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Special pages :
La guerre hispano-américaine
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 10 avril 1898 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 522-525).
Au moment où j’écris, je ne puis savoir si les dernières dépêches de Washington et de Madrid apportent la paix ou la guerre. Il est infiniment désirable que la guerre soit évitée ; non seulement elle entraînerait bien des souffrances et des deuils, mais elle serait d’un funeste exemple pour le monde. Rien ne peut, mieux que ce perpétuel danger de luttes sanglantes, dénoncer le régime de barbarie qui, sous le nom de civilisation, désole l’humanité.
Il a été beaucoup question, ces jours derniers, de l’intervention conciliatrice de la papauté, et déjà les catholiques saluaient l’action bienfaisante de ce qu’ils appellent une grande puissance morale. En fait, la médiation annoncée se réduisait à une vague tentative sans objet précis et sans effet ; et il serait bien naïf de penser qu’une simple prédication morale peut, dans l’état présent du monde, apaiser les rivalités implacables des intérêts et des convoitises déchaînées ; en tout cas, le monde civilisé aurait le droit de dire à la papauté : « Pourquoi n’êtes-vous pas intervenue plus tôt ? Puisque la catholique Espagne est docile à votre parole, pourquoi ne l’avez-vous pas avertie qu’elle violait, à Cuba, depuis longtemps, toutes les règles de la justice et tous les droits de l’humanité ? Pourquoi avez-vous permis que, par les exactions de ses fonctionnaires et l’odieuse partialité de ses lois, elle réduisît les Cubains au désespoir et à la révolte ? Si vous aviez plus tôt prêché à l’Espagne la modération et l’équité, vous auriez prévenu le conflit qu’à cette heure il est presque impossible d’arrêter. Mais non : de même que vous avez laissé égorger les Arméniens sans un mot de protestation, vous avez laissé opprimer et spolier les Cubains. Vous vous êtes donc associée à tous les grands crimes de notre temps, et votre tardive et inutile intervention n’est qu’une grimace de pitié pour des victimes que vous-même, à l’heure décisive, vous ne disputerez point au bourreau. »
La vérité très affligeante et très inquiétante, c’est que nous sommes à la veille des conflits les plus brutaux et les plus vastes. L’Europe a raison de suivre avec inquiétude les événements. Il y a quelques mois, c’était le Japon qui tout à coup grandissait, et, quoique les puissances européennes aient profité de l’affaiblissement de la Chine pour s’annexer des ports et des territoires, il est visible que l’Asie monte ; stimulée à la fois par les ambitions conquérantes du Japon et par le capitalisme lui-même, l’énorme masse asiatique va entrer en branle ; elle pèsera d’un poids très lourd sur les destinées du monde. — Et voici que l’Amérique du Nord, renonçant au système de paix et d’activité purement industrielle, s’engage dans des conflits qui vont l’obliger à des armements redoutables ; en saisissant Cuba, les États-Unis pénètrent dans l’Amérique latine, ils commencent à la démembrer et à la subordonner ; en éliminant l’Espagne, ils refoulent l’Europe. Et il est visible que contre le plus vieux des continents, l’Asie,, et contre le plus jeune, l’Amérique, l’Europe sera obligée bientôt de se défendre : or elle est livrée par les rivalités capitalistes et les haines nationales à une anarchie qui la paralyse. Seule, une Europe unifiée et harmonisée par le socialisme pourra résister aux formidables poussées qui se préparent, et appeler à la civilisation élargie les forces nouvelles qui s’agitent, sans que la haute culture européenne soit mise en péril. Mais quel est l’homme d’État qui ne sourira pas, comme de la plus vaine des utopies, de cette politique socialiste ? Et pourtant, on peut dire à la lettre que bientôt sans le socialisme, l’Europe sera en péril, et que, sans l’Europe, la civilisation humaine sera menacée.
Dans la guerre qui s’annonce entre les États-Unis et l’Espagne, il est impossible de former des vœux pour l’un ou l’autre des combattants. Ah ! s’il s’agissait vraiment de l’indépendance de Cuba, et des garanties de justice auxquelles les Cubains ont droit, tous les hommes généreux et honnêtes auraient vite pris parti. Mais, en réalité, il s’agit de la lutte entre deux puissances d’oppression, entre deux formes d’exploitation : d’un côté, il y a l’exploitation rétrograde et surannée de la catholique Espagne qui dévore la substance même de Cuba ; de l’autre côté, il y a l’exploitation aventureuse de la capitaliste Amérique qui veut annexer Cuba à sa puissance industrielle et devenir un des grands pays producteurs de sucre. Les Cubains n’échapperont aux fonctionnaires espagnols que pour être livrés aux spéculateurs yankees. Nous allons peut-être assister au conflit sanglant de deux brigandages, et il en sera ainsi tant que tous les exploités, peuples et individus, ne créeront pas, par un immense effort, une société nouvelle, une humanité nouvelle, l’humanité socialiste. Si les hommes employaient à s’affranchir une partie des forces que gaspillent leurs exploiteurs dans leurs perpétuels conflits, la justice viendrait d’un pas rapide. Seul, le socialisme international peut rallier à cette œuvre de salut toutes les forces dispersées. Seul le prolétariat universel peut prendre en mains la cause de la civilisation compromise par la barbarie capitaliste. Travailler à l’organisation internationale du prolétariat est donc à cette heure le devoir le plus pressant et le plus haut de tous les hommes qui ne désespèrent point de l’humanité.