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La lutte libératrice des Italiens et les causes de son échec actuel
Auteur·e(s) | Friedrich Engels |
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Écriture | 11 août 1848 |
Neue Rheinische Zeitung n° 73, 12 août 1848
Aussi rapidement qu'ils avaient été chassés de Lombardie en mars, les Autrichiens y sont revenus triomphalement et ont déjà fait leur entrée à Milan.
Le peuple italien a fait tous les sacrifices. Il était prêt, corps et biens, à mener à sa fin l'œuvre entreprise et à obtenir, par la lutte, son indépendance nationale.
Mais ceux qui étaient à la barre n'ont répondu nulle part à ce courage, à cet enthousiasme, à cette abnégation. Ils ont tout fait, ouvertement ou en secret, non pour utiliser les moyens mis à leur disposition et se libérer de la tyrannie brutale de l'Autriche, mais pour paralyser l'énergie populaire et ramener aussi vite que possible l'ancien état de choses, sans rien y changer.
Le pape[1], influencé et gagné chaque jour un peu plus par la politique autrichienne jésuitique, a semé sur le chemin du ministère Mamiani tous les obstacles que son alliance avec les « noirs » et les « noirs jaunes »[2] mettaient à sa disposition. Le ministère lui-même a tenu devant les deux Chambres des discours très patriotiques, mais il n'a pas eu l'énergie nécessaire pour transformer en actes sa bonne volonté.
En Toscane, le gouvernement s'est certes manifesté par de belles paroles, mais a encore moins agi. Toutefois, parmi les princes indigènes, le principal adversaire de la libération italienne fut et reste Charles-Albert. Les Italiens auraient dû répéter et observer à toute heure cette maxime : « Que le ciel nous protège de nos amis, nous nous protègerons nous-mêmes de nos ennemis ! »
Ils ont moins besoin de craindre le Bourbon Ferdinand : il est démasqué depuis longtemps. En revanche Charles-Albert « la spada d'Italia » (l'épée d'Italie) fait partout chanter ses louanges et vanter son héroïsme : ce serait la pointe de son épée qui offrirait à l'Italie la garantie la plus sûre de sa liberté et de son indépendance.
Ses émissaires ont rayonné dans toute l'Italie et l'ont peint comme le seul homme qui puisse sauver l'Italie du Nord et qui la sauvera. Pour qu'il le puisse, il faudrait évidemment constituer un royaume d'Italie du Nord. C'est seulement ainsi qu'il aura en mains la force nécessaire non seulement pour résister à l'Autriche, mais pour la chasser d'Italie. L'ambition qui l'a décidé autrefois à s'allier aux Carbonari[3] mais qu'il a trahis par la suite, cette ambition s'était éveillée plus fortement que jamais et l'a fait rêver d'une omnipotence et d'une magnificence devant laquelle l'éclat des autres princes d'Italie, devrait bientôt pâlir. Il crut confisquer au profit de sa lamentable personne tout le mouvement populaire de l'année 1848 ! Empli de haine et de méfiance à l'égard de tous les hommes vraiment libéraux, il s'entoura de gens plus ou moins dévoués à l'absolutisme et enclins à favoriser l'ambition royale. Il plaça à la tête de l'armée des généraux dont il n'avait à craindre ni la supériorité intellectuelle, ni les vues politiques, mais qui n'avaient ni la confiance des soldats ni le talent nécessaire à une conduite heureuse de la guerre. Il se nomma pompeusement le « libérateur » de l'Italie, tandis qu'il imposait son joug aux opprimés comme condition de leur libération. Les circonstances lui furent favorables comme elles le sont rarement. L'avidité avec laquelle il désirait obtenir beaucoup, et même tout là où c'était possible, lui fit finalement perdre ce qu'il avait déjà gagné. Tant que le rattachement de la Lombardie au Piémont ne fut pas complètement décidé, tant qu'existait encore la possibilité d'un régime républicain, il resta impassible dans ses retranchements, face aux Autrichiens, malgré leur relative faiblesse à cette époque. Il laissa Radetzky, d'Aspre,Welden, etc... conquérir dans les provinces vénitiennes une ville et une forteresse après l'autre; il ne bougea pas. Venise ne lui parut digne d'être aidée que lorsqu'elle chercha refuge sous son sceptre. Il en fut de même pour Parme et Modène. Entre temps, Radetzky s'était renforcé et avait pris toutes les mesures pour attaquer et remporter une victoire décisive, étant donné l'incapacité et l'aveuglement de Charles-Albert et de ses généraux. On connaît le dénouement. Désormais les Italiens ne peuvent plus remettre et ne remettront plus leur libération entre les mains d'un prince ou d'un roi; pour qu'ils se libèrent, il leur faut au contraire écarter aussi vite que possible cette « spada d'Italia » pour son incapacité. S'ils l'avaient fait plus tôt, s'ils avaient mis à la retraite le roi, son système et tous ses adeptes, et créé entre eux une union démocratique, il n'y aurait probablement maintenant plus un Autrichien en Italie. Au lieu de cela, non seulement ils ont subi pour rien tous les maux d'une guerre menée avec fureur et barbarie par leurs ennemis et fait en vain les sacrifices les plus lourds, mais ils sont en outre livrés sans protection à la soif de vengeance des hommes de la réaction autrichienne et de sa soldatesque. Quiconque parcourt les manifestes adressés par Radetsky aux habitants de la Lombardie, par Welden aux légations romaines comprendra qu'Attila et ses hordes de Huns devraient encore apparaître aux Italiens comme des anges de douceur. La réaction et la restauration sont complètes. Le duc de Modène, appelé « il carnefice » (le bourreau), qui a avancé aux Autrichiens 1.200.000 guldens pour mener la guerre, revient, lui aussi. Les peuples ont si souvent creusé leur propre tombe avec leur grandeur d'âme qu'ils finissent par comprendre et qu'il leur faut apprendre un peu de leurs ennemis.
Les habitants de Modène laissèrent partir sans l'inquiéter le duc qui, sous son précédent gouvernement, les avait fait incarcérer, pendre, fusiller par milliers pour leurs menées révolutionnaires. Pour la peine, il leur revient, pour exercer avec un plaisir redoublé son office sanglant de prince.
La réaction et la restauration sont complètes. Mais elles ne sont que provisoires. L'esprit révolutionnaire a pénétré trop profondément le peuple pour qu'on puisse le mâter à la longue. Milan, Brescia et autres cités ont montré en mars ce que peut cet esprit. L'excès de souffrances conduira à un nouveau soulèvement. En s'inspirant des expériences amères de ces derniers mois, l'Italie évitera de nouvelles illusions et saura assurer son indépendance sous la bannière de l'unité et de la démocratie.
- ↑ Pie IX.
- ↑ Les « noirs » : les moines de l'Ordre des jésuites; les « noirs-jaunes » : les Autrichiens, d'après les couleurs de leur drapeau.
- ↑ Association secrète italienne fondée au début du XIX° siècle pour libérer l'Italie et l'unifier. Elle réclamait des réformes libérales. Les Carbonari combattirent résolument la réaction en Italie dès 1815. Ils comptaient de nombreux membres à Naples, qui jouèrent un rôle important dans la révolution de 1820.