dissimulé jusque-là, pour un temps, leurs griffes impérialistes. Nulle part peut-être cette coalition n’a mieux révélé son caractère contre-révolutionnaire que dans le domaine de la politique internationale, c’est-à-dire avant tout de la guerre. La grande bourgeoisie a envoyé ses représentants au gouvernement pour y défendre l’idée d’« une offensive sur le front et une fidélité inaltérable envers nos alliés » (résolution du congrès du parti cadet). Les démocrates petit-bourgeois, qui se baptisaient « socialistes », sont entrés au gouvernement pour, « sans s’isoler » de la grande bourgeoisie et de ses alliés impérialistes, terminer la guerre le plus vite possible et le moins mal possible pour tous les belligérants : sans annexions, sans indemnités ni tributs, et même avec la garantie de l’autodétermination nationale.

Les ministres capitalistes ont renoncé aux annexions, en attendant des jours plus favorables. En échange de cette concession purement verbale, ils ont obtenu de leurs collègues démocrates petit-bourgeois la promesse ferme de ne pas déserter le capable de reprendre l’offensive. En renonçant (momentanément) à Constantinople, les impérialistes faisaient un sacrifice insignifiant dans la mesure où, après trois ans de guerre, la route vers Constantinople n’avait pas raccourci mais rallongé. Mais les démocrates, en échange de cette renonciation toutes platonique à une très hypothétique Constantinople par les libéraux, ont assumé tout l’héritage du gouvernement tsariste, reconnu tous les traités conclus par ce gouvernement en mis toute l’autorité et le prestige de la révolution au service de la discipline et de l’offensive. Cela impliquait tout d’abord, pour les « leaders » de la révolution, la renonciation à toute politique internationale indépendante, et cette politique conclusion parut toute naturelle au parti petit-bourgeois qui, dès qu’il fut dans la majorité, abandonna volontairement tout le pouvoir qu’il détenait. Ayant chargé le prince Lvof de créer une administration révolutionnaire, M. Chingarev de remettre sur pied les finances de la révolution, M. Konovalov d’organiser l’industrie, la démocratie petite-bourgeoise ne pouvait que laisser le soin à MM. Ribot, Lloyd George et Wilson de défendre les intérêts de la Russie révolutionnaire.

Bien que la révolution, dans sa phase actuelle, n’ait pas changé le caractère de la guerre, elle n’en a pas moins exercé une profonde influence sur l’agent actif de la guerre, c’est-à-dire l’armée. Le soldat a commencé à se demander pourquoi il verse son sang, auquel il donne maintenant plus de prix que sous le tsarisme. Et immédiatement la question des traités secrets s’est posée de façon impérative. Remettre l’armée en état de se battre signifiait dans ces conditions briser la résistance démocratiquement révolutionnaire des soldats, mettre à nouveau en sommeil leur conscience éveillée depuis peu et, jusqu’à ce que la principe de la « révision » des anciens traités soit annoncé, placer l’armée révolutionnaire au service des buts de l’ancien régime. Cette tâche était trop lourde pour l’octobriste-bourbonien[2] Goutchkov, et elle l’a écrasé. Il ne fallait rien de moins qu’un « socialiste » pour la réaliser. Et on l’a trouvé en la personne du « plus populaire » des ministres Kérensky.

En exploitant à fond sa popularité pour accélérer la préparation de l’offensive (sur tout le front impérialiste des Alliés), Kérensky devient naturellement le favori des classes possédantes. Non seulement le ministre des Affaires étrangères, Terechtchenko, approuve la haute estime dans laquelle nos Alliés tiennent les « efforts » de Kérensky, non seulement Rietch, qui critique si sévèrement les ministres de gauche, n’arrête pas de féliciter le ministre de l’Armée et de la Marine Kérensky, mais même Rodzianko considère de son devoir de souligner « les nobles et patriotes tâches » dans lesquelles est engagé notre ministre de l’Armée et de la Marine Kérensky : « Ce jeune homme (pour citer Rodzianko, président octobriste de la Douma) ressuscite chaque jour avec une vigueur redoublée, pour le plus grand bien de son pays et du travail constructif. » Circonstance glorieuse qui n’empêche cependant pas Rodzianko d’espérer qu’une fois que le « travail constructif » de Kérensky aura atteint le niveau convenable les efforts de Goutchkov pourront luis succéder.

Pendant ce temps, le ministère des Affaires étrangères de Terechtchenko s’efforce de persuader les Alliés de sacrifier leurs appétits impérialistes sur l’autel de la démocratie révolutionnaire. Il serait difficile d’imaginer entreprise plus infructueuse et, malgré son caractère tragique et humiliant, plus ridicule que celle-là ! Lorsque M. Terechtchenko, à la manière d’un éditorialiste de journal de province du genre démocratique, tente d’expliquer aux chefs endurcis du brigandage international que la révolution russe est vraiment « un mouvement intellectuel puissant, exprimant la volonté du peuple russe dans sa lutte pour l’égalité […] », etc., quand, de plus, il « ne doute pas » qu’« une union étroite entre la Russie et ses alliés (les chefs endurcis du brigandage international) assurera de la façon la plus complète possible un accord sur toutes les questions qui sont en jeu dans les principes proclamés par la révolution russe », il est difficile de se débarrasser d’un sentiment de dégoût devant un tel mélange d’impuissance, d’hypocrisie et de stupidité.

Dans ce document de Terechtchenko, la bourgeoisie, semble-t-il, s’est réservé tous les passages décisifs : « fidélité inaltérable à la cause des Alliés », « inviolabilité de la promesse de ne pas conclure une paix séparée » et renvoi de la révision des buts de guerre à « un moment favorable », ce qui revient à demander au soldat russe, jusqu’à ce qu’arrive ce « moment favorable », de verser son sang pour ces buts de guerre impérialiste qu’il semble précisément si peu opportun de publier, si peu opportun de réviser ? Tout l’horizon politique de Tsérételli, se révèle dans la fatuité complaisante avec laquelle il recommande à l’attention du congrès panrusse ce document diplomatique qui contient selon lui « des paroles claires et franches, dans le langage d’un gouvernement révolutionnaire, sur les buts de la révolution russe ». On ne peut nier une chose : les appels lâches et impuissants adressés à Lloyd George et à Wilson sont rédigés dans les mêmes termes que ceux du comité exécutif des soviets aux Albert Thomas, Scheidemann et Henderson. Dans les deux textes, il y a tout au long une identité de but et – qui sait ? – peut-être même une identité d’auteur[3].

On trouve une parfaite appréciation de ces toutes dernières notes diplomatiques du tandem Terechtchenko-Tseretelli dans un endroit à première vue inattendu : L’Entente, journal publié en français à Petrograd et organe précisément de ces Alliés auxquels Terechtchenko et Tchernov jurent une « indéfectible allégeance ». Nous admettons volontiers, la publication de cette note était attendue avec une certaine inquiétude. » En fait, il n’est pas facile, comme l’admet cet organe officiel, de trouver une formule qui concilie les buts contradictoires des Alliés. « En ce qui concerne la Russie, en particulier, la position du gouvernement provisoire était plutôt délicate et pleine de danger. D’un côté, il était obligé de tenir compte du point de vue du conseil des délégués ouvriers et soldats et, autant que possible, de représenter ce point de vue ; de l’autre, il lui fallait ménager les relations internationales et les puissances amies, auxquelles il était impossible d’imposer la décision du conseil.

« Et le gouvernement provisoirement est sorti de cette épreuve pur et sans tache. »

Dans le document qui est sous nos yeux, nous avons donc les principaux points du catéchisme révolutionnaire couché, enregistrés et scellés par l’autorité du gouvernement provisoire. Rien d’essentiel ne manque. Tous les beaux rêves, tous les jolis mots du dictionnaire sont correctement utilisés. On y trouve l’égalité, la liberté et la justice dans les relations internationales. Donc tout y est[4], au moins dans les termes. Le plus rouge des camarades ne peut y trouver à redire ; de ce côté-là, le gouvernement provisoire n’a rien à craindre…

« Mais, et les Alliés ? », demande L’Entente. « S’ils l’étudient attentivement et la lisent entre les lignes (!), à la lumière de la bonne volonté et de l’amitié pour la jeune démocratie russe, les Alliés pourront trouver en divers points de la note… certains passages agréables de nature à raffermir leur confiance quelque peu vacillante. Ils savent bien que la position du gouvernement provisoire n’est pas des plus commodes et que ses efforts en prose ne doivent pas être pris trop à la lettre… La garantie fondamentale que le gouvernement donne aux Alliés consiste en ce que… l’accord signé à Londres le 5 septembre 1914 (engagement à ne pas signer de paix séparée) ne doit pas être révisé. Cela nous satisfait complètement pour le moment. »

Et nous aussi. En fait, il serait difficile d’émettre un jugement plus méprisant sur la « prose » de Terechtchenko-Tsérételli que celui dans le très officiel L’Entente, qui tire son inspiration de l’ambassade de France. Cette appréciation, qui n’est en aucun cas inamicale pour Terechtchenko ou ceux qui sont derrière lui, porte un coup mortel aux « efforts constructifs » de Tsérételli, qui nous a si chaudement recommandé le « langage franc et ouvert » de ce document. « Rien n’a été oublié, jure-t-il devant le congrès, il satisfera la conscience des plus rouges des camarades. »

Mais ils se trompent, ces experts en prose diplomatique : ils ne satisfont personne. N’est-il pas significatif que les événements de la vie réelle répondent aux appels de Kérensky et aux remontrances et aux menaces de Tsérételli par un coup aussi terrible que la révolte des marins de la mer Noire[5] ? On nous avait dit que c’était là, chez les marins, qu’était la citadelle de Kérensky, le foyer du « patriotisme » qui réclamait l’offensive. Les faits ont, une fois de plus, administré une correction impitoyable. En adoptant la position des anciens accords impérialistes en politique étrangère, en capitulant à l’intérieur devant les classes possédantes, il était impossible d’unir l’armée par une combinaison d’enthousiasme révolutionnaire, et de discipline. Et le « gros bâton » de Kérensky s’est, heureusement, révélé beaucoup trop court.

Non, cette voie à coup sûr ne mène nulle part.

Vperiod, juin 1917

  1. Le 1er mai, Milioukov, ministre des Affaires étrangères, entreprit dans une note aux gouvernements alliés d’honorer les engagements du régime tsariste en matière de politique étrangère. Cela provoqua des manifestations de protestation et des affrontements de rue. Il fut chassé du cabinet et remplacé par Tsérételli, jusqu’alors ministre des Finances. Le 18 mai, un gouvernement de coalition fut formé, avec la participation des socialistes. Lvof restait Premier ministre, Kérensky devenait ministre de la Guerre.
  2. Octobriste : parti monarchiste et pro-impérialiste qui soutenait le « Manifeste du tsar » d’octobre 1905 ; dirigé par Goutchkov.
  3. Au début de la révolution, les modérés des soviets firent appel, par l’intermédiaire du comité exécutif, aux socialistes et au prolétariat des pays belligérants pour qu’ils rompent avec leurs gouvernements impérialistes ; mais peu à peu cette politique révolutionnaire fut abandonnée, et le comité exécutif participa à la honteuse réunion des social-patriotes de Stockholm, malgré les protestations des bolcheviks. Il suffit, pour marquer le caractère non révolutionnaire du comité exécutif, de dire qu’il collabora avec Scheidemann, Albert Thomas (France), Henderson (Angleterre) et autres social-patriotes. Le socialisme modéré agit comme le commis voyageur [en français dans le texte – [N.d.T.] de la diplomatie bourgeoise. Un des documents secrets publiés après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks montre le véritable caractère de la conférence de Stockholm, avec laquelle, soit dit en passant, les socialistes indépendants d’Allemagne refusèrent affaire : il s’agit d’un télégramme daté du 18 août, adressé par l’ambassadeur de Russie à Stockholm avec Branting, l’un des organisateurs social-patriotes de la confédération si Kérensky la jugeait inopportune et qu’il userait de son influence sur le comité scandinavo-hollandais à cette fin. Le télégramme concluait en demandant le secret sur cette conversation, afin de ne pas compromettre Branting, car sinon on perdrait une source importante d’information ! Pas étonnant qu’elle ait été une misérable faillite. (Note de Luis C. Fraina, 1918.)
  4. En français dans le texte (N.d.T.).
  5. À partir du 19 juin 1917 se produisent des révoltes dans la flotte de la mer Noire. L’amiral Koltchak fut renversé et, sous l’influence des bolcheviks, les marins élurent leurs propres chefs.