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La guerre civile américaine (Mars 1862)
Auteur·e(s) | Karl Marx Friedrich Engels |
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Écriture | mars 1862 |
I[modifier le wikicode]
Sous quelque angle qu'on la considère, la guerre civile américaine présente un spectacle sans parallèle dans les annales de l'histoire militaire. L'immense étendue du territoire disputé, l'ampleur des lignes d'opération et du front, la puissance numérique des armées ennemies, dont la création n'a pu pratiquement s'appuyer sur aucune base d'organisation antérieure, le coût fabuleux de ces armées, leur mode de direction et les principes généraux de tactique et de stratégie régissant cette guerre, tout cela est nouveau pour l'observateur européen.
La conspiration sécessionniste, organisée, patronnée et soutenue bien avant qu'elle n'éclatât par l'administration de Buchanan, a donné au Sud un avantage initial, grâce auquel seule elle pouvait espérer atteindre ses buts. Menacé par sa population d'esclaves[1] et par dé forts éléments unionistes parmi les Blancs, disposant d'un nombre d'hommes libres trois fois moins élevé que le Nord, mais plus prompt à l'attaque grâce à ses innombrables oisifs, assoiffés d'aventures, tout dépendait pour le Sud d'une offensive rapide, audacieuse, voire téméraire. Si les sudistes parvenaient à s'emparer de Saint-Louis, de Cincinnati, de Washington, de Baltimore et peut-être de Philadelphie, ils pouvaient soulever un mouvement de panique, cependant que la diplomatie et la corruption eussent assuré à tous les États esclavagistes la reconnaissance de leur indépendance. En revanche, si cette première offensive échouait - du moins sur ses points décisifs - leur situation devait empirer de jour en jour, parallèlement au développement des forces du Nord. C'est ce que comprirent parfaitement les hommes qui, dans un esprit véritablement bonapartiste, organisèrent la conspiration sécessionniste, puis ouvrirent la campagne. Leurs bandes d'aventuriers submergèrent le Missouri et le Tennessee, tandis que les troupes plus régulièrement organisées envahirent la Virginie orientale et préparèrent un coup de main en direction de Washington. Ce coup ayant échoué, la campagne sudiste était perdue du point de vue militaire.
Le Nord entra en guerre à contrecœur dans un demi-sommeil, comme il fallait s'y attendre étant donné le développement plus élevé de son industrie et de son commerce. Le mécanisme social était infiniment plus complexe ici qu'au Sud, et il fallut bien plus de temps pour imprimer à son appareil une direction aussi inhabituelle. L'enrôlement des volontaires pour trois mois s'avéra être une grave erreur, encore qu'elle fût sans doute inévitable[2].
La politique du Nord devait consister d'abord à se tenir sur la défensive sur tous les points décisifs, afin d'organiser ses forces, les exercer et les préparer à des batailles décisives par des opérations de faible envergure et peu risquées; puis - dès que l'organisation se trouvait quelque peu renforcée et que les éléments félons étaient plus ou moins écartés de son armée - à passer à une offensive énergique et ininterrompue, en vue de reconquérir avant tout le Kentucky, le Tennessee, la Virginie et la Caroline du Nord. La transformation des civils en soldats devait coûter plus de temps au Nord qu'au Sud. Mais, une fois cela achevé, on pouvait se fier à la supériorité individuelle du nordiste.
En gros, si nous faisons abstraction des erreurs qui ont une source plus politique que militaire, le Nord a agi conformément à ces principes : la petite guerre au Missouri et en Virginie occidentale, tandis qu'elle protégeait les populations unionistes, accoutumait les troupes au service de campagne et au feu, sans les exposer à des défaites décisives. La grave humiliation de Bull Run[3] était, d'une certaine manière, la conséquence d'une erreur antérieure : l'enrôlement des volontaires pour trois mois. Il est absurde de demander à de nouvelles recrues d'attaquer de front une puissante position, située sur un terrain difficile et occupée par un adversaire à peine inférieur en nombre. La panique qui s'empara au moment décisif de l'armée unioniste, et dont la cause n'a toujours pas été clarifiée, ne pouvait surprendre quiconque est tant soit peu familiarisé avec l'histoire des guerres populaires. De tels incidents se produisirent fréquemment chez les troupes françaises de 1792-1795[4], mais n'empêchèrent aucunement ces mêmes soldats de gagner les batailles de Jemappes et de Fleurus, de Montenotte, Castiglione et Rivoli. Les railleries de la presse européenne sur la panique de Bull Run n'ont qu'une seule excuse à leur sottise : les fanfaronnades d'une partie de la presse nord-américaine avant le déclenchement de la bataille.
Le répit de six mois consécutif à la défaite de Manassas fut exploité plus efficacement par le Nord que par le Sud. Non seulement les rangs nordistes grossirent bien plus que les rangs sudistes, mais leurs officiers reçurent une meilleure instruction; la discipline et l'entraînement des troupes ne se heurtèrent pas aux mêmes obstacles qu'au Sud. Les traîtres et les incapables furent en grande partie écartés : le temps de la panique de Bull Run appartient au passé. Certes, il ne faut pas juger les deux armées selon les critères propres aux principales armées européennes, voire à l'ancienne armée régulière des États-Unis. En fait, Napoléon réussit à parfaire en un mois, dans ses casernes, l'entraînement des bataillons de nouvelles recrues, puis à les entraîner à la marche dans le second, et les conduire à l'ennemi le troisième. Mais, alors, chaque bataillon recevait un complément suffisant d'officiers et de sous-officiers éprouvés; et, enfin, on attribuait à chaque compagnie de vieux soldats, pour qu'au jour de la bataille les jeunes troupes fussent entourées, ou mieux encadrées par les vétérans. Or, toutes ces conditions font défaut à l'Amérique. Sans la masse considérable de l'expérience militaire de ceux qui ont émigré en Amérique, à la suite des convulsions révolutionnaires de 1848-1849, l'organisation des armées de l'Union eût exigé un temps plus long encore[5]. Le nombre très réduit des morts et des blessés par rapport au nombre total des troupes engagées (habituellement de un sur vingt) démontre que la plupart des engagements, même les plus récents, au Kentucky et au Tennessee, ont été effectués principalement en utilisant des armes à feu à longue distance, et que les rares charges à la baïonnette s'arrêtaient bientôt devant le feu de l'ennemi, ou bien mettaient l'adversaire en fuite avant même qu'on en vînt au corps à corps. Dans l'intervalle, la nouvelle campagne s'est ouverte sous des auspices plus favorables, avec l'avance de Buell et Halleck à travers le Kentucky en direction du Tennessee.
Après avoir reconquis le Missouri et la Virginie occidentale, l'Union ouvrit la campagne en avançant en direction du Kentucky[6]. Les sécessionnistes tenaient là trois fortes positions ou camps retranchés : Columbus sur le Mississippi à leur gauche; Bowling Green au centré; Mill Springs sur la rivière de Cumberland à leur droite. Leur ligne s'étendait d'ouest en est, sur plus de trois cents milles. L'ampleur de cette ligne enlevait aux trois corps engagés toute possibilité de se soutenir mutuellement, et offrait aux troupes de l'Union la chance de pouvoir attaquer chacun d'eux isolément et avec des forces supérieures. La grande erreur des sécessionnistes fut, dans la disposition de leurs forces, de vouloir tenir tout le terrain occupé. Le Kentucky eût été défendu avec bien plus d'efficacité au moyen d'un seul camp puissamment fortifié, au centre du pays, préparé comme champ de bataille pour un engagement décisif et tenu par le gros de l'armée : ou bien il aurait attiré le gros des forces unionistes, ou bien il les aurait mises dans une position périlleuse, dès lors qu'elles eussent tenté d'attaquer une concentration de troupes aussi forte.
Dans les conditions données, les unionistes résolurent d'attaquer les trois camps l'un après l'autre, en cherchant à en faire sortir l'ennemi par une série de manœuvres en vue de l'obliger à accepter le combat en rase campagne. Ce plan correspondant à toutes les règles de l'art militaire fut exécuté avec décision et rapidité. Vers la mi-janvier, un corps d'environ quinze mille unionistes marcha sur Mill Springs[7], tenu par vingt mille sécessionnistes. Les unionistes manœuvrèrent si bien qu'ils firent croire à leurs adversaires qu'ils n'avaient affaire qu'à un faible détachement. Le général Zollicoffer tomba aussitôt dans le piège : il sortit de son camp retranché et attaqua les unionistes. Trop tard, il se rendit compte qu'il avait en face de lui une force supérieure. Il fut tué, et ses troupes subirent une défaite aussi complète que les unionistes à Bull Run. Mais, cette fois-ci, la victoire fut tout autrement exploitée. L'armée vaincue fut étroitement talonnée jusqu'à ce que, épuisée, démoralisée, ayant perdu son artillerie de campagne et ses trains d'équipage, elle parvint à son camp de Mill Springs. Ce camp ayant été édifié sur le côté nord de la rivière de Cumberland, en cas d'une nouvelle défaite, la garnison avait la retraite coupée, hormis par le fleuve, au moyen de quelques navires a vapeur ou de barques de rivière. Nous avons noté qu'en général les camps sécessionnistes sont édifiés sur la rive ennemie des fleuves. Il n'est pas seulement de règle, mais encore pratique de s'aligner de la sorte, mais à condition d'avoir un pont à dos. Dans ce cas, le camp sert de tête de pont et donne à ceux qui le tiennent le privilège de jeter leurs forces à volonté sur l'une ou l'autre rive du fleuve, c'est-à-dire de dominer complètement le cours d'eau. En revanche, un camp sur le côté ennemi du fleuve, sans pont à dos, coupe toute voie de retraite après un engagement malheureux, et force les troupes à capituler ou les expose au massacre et à la noyade, comme ce fut le cas pour les unionistes près de Ball's Bluff sur la rive ennemie du Potomac où la trahison du général Stone les avait envoyés.
Lorsque les sécessionnistes vaincus eurent atteint leur camp de Mill Springs, ils comprirent aussitôt qu'il leur fallait ou bien repousser l'attaque de l'ennemi contre leurs retranchements, ou bien capituler sous peu. Or après l'expérience du matin, ils avaient perdu confiance en leur capacité de résistance. En conséquence, lorsque les unionistes avancèrent le lendemain pour attaquer le camp, ils s'aperçurent que l'ennemi avait mis la nuit à profit pour traverser le fleuve, en leur abandonnant le camp, les trains d'équipage, l'artillerie et l'approvisionnement. De cette manière, l'extrémité droite de la ligne sécessionniste était repoussée vers le Tennessee, et le Kentucky oriental, où la masse de la population est hostile au parti esclavagiste, fut reconquis par l'Union.
Au même moment - vers la mi-janvier - les unionistes commencèrent les préparatifs pour déloger les sécessionnistes de Columbus et de Bowling Green. Une puissante flotte de vaisseaux à mortiers et de canonnières blindées était tenue prête, et la nouvelle fut lancée aux quatre vents qu'elle servirait à convoyer une nombreuse armée le long du Mississippi, de Cairo à Memphis et à La Nouvelle-Orléans. En fait, toutes les démonstrations sur le Mississippi n'étaient que de simples manœuvres de diversion. Au moment décisif, les canonnières furent acheminées sur l'Ohio, puis de là sur le Tennessee qu'elles remontèrent jusqu'à Fort Henry. Avec Fort Donelson sur la rivière de Cumberland, cette place forte constituait la seconde ligne de défense des sécessionnistes au Tennessee. La position avait été bien choisie, car, en cas de retraite derrière le Cumberland, ce cours d'eau couvrirait leur front tout comme le Tennessee protégeait leur flanc gauche, l'étroite bande de terre entre les deux fleuves étant suffisamment couverte par les deux forts ci-dessus mentionnés. Cependant, grâce à une action rapide, les unionistes enfoncèrent même la seconde ligne, avant qu'ils aient attaqué l'aile gauche et le centre de la première.
Dans la première semaine de février, les canonnières unionistes firent leur apparition devant Fort Henry, qui fut enlevé après un court bombardement. La garnison put s'échapper et rejoindre Fort Donelson, car les forces terrestres, dont disposait l'expédition n'étaient pas assez nombreuses pour encercler la place. Les canonnières redescendirent donc le Tennessee jusqu'à l'Ohio et, de là par le Cumberland, remontèrent jusqu'à Fort Donelson. Une canonnière isolée remonta hardiment le Tennessee, en plein cœur de l'État du même nom, en frôlant l'État du Missouri; elle progressa jusqu'à Florence dans le nord de l'Alabama, où une série de marais et de bancs (connus sous le nom de Muscle Shoals) interdit toute poursuite de la navigation. Le fait qu'une seule canonnière ait pu accomplir cette longue croisière d'au moins cent cinquante milles et revenir ensuite sans avoir subi la moindre attaque prouve que les sentiments unionistes prévalent le long du fleuve et seront fort utiles le jour où les troupes de l'Union avanceront jusque-là.
Cette expédition fluviale sur le Cumberland combinait cependant ses mouvements avec ceux des forces terrestres, sous le général Halleck et Grant. Les sécessionnistes stationnés à Bowling Green furent induits en erreur par la démonstration des unionistes. Ils restèrent tranquillement dans leur camp pendant la semaine qui suivit la chute de Fort Henry, tandis que Fort Donelson était encerclé côté terre par quarante mille unionistes et que le côté fleuve était menacé par une puissante flotte de canonnières. Comme le camp de Mill Springs et Fort Henry, Fort Donelson a le cours d'eau à dos, sans disposer d'un pont pour la retraite. C'est la place la plus forte que les unionistes aient attaquée jusqu'ici. Les travaux de fortification avaient été effectués avec le plus grand soin; en outre, la place était assez vaste pour contenir et loger vingt mille hommes. Au premier jour de l'attaque, les canonnières réduisirent au silence les batteries, dont le feu était dirigé sur le côté du fleuve, et bombardèrent l'intérieur du périmètre fortifié, tandis que les troupes terrestres repoussaient les avant-postes ennemis et forçaient le gros des sécessionnistes à chercher protection juste sous les canons de leurs propres travaux fortifiés. Le second jour, il semble que les canonnières, qui avaient été très éprouvées la veille, n'aient pas réalisé grand-chose. En revanche, les troupes terrestres eurent à mener une bataille longue et chaude par endroits avec les colonnes de la garnison, qui tentaient de percer l'aile droite de l'ennemi pour s'assurer une ligne de retraite en direction de Nashville. Cependant, une attaque énergique de l'aile droite des unionistes sur l'aile gauche des sécessionnistes et d'importants renforts au profit de l'aile gauche unioniste décidèrent de la victoire des assaillants. Différents postes fortifiés extérieurs furent pris d'assaut. Coincée dans sa ligne de défense intérieure, sans aucune voie de retraite et manifestement hors d'état de résister à un nouvel assaut, la garnison se rendit sans condition le lendemain.
II[modifier le wikicode]
Avec Fort Donelson, l'artillerie, le train d'équipage et le matériel de guerre de la garnison tombèrent entre les mains des unionistes; trente mille sécessionnistes se rendirent le jour de la capitulation; mille autres le lendemain, et sitôt que l'avant-garde des vainqueurs parut devant Clarksville, cette ville située sur le cours supérieur du Cumberland ouvrit ses portes. Les sécessionnistes y avaient également stocké d'importantes réserves de vivres.
La prise de Fort Donelson cache cependant un petit mystère : la fuite du général Floyd avec cinq mille hommes le second jour du bombardement. Ces fuyards étaient trop nombreux pour disparaître comme par enchantement durant la nuit, sur les bateaux à vapeur. Quelques mesures de précaution de la part des assaillants eussent pu prévenir leur fuite.
Sept jours après la reddition de Fort Donelson, les fédérés occupèrent Nashville. La distance entre ces deux localités est d'environ cent milles anglais. Il leur a donc fallu faire quinze milles par jour, sur des routes défoncées et durant la saison la plus mauvaise de l'année : cela fait honneur aux troupes unionistes. A la nouvelle de la chute de Fort Donelson, les sécessionnistes évacuèrent Bowling Green; une semaine plus tard, ils abandonnèrent Columbus et se retirèrent sur une île du Mississippi, quarante-cinq milles plus au sud.
L'Union avait ainsi entièrement reconquis le Kentucky. Il se trouve que les sécessionnistes ne pourront tenir le Tennessee que s'ils livrent et gagnent une grande bataille[8]. Il semble qu'ils aient concentré plus de soixante-cinq mille hommes dans ce but. Cependant, rien n'empêche les unionistes de leur opposer une force encore bien supérieure.
La conduite des opérations dans la campagne du Kentucky mérite les plus vifs éloges. La reconquête d'un territoire aussi vaste, l'avance en direction de l'Ohio jusqu'au Cumberland en un seul mois, tout cela révèle une énergie, une décision et une rapidité d'exécution que les armées régulières d'Europe ont rarement égalées. Que l'on compare, par exemple, la lente progression des Alliés de Magenta à Solferino en 1859, sans poursuite de l'ennemi en retraite, sans tentative d'isoler les traînards ou de déborder et d'encercler des corps de troupe entiers.
Halleck et Grant en particulier donnent de bons exemples de conduite militaire énergique. En laissant complètement de côté Columbus et Bowling Green, ils concentrèrent leurs forces aux points décisifs - Fort Henry et Fort Donelson - qu'ils attaquèrent rapidement et avec énergie, rendant ainsi Columbus et Bowling Green intenables. Ensuite, ils se mirent aussitôt en marche vers Clarksville et Nashville, sans laisser le temps aux sécessionnistes en retraite d'occuper de nouvelles positions, dans le nord du Tennessee. Durant cette rapide poursuite, le corps d'armée sécessionniste de Columbus resta complètement coupé du centre et de l'aile droite de son armée. Des journaux anglais ont injustement critiqué cette opération. Même si l'attaque de Fort Donelson eût échoué, les sécessionnistes pouvaient être retenus près de Bowling Green par le général Buell : ils n'eussent donc pu détacher une troupe suffisante pour permettre à la. garnison de poursuivre les unionistes en rase campagne et menacer leur retraite. Par ailleurs, Columbus est si éloigné qu'ils ne pouvaient en aucun cas intervenir dans les opérations conduites par Grant. De fait, lorsque les unionistes eurent nettoyé le Missouri des sécessionnistes, Columbus n'était plus pour ces derniers qu'un poste dépourvu de tout intérêt. Les troupes de sa garnison durent se retirer en toute hâte sur Memphis ou même l'Arkansas, afin de ne pas être obligés de rendre leurs armes sans gloire.
A la suite du nettoyage du Missouri et de la reconquête du Kentucky, le théâtre de guerre s'est rétréci au point que les différentes armées peuvent coopérer dans une certaine mesure sur toute la ligne d'opération et s'entraider pour atteindre certains résultats. En d'autres termes, c'est maintenant seulement que la guerre prend un caractère stratégique et que la configuration géographique du pays revêt un intérêt nouveau. C'est à présent aux généraux nordistes de découvrir le talon d'Achille des États cotonniers.
Jusqu'à la prise de Nashville, il ne pouvait y avoir d'opération stratégique commune aux armées du Kentucky et à celles du Potomac, séparées par de trop longues distances. Certes, elles se trouvaient sur la même ligne de front, mais leurs lignes d'opération étaient complètement différentes. C'est seulement avec l'avance victorieuse dans le Tennessee que les mouvements des armées du Kentucky prennent de l'importance pour le théâtre d'opérations tout entier.
Les journaux américains influencés par McClellan ont fait grand bruit de la théorie « anaconda » d'enveloppement, qui préconise qu'une immense ligne d'armées encercle la rébellion, resserre progressivement ses membres et étrangle finalement l'ennemi. C'est pur enfantillage. C'est un réchauffé du soi-disant système de cordon inventé en Autriche vers 1770, utilisé contre les Français de 1792 à 1797 avec tant d'obstination et marqué par les échecs incessants que l'on sait. A Jemappes, Fleurus et, tout particulièrement à Montenotte, Millesimo, Dego, Castiglione et Rivoli, le système de l'étranglement a fait long feu. Les Français coupaient en deux l' « anaconda », en concentrant leur attaque sur un point avec des forces supérieures, puis ils mettaient en pièces, l'un après l'autre, les morceaux de l' « anaconda ».
Dans les États plus ou moins peuplés et centralisés, il existe toujours un centre, dont l'occupation par l'ennemi brise le plus souvent la résistance nationale. Paris en est un exemple frappant. Cependant, les États esclavagistes ne possèdent pas un tel centre. Ils sont peu peuplés et ne possèdent guère de grandes villes, sauf çà et là sur la côte. Cependant, il faut se demander s'il existe au moins un centre de gravité militaire, dont la capture briserait les reins de la résistance, ou bien - comme ce fut le cas de la Russie jusqu'en 1812 - faut-il, pour remporter la victoire, occuper chaque village et chaque localité, en un mot : occuper toute la périphérie ?
Jetons donc un coup d’œil sur la configuration géographique de Secessia, avec sa longue bande côtière sur l'Atlantique et sur le golfe du Mexique. Aussi longtemps que les confédérés tenaient le Kentucky et le Tennessee, son territoire formait un ensemble bien compact. La perte de ces deux États a enfoncé dans leur territoire un gigantesque coin qui sépare les États situés sur la côte nord de l'océan Atlantique des États situés sur le golfe du Mexique. La route directe de la Virginie et des deux Carolines au Texas à la Louisiane, au Mississippi et même, en partie, à l'Alabama, passe par le Tennessee que les unionistes viennent d'occuper. La seule route qui, après la conquête totale du Tennessee par l'Union, relie les deux sections des États esclavagistes, passe par la Géorgie. Cela démontre que la Géorgie est la clé de Secessia.
En perdant la Géorgie, la Confédération a été coupée en deux sections qui ne disposent plus d'aucune communication entre elles. Or, il est impensable que les sécessionnistes puissent reconquérir la Géorgie, car les forces militaires unionistes y seraient concentrées en une position centrale, tandis que leurs adversaires, divisés en deux camps, auraient à peine suffisamment de forces pour mener une attaque conjointe.
Faudrait-il conquérir toute la Géorgie, y compris la côte sud de Floride, pour mener à bien une telle opération ? Nullement. Dans un pays ou les communications, notamment entre deux points éloignés, dépendent bien plus du chemin de fer que des routes terrestres, il suffit d'enlever la voie ferrée. La ligne de chemin de fer la plus méridionale entre les États du golfe du Mexique et ceux de la côte nord de l'Atlantique passe par Macon et Gordon, près de Milledgeville.
L'occupation de ces deux points couperait donc Secessia en deux et permettrait aux unionistes de battre une partie après l'autre. Il ressort de ce que nous venons de dire qu'aucune république sudiste n'est viable sans la possession du Tennessee. En effet, sans le Tennessee, le point vital de la Géorgie ne se trouve qu'à huit ou dix jours de marche de la frontière. Le Nord tient donc sans cesse le Sud à la gorge : à la moindre pression de son poing, le Sud doit céder ou reprendre la lutte pour survivre, dans des conditions où une seule défaite lui enlève toute perspective de victoire.
Il découle de ces considérations que :
Le Potomac n'est pas la position la plus importante du théâtre de guerre. La prise de Richmond et l'avance de l'armée du Potomac vers le sud - difficiles à cause des nombreux cours d'eau qui coupent la ligne de marche - pourraient avoir un terrible effet psychologique, mais du point de vue purement militaire, elles ne décideraient rien du tout.
La décision de la campagne repose sur l'armée du Kentucky, qui occupe actuellement le Tennessee, territoire sans lequel la sécession ne peut vivre. Il faudrait donc renforcer cette armée, aux dépens des autres et en sacrifiant toutes les opérations mineures. Ses prochains points d'attaque seraient Chattanooga et Dalton sur le Tennessee supérieur, ces villes étant les nœuds ferroviaires les plus importants de tout le Sud. Après leur occupation, les États de l'est et de l'ouest de Secessia ne seraient plus reliés que par les lignes de communication de Géorgie. Il ne resterait plus qu'à couper la ligne de chemin de fer suivante de l'Atlanta en Géorgie, et enfin de détruire la dernière liaison entre les deux sections, en occupant Macon et Gordon.
En revanche, si le plan « anaconda » était poursuivi, en dépit de tous les succès remportés localement et même sur le Potomac, la guerre pourrait se prolonger à l'infini, cependant que les difficultés financières et les complications diplomatiques pourraient créer une nouvelle marge de manœuvre pour le Sud.
- ↑ En 1860, l'Alabama, la Géorgie, la Louisiane, le Mississippi, la Floride, la Caroline du Sud et le Texas avaient au total 4 969 141 habitants, dont 46,5 %, soit 2 312 350, étaient des esclaves. Dans deux de ces États - la Caroline du Sud et le Mississippi - les esclaves étaient plus nombreux que l'ensemble des Blancs et Noirs libres. La Virginie, le Tennessee, la Caroline du Nord et l'Arkansas comptaient 4 134 191 habitants en 1860, dont 29,2 % d'esclaves soit 1208 758. Ne serait-ce que du point de vue militaire, une politique radicalement abolitionniste eût cassé les reins aux sudistes.
- ↑ En réponse aux actes de guerre de la Confédération du Sud, le gouvernement de Lincoln avait appelé, le 15 avril 1861, soixante-quinze mille volontaires au service armé, croyant pouvoir régler le conflit en trois mois. En fait, la guerre de Sécession traîna jusqu'en 1865.
- ↑ Sur la rivière Bull Run, près de la ville de Mannassas, au sud-ouest de Washington, eut lieu le 21 juillet 1861 la première bataille importante de la guerre civile américaine. L'armée du Sud triompha des troupes nordistes plus nombreuses, mais mal préparées.
- ↑ Dans sa lettre à Marx du 26.9.1851, Engels explique que la première phase d'une révolution implique toujours la spontanéité et l'anarchie, qui affectent et dissolvent l'ancien régime : « Il est évident que la désorganisation des armées et le relâchement absolu de la discipline furent aussi bien la condition que le résultat de toute révolution qui ait triomphé jusqu'ici. La France dut attendre 1792 pour réorganiser une petite armée de soixante à quatre-vingt mille hommes, celle de Dumouriez, qui cependant se décomposa bientôt. On peut donc dire qu'il n'y eut pratiquement aucune armée organisée en France jusqu'à la fin 1793. » Et de montrer que la discipline dépend des buts politiques poursuivis, et non de la dictature militaire, du moins en périodes révolutionnaires.
- ↑ Comme durant la première révolution américaine, des forces progressives de plusieurs nations européennes aidèrent lès Américains dans leur lutte au cours de la guerre anti-esclavagiste. parmi les révolutionnaires allemands de 1848 qui avaient émigré aux États-Unis, il y avait des bourgeois libéraux tels que Schurz et Kapp, et des amis communistes de Marx et d'Engels tels que Weydemeyer et Anneke (cf. Correspondance Marx-Engels, des 29.5. et 4.6.1862, l. c., pp. 113-116 : Anneke informait directement Engels de ce qui se passait sur le théâtre d'opérations américain). On estime à deux cent mille le nombre des Allemands qui se portèrent volontaires pour aider le Nord à combattre les esclavagistes. Ils firent profiter de leur expérience les armées nordistes peu aguerries et mal organisées au début des hostilités.. Certains révolutionnaires de 1848 organisèrent leurs propres détachements, par exemple le 8° régiment de volontaires allemands. L'action de Marx et d'Engels en faveur du Nord anti-esclavagiste se relie évidemment à ce mouvement concret aux États-Unis. Comme on le sait, Marx avait envisagé, à un moment donné, d'émigrer aux États-Unis.
Par comparaison, voici les chiffres en ce qui concerne la participation des Noirs (ou esclaves) à la lutte aux côtés du Nord : on n'a compté que 186 017 hommes de couleur ayant servi dans les armées nordistes durant la guerre. Sur ce chiffre, 123 156 étaient en service en juillet 1865 (on sait que les Noirs furent tardivement acceptés de manière officielle dans l'armée). Les Noirs se battirent avec un courage extraordinaire, et perdirent 68 178 hommes. - ↑ Du point de vue militaire et politique, la campagne du Kentucky de 1862 fut d'une importance décisive. La ligne de défense des confédérés, de Columbus à, Bowling Green, avait deux centres vitaux au Tennessee, Fort Henry et Fort Donelson. Ces places fortes défendaient deux importants passages au cœur du Sud, les rivières Cumberland et Tennessee. Leur prise ne permit pas seulement aux nordistes d'ouvrir une brèche profonde dans la Confédération sudiste, mais encore de rendre intenable la position des sudistes au Kentucky. C'est pourquoi, ces deux forts furent l'objectif immédiat de la campagne de l'Union, et Grant les occupa les 6 et 15.2.1862. La prise de Fort Donelson entraîna l'évacuation des positions de Bowling Green, de Columbus et de Nashville (au Tennessee).
Ces victoires de l'Union eurent de grandes conséquences militaires. Par le fleuve du Tennessee, les nordistes purent pénétrer jusqu'au nord de l'Alabama et même en Géorgie. Ce fut la première amorce pour enfoncer un coin jusqu'au golfe du Mexique et couper la Confédération sudiste en deux parties isolées l'une de l'autre. En outre, ces succès permirent d'occuper le Kentucky, État frontière vital, et de récupérer une partie du Tennessee. Les nordistes avancèrent en tout de deux cents milles. Par ailleurs, ces victoires eurent un grand retentissement politique. Elles montrèrent à l'Europe - et notamment à l'Angleterre - que le Sud n'était pas invincible sur les champs de bataille. Enfin, elles enlevèrent les derniers doutes qui pouvaient subsister sur le rôle du Kentucky dans le conflit, et permirent d'entreprendre une guerre plus révolutionnaire contre les esclavagistes. - ↑ En ce qui concerne l'étude détaillée du rapport des forces armées lors des différentes opérations, aux divers moments de la guerre de Sécession américaine, cf. The War of the Rebellion : A Compilation of the Official Records of the Union en cinquante-six volumes. La série I traite particulièrement de cette période.
- ↑ De fait, les confédérés engagèrent une double campagne au Kentucky et au Maryland en septembre 1862, mais ils furent battus. Cf. les articles ci-après : « La situation en Amérique du Nord » (10 novembre 1862), et « Les événements d'Amérique du Nord » (12 octobre 1862). Comme Marx et Engels l'ont mis en évidence, le Sud devait attaquer en raison de la nature même de ses conditions sociales, tandis que le Nord, en raison de ses. hésitations essentiellement politiques, se tenait sur la défensive, bien qu'il jouît d'une supériorité sociale et militaire incontestable. (N. d. T.)