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La lutte des classes et la révolution russe
Auteur·e(s) | Nikolaï Boukharine |
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Écriture | 1917 |
C’est la traduction partielle (l’Introduction et 2 paragraphes sur 4) d’un texte publié en russe et en allemand sous le titre : La lutte des classes et la révolution en Russie.
Ce texte a une 1ère édition, avant la fin de 1917, par la Maison d'édition du Comité de Moscou et du bureau régional [du POSDR(b)], 48 p. [WH 68]. C’est le récit, presque « à chaud », des quatre à cinq premiers mois de la révolution de 1917.
Boukharine écrit ensuite le récit des quatre à cinq mois suivants (De la dictature de l’impérialisme à la dictature du prolétariat) publié en 1918, en russe, en allemand et en français [n° 7 de la bibliographie détaillée MIA].
Les deux textes sont réunis, dès 1918 et, dans des rééditions multiples, de 1919 à 1925 (en russe, en allemand, en hongrois…) sous le titre : De la chute du tsarisme à la chute de la bourgeoisie.
La course effrénée de la Révolution russe, le changement continu des tableaux historiques les plus grandioses, la lutte tragique du prolétariat qui tantôt, vainqueur, passe au premier plan, tantôt, sous les rires de triomphe de la canaille bourgeoise, est traitreusement proclamé libre comme un oiseau sur la branche — tout cela démontre qu’il n’est pas possible que la révolution russe remporte la victoire définitive sans victoire de la révolution internationale.
Aucune des révolutions précédentes n’a été aussi assujettie aux événements extérieurs.
La guerre mondiale qui a déchiré tous les liens économiques, qui a poussé jusqu’au paroxysme les antagonismes entre les Etats et qui a amené l’effondrement de la II e Internationale, cette guerre a très étroitement lié le sort de chaque pays au sort des autres. La victoire du socialisme est l’unique salut pour le monde, dont la chair est mutilée et saignée à blanc. Mais, sans la révolution prolétarienne en Europe, il est impossible que le prolétariat socialiste de Russie remporte une victoire durable.
Marx avait écrit à propos de la France des années 1848-1850 : « Le problème de la révolution socialiste ne sera pas résolu en France, il sera proclamé en France. Il ne sera résolu nulle part entre les murs d’une nation. La solution de ce problème ne commencera qu’au moment où le prolétariat sera poussé par la guerre mondiale à la tête du peuple qui est le maître du marché mondial (à la tête de l’Angleterre) ». Mutatis mutandis, ceci est encore valable pour la situation actuelle.
Les révolutions sont les locomotives de l’histoire. Même dans la Russie arriérée, seul le prolétariat peut monter sur cette locomotive comme le seul conducteur qui ne puisse être remplacé. Mais, le prolétariat ne peut pas rester toujours dans les limites des conditions du pouvoir de la société bourgeoise. Il cherche à arriver au pouvoir et au socialisme. Cependant, ce problème qui en Russie aussi « est posé » ne sera pas résolu « entre les murs de la nation ». Ici, la classe ouvrière se heurte contre une muraille indestructible qui ne pourra être forcée que par l’assaut de la révolution ouvrière internationale.
Et ce n’est qu’autant que le prolétariat en a conscience et se groupe autour de l’organisation de classe du socialisme international, qu’il est, non seulement dans ses intentions, mais aussi en fait, une force révolutionnaire transformatrice du monde.
Et c’est précisément la nécessité absolue d’un tel développement que nous voulons démontrer.
Les groupements de classe jusqu’en mars 1917[modifier le wikicode]
Lorsque, en novembre 1905, le Soviet des délégués des ouvriers de Petrograd avait déclaré le boycott financier au pouvoir du tsar et lorsqu’il avait invité, dans l’été de 1906, la première Douma, que le tsar avait dissoute, à ne pas voter les impôts et les taxes, la caisse de l’empire russe éprouva les plus grandes difficultés. La rente de l’Etat était tombée très bas. Il y eut presque une panique financière. Kokovtzeff s’était empressé d’aller à l’étranger pour chercher une aide qu’il y trouva. Quelques démocrates naïfs invoquaient en vain les glorieuses traditions de la République et de la Révolution. Les banquiers de la République française en personne avaient sauvé le trône du despote sanglant. Dans la balance capitaliste, un intérêt élevé pesait plus que la gloire républicaine. Les banquiers français ont aidé le tsar à étouffer la révolution russe.
Au temps de Nicolas II, la classe dominante, au sens propre du mot, c’est-à-dire la classe qui tenait entre ses mains le gouvernail de l’Etat, la classe des grands propriétaires fonciers avait un caractère mi-féodal. Ces messieurs n’avaient point que leurs propres affaires à gérer. Ils avaient hérité de leurs pères et de leurs grands-pères, propriétaires des serfs, d’énormes biens fonciers et, profitant du fait que la terre manquait de plus en plus aux paysans, ils ont préféré donner leurs terres aux paysans, aux prolétaires et recevoir d’eux, en échange, un fermage écrasant et leur imposer une situation de serf. Bien qu’étant de gros propriétaires fonciers, ils cherchaient à réaliser dans l’agriculture la petite exploitation et ainsi pressuraient de mille manières différentes le paysan pauvre. En tant que classe de parasites par excellence, ils avaient un revenu assuré et fixe, car l’énorme demande de la terre, de la part des paysans sans terre élevait constamment le prix du fermage, Conserver leur droit sacré à la terre, voilà quel était le principal désir de cette classe. Ce désir, né dans la chair des propriétaires des serfs, ne pouvait être qu’ultraréactionnaire. On considérait avec raison, comme idéologue de cette classe, le délégué à la Douma, Markoff II, pour qui la potence et le knout constituaient la base idéale de l’Empire russe. Pourichkevitch était leur agitateur politique, qui daignait se servir dans son jargon politique habituel des jurons russes les plus vulgaires. Les couches supérieures de l’organisation de cette classe, à l’exception du pouvoir d’Etat, s’appuyaient sur les « assemblées de noblesse réunie », dont les membres inférieurs étaient recrutés parmi les rebuts de la société, qui pullulaient dans les repaires de voleurs, les bordels et les maisons de thé de « l’union populaire russe ».
« L’honorable noblesse » était le premier soutien du trône, tandis que la bourgeoisie industrielle ne participait, au pouvoir que d’une manière limitée. Une seule des fractions bourgeoises, notamment celle qui était très étroitement liée au gouvernement par les commandes de l’Etat et par les opérations financières, fraction qui prospérait malgré le peu de connaissances techniques qu’elle possédait, grâce au pillage des « biens nationaux », organisée d’accord avec l’Etat, — cette fraction seule faisait partie de l’appareil administratif du pays. La bourgeoisie progressive du point de vue technique, qui était représentée quant à son idéologie par la « société libérale », formait « l’opposition de Sa Majesté » et se plaignait amèrement du « manque d’initiative », des « obstacles que l’on opposait à l’initiative privée », du peu de liberté accordée pour « développer les forces vives du pays. »
La petite bourgeoisie et la population paysanne non seulement n’avaient aucune influence sur le cours des « affaires d’Etat », mais encore étaient opprimées et persécutées toutes les fois qu’elles essayaient de manifester publiquement leur opinion. La classe paysanne était (et est encore aujourd’hui) formée par des paysans pauvres qui possédaient des petits morceaux de terre, qui cultivaient la terre prise en fermage et qui, périodiquement souffraient de la famine, en donnant toutes leurs forces aux propriétaires fonciers et à l’Etat. La famine et simplement la faim sont la principale caractéristique de leur existence. Ils sont caractérisés par la volonté d’obtenir la terre qui appartient: aux propriétaires fonciers aussi bien que ceux-ci sont caractérisés par la volonté de conserver la terre à leur entière disposition.
Si, sous le règne de Nicolas II, les propriétaires fonciers formaient la classe d’oppresseurs par excellence, le prolétariat était la classe opprimée par excellence, et ceci non pas parce que le niveau d’existence de la classe ouvrière était plus bas que celui de la classe paysanne — dans bien des cas des cas il était certainement supérieur — mais parce que la classe ouvrière avait fait déjà depuis longtemps son entrée dans l’arène de la lutte politique. Elle y était venue en pionnier de la Révolution, comme source de l’énergie révolutionnaire. Et, pour cette raison, tout le poids des représailles tomba surtout sur le prolétariat.
Pendant la période de 1907 jusqu’à 1914, c’est-à-dire après la révolution de 1905-1907, noyée dans le sang des insurgés de décembre à Moscou et après que la vague de représailles se fut déversée sur la Russie tout entière, la méthode révolutionnaire pour la solution des contradictions de la vie russe passa momentanément au second plan. Mais, quand même, une série de changements s’était effectuée dans la base même de la vie sociale, dans son économie.
Dans le domaine de la production agricole, les éléments capitalistes étaient devenus notablement plus forts. La mobilisation du pays s’était traduite par le passage entre les mains des paysans aisés d’une partie des terres appartenant aux seigneurs. Les représentants de la « noblesse honorable » effrayés par le mouvement agraire, avaient liquidé par-ci, par-là leurs biens familiaux, en les vendant (directement, ou, mieux encore, par l’intermédiaire des banques agraires) à la bourgeoisie paysanne ou aux paysans aisés. D’autre part, le renforcement de la mince couche de la « haute société » paysanne devint plus intense, grâce aux « lois agraires » de Stolypine.
Cet homme d’Etat, qui a bien mérité le nom de bourreau, qui a dressé des potences dans tout le pays, qui nourrissait sur son sein de policier le fameux Azeff, qui a élevé le système d’espionnage et de provocation à la hauteur d’un principe fondamental de l’Etat et qui a péri lui-même victime de ce système, cet homme essayait en vain de jouer le rôle d’un Bismarck russe, dont il ne se distinguait que par le manque de compréhension (ce qui d’ailleurs n’empêchait point les représentante du libéralisme russe, MM. Strouvé et Isgoïeff de se prosterner respectueusement devant la botte de ce héros). Partisan de la politique ouvertement cynique de la « pression sur la loi », Stolypine essaya de jouer son « va-tout sur les forts », et, par sa loi du 9 novembre, en enlevant la terre aux municipalités, il croyait donner à côté de la noblesse un « appui paysan au trône » dans la classe des « suceurs de sang ». Stolypine perdit au jeu, mais sa politique a certainement rendu plus puissantes les couches paysannes capitalistes au village.
Le changement de conditions du marché agricole mondial eut une importance encore plus grande. La crise agricole qui, depuis les années quatre-vingt du siècle dernier, accablait l’agriculture européenne et qui était déterminée par l’importation du blé à bon marché d’outre-mer, s’était affaiblie. A la baisse extraordinaire des prix succéda une hausse encore plus inouïe. Les agriculteurs européens reprirent haleine. La hausse, ce fléau pour le prolétariat des villes, est la source des plus grands profits pour ceux qui détiennent le monopole de l’agriculture. Le commerce d’exportation du froment et le développement de l’agriculture capitaliste étaient devenus plus avantageux que l’extorsion de fermage. Ainsi, le changement de conditions au marché mondial eut pour conséquence l’augmentation d’exportation, l’organisation technique du commerce d’exportation en grand (on construisait des élévateurs suivant le modèle américain) et l’introduction par les propriétaires fonciers d’une exploitation agricole rationnelle capitaliste. Ainsi, le vieux et primitif propriétaire foncier se transforma en un « agriculteur » moderne. Le partisan du servage passa au second plan, devant le propriétaire foncier capitaliste « civilisé » et « instruit » qui s’entendait aussi bien dans les machines agricoles que dans les nitrates du Chili ; l’extorsion du fermage était remplacée peu à peu part le système perfectionné d’exploitation du travail salarié ; le pillage des serfs céda la place au système capitaliste et la lourde figure de Markoff II fut remplacée par le « prince Lwow », parfumé et ganté de blanc.
Dans le domaine de l’industrie naquit et se forma, pendant la contre-révolution de 1907 jusqu’à 1914, le capital financier qui créa des syndicats et des trusts, qui les réunit aux banques et ainsi enserra toute une série de branches industrielles dans un cercle étroit et solide de monopoles. Le capital financier russe avait pour parrain le capital financier de « l’étranger » : le capital français, allemand, anglais, belge ; son essence et sa personnalité « travaillaient » en Russie sous la forme de directeurs d’entreprises et de banques étrangères et ont contribué beaucoup au développement rapide des nouvelles formes d’organisation du capital européen et américain. Avec le capital financier, il se forma une bourgeoisie jusqu’alors inconnue, la bourgeoisie impérialiste qui était politiquement représentée par le « parti de la liberté du peuple », l’ancienne opposition libérale, qui s’appuyait sur la bourgeoisie techniquement progressive, s’était transformée en parti de l’impérialisme belliqueux et le professeur libéral, plein de bonhomie et de sympathie pour le peuple, professeur dans le genre des Tchroupoff ou des Kabloukoff, était devenu le défenseur malveillant de la puissance, l’adorateur du dieu Etat et surtout de ses attributs militaires. Le mot d’ordre « Grande Russie » (« grande » signifie, dans ce cas, qu’elle opprime tous les petits peuples et, si possible les grands aussi), copié sur le modèle allemand (« Grossdeutschland »), l’agitation panslaviste, la propagande de plus en plus intense en faveur de la création des « biens de culture nationale » (en premier lieu de l’armée et de la flotte) et en faveur de la « manifestation de la personnalité nationale » — tout ce charlatanisme impérialiste avait trouvé son premier apôtre dans la personne du renégat socialiste, Pierre Strouvé. La collection « Les anciens », la revue « L’idée russe », la petite association « La Science », personnifiée par M. Strouvé avec « L’industrie », personnifiée par le chef et mécène P. Riabouchinski, de Moscou, commencèrent à servir de forteresses à la théorie de l’impérialisme russe. Son chef politique notoire était le chef du parti des cadets, le professeur Milioukoff. On dit, en effet, avec raison que l’on peut trouver un professeur pour toute basse besogne.
Ainsi se développait, sous les ailes de la contre-révolution qui faisait rage, l’opposition impérialiste du « capitalisme progressif », s’appuyant sur les propriétaires fonciers « instruits et civilisés » et sur le capital financier.
Dès le printemps 1911 l’on voyait, derrière l’élan qui se manifestait déjà dans l’industrie, la classe ouvrière recommencer la lutte économique, Toujours de plus en plus animée, cette lutte prenait un caractère politique très net. Dans les années 1913 et 1914, le nombre de grévistes atteignait presque le nombre de grévistes de l’année « folle » 1905. Et tandis que les démons gonflaient le parti impérialiste et patriote des libéraux, on voyait nettement qu’une nouvelle vague révolutionnaire allait déferler sur le pays. Pétrograd érigeait des barricades. Et cela se passait précisément au moment où le Président de la République française, M. Poincaré, venait rendre visite au tsar à propos de la préparation à la nouvelle guerre. Et son oreille républicaine percevait le cri du prolétariat de Pétrograd « A bas le tsar ! »
Mais la guerre mondiale brisa la révolution en automne 1914. Le massacre, préparé par les bourreaux couronnés des pays « civilisés » donne partout une force énorme au militarisme. La terreur militaire met les fers aux prolétaires insoumis. La faillite de la IIe Internationale et la trahison de la social-démocratie opportuniste affaiblissent la volonté révolutionnaire. Les convoitises impérialistes de la classe dominante rendent possible un bloc très étroit, en réunissant les anciens seigneurs à leurs adversaires « instruits ». Cela vaut-il la peine de se préoccuper de différences d’opinion, lorsque la cause commune des rapines internationales est en jeu ? Ne faut-il point avant tout tuer ensemble le gibier savoureux et ensuite seulement se le partager ? Est-ce qu’alors ce n’est pas un devoir « sacré » pour tous de former un front unique des propriétaires en cas de « révolte des esclaves » ?
Ainsi fut créée l’union sacrée dont le nom seul sent à 10 kilomètres l’écurie des hobereaux. L’idylle avait atteint son apogée lorsque le cadet Milioukoff embrassa publiquement, « à la terreur de l’ennemi », le général Pourichkévitch, rejeton de la même organisation qui avait jadis frappé, par le bras des assassins à gages, le crâne des collègues de M. Milioukoff, de Jollos et de Herzenstein. Toutefois, cette fête du pardon vraiment chrétien avait une profonde signification sociale : c’était le serment solennel d’une bande de brigands, dont les membres se juraient fidélité l’un à l’autre au nom du sang qu’ils ont versé au cours de leurs discordes antérieures. C’est, eu effet, Milioukoff lui-même qui proclamait, à propos des Dardanelles, qu’il s’agissait bien de rapines. Ce coryphée de l’impérialisme russe qui avait déjà depuis longtemps l’accès au Ministère des Affaires étrangères de l’Empire, exposait un « programme de guerre » qui était assez sincère et qui préconisait la prise de possession de la Galicie, de Posen, d’une partie de la Prusse orientale, de Constantinople, et des Dardanelles, d’Andrinople, de la rive de la mer de Marmara, de l’Arménie turque, etc. Les convoitises impérialistes du capital financier s’accordaient avec la rapacité mi-féodale du tsarisme. La communauté des buts les avait réunis en un bloc.
Cependant ce bloc n’offre qu’un caractère temporaire ; non pas, sans doute, en raison de l’amour de la bourgeoisie pour la liberté, mais parce que les partisans du servage se sont rendu compte que l’Etat n’est qu’un instrument du capital financier. Au fond, les propriétaires féodaux sont une classe qui se tient en dehors de la sphère du travail productif ; la « fonction sociale » de ses gentilshommes consiste à gaspiller et à dilapider les sommes qu’ils ont acquises en dévalisant sans pitié les paysans et on peut évaluer exactement le degré de leur « culture » par la position géographique des restaurants où ils font bonne chère et par la nationalité de leurs cocottes. Si cela est vrai pour toute la classe des partisans du servage, ce l’est encore plus en ce qui concerne sa partie qualifiée, et la « cour ». La cour de Nicolas II était un véritable bordel de corruption effrénée et contre nature, où l’érotisme malsain s’agrémentait de délire religieux et ou les services divins alternaient avec les orgies extravagantes. Les sommets de l’administration de l’Etat étaient au fond une copie exacte des bordels d’apaches tenus par Viéra Tchébériak.
Et pendant qu’au sommet de l’échelle sociale se jouaient, l’un après l’autre, les différents actes du drame commun, dont chacun avait son nom propre (la « Miassoiédoviada », la « Soukhomlinoviada », la « Raspoutiniada »), la bourgeoisie d’opposition, retranchée dans les zemstvos, dans les conseils départementaux et, en partie, dans la Douma, la bourgeoisie d’opposition chuchotait alors : « C’est du dernier vulgaire ! », « C’est du libertinage ! », tandis que le peuple s’écriait : « A bas les traîtres ! A bas le tsar ! A bas les voleurs ! ». La bourgeoisie impérialiste faisait de la propagande en faveur de la déposition du tsar et badinait avec le Bourbon cynique Nicolaï Nicolaiévitch. La petite bourgeoisie s’alarma et s’indigna. Le prolétariat formula nettement son mot d’ordre : « A bas le tsarisme ! Vive la République démocratique ! »,
Déjà, pendant la première révolution (1905-1907), il était évident que c’est le prolétariat qui est la force principale du courant révolutionnaire. Et c’est précisément cette maturité relative du prolétariat qui entrait en scène avec ses buts de classe et sous la direction de son parti de classe, la social-démocratie ; c’est précisément ce fait qui a poussé la bourgeoisie « progressive » dans le camp de la contre-révolution. Déjà, au cours de la première Révolution, les cadets n’étaient pas loin du pouvoir ; ils menaient des pourparlers avec le tsarisme pour entrer dans le cabinet. L’insuccès de la révolution recula pour quelques armées cette perspective.
Si, au cours des années de 1905 à 1907, le prolétariat s’était montré le chef incontesté dans la lutte contre le tsarisme, pendant la guerre ce rôle du prolétariat s’était manifesté avec encore plus de netteté. Le prolétariat était la seule classe ayant essayé de combattre dans la rue contre le pouvoir suprême. Les exécutions des ouvriers à Krostroma, à Ivanovo-Vosnessensk, etc., étaient une contre-attaque de la part du tsarisme. Mais la guerre poussait systématiquement les ouvriers à la révolte : les modifications apportées aux lois ouvrières, la tyrannie plus grande exercée par la police, la dissolution des organisations ouvrières, la cherté de vie et la famine, l’extermination du peuple sur le champ de bataille — tout cela menait fatalement les masses ouvrières à la révolte.
Mais les paysans, eux aussi, n’ont pas moins souffert de la guerre qui leur arrachait les forces nécessaires au travail, qui leur réquisitionnait le bétail et ruinait leur exploitation agricole en remplaçant leur matériel agricole par du papier-argent qui avait perdu toute valeur. Le cri : « La paix ! Du pain et la liberté ! » retentit dans les quartiers ouvriers. Le cri : « La paix, la terre et la liberté ! » était la réponse sourde de la campagne.
Il y a encore une troisième force dont l’agitation était visible, C’était l’armée. Trahie par le tsar, par ses ministres et par ses employés, volée de toutes parts, livrée an bon plaisir des généraux ultraréactionnaires dont beaucoup avait « gagné un grade » après s’être suffisamment entraînés pendant les représailles contre les ouvriers et les paysans — l’armée ne pouvait rester inactive. Dans sa grande majorité, elle était composée de paysans et d’ouvriers, la discipline militaire s’était affaiblie, « la peur du supérieur » avait momentanément disparu, et la constitution d’une classe de soldats commençait à se manifester puissamment. L’ouragan de la révolution avait secoué ce dernier appui du trône, Ramenant à la vie la masse paysanne jusqu’alors veule, jetant des millions d’hommes dans le tourbillon de la guerre, le tsarisme ne pouvait plus dompter les forces qu’il avait réveillées lui-même. En mars 1917, mois auquel se rattachent tant d’événements illustres de l’histoire mondiale, l’aigle impérial eut ses deux têtes tranchées,
Mars-Avril 1917[modifier le wikicode]
Le 23 et le 24 février commencent à Petrograd les grèves et les démonstrations. Après les premières escarmouches avec la police, la troupe passe du côté du peuple, La troupe de réserve, formée de gendarmes pourvue de mitrailleuses, est en partie désarmée, en partie fusillée. La résistance de petits détachements militaires restés fidèles au tsar est brisée. Le drapeau rouge de la Révolution flotte au-dessus des palais du tyran.
Le 1er mars, anniversaire du meurtre d’Alexandre II, la révolution est victorieuse à Moscou également. Le 2 mars, Nicolas II, blême et tremblant, avait signé dans une voiture de chemin de fer l’acte d’abdication au trône. L’autocratie dont la nudité était cachée sous la feuille de vigne qui se nommait la Douma, était emportée par le souffle du peuple en révolte. On dit que mis en demeure d’abdiquer, le tsar Nicolas répétait avec désespoir : « Que dois-je faire ? ». Il n’y avait rien à faire. Les jours de l’autocratie étaient comptés.
L’appareil géant de l’oppression, rouillé déjà par le sang des meilleurs tribuns du peuple martyrisé, s’écroula sous la poussée élémentaire de la masse. Les processus de décomposition qui ont toujours lieu dans les profondeurs de la masse — du prolétariat, des paysans, de la petite bourgeoisie de la ville et de l’armée — ces processus ont accumulé une telle quantité de l’énergie révolutionnaire que le peuple avait une majorité écrasante de son côté.
La chute de l’autocratie, soudaine et rapide comme une catastrophe, avait surpris même les classes combattantes. La rapidité de la chute était déterminée par tous les événements, par la prépondérance des forces sociales dirigées contre le tsarisme. La chute de l’autocratie avait surpris non seulement ceux qu’elle emportait, mais aussi ceux qui l’ont déterminée. L’élément révolutionnaire, surpris de son succès, s’apaisa pour quelques instants.
Le prolétariat qui, avec un héroïsme sans bornes, s’était mis à la tête du mouvement, qui avait été obligé de s’organiser en secret, entra en scène ouvertement et dans sa totalité. Tout en étant la mieux organisée et la plus disciplinée des forces révolutionnaires, il n’avait pas encore créé d’organisations de masse.
Encore moins pouvait-on parler d’une organisation de la petite bourgeoisie et, surtout, des paysans. L’armée, qui s’était élevée presque unanimement contre son commandement suprême et contre ces « chefs adorés », qui avait détruit la discipline et l’organisation tsariste, n’avait pas encore réussi à se créer une organisation révolutionnaire.
C’est la bourgeoisie libérale et impérialiste qui apparaissait au début connue une force organisée. Mais c’était la force la moins révolutionnaire. Au contraire, son chef, Milioukoff, donnait avec mépris le nom de « torchon rouge » au drapeau de la Révolution. C’est lui qui était l’auteur du fameux mot d’ordre : « La défaite plutôt que la révolution ! ». Déjà, par expérience acquise en 1905, la bourgeoisie libérale savait que la révolution en Russie sera dangereuse non seulement pour le tsarisme, mais aussi pour « la civilisation et la propriété ». C’est pourquoi elle formait « l’opposition de Sa Majesté ». Mais maintenant elle était mise au pied du mur : devait-elle ou non prendre parti pour le gouvernement de Nicolas ? La chute du tsarisme était évidente, il ne restait plus aux bourgeois libéraux qu’à « passer du côté du peuple » et à mettre en action leurs organisations antérieures : les partis qui composaient le « bloc des progressistes » et, avant tout, le « parti de la liberté du peuple », toutes les organisations « non politiques » et, enfin, l’élite de la Douma impériale,
Au dehors, c’était une fraternisation générale. Les monarchistes étaient vite passés à la couleur républicaine ; les propriétaires d’immeubles avaient retiré le drapeau tricolore pour hisser à sa place le drapeau rouge de la révolte ; les cocardes des fonctionnaires d’Etat étaient remplacées par des insignes rouges et les policiers eux-mêmes se promenaient tout fiers, avec un ruban rouge à la boutonnière du manteau transformé en hâte.
« Révolution » était devenu subitement un mot magique, sympathique même à ceux qui, hier encore, ne trouvaient pas assez d’injures pour l’insulter. Rodzianko, le président de la Douma, octobriste ultraréactionnaire, avouait, plein de sentiments « fraternels » pour le « peuple », qu’il ne pouvait, « sur l’honneur et la conscience » faire aucune objection aux revendications du peuple. Choulguine, le fameux organisateur de la réaction la plus noire, un monarchiste avéré et étrangleur de cette même « force vivante » dont on ne parlait à ce moment qu’avec enthousiasme, ce même Choulguine déclarait, en parlant de la demande d’élections pour l’Assemblée Constituante : « Si quelqu’un m’avait dit, il y a deux jours, que j’entendrais cette demande et que je ne m’élèverais pas contre elle, mais que je reconnaîtrais moi-même qu’il n’y a pas d’autre issue possible ; si quelqu’un m’avait dit que cette main écrirait l’acte d’abdication de Nicolas II, il y a deux jours, j’aurais dit à cet homme qu’il est fou, et je me serais cru fou moi-même. Mais aujourd’hui je ne puis rien dire contre cela. Oui, une Assemblée Constituante sur la base du droit de vote universel, direct, égal et secret ». Tous ces messieurs — des nationalistes jusqu’aux cadets de gauche — qui ne voulaient, dans le meilleur des cas, qu’un petit changement à la cour et quelques piètres « garanties constitutionnelles », tous ces messieurs grinçaient des dents, mais cependant « en public » faisaient des révérences à droite et à gauche à ce même « torchon rouge » qui leur faisait plus peur que le manteau ronge du toréador n’en fait au taureau.
Ainsi, les dehors idylliques ne correspondaient aucunement à la vraie réalité et le son des phrases « nationales » ne pouvait même atténuer la lutte de classes, encore moins la faire disparaître.
La bourgeoisie la mieux organisée constitua comme organe central le Comité Provisoire de la Douma. La même nuit, presque à la même heure, fut formé à Pétrograd le Soviet des Délégués des ouvriers qui prit aussitôt la direction de la masse prolétarienne et petite-bourgeoise.
Deux faits doivent être soulignés pour faire comprendre pourquoi le pouvoir conquis par le peuple, était passé aux mains du Gouvernement provisoire de la bourgeoisie impérialiste. D’abord, l’organisation relativement plus forte de la bourgeoisie impérialiste y jouait un rôle, ensuite la responsabilité en incombe à l’opportunisme des chefs de la classe ouvrière ou, plus exactement, à l’aile du parti qui avait le dessus en ce moment. Ces « chefs » qui, plus tard, entrèrent an ministère mi-impérialiste avaient peur de se saisir du pouvoir, bien qu’ils prissent l’attitude de révolutionnaires inconciliables. Pour eux, la révolution russe était avant tout une révolution bourgeoise. D’après leur manière de penser veule et petite-bourgeoise, chaque pas « superflu » à côté du pouvoir de la bourgeoisie constituait une atteinte au droit sacré de la révolution bourgeoise. Pour eux, le premier devoir d’un révolutionnaire était d’intimider les ouvriers avec le fantôme de la bourgeoisie intimidée elle-même. Cette tactique du « socialisme » petit-bourgeois était le pêché originel de la révolution russe.
Ainsi se forma au sein du comité ultraréactionnaire de la Douma le premier Gouvernement Provisoire. Le Comité Exécutif des Soviets déclina l’offre d’entrer au ministère : seul, « le partisan de la discipline », Kerenski, en se frayant un chemin au pouvoir, avait agi, pour la deuxième fois, contrairement à la décision de ses camarades (la première fois c’était lorsque ce « social-révolutionnaire » entra à la Douma contrairement à la décision de son parti). Par suite, le cabinet était presque entièrement un organe de la bourgeoisie modérée à capital financier, Alexandre lvanovitch Goutchkoff, chef des octobristes, représentant des commerçants de Moscou, un « guerrier en civil », comme il se nommait luimême, Goutchkoff qui, au moment de la révolte à Moscou, organisait la milice pour le compte de l’amiral Doubassoff, fusilleur des ouvriers ; Paul Nicolaïevitch Milioukoff, chef du « Parti de la liberté du peuple », idéologue de l’impérialisme russe, partisan des rapines internationales dissimulées sous la formule de la « libération des petites nations », ami dévoué et esclave du capital anglais, homme rusé et sans-gêne, d’une volonté inébranlable et d’une sagesse professorale lorsqu’il s’agissait de faire de basses besognes : A. I. Konovaloff, le plus grand fabricant et boursier, le représentant patenté des entreprises ; M. Terechetchenko, enfant des actionnaires du syndicat du sucre. Voilà les figures les plus remarquables du gouvernement « révolutionnaire » qui avait à sa tête le prince Lwoff, représentant de la noblesse possédante ; à côté de lui ont trouvé place Nekrassoff, Godneff, d’autres Lwoff et le citoyen Kerenski.
Toute lâche qu’était la tactique du socialisme petit-bourgeois, alors organisateur et guide de la majorité du prolétariat de Pétrograd, la structure du pouvoir ne pouvait avoir d’autre base que le compromis, c’est-à –dire elle devait refléter la puissance réelle de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie. Le gouvernement provisoire était formé de bourgeois « pur sang ». Mais il y avait à côté de lui le comité exécutif des délégués des ouvriers (plus tard « des ouvriers et des soldats »).
Pétrograd était maître de la Russie ; les ouvriers et les soldats étaient maîtres de Pétrograd. De cette manière, l’organe du pouvoir des ouvriers et des soldats de Pétrograd était devenu, à côté du gouvernement provisoire, l’autorité centrale de toute la Russie. Cette dualité du pouvoir politique reflétait l’antagonisme social entre la bourgeoisie et les propriétaires fonciers d’une part, et la petite bourgeoisie, les paysans et le prolétariat d’autre part. Le soviet sanctionna la fameuse formule d’appui à donner au gouvernement, la formule de « dans la mesure » : « dans la mesure où le gouvernement travaillera avec fermeté et d’accord avec le soviet à consolider et à élargir les conquêtes de la révolution ». La tactique de compromis avait acquis une base solide.
Le premier acte du gouvernement provisoire devait être la proclamation de la république démocratique. Mais proclamer la république démocratique, c’était rompre à jamais avec le passé. Peut-on être « homme raisonnable » et rompre « d’une manière stupide et insensée » avec les « traditions historiques » ? Ne trouvera-t-on point dans une monarchie constitutionnelle le meilleur rempart contre les « éléments déchaînés », contre les « fanatiques » et 1’« anarchie » ? Le contraste entre la bourgeoisie impérialiste et la démocratie révolutionnaire s’accusait ici avec toute sa puissance. A la séance commune du comité exécutif et du comité de la Douma, les représentants timides des ouvriers et des soldats avaient proposé de s’abstenir de tout acte « qui pourrait préjuger sur la forme du gouvernement ». Les représentants du parti de la liberté populaire avaient proposé (sans doute par respect trop grand pour la liberté du peuple) de laisser subsister la monarchie des Romanoff. Le membre du comité exécutif Stenloff avait dit à ce propos au cours d’une séance du soviet : « Je dois déclarer catégoriquement, que les représentants des cadets s’opposaient formellement à ceci et ne voulaient consentir d’aucune manière non seulement à la proclamation de la république démocratique. — ce que nous ne voudrions point obtenir par force, — mais se refusaient même à souscrire à notre texte... Nous savons qu’ils voulaient à nous, à la démocratie victorieuse russe, imposer la monarchie des Romanoff, non tout simplement la monarchie, mais justement la monarchie des Romanoff, et Milioukoff surtout insistait pour que le tsarevitch Alexéi fût proclamé empereur, et le grand prince Michel Alexandrovitch régent. C’est en vain que nous répétions qu’aucun des groupes politiques n’a le droit d’anticiper sur l’opinion du peuple russe... C’est en vain que nous leur déclarions que nous allons si loin en ce qui concerne notre attitude politique réservée (!) que nous ne voulons pas les forcer à proclamer la république, malgré la force physique dont nous disposons et que nous les prions (! !) seulement de ne pas proclamer la monarchie... Malgré tout cela, nous n’avons pu nous mettre d’accord ».
Les chefs « prudents » de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie manquaient quand même de courage pour exiger la proclamation de la république, malgré « la force physique » dont ils disposaient ! Les défenseurs hypocrites de la liberté du peuple avaient assez d’audace pour réclamer, le lendemain de la révolte victorieuse, le rétablissement de la monarchie des Romanoff !
L’octobriste Goutchkoff, membre du gouvernement provisoire, et l’ultraréactionnaire Choulguine, membre du comité de la Douma, après avoir reçu la bénédiction du cadet Milioukoff, se rendaient déjà au grand quartier général « pour sauver de l’anarchie le pays », c’est-à-dire conclure, un contrat avec les bandits tsaristes en trahissant la révolution et le peuple. Mais Michel Romanoff ne se montra pas aussi courageux que P. Milioukoff. Probablement, « la force physique » sur laquelle s’appuyait le soviet lui en imposait. Ce fut une affaire manquée que celle qui devait se faire entre la bourgeoisie et les habitants du nid de vipères des Romanoff.
L’accord du soviet avec le gouvernement provisoire contenait, outre l’article annulé en fait et concernant la forme du gouvernement, encore ces huit articles : l’amnistie ; la liberté de la parole, de la presse ; les mesures indispensables à prendre en vue de la convocation de l’Assemblée constituante ; le remplacement de la police par la milice ; l’autonomie locale à la base du droit de vote universel ; 1’abolition de toute limitation du droit à cause du rang social, de la nationalité et de la religion ; le non-désarmement et le non-renvoi des troupes révolutionnaires de Pétrograd et, finalement, l’autonomie de l’armée.
Le gouvernement provisoire avait publié une déclaration dans ce sens. Mais ses membres avaient déjà adopté la tactique qui florissait un peu plus tard : la tactique de sabotage. Le comité exécutif se rendit compte bientôt, que messieurs les ministres ne sont point pressés de réaliser le programme annoncé. Il exigea alors que le gouvernement promulguât immédiatement la loi sur l’amnistie et le décret contre les généraux réactionnaires qui de toute évidence préparaient un putsch réactionnaire.
La loi sur l’amnistie fut aussitôt promulguée. Même M. Milioukoff n’a point osé l’envoyer ad acta. Car, cette loi a été demandée encore par la première Douma impériale, fille des cadets. Quand même, on ne peut pas revenir d’un seul coup à la politique de Pavloff, procureur de l’Empire, à qui, même les libéraux de la première Douma criaient d’une voix unanime : « A bas le bourreau ! »
Les « criminels » politiques avaient enfin obtenu l’amnistie. Les émigrants devaient rentrer dans la nouvelle Russie aux frais de l’Etat. Mais, dans le temps où nous vivons, il faut ajouter à l’ignominie de l’impérialisme russe l’ignominie de l’impérialisme international. Lloyd George et les sbires anglais ont corrigé les dispositions (au moins les dispositions rendues publiques) du ministre russe des affaires étrangères. La révolution russe ne menaçait pas le tsarisme seul, elle menaçait d’allumer le brasier de la Révolution internationale, de détruire l’union sacrée des travailleurs avec les exploiteurs. Et si l’impérialisme russe avait encore honte et peur de saisir au cou les représentants de l’internationalisme révolutionnaire et d’employer contre eux des méthodes de lutte dignes des laquais d’Abdul-Hamid, il a fait cela par l’intermédiaire de ses collègues anglo-français et des sbires au service des consulats du tsar à l’étranger. A de nombreuses personnes, on avait formellement interdit de quitter la Suisse, la France, l’Angleterre et l’Amérique. Un grand nombre de « citoyens » russes furent arrêtés par les policiers « alliés » qui justifiaient leur conduite par des calomnies grossières, dont est capable seulement un bourgeois pris de rage.
A propos de son arrestation par les autorités britanniques, Trotzky avait écrit : « On ne peut pas dire que la diplomatie anglaise prise en général manque ni de prévoyance ni de « manières de gentleman ». Cependant, la déclaration de l’envoyé britannique relative aux subsides que nous aurions reçus de l’Allemagne manque de l’un aussi bien que de l’autre : elle est également bête et ignoble. Cela s’explique par le fait que les politiciens et les diplomates de la Grande-Bretagne possèdent deux procédés différents : un pour les pays « civilisés », un autre pour les colonies. Sir Buchanan, envoyé anglais à Pétrograd, qui était le meilleur ami de la monarchie tsariste, mais que l’on considère aujourd’hui comme ami de la République, se sent eu Russie comme il se sentirait en Egypte ou aux Indes, et pour cette raison il ne voit pas pourquoi il se gênerait ».
Ceci caractérise très exactement l’altitude des Alliés. Il était évident que le fameux « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », qui était proclamé avec une grande pompe par les impérialistes de tous les pays, ne serait en réalité reconnu ni par le gouvernement français ni par le gouvernement anglais, même pas à la Russie ! Il était évident que la cravache militaire dont se sert l’Angleterre dans ses colonies frapperait les citoyens russes « indépendants ». Il était évident que l’impérialisme anglais, au moment où la main gantée de fer des impérialistes allemands se levait encore contre la Russie seule, considérait celle-ci comme pays conquis ! « Vive la pénétration pacifique ! »[1]
Par suite de la pression exercée par les organes de la démocratie révolutionnaire, ceux qui avaient été arrêtés furent remis en liberté. A d’autres, les Alliés refusèrent le droit de passage, et, au contraire, ils leur préparaient des mandats d’amener. Ainsi un grand nombre de personnes furent obligés de voyager par l’Allemagne.
Si dans les conditions du voyage des émigrés amnistiée se manifeste nettement une ligne de contact entre les gouvernements impérialistes des Alliés d’une part et le désir, momentanément dissimulé, du gouvernement provisoire, à peine sorti de l’œuf de la révolution, mais impérialiste, quand même, d’autre part, — ce dernier gouvernement a montré son vrai naturel par sa conduite à propos de la réclamation du comité exécutif de mettre hors la loi les généraux réactionnaires. De toutes parts, on annonçait que le grand quartier général était le centre de la contre-révolution en train de s’organiser. Les soldats se révoltaient contre l’esprit réactionnaire de leurs officiers. Déjà le 6 mars, le général Evert écrivait au nom de Nicolaï Nicolaïévitch l’ordre du jour de l’armée, qui contient l’appel de soutenir les Romanoff. Le général Alexéieff, le même qui plus tard avait embrassé le citoyen Kerenski, menaçait de cour martiale les « bandes révolutionnaires » (!) venant de Pétrograd. Le général Ivanoff, qui aux jours critiques était venu avec ses troupes pour pacifier les insurgés à Pétrograd, développait, après l’affaire de Pétrograd, son activité à Kieff !
Le gouvernement provisoire traînait quand même l’affaire en longueur, sous prétexte de chercher l’article correspondant du code criminel. Le décret ne fut point publié. Le comité exécutif du soviet entreprit lui-même des mesures plus ou moins énergiques, si on peut se servir du terme énergique en parlant des mesures prises par une majorité opportuniste.
Alors, commence l’époque de la self-organisation de la masse révolutionnaire, du prolétariat, des soldats, des paysans. Le soviet de Pétrograd pouvait déjà largement s’appuyer sur une force organisée. L’autorité des soviets et en particulier du soviet de Pétrograd avait grandement augmenté. Mais la sourde résistance au soviet, de la part de la bourgeoisie impérialiste et de son organe, le gouvernement provisoire, augmentait proportionnellement. C’était surtout le ministre de la guerre Goutchkoff qui fut inflexible. Les commissaires du comité exécutif rencontraient partout une obstruction systématique de la part de nouvelles « autorités ». La bourgeoisie pressentait nettement dans la puissance croissante du soviet une menace pour les bases mêmes de son existence. En vérité, un beau jour ces plébéiens prendront tout en leurs propres mains. Et où sont les garanties qu’ils seront satisfaits d’un simple changement de forme politique ?
Puisque M. Milioukoff n’avait pas réussi du premier coup à porter sur le trône Alexeieff à la place de Nicolas, il fallait penser à cette éventualité pour l’avenir. Le gouvernement provisoire entama les pourparlers avec les parents de Nikolas en Angleterre pour y envoyer l’ancien tsar. Mais lorsque le comité exécutif fut avisé par les cheminots que deux trains avec la famille du tsar étaient déjà dirigés sur Pétrograd pour être envoyés de là vers la frontière, il mobilisa alors la garnison de Pétrograd, occupa toutes les gares et envoya partout l’ordre télégraphique : « Arrêter et s’en saisir ! ». On n’avait pas réussi à sauver la « sainte famille ». L’attitude vis-à-vis de la guerre impérialiste alarmait encore plus la bourgeoisie que la question de la constitution d’Etat. Quoique la bourgeoisie eût combattu ardemment, sous les enseignes du parti même de la liberté du peuple pour que la liberté du peuple fût politiquement exprimée, c’est-à-dire quoiqu’elle eût combattu la république démocratique, ce n’était là pour elle qu’une question secondaire. En république aussi, on peut continuer la politique de rapines. Sous ce rapport, on peut apprendre quelque chose de la « libre Amérique » et de la « France magnifique » ! Le nettoyage de l’écurie d’Augias tsariste promettait même un peu plus d’économie dans la conduite de la guerre.
Les Alliés, eux aussi, comprenaient cela fort bien. Dans un de ses discours, Llyod George déclarait sans détours, en parlant de la défaite des troupes tsaristes, que les canons allemands brisent les chaînes qui empêchent le peuple russe de mener la guerre. De même que les impérialistes russes n’auraient rien eu contre « un petit changement » et se seraient accommodés de la république, quoique en grinçant des dents, de même les impérialistes anglais et français ont « reconnu » cette politique. Mais la situation était devenue toute autre lorsque la question de la guerre fut poussée au premier plan. C’est là le contenu essentiel du capital financier. C’est s’attaquer au profit capitaliste, au droit qu’ils ont d’exploiter le monde, que de méditer quoique chose contre la guerre. Qu’y a-t-il de plus sacré que ce droit ? Celui qui ose protester n’est qu’un traître à la patrie !
Toutes les fractions de la classe dominante s’étaient groupées avec la bourgeoisie impérialiste autour du mot d’ordre : « La guerre jusqu’au bout ! » Les hommes de la « droite » disparurent de la scène comme s’ils avaient été physiquement anéantis. Leurs nombreuses organisations aux noms spécifiques, leurs journaux, stipendiés par le tsarisme, leurs « fonctionnaires » dans le genre de Sacha Kossoïs, etc. — tout cela avait perdu son caractère puissamment exprimé de la réaction la plus noire. Tout cet appareil, en apparence dissout, passa en réalité au service du bloc bourgeois unifié, dont le représentant spirituel et politique était le parti de la liberté du peuple. Si les impérialistes bourgeois au temps du tsarisme rendaient des services aux partisans du féodalisme, ceux-ci les rendaient maintenant aux impérialistes bourgeois. Le bloc formé par les « propriétaires fonciers de vieille souche » et par les « progressistes » avait ressuscité, à l’instar du Phoenix, des cendres que soufflait le vent du massacre mondial. Mais l’hégémonie passa aux mains du capital financier possédant des méthodes « européennes » pour étrangler le monde
La petite bourgeoisie, les paysans et l’armée composée de paysans n’avaient pas accueilli favorablement les buts de guerre impérialistes. La classe paysanne russe ne s’est pas encore constituée d’après le type que l’on rencontre chez les gros paysans allemands, dont les associations représentent de véritables cartels dirigés, par suite de leurs prix de monopole élevés, contre le prolétariat. Au lieu d’un bloc avec les agriculteurs, nous avons une lutte contre les agriculteurs, la lutte pour la terre. La guerre non seulement n’assure point au paysan le gain qu’elle promet au capital financier, mais elle lui porte préjudice en la privant d’ouvriers et de bêtes de somme. Le paysan sait qu’il a la terre sous la main : c’est la terre du propriétaire foncier. Il est impossible d’enthousiasmer le paysan par l’annexion de pays inconnus quels qu’ils soient. Sous ce rapport, il est un empirique à l’esprit étroit. Toute la puissance de sa pensée est dirigée vers un but tangible qui lui est proche : la terre du propriétaire foncier. Il l’a trempée de sa sueur. Il l’a labourée avec sa misérable charrue. Il a donné pour elle, tout en souffrant la faim lui même, tant d’argent au propriétaire. Par amour de l’équité, il faut qu’elle soit à lui.
Il en fut un peu autrement quant à la petite bourgeoisie. Une partie des petits bourgeois, liée par la collaboration au capital financier et constituant à vrai dire un supplément à la grosse bourgeoisie, reprend tous les mots d’ordre du pur impérialisme. A celle-ci s’ajoutent dans une large mesure les intellectuels (médecins, avocats, etc., en un mot les « professions libérales »). Au contraire, les couches mi-prolétariennes de la petite bourgeoisie, qui souffrent directement de la guerre, sont prêtes à protester contre le maudit « massacre ».
Une majorité écrasante des petits bourgeois de la ville et de la campagne étaient donc hostiles à la guerre impérialiste. Mais ils étaient incapables de s’assimiler la manière de voir de l’Internationale révolutionnaire. La classe paysanne, en tant qu’elle s’appuie sur sa propre terre et sur la terre qu’elle veut s’approprier, doit défendre cette terre contre l’ « ennemi extérieur ». Et de même que les annexions de territoires étrangers ne la regardent pas, de même elle ne se préoccupe point de ce que sa guerre défensive puisse être combinée avec les plans impérialistes des banquiers coalisés et, en réalité, transformée en une guerre d’annexion de la coalition tout entière, D’une part, la petite bourgeoisie s’élève contre l’impérialisme ; d’autre part, elle le soutient. D’une part, elle est toute disposée à combattre le militarisme ; d’autre part, elle s’incline devant l’Etat essentiellement militariste du capital. D’une part, elle hait le capital, cet usurier qui traite les hommes comme il traiterait les chevaux, elle hait les spéculateurs, les banquiers, les fabricants, les entrepreneurs, tous ces grands voleurs qui viennent comme les corbeaux sur la charogne ; d’autre part, elle contracte avec eux des conventions concernant la « situation nationale ». Le joug du capital la fait rêver d’un « empire de la liberté ». Les chaînes de la propriété la font descendre des nues. Sa tactique ne peut être en réalité autre qu’une tactique pitoyable, mais parfois aussi pleine de trahison. Son idéologie, c’est le socialisme petit-bourgeois, ce sont, avant tout, des phrases socialistes. Révolution, — oui, mais ne point la pousser « trop loin ». Lutte contre la contre-révolution — oui, mais ne pas terroriser la « bourgeoisie ». Socialisme, — oui, mais « dans quelques deux cents ans ». Fraternité des peuples — oui, mais sans que les banquiers coalisés soient lésés. Le socialisme des socialistes révolutionnaires est l’expression de ces errements petit-bourgeois. Le prolétariat est libéré des chaînes de la propriété par sa position sociale. Au fond, les travailleurs n’ont pas de patrie, il n’y a que les fers de l’esclavage salarié qui les attachent à cette patrie. L’organisation politique du capital, qui prend ce pseudonyme de patrie, s’impose aux travailleurs dans la mesure où ils se trouvent sous la domination idéologique de la petite bourgeoisie ou du gros capital. Il arrive souvent que la classe ouvrière soit dans une telle captivité spirituelle. Mais elle seule peut se libérer de cet esclavage, prise comme classe. Elle seule peut s’élever à un point de vue qui place les intérêts de la révolution internationale plus haut que ceux de « sa » patrie, c’est-à-dire de l’organisation politique nationale du capital. Ainsi, elle seule peut être une classe conséquemment révolutionnaire, inébranlablement internationaliste, et une classe dont la critique est impitoyable. Les errements constituent le naturel de la petite bourgeoisie. Ils sont une maladie pour le prolétariat. La petite bourgeoisie ne suit jamais une voie décisive et conséquente. Le prolétariat a presque toujours une fraction révolutionnaire inflexible.
Le mouvement ouvrier russe présente les deux fractions : la fraction des menchéviks, social-patriote et par son idéologie petit bourgeois, et la fraction conséquemment révolutionnaire, des bolcheviks. Le bloc des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, qui se laissait prévoir, dès l’abord, est l’expression de leur parenté idéologique petite bourgeoise. — « Contre les annexions, mais pour le maintien des engagements pris vis-à-vis des Alliés et pour la défense du pays » — tel était le mot d’ordre de la petite bourgeoisie et d’une partie des travailleurs. « Contre toute coalition avec les capitalistes quels qu’ils soient, contre la guerre menée d’accord avec eux » — telle était la position du prolétariat révolutionnaire.
Le gouvernement provisoire s’appuyait sous le rapport social sur la bourgeoisie impérialiste, mais il était soutenu par le capital anglo-français aussi, qui avait son agent énergique dans la personne de Sir George Buchanan, et dans la personne de Paul Milioukoff, sa fidèle partie contractante. La voie suivie par le gouvernement provisoire était la voie de l’impérialisme allié.
Le soviet des délégués des ouvriers et des soldats s’appuyait non seulement sur la classe ouvrière, mais dans une large mesure sur la petite bourgeoisie aussi (les paysans et les soldats). La partie du soviet qui représentait la petite bourgeoisie et une partie des ouvriers qui s’affiliaient encore à elle constituait la majorité du soviet, dont les socialistes révolutionnaires et les menchéviks étaient l’expression politique.
C’était ce qui déterminait la conduite politique du soviet. Le 14 mars, fit son apparition le fameux appel : « Aux peuples du monde entier ! »
L’appel « Aux peuples du monde entier » était le premier document officiel qui a éclairé les masses du peuple de tous les pays belligérants sur le véritable état d’esprit des prolétaires et des paysans russes. Jusqu’alors, toutes les nouvelles étaient de toute évidence cuisinées. Les capitalistes « alliés » se réjouissaient d’abord de la révolution qui a sauvé la Russie de la germanophilie du parent le plus proche de George V. A la nouvelle de la formation du soviet, le journal de l’oligarchie financière, Times, était déjà inquiet.
Alors, pour tranquilliser l’émoi des cœurs hypertrophiés de ces messieurs de Londoner City, le gouvernement provisoire combla le monde de nouvelles doucereuses, imprégnées d’un puissant esprit d’obséquiosité servile, ce qui était d’un effet d’autant plus comique que ces communications provenaient de représentants patentés de l’idée de la Grande Russie. Les correspondants cadets, contrôlés par les autorités de M. Milioukoff, faisaient le beau comme des petits chiens devant leur mé-mère et remuaient respectueusement la queue devant les impérialistes anglais, en représentant lâchement la révolution russe connue une perturbation tranquille, qui aurait été parfaitement légale si quelques articles du code criminel du tsar n’avaient pas existé. Mais si l’appel avait réussi à forcer les barrages élevés par l’impérialisme russe, il a rencontré une opposition extrême de la part des Alliés « pleins d’amour pour la liberté ». Le gouvernement français, qui vit toujours sur le capital de la Grande Révolution et invoque à tout propos les mots d’ordre lancée par cette révolution, avait défendu la publication du manifeste, et il n’est parvenu au peuple français que comme une feuille illégale, éditée pat l’opposition socialiste.
Par lui-même, l’appel devait en imposer. Pendant la guerre, l’organe révolutionnaire du pouvoir des ouvriers et des soldats s’adresse à tous les peuples, et même à 1’« ennemi extérieur » ! N’est-ce point une défaite de la barbarie militaire ?
Cependant, le manifeste souffrait d’une contradiction innée. D’une part, il faisait appel aux peuples pour qu‘ils cessent la guerre et luttent pour une paix démocratique, d’autre part, il faisait de la guerre en tant que guerre défensive un devoir, malgré le maintien des engagements contractés vis-à-vis des Alliés, par des traités secrets, par des traités possédant un caractère nettement annexionniste ; d’une part, il invitait les peuples — et surtout les peuples des puissances centrales — à la révolte contre leurs gouvernements ; d’autre part, il admettait la paix avec sa propre bourgeoisie, une paix qui s’est traduite avec netteté par l’appui prêté au gouvernement provisoire impérialiste. En un mot, il personnifiait la même duplicité et l’insuffisance qui caractérisent le « socialisme » petit-bourgeois. In nuce, il contenait déjà la possibilité de l’asservissement de la démocratie aux buts annexionnistes des requins impérialistes.
Mais il a souligné la formule d’une paix sans annexions et sans contributions. Il exprimait un désir réel de cette paix. Dans ses grandes lignes et dans son ensemble, il était contre la guerre impérialiste et en appelait au prolétariat socialiste. Cela suffisait parfaitement pour assurer au soviet, de la part de la bourgeoisie, une haine pleine de rage mais dissimulée jusqu’au moment opportun.
Sous l’influence spirituelle directe de l’appel, eurent lieu les congrès du front à Minsk, Pskow, etc. Les représentants de l’armée, de la puissance militaire active se prononcèrent avec unanimité contre la politique annexionniste. Le mot d’ordre de la fraternité internationale s’était acquis, paraît- il, un nombre énorme de partisans. Même un aveugle se serait aperçu du désir de la paix. La fraternisation dans les tranchées en était une preuve grossière.
Presque simultanément avec le congrès de Minsk a eu lieu la conférence panrusse des soviets des délégués des ouvriers et soldats, qui a ratifié la position adoptée par le soviet de Pétrograd. Mais cette conférence donna dans le piège du gouvernement provisoire, en approuvant sa politique extérieure Voilà comment se sont exactement passées les choses. Le 28 mars, le gouvernement provisoire cédant à la pression de la démocratie révolutionnaire publia un appel aux citoyens de la Russie, où l’on proclama comme « le devoir de la Russie libre » « l’établissement d’une paix durable sur la base de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes », mais sans aucune « annexion violente des territoires étrangers ». Les messieurs qui se levaient en faveur des annexions sur tous les croisements de chemins et qui parlaient à l’infini et à grands cris d’une « fin » victorieuse et qui — tout comme Milioukoff — avaient fait leur carrière politique dans l’antichambre du ministre du tsar, Sazonoff, ces gens là s’élevaient maintenant en faveur d’une « paix démocratique ». Il fallait vraiment avoir une bonne volonté excessive pour ne pas voir, sous un aspect noble, une gueule de loup et une queue de renard. Les soviets ne l’ont pas remarqué. Ils voyaient dans l’appel du gouvernement un « progrès important dam la voie de la réalisation des principes démocratique, dans le domaine de la politique extérieure ». Ils ne se rendaient pas compte que la parole a été donnée aux diplomates pour qu’ils cachent leurs pensées. Ils ne prenaient pas en considération que tous les gouvernements ont formulé des phrases qui rempliraient d’envie Machiavel en personne. Au lieu d’une méfiance systématique vis-à-vis de la bourgeoisie, ils incitèrent la masse à accorder à la bourgeoisie une confiance systématique, au lieu de démasquer ce mensonge, ils l’ont sanctionné.
Chaque action de classe exprime en grand et complètement la volonté de la classe qui l’a produite. La tactique des impérialistes, assis derrière leurs comptoirs de banquiers et dans les bureaux de leurs fabriques, ou réunis en leurs « Congrès » et conférences, cette tactique est essentiellement la même que celle qu’ils suivent lorsqu’ils se trouvent dans un fauteuil ministériel. Mais elle en diffère toujours par la forme qui peut être aussi éloignée de l’essentiel que l’est 1e ciel de la terre. Car le jargon des diplomates est bien plus impudent que le jargon des apaches qui, en mettant la main dans la poche des autres, n’invoquent jamais les lois communes du droit et de la morale, ni l’impératif catégorique de Kant, ni les commandements de la vertu chrétienne ou les idéals sacrés de la civilisation.
En dehors de la sphère des relations officielles, la bourgeoisie exécuta une attaque assez ouverte contre les soviets. Toute une série de campagnes fut faite contre eux dans la presse bourgeoise. La presse bourgeoise se montra comme le moyen le plus puissant pour l’asservissement spirituel de la masse. Comme elle disposait des millions, elle avait monopolisé presque toute la réserve en papier et ipso facto avait mis la main sur presque toutes les imprimeries. La racaille bourgeoise dansait une danse sauvage, travaillait « l’opinion publique » d’après les nécessités du capital du pays et des alliés et, par des mensonges administrés chaque jour à doses de cheval, elle créa le type du petit-bourgeois effrayé par la Révolution. Absolument de la même manière procède l’éleveur de cochons lorsque, par une culture « rationnelle », il crée un nouveau type de cochon qui serait incapable de ce qui caractérise essentiellement la vie — le mouvement — et qui ne serait bon que pour la boucherie.
Sous la plume de ces vulgaires scribes, la fraternisation des peuples était devenue le protectionnisme de 1’Allemagne ; la démocratisation de l’armée et la propagande pour la paix — la cause de la défaite à Stokhod, défaite pour laquelle l’armée avait à s’en prendre exclusivement à la conduite sans-gêne de l’autorité militaire suprême ; la journée de huit heures était représentée presque comme une haute trahison, et on invitait les soldats à attaquer les ouvriers, qui, soi-disant, laissaient l’armée sans armes ; enfin on parlait de l’existence en soi des soviets comme d’un frein à l’activité du gouvernement provisoire. Dans cet assaut contre les soviets et contre les ouvriers marchaient, dans les rangs serrés et épaule contre épaule, la « Reitch », organe central des impérialistes, et la « Rousskaïa Volia », le journal de Protopopoff et des banquiers, les « consciencieusement » professorales « Rousskie
Viédomosti » et la « Novoé Vrémia », journal des sbires vulgaires, le « Matin » de Moscou, le « Rousskoé Slovo » jaune, et la misérable « Birchievka ». C’est surtout la journée de huit heures qui faisait enrager ces avocats du bien-être du peuple. Non seulement les journaux, mais presque toutes les « forces vivantes du travail » bourgeoises — jeunes et vieilles fille, les étudiants, même les lycéens — étaient mobilisés, pour conseiller les ouvriers, pour leur expliquer la nécessité qu’il y a de travailler plus de 24 heures [sic] par jour pour les « besoins de la défense nationale », mais surtout pour exciter les soldats contre les ouvriers et, de cette manière, affaiblir le mouvement et le désorganiser intérieurement.
Les soviets regardaient tout cela et luttaient contre une telle attaque avec des mots. De plus, ils n’avaient que rarement de la décision. Comment peut-on toucher à la « liberté » de la « Rietch », lorsque son directeur est le membre du gouvernement fondé sur la confiance de la démocratie ? Ce serait un crime contre le « ministre révolutionnaire » ! Mais si le journal « Rietch » est en rapport avec le ministre, cela signifie que le ministre est en rapport avec le journal « Rietch ». Les soviets ne voyaient point cela. Au lieu de mettre en évidence la nature de classe du pouvoir gouvernemental, ils considéraient le gouvernement provisoire impérialiste tout à fait comme une somme arithmétique de personnes châtrées quant à leurs tendances de classe. Leur aveuglement d’esprit, leur naïveté vraiment touchante allèrent si loin qu’ils prenaient les idéologues les plus sordides de l’impérialisme pour les apôtres de la paix démocratique.
Mais Paul Nicolaévitch Milioukoff leur versa de l’eau froide dans le dos. Ce ministre des affaires étrangères publia, à la date du 20 avril, sa « déclaration » à propos de la note du 27 mars. M. Milioukoff avait eu l’impudence de la dater du 18 avril, le jour où une action, réunissant, comme jamais elle ne l’avait fait, une masse innombrable de soldats et d’ouvriers, lança dans toute la Russie les mots d’ordre de la fête internationale. La « déclaration » n’était plus destinée aux « citoyens de la Russie libre », mais aux gouvernements alliés. Ici, il fallait un autre langage et d’autres formules. Et M. Milioukoff se mit à parler non seulement d’une « victoire définitive sur l’ennemi », mais aussi des « sanctions et des garanties d’une paix durable », ce qui, dans le jargon diplomatique, signifie les mêmes annexions et contributions contre lesquelles la note du gouvernement du 27 mars devait soi-disant protester. Plus tard, au Congrès de son parti, M Milioukoff déclara avec la véritable noblesse d’un diplomate capable, qu’il avait trompé les citoyens russes ex officio, par devoir professionnel.
A la note de Milioukoff, les ouvriers et les soldats répondirent par une action de grand style. Des manifestations de protestation contre le gouvernement provisoire, et surtout contre Milioukoff, eurent lieu les 20 et 21 avril, à Pétrograd, à Moscou et dans toute une série d’autres villes. La piteuse provocation des Cadets, qui cherchaient à créer le désordre, avait subit le fiasco complet. On communiquait aux « Izvestia » du soviet de Pétrograd : « Des personnes armées et avec des mitrailleuses se trouvaient sur un camion automobile d’où on distribuait les proclamations des Cadets. Sur un autre camion automobile chargé de proclamations et d’affiches des Cadets il y avait des soldats qui tenaient en mains des fleurs très chères... Les ouvriers, quoique non armés, ont été attaqués par les nationalistes ». Mais, quoique les partisans de Milioukoff aient fait tout pour désorganiser les manifestations dirigées contre lui, ils ont échoué. Les coups de feu tirés par des provocateurs ont fait quelques victimes, mais n’ont pas fait reculer les rangs serrés du peuple qui, poussé par la force élémentaire, descendait dans la rue.
Sous la pression des démonstrations armées organisées par les ouvriers et les soldats, le gouvernement provisoire publia une « déclaration » relative à la « déclaration » du ministre Milioukoff où l’on exposa que la « victoire définitive » est la « solution des devoirs » publics dans la note du 27 mars. Les « sanctions » et les « garanties » impérialistes se transformèrent cependant en un soupir innocemment pieux qui exhalait le désir de désarmement et d’un tribunal international d’arbitrage. Le soviet se déclara satisfait de cette déclaration et cria paix aux ouvriers et aux soldats, après leur avoir donné ce qui leur appartient : « Le gouvernement provisoire, écrivaient les « Izvestia », dans leur numéro du 22 avril, a réduit à néant, par ses déclarations, toutes les équivoques désastreuses de la note du 18 avril, et a ainsi enlevé de l’ordre du jour... le mot d’ordre : « A bas le gouvernement provisoire » !... ».
Mais Messieurs les Ministres étaient quand même décidés, en réalité, à ne pas céder. Le jour des manifestations, le 20 avril, Goutchkoff déclara à Kieff que la Constituante ne serait pas convoquée avant la fin de la guerre. Aussitôt après la publication de la déclaration du gouvernement provisoire, le 22 avril, M. Milioukoff déclara au correspondant du « Manchester Guardian » que la Russie « doit obtenir la domination sur le Bosphore et les Dardanelles » et qu’elle exigera le partage de l’Autriche. Le lendemain, le 23 avril, un autre guerrier de sang russe, M. Goutchkoff, faisait un discours enflammé à Jassy, où il s’exprimait contre l’achèvement de la guerre « sans qu’il y ait des vainqueurs et des vaincus » et pour la « destruction complète de l’Autriche et de l’Allemagne ». En un mot, les loups qui se couvraient d’une peau d’agneau devant les « libres citoyens russes » montraient leurs dents de fauve, aussitôt qu’ils commençaient à parler affaires avec les Alliés. Au fond, ils méprisaient eux-mêmes les « documents » qu’ils avaient publiés et auxquels les soviets, grâce à leur naïveté sentimentale donnaient une telle valeur. Les soviets croyaient que la bourgeoisie avait capitulé devant eux ; en réalité, ce sont eux qui ont capitulé devant la bourgeoisie. Cette capitulation s’est traduite dans l’appel historique « à l’armée ».
Le désir de la paix se manifestait dans l’armée par une extension inouïe de la fraternisation sur le front. La fraternisation était une tache lumineuse et pure dans le sang et la vulgarité où étouffait l’humanité abrutie. Elle a réellement arrêté les opérations de guerre sur un front. Il y avait des symptômes d’extension de la fraternisation sur les autres fronts. La guerre, ce monstre abominable, était menacée de succomber sous les efforts de la masse seule qui s’était fatiguée d’exercer la violence sous les coups de cravache. Il semblait que les masses seules allaient faire la paix, par-dessus les têtes de leurs gouvernements.
Un peut imaginer quelle rage était provoquée chez les cannibales bourgeois par l’établissement de relations humaines entre les « ennemis ». La bourgeoisie sonna le tocsin. Elle commença par effrayer le petit-bourgeois par un fleuve de mensonges. A leur chœur s’était joint l’accompagnement des Alliés qui exigeaient que l’on mît fin « au scandale » et qui insistaient pour que l’on commençât l’offensive, en menaçant le gouvernement provisoire de lui retirer tout appui financier. Il était indispensable d’empêcher, à tout prix, la fraternisation et la révolution internationale qui menaçait d’anéantir l’impérialisme.
Tels étaient les plans de la bourgeoisie qui, de toute évidence, enviait le bien des autres. Et les soviets appuyaient ces plans. Dans l’appel « à l’armée », ils avaient, non seulement sévèrement condamné la fraternisation comme un piège possible du G. Q. G. allemand, mais encore ils ont montré la nécessité d’une offensive. C’était tout ce dont la bourgeoisie avait besoin à ce moment. L’appel, lancé en même temps que le précédent « Aux socialistes du monde entier » avait fait une déplorable impression, car on ne peut pas inviter à la révolte contre le Capital, si l’on soutient chez soi les impérialistes les plus endurcis.
L’appel « à l’armée » était un pas décisif à droite. L’orientation vers la droite se faisait d’une allure toujours plus rapide. La petite bourgeoisie et le socialisme petit-bourgeois abandonnèrent leur position la plus importante, l’abandonnèrent sans gloire, sans lutte. Cette circonstance devait avoir les suites les plus importantes.
Note des éditeurs MIA[modifier le wikicode]
Le texte complet, en russe et en allemand, comporte 2 autres paragraphes : Du 1er mai au 3 juillet et Après les journées de juillet.
La traduction française correspond aux 25 premières pages de l’édition allemande, il en reste 22 à traduire. En 1927, la Correspondance Internationale, n° 78, 27 juillet 1927, p. 1052, a publié un extrait du paragraphe Du 1er mai au 3 juillet, p. 45-47 de l’édition allemande [n° 7 bis de la bibliographie détaillée MIA]. Nous le reproduisons ci-dessous.
La victoire de juillet de la contre-révolution par N. Boukharine[modifier le wikicode]
La crise dans le pouvoir gouvernemental a déchaîné tout d’un coup l’énergie révolutionnaire élémentaire. Au moment même où les nouvelles parvinrent de l’état d’esprit inquiet des masses de Pétersbourg, la Conférence de l’organisation bolchéviste de Pétersbourg siégeait. Elle se déclara opposée à une démonstration. Le Comité Central du parti, tenant compte du sérieux de la situation, se prononça également contre et on fit connaître au district les instructions prises. Pendant la session du conseil ouvrier de Pétersbourg, qui eut lieu le soir du 16 juillet, le bruit se répandit soudain que les régiments de mitrailleurs et de grenadiers étaient déjà en marche et se dirigeaient vers le Palais de Tauride On annonça aussi le départ imminent d’autres régiments et de fabriques. Pour la première fois, les bolchéviks proposèrent alors d’intervenir dans le cours des événements afin de donner à la démonstration un caractère pacifique et organisé. Le parti prolétarien ne pouvait pas jouer le rôle hypocrite et méprisable de Ponce-Pilate, il ne pouvait pas abandonner les masses au moment critique, décisif ; il entra en action, et c’est grâce à lui seulement qu’un massacre effroyable fut évité.
Dans la réunion de la section ouvrière des conseils A et S, il s’avéra que la majorité était du côté des bolchéviks. Les social-révolutionnaires et les bolcheviks s’éloignèrent. La majorité vota une résolution sur la nécessité du passage du pouvoir entre les mains des conseils et choisit une députation de quinze personnes qui fut chargée, « au nom de la section ouvrière, de négocier en contact avec le comité exécutif de Pétrograd et panrusse ».
Vers 10 heures et demie, le premier régiment de mitrailleurs s’approcha du Palais de Tauride. Il fut salué, au nom du Conseil central, par Voitinski. Puis, les événements se développèrent avec une rapidité surprenante. La ville se transforme en un camp armé.
Près du palais, se tiennent les 1ere, 2e, 3 e, 6e, 8e, 13e et 14 e compagnies du 1er régiment de mitrailleurs, la 4e compagnie légère de mitrailleurs, le 1er régiment d’infanterie avec tout son train et tout le bataillon de réserve des pionniers. On tient une formidable réunion.
Le mot d’ordre est : « Tout le pouvoir aux soviets ». A 2 heures du matin, arrivent tous les ouvriers des usines Poutilov. Sur ces entrefaites, a lieu la séance des comités exécutifs réunis. La masse des ouvriers et des soldats exige que leurs représentants prennent le pouvoir, qu’ils prennent la cause du peuple entre leurs mains. La conférence déclare la démonstration contre-révolutionnaire. La situation devient de plus en plus inquiétante. Entre l’organe de la démocratie révolutionnaire qui tient le pouvoir et l’épanouissement des masses révolutionnaires se manifeste, dans le moment le plus critique, la divergence d’opinions la plus profonde. Cela crée une situation chaotique et le mouvement, en plusieurs endroits, prend un caractère confus. Les troupes de Cronstadt et les mitrailleurs de Oranienbaum viennent d’arriver. On entend dans les rues des coups de fusil. Les contre-révolutionnaires provoquent une panique. Le mouvement augmente constamment.
Mais les troupes gouvernementales arrivent du front. On prépare un tribunal pour les manifestants avec l’aide effective des comités exécutifs. Dans le même moment, éclate comme une bombe le document d’Alexinski qui dit que Lénine est un espion allemand.
C’était extrêmement habile. D’une part, la force matérielle des baïonnettes préparée pour étouffer l’insurrection ; d’autre part, le mouvement démoralisé, ses chefs spirituels couverts de boue, l’unification des forces révolutionnaires déchiquetée, toute l’atmosphère empoisonnée par de si mauvaises odeurs et une telle calomnie. C’est le ministre de la Justice, Péreversev, qui entreprit cette noble tâche d’un Cicéron sauvant sa patrie d’un Lénine-Catilina. Prêtre de la Thémis impartiale, il répandit un document mensonger, fabriqué par un espion germanorusse, afin « d’exciter la colère des soldats », et ces gardiens de la Loi eurent plus tard l’impudence de l’avouer.
Mais tous les moyens sont permis lorsqu’il s’agit de faire reculer la révolution pourvu qu’ils atteignent leur but. Le but fut atteint, bien que Pereversev fût jeté hors du cabinet. A ce moment, commence la chasse aux « traitres »...
Mais la bourgeoisie ne réussit pas à organiser la saignée comme elle le voulait. Bien qu’elle ne pût pas assassiner le prolétariat, elle l’affaiblit néanmoins passagèrement. La contre-révolution fêta son triomphe.
- ↑ « Pénétration pacifique » : c’est le nom que les impérialistes donnent à leur pénétration dans les pays faibles, pénétration qui prépare l'asservissement définitif de ces pays et leur soumission à main armée.