La grève dans l’État ouvrier

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L’un des plus grands partis politiques de la Russie adoptait, il y a cinq ans, lors d’un de ses plus importants congrès, une résolution dans laquelle il était dit :

Le prolétariat russe, agissant dans un des pays les plus arriérés de l’Europe, au sein des masses d’une population petite-bourgeoise, ne peut s’assigner pour but la réalisation immédiate du socialisme.

Mais ce serait la plus grande faute et, pratiquement, un service à la bourgeoisie que de déduire de ce fait la nécessité pour la classe ouvrière de soutenir la classe bourgeoise ou de limiter son activité dans les cadres appropriés à la petite bourgeoisie; ou encore d’en déduire la nécessité pour le prolétariat de renoncer au rôle dirigeant qui lui incombe dans la propagande et l’accomplissement de diverses mesures pratiques immédiates, possibles, et constituant des pas vers le socialisme.

La nationalisation du sol est l’une de ces mesures. Sans sortir immédiatement des cadres de l’ordre bourgeois, elle atteindrait directement le droit de propriété privée, des moyens de production et renforcerait d’autant l’influence du prolétariat socialiste sur les demi-prolétaires de la campagne.

Le contrôle des banques par l’Etat, leur fusion en une banque centrale, le contrôle des Compagnies d’assurances et des grands syndicats capitalistes, ainsi que le passage progressif à une plus juste répartition des impôts sur le revenu et sur la propriété, doivent être d’autres mesures dans le même sens.

La vie économique est mûre pour leur accomplissement; elles sont indiscutablement possibles tout de suite : elles peuvent trouver l’appui politique des grandes masses paysannes qui en bénéficieraient sous tous les rapports !

Quel parti adoptait cette résolution ? Le nôtre, le parti bolchevik. Dans quel congrès ? A son importante conférence pan-russe de Pétrograd, les 24-29 avril 1917. Pour la première fois, au lendemain de la chute du tsarisme, notre parti se réunissait et précisait sa tactique en vue de la révolution sociale. Le texte de la motion citée avait été dans l’ensemble rédigé par Lénine. 140 voix contre 8 abstentions l’adoptèrent.

Il y a un an, on eût dit que ce document n’a plus qu’une valeur historique. Il a aujourd’hui recouvré une signification actuelle. On pourrait dire, avec quelques réserves précises, que notre parti revient maintenant à ses positions d’avril 1917, positions qu’il s’était choisies à une époque où il lui était possible de définir plus tranquillement sa tactique que pendant les années de guerre civile acharnée dont naquit le communisme de guerre.

Les militants qui prendront la peine d’approfondir la résolution citée comprendront que notre nouvelle orientation économique n’est, sous bien des rapports qu’un retour à l’ancienne ligne de conduite telle que nous l’avions définie il y a environ cinq ans. Et les questions qui se posent aujourd’hui à nous au sujet des syndicats ne leur apparaîtront plus inattendues.

La question syndicale, qui suscitait il y a un an de si chaudes discussions dans le Parti et y provoquait la formation de tendances, est aujourd’hui résolue à l’unanimité. C’est qu’il y a un an, le passage à la nouvelle — ou plutôt à la vieille — politique économique se préparait seulement. A la veille du X° Congrès du Parti Communiste russe, la période de transition commençait. Le X° Congrès siégea au moment le plus grave du revirement, pendant les événements de Cronstadt. Le Parti commençait seulement à prendre conscience de la nécessité de grands changements, mais ne se les représentait pas encore exactement.

Le X° Congrès remplaça les réquisitions par l’impôt en nature. De cette décision capitale, tout le reste devait découler. Nous ne nous rendions pas encore compte alors de ses conséquences quant au rôle des syndicats. Mais si nous passons à l’impôt en nature, si nous admettons un certain retour au capitalisme, si nous concédons des entreprises, si nous encourageons l’initiative privée, il va de soi qu’il ne peut plus être question de l’étatisation rapide des syndicats et de la transmission de toute la direction de l’industrie aux syndicats. On le voit maintenant mieux qu’à l’époque du X° Congrès.

La récente résolution du Comité Central du Parti modifie sur trois points essentiels le rôle des syndicats :

1. Leur participation à la vie économique est transformée;

2. De l’enregistrement obligatoire de tous les travailleurs par le syndicat, nous revenons au principe de l’adhésion volontaire;

3. Le syndicat redevient un organe de défense des travailleurs considérés comme vendant leur main-d’œuvre.

C’est cette dernière modification qui pose la question du droit de grève dans l’Etat prolétarien sur laquelle j’ai l’intention de m’arrêter.

Les syndicats sont loin de renoncer à toute participation à l’organisation de l’économie. Il faut le souligner, car nos récentes résolutions sont déjà déformées par certains camarades dans ce sens. Le camarade V. Yarotsky a écrit que « la tâche essentielle des syndicats, tâche d’organisation économique, est à peu près entièrement éliminée ».

C’est tout a fait inexact. «Ecole du communisme d’une façon générale, les syndicats doivent plus particulièrement être pour les ouvriers d’abord et ensuite pour tous les travailleurs des écoles d’administration socialiste de la production.» Ainsi s’exprime la résolution du Comité Central.

Nos syndicats doivent renoncer aux formes d’interventions dans l’organisation économique que l’expérience a condamnées. Comme le dit la résolution du Comité Central, ils doivent renoncer à « l’intervention immédiate, improvisée, incompétente, irresponsable, dans la direction de l’industrie », mais ils doivent en même temps continuer assidûment leur participation au travail économique. La résolution du Comité Central précise de quelle façon.

Mais revenons à la grève.

La renaissance du capital privé et l’apparition du capital concessionnaire entraîne la formation d’un prolétariat travaillant non avec l’Etat ouvrier, mais pour des capitalistes. Il n’est déjà plus insignifiant. La commission économique provinciale de Moscou nous a donné sur le nombre d’ouvriers employés dans la capitale, par l’industrie privée, les chiffres suivants :

Travailleurs du bois, 2.000; bâtiment, 10.000; industrie chimique, 1.500; cuirs et peaux, 1.300; métallurgie, 2.000; industrie textile, 1.000; services d’alimentation, 3.000; alimentation, 7.000; vêtement, 1.000; livre, 1.500. Nous n’avons pas pu vérifier l’exactitude de ces chiffres; mais, tenant compte que les magasins loués à Moscou sont au nombre de 20.000 environ et qu’on y emploie 9.096 salariés, nous arrivons à un total de 50.000 personnes employées par l’industrie privée, si même nos premières données sont quelques peu exagérées. Cela, tandis que le Conseil économique de Moscou n’a encore concédé à l’industrie privée que 205 entreprises sur une liste totale de 542 entreprises destinées à l’être. A Pétrograd, la Commission économique provinciale nous donne les chiffres suivants des salariés employés par l’industrie privée :

Fabriques et usines1880
Ateliers3877
Petites entreprises528
TOTAL6285

Mais cette statistiques est très incomplète, puisqu’elle comprend ni les travailleurs du bâtiment, ni les employés de commerce, ni quelques autres catégories de salariés. Il n’y en a pas moins de 10.000 à Pétrograd, dans l’industrie privée. Et si l’on considère l’affaiblissement numérique du prolétariat de cette ville, ce chiffre apparaît comme assez important. Il est d’ailleurs appelé à s’accroître, d’autant plus que le capital concessionnaire n’a pas encore fait son apparition parmi nous.

De toute évidence, les syndicats doivent prendre à cœur la défense des salariés travaillant pour l’industrie privée. Les intéressés ne souhaitant pas toujours en ce moment l’intervention du syndicat dans leurs affaires. Dans les conditions extrêmement dures de la période transitoire actuelle, le travail chez le capitaliste peut paraître parfois le meilleur. Mais ils se rendront compte avant peu que la protection de l’Etat ouvrier et du syndicat contre l’exploiteur leur est indispensable.

Pour défendre ces catégories de salariés, nos syndicats doivent reconstituer des caisses de grève et se préparer à des luttes nouvelles. Cela ne veut pas dire que nous aurons toujours recours, dans les concessions et les entreprises privées, à la grève. Au contraire, les syndicats agissant en régime des soviets avec le concours illimité de l’Etat, trouveront souvent bien d’autres moyens d’amener le concessionnaire et l’entrepreneur à satisfaire les revendications ouvrières.

Voilà qui est évident. Beaucoup plus difficile à résoudre est le problème de la grève dans les entreprises de l’Etat, dans les entreprises soviétistes. Nul n’ignore que, pendant nos quatre années de lutte, nous avons vu de ces grèves. Et tant que nous serons aussi pauvres, tant que nous souffrirons de la profonde misère causée par le blocus, par l’intervention étrangère, par le sabotage de certains techniciens, nous devrons nous attendre à des conflits dans l’industrie de l’Etat, au cours desquels la grève ne sera pas toujours évitable.

Lorsque se produisirent les premières grèves de ce genre contre l’Etat ouvrier, les mencheviks et les socialistes révolutionnaires y virent le symptôme de la chute prochaine du régime des Soviets. Ils ne comprenaient pas les grèves auxquelles nous avions affaire avaient objectivement et subjectivement un caractère radicalement diffèrent de celui des grèves sous l’ancien régime et sous le gouvernement de Kérensky. Nous ne voulons pas dire qu’elles aient toutes été innocentes et idylliques. Loin de là. Il leur est plus d’une fois arrivé d’avoir une teinte contre-révolutionnaire. Elles ont fait un mal inappréciable à notre vie économique et à l'Etat ouvrier. Mais il n’en est pas moins vrai qu’elles ne furent pas des faits de lutte de classe, mais plutôt des querelles intestines dans une classe. Quand la situation économique devenait à peu près intenable, quand le manque d’argent et la crise du combustible atteignaient plus particulièrement une catégorie d’ouvriers, celle-ci exprimait parfois sa protestation par la grève. La grève était extrêmement nuisible. Elles n’arrangeait rien, elle n’améliorait certes pas la situation économique et financière, elle ne remédiait en rien à la crise du combustible. Elle montrait seulement le manque de conscience, d’organisation et de fermeté intérieure de quelques éléments ouvriers. Elle procurait le plus grand plaisir aux contre-révolutionnaires de toute espèces, prolongeait la guerre civile, accroissait le désarroi économique. Mais elle ne ressemblait en rien aux mouvements de classe qui ont jeté bas l’ancien régime. C’était comme on l’a dit, dans la résolution de notre Comité Central, « des conflits entre des groupes isolés de la classe ouvrière et certaines institutions de l’Etat ouvrier ».

Tels quels, ces conflits ont fait le plus grand mal à l’Etat ouvrier et, partant, à la classe ouvrière. Mais il était impossible de les prévenir.

Deux causes profondes les provoquaient :

1. Notre pauvreté, les ruines accumulées chez nous par l’impérialisme;

2. Les fautes graves de certaines institutions de l’Etat ouvrier atteintes de « déformation bureaucratique ».

Laquelle de ces deux causes fut la plus importante dans chaque cas défini, nous ne le saurions exactement connaître. En tout cas, la tâche de nos syndicats c’est de prévenir, par des interventions intelligentes, les grèves provoquées par la « déformation bureaucratique » et, par des arrangements amiables, ainsi que par une aide cordiale apportée à nos organes économiques, celles que pourrait encore entraîner la pauvreté du pays.

Tâche difficile. Pour l’accomplir, il faut des militants vivant au sein des masses, avec les masses, de la vie des masses, sachant les comprendre, sachant apprécier, sans idéalisation superflue, leur degré de conscience et la puissance sur elle des anciens préjugés, sachant conquérir leur confiance et leur affection.

A l’époque du communisme de guerre, les dirigeants de nos syndicats n’avaient qu’une réponse à faire aux grévistes : « Vous n’avez pas le droit de cesser le travail, ni d’exiger du syndicat qu’il défende vos intérêts de vendeurs de main-d’œuvre. L’Etat des Soviets est un Etat ouvrier. Dans un Etat ouvrier, point n’est besoin d’organes spéciaux pour défendre l’intérêt de l’ouvrier ». Au fond, cette réponse était juste et le reste. Mais elle devient bientôt une déplorable formule officielle, si les syndicats ne sont pas étroitement mêlés à la vie ouvrière et s’ils ne savent pas combattre efficacement la « déformation bureaucratique » de certains organes de l’Etat, s’ils ne savent pas prouver à l’ouvrier le plus arriéré que tout ce qui était possible dans son intérêt a été fait. Il y a en cette matière une limite difficile à saisir, mais qu’il faut savoir ne pas franchir. Si les syndicats ne vivent pas de la vie même des masses laborieuses, s’ils ne font pas leur possible pour améliorer sans cesse leur condition, la solution théorique de la question du droit de grève dans l’Etat ouvrier n’est plus qu’une néfaste formule produisant sur le travailleur un effet diamétralement opposé à l’effet voulu.

Nous savons tous combien nos ressources matérielles sont restreintes et combien il nous est difficile d’augmenter en ce moment les salaires réels des travailleurs employés par l’industrie d’Etat. Mais a-t-on fait tout ce qui était possible ? En ce qui concerne par exemple les conditions hygiéniques du travail dans notre industrie ? A-t-on fait tout ce que notre pauvreté actuelle nous permettrait de faire, ne fût-ce que pour les ouvriers des entreprises les plus importantes de l’Etat ? Non. Et mille fois non.

«Un des meilleurs moyens et des plus infaillibles d’apprécier la justesse et l’efficacité du travail des syndicats nous est fourni par les résultats de sa politique en vue d’éviter dans les entreprises de l’Etat les conflits collectifs, en se préoccupant en toute matière de l’intérêt des ouvriers et en éliminant à temps utile les causes de conflits.»

Ainsi s’exprime avec beaucoup de justesse la résolution du Comité Central. Si l’on peut dire que dans l’Etat bourgeois, le meilleur syndicat, le plus combatif, c’est précisément celui qui a soutenu le plus de luttes, il faut dire que, dans les usines de l’Etat ouvrier, la vérité est exactement contraire. Mais pour liquider les grèves, la politique de prévoyance, « le souci de sauvegarder en toute matière l’intérêt des ouvriers », doivent être substitués à tous les autres moyens parfois employés aux jours difficiles de la guerre civile.

L’Etat ouvrier traversant une période de transition telle que la nôtre, ne peut interdire, par une loi, la grève dans ses établissements industriels, bien qu’il soit évident aux yeux de tous les travailleurs conscients que cette grève soit nuisible, absurde et parfois contre-révolutionnaire. Mais l’Etat ouvrier ne peut pas non plus proclamer dans ses usines le droit de grève comme le voudraient, pour le plus grand avantage de la bourgeoisie, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks. Et ce n’est pas là une contradiction tactique. C’est une contradiction dans la vie même, dans la dure réalité d’une période de transition.

Plus l’Etat des Soviets se fortifiera, mieux nous relèverons notre vie économique, plus rapidement nous cicatriserons les blessures que nous ont faites la guerre et la contre-révolution, mieux nous éliminerons de notre vie sociale le menchevisme et le «socialisme révolutionnaire» de ceux qui, pendant des années, ont soutenu la réaction, mieux les syndicats réussiront à résoudre pacifiquement les conflits — et plus la classe ouvrière deviendra consciente et moindre sera la déformation bureaucratique de nos organes de l’Etat et plus vite disparaîtra cette contradiction.

Les nouvelles tâches assignées aux syndicats attribuent bien des droits à leurs militants. Mais aussi nous attendons beaucoup de leur travail. La campagne dont le plan est esquissé dans la résolution du Comité Central de notre Parti prendra des mois. Cette résolution, en effet, ne concerne pas seulement le mouvement syndical. Elle embrasse la situation de la classe ouvrière tout entière dans la période actuelle, en Russie des Soviets.

Nos syndicats doivent se transformer. Ils doivent renaître. Que le Parti soit prêt de son côté ! Une œuvre immense est à accomplir. Et les syndicats doivent à tout prix se mettre à la hauteur des grandes nécessités nouvelles.