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Special pages :
La gestion ouvrière
Auteur·e(s) | Paul Mattick |
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Écriture | 1967 |
Publié dans Priscilla Long (ed.), The New Left. A Collection of Essays, Boston, 1969, pp. 376-398
Traduit' de l’anglais par Serge Bricanier dans Paul Mattick, Intégration Capitaliste et Rupture Ouvrière, EDI Paris, 1972, pp. 211-236.
Transcription : La Bataille socialiste
I
Selon la théorie socialiste, le développement du capitalisme provoque la polarisation de la société en une petite minorité de détenteurs du capital et une grande majorité de salariés, et, par suite, la disparition graduelle des classes moyennes – artisans indépendants, petits paysans et boutiquiers, tous propriétaires. Dans le cadre de la société industrielle moderne, cette concentration croissante de la propriété des moyens de production et de la richesse sociale se présente comme une sorte de réincarnation du système féodal. Du fait qu’ils possèdent et gèrent les ressources productives et, par ce biais, ont la direction des affaires, un petit nombre d’hommes disposent souverainement du sort de la société. Certes, les décisions qu’ils prennent sont, à leur tour, dictées par le pouvoir impersonnel du marché et par les exigences impérieuses de l’accumulation du capital, mais il n’en reste pas moins que le privilège de faire face à ces réactions irrépressibles de l’économie leur appartient à eux et à eux seuls.
Sur la base des rapports capital-travail, qui caractérisent l’ordre établi, les producteurs sont privés de toute autorité directe sur la production et les produits de leur travail. Sans doute, les luttes qu’ils mènent en vue d’améliorer leur situation, en modifiant le rapport salaires-profit et, par là, le cours et le rythme de l’expansion du capital, peuvent permettre d’exercer à certains moments un pouvoir indirect. Mais, en règle générale, c’est le capitaliste qui détermine les conditions de production et les travailleurs doivent s’incliner pour assurer leur subsistance, puisqu’ils n’ont pas d’autre moyen d’existence que la vente de leur force de travail. L’ouvrier certes est « libre » de ne pas consentir à sa propre exploitation, mais voilà qui signifie en vérité être libre de mourir de faim, un point c’est tout. Et cela on le savait déjà bien avant la naissance du mouvement socialiste. Dès 1767, Simon Linguet ne constatait-il pas que le travail salarié n’était qu’une forme d’esclavage, et même pis encore? « C’est l’impossibilité de vivre autrement, écrivait-il, qui force nos journaliers à remuer la terre dont ils ne mangeront pas les fruits, et nos maçons à élever des édifices où ils ne logeront pas. C’est la misère qui les traîne sur ces marchés, où ils attendent des maîtres qui veulent bien leur faire la grâce de les acheter. C’est elle qui les réduit à se mettre aux genoux du riche pour obtenir de lui la permission de l’enrichir »[1]. Parlant du « manouvrier », Linguet s’exclamait: « Quel est le gain effectif qui lui a procuré la suppression de l’esclavage? (…) Il est libre dites-vous! Eh! Voilà son malheur! L’esclave était précieux à son maître en raison de l’argent qu’il lui avait coûté. Mais le manouvrier ne coûte rien au riche voluptueux qui l’occupe »[2]. Et de conclure, toujours à propos des manouvriers: « Ceux-ci, dit-on, n’ont point de maître. Mais c’est encore un pur abus de mots. Qu’est-ce à dire? Ils n’ont point de maître: ils en ont un et le plus impérieux des maîtres: c’est le besoin. Celui-là les asservit à la plus cruelle dépendance »[3].
Deux siècles après que ces lignes furent écrites, rien d’essentiel n’a changé. Si les travailleurs des pays avancés sont forcés de subir les lois du capital et de faire la volonté des capitalistes, ce n’est sans doute plus par dénuement; mais, en raison de leur condition salariée, du fait qu’ils ne disposent pas des moyens de production, ils continuent de former une classe dirigée, incapable de forger elle-même son destin.
De tout temps, les socialistes se sont fixés comme but l’abolition du salariat, donc la fin du capitalisme. Cette transformation sociale, le mouvement ouvrier né au cours de la seconde moitié du siècle dernier se donna la tâche de la réaliser au moyen de la socialisation des moyens de production. Il s’agissait de remplacer un mode de production fondé sur la recherche du profit par un autre, qui tendrait à satisfaire les besoins et les aspirations des producteurs associés. A l’économie de marché succèderait ainsi une économie planifiée. Dès lors, l’existence des hommes et le développement de la société seraient régis non plus par l’expansion et la contradiction du capital, élevé au rang de fétiche, mais par les décisions collectives que les producteurs prendraient en toute connaissance de cause dans le cadre d’une société sans classes.
Produit de la société bourgeoise, le mouvement ouvrier se trouve immanquablement soumis aux vicissitudes du développement capitaliste. Ses traits distinctifs varient par conséquent en fonction de la conjoncture et de ses fluctuations. Lorsque dans une région et à une époque donnée cette conjoncture ne se prête pas à l’apparition d’une conscience de classe, il voit son essor stoppé, ou même disparaît complètement. En temps de prospérité, il tend à se transformer et finit par passer des positions révolutionnaires au réformisme. En temps de crise sociale, il risque d’être annihilé par la répression que les classes dirigeantes lancent contre lui.
Les organisations ouvrières constituent des parties intégrantes de la structure générale de la société; il leur est donc impossible d’être anticapitalistes d’une manière systématique et intransigeante, sauf sur le plan idéologique. Elle ne peuvent acquérir un poids réel au sein du système capitaliste qu’en se montrant opportunistes, c’est-à-dire en mettant à profit certains processus sociaux pour réaliser leurs objectifs propres mais jusqu’à présent limités. La formation nécessairement lente d’organisations puissantes, qui rassembleraient les éléments révolutionnaires en vue d’intervenir au moment propice, paraît exclue. Seules en effet des organisations qui ne cherchent nullement à transformer les rapports fondamentaux ont la possibilité de croître et de prospérer. Si jamais elles se sont appuyées au départ sur une idéologie révolutionnaire, leur développement provoque entre cette idéologie et la fonction qu’elles remplissent effectivement un écart toujours accru. Opposés au statu quo mais aussi organisées dans le cadre de ce dernier, ces formations sont en fin de compte vouées à se laisser intégrer au système capitaliste à proportion même de leur succès.
A la fin du siècle, les organisations traditionnelles – partis et syndicats ouvriers – avaient cessé d’être révolutionnaires. Seul un petit courant de gauche restait en leur sein attaché à des positions radicales. Lénine et Rosa Luxemburg se lancèrent dans un combat doctrinal contre l’évolutionnisme réformiste et opportuniste, désormais inhérent aux organisations en place, et pour un retour à la pratique révolutionnaire. Tandis que le premier prétendait y arriver grâce à un parti de type nouveau, étroitement soumis à un Comité central, la seconde mettait l’accent sur l’autodétermination du prolétariat, tant en général qu’à l’intérieur des organisations socialistes, et lui assignait pour condition première l’élimination de la bureaucratie et l’intervention directe de la base.
Les partis en place ayant fait du marxisme leur idéologie, certaines des tendances qui se dressaient contre leur politique prirent également position contre les versions réformistes et révisionnistes des théories de Marx. Georges Sorel[4] et les syndicalistes révolutionnaires, pour leur part, se disaient convaincus non seulement que le prolétariat était capable de s’émanciper sans le concours de l’intelligentsia, mais aussi qu’il devait se débarrasser des éléments petits-bourgeois qui d’habitude dirigeaient les organisations politiques ouvrières. Les syndicalistes révolutionnaires s’opposaient au parlementarisme et, selon Georges Sorel, l’entrée des socialistes au gouvernement ne changerait rien à la condition des travailleurs. Ceux-ci ne pourraient conquérir leur liberté qu’en agissant par et pour eux-mêmes. L’industrie capitaliste, soutenait Sorel, avait déjà organisé le prolétariat dans son ensemble; tout ce qu’il lui restait à faire, c’était d’abolir l’État et la propriété privée. Et, pour cela, il lui fallait posséder la certitude en quelque sorte intuitive que la révolution et le socialisme seraient le terme inévitable des luttes, beaucoup plus qu’une connaissance prétendument scientifique des lois inéluctables du mouvement social. Dans cette optique, la grève apparaissait comme le grand moyen d’apprendre. Et les grèves augmentant en nombre, en ampleur et en durée, la possibilité s’ouvrait dès lors d’une grève générale, c’est-à-dire d’une révolution sociale imminente.
A bien des égards, le syndicalisme révolutionnaire français, et les tendances qui en procédaient comme le socialisme de guild en Angleterre et les Industrial Workers of the World aux États-Unis, constituaient des réactions à la bureaucratisation toujours accentuée du mouvement socialiste ainsi qu’à sa politique de collaboration de classes. Les syndicats, eux aussi, se voyaient attaqués en raison de leur structure centraliste et de la priorité qu’ils accordaient aux revendications corporatives au détriment des intérêts de classe du prolétariat. Mais toutes les organisations — réformistes ou révolutionnaires, centralistes ou fédéralistes — tendaient à considérer leur développement régulier et leurs activités au joui le jour comme le facteur essentiel de la transformation sociale, Quant à la social-démocratie, elle voyait la réalisation progressive du socialisme dans la croissance des effectifs et de l’appareil du parti, dans ses progrès électoraux et dans sa participation accrue à la vie publique. De leur côté, les I. W. W. professaient que l’essor de leur organisation et son passage au stade du «grand syndical unique» (One Big Union) signifiaient ipso facto «la formation la société nouvelle dans le sein de l’ancienne »[5].
Toutefois, lors de la première révolution du XX° siècle, ce fut la masse inorganisée des travailleurs qui détermina le caractère du mouvement et engendra sa forme d’organisation propre : les conseils ouvriers. Les conseils russes, ou soviets, de la révolution de 1905 surgirent dans le cadre d’une vague de grèves spontanées, alors que la nécessité s’imposait de constituer des comités chargés de coordonner l’action et de représenter les grévistes auprès du patronat et des autorités tsaristes. Il s’agissait de grèves spontanées en ce sens que, loin d’avoir éclatées sur l’ordre de formations politiques ou de syndicats, elles furent déclenchées par les ouvriers inorganisés qui n’avaient d’autre base d’organisation possible que leur lieu de travail. En ce temps-là, les partis politiques n’exerçaient en effet aucune influence digne de ce nom sur la masse des travailleurs russes et les syndicats n’existaient encore qu’à l’état embryonnaire.
Trotsky a laissé cette excellente définition du Soviet de 1905 : « Le Conseil des Députés Ouvriers a été créé pour répondre à un besoin objectif, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique; — l’essentiel enfin, c’était de pouvoir la faire sortir de terre dans les vingt-quatre heures »[6]. Et Trotsky établissait plus loin cette distinction : tandis que les partis révolutionnaires sont « des formations à l’intérieur du prolétariat », le « Soviet devient immédiatement l’organisation même du prolétariat »[7].
Assurément, la révolution de 1905 fut dans son essence une révolution bourgeoise; elle eut l’appui des classes moyennes libérales qui cherchaient à renverser l’absolutisme tsariste et comptaient sur une Assemblée constituante pour faire évoluer la Russie en direction de leur idéal: les conditions prédominant dans les pays plus développés. Dans la mesure où les ouvriers en grève se souciaient de politique, ils adoptaient en très grande partie le programme de la bourgeoisie libérale. Tel était également le cas de toutes les organisations socialistes qui admettaient la nécessité d’une révolution bourgeoise comme préalable obligé à la formation d’un mouvement ouvrier vigoureux et à une révolution prolétarienne qui se produirait plus tard, quand la situation serait mûre.
L’écrasement de la révolution russe provoqua du même coup la liquidation du système des soviets, mais celui-ci devait reparaître, plus puissant que jamais, lors de la révolution de 1917. Des organismes analogues aux soviets russes et s’inspirant de leur exemple, surgirent « spontanément » au moment de la révolution allemande de 1918 et aussi — mais avec une bien moindre ampleur — pendant les grandes convulsions sociales qui secouèrent alors l’Angleterre, la France, l’Italie et la Hongrie. On vit ainsi apparaître une forme d’organisation capable de diriger et de coordonner l’action autonome des masses, se donnant soit des objectifs restreints, soit des buts révolutionnaires. En fonction de ces options, les nouveaux organismes agissaient en dehors, aux côtés ou encore contre les formations traditionnelles. Ce qu’il faut retenir, c’est que le système des conseils démontra que les activités spontanées des masses ne sont pas vouées nécessairement à sombrer dans l’incohérence, mais peuvent le cas échéant aboutir à un type d’organisation structurée et rien moins que provisoire.
La révolution russe de 1905 communiqua une vigueur nouvelle aux oppositions de gauche qui se manifestaient au sein des partis socialistes d’Occident, lesquelles devaient cependant mettre l’accent bien plus sur le caractère spontané des grèves de masse que sur la forme d’organisation qu’elles avaient revêtues. L’attraction qu’exerçait le réformisme subit un coup d’arrêt, la révolution apparaissant derechef comme une possibilité réelle. En ce qui concerne l’Occident, la Gauche soutenait que la révolution désormais à l’ordre du jour serait purement prolétarienne, et non plus démocratique bourgeoise. Même dans cette optique toutefois, on n’alla pas jusqu’à conclure de l’expérience russe et de ses enseignements positifs à la nécessité de renoncer aux méthodes parlementaires, chères aux partis réformistes rassemblés dans la Deuxième Internationale.
II
La perspective d’une renaissance de la pratique révolutions en Occident ne devait pas tarder cependant de se révéler Les « révisionnistes » n’étaient pas seuls à professer, selon la formule de leur chef de file Édouard Bernstein, que « le mouve est tout, le but n’est rien»; les marxistes soi-disant orthodoxe eux aussi jugeaient que la révolution sociale n’était ni souhaitable ni nécessaire. S’ils disaient rester fidèles au vieil idéal – l’abolition du salariat —, ils entendaient le réaliser petit à petit en mettant à profit les moyens légaux que les institutions démocratiques leur offraient. A la fin des fins, quand la masse des électeurs se serait prononcée en faveur d’un gouvernement socialiste, il suffirait de quelques décrets pris en haut pour instaurer la société nouvelle. En attendant, l’action syndicale et la législation sociale permettraient aux ouvriers de voir leur condition s’améliorer et de recevoir des fruits du progrès la part qui leur revenait.
Les souffrances et les misères inhérentes au capitalisme du laissez-faire ne provoquèrent pas seulement la création d’un mouvement socialiste, elles poussèrent aussi les travailleurs à tenter d’amender leur sort par des moyens apolitiques. Au nombre de ces derniers figuraient, outre les diverses formations syndicales, ces coopératives ouvrières par le biais desquelles on espérait — mais en vain — échapper tant à la condition salariée qu’au principe de la concurrence généralisée qui régit la société bourgeoise. Ce mouvement tira son origine de petites collectivités communistes, qui virent le jour en France, en Angleterre et en Amérique, et qui puisaient leur inspiration dans les idées des socialistes utopistes, Owen et Fourier notamment.
Les coopératives de production étaient des associations fondées sur le principe de l’adhésion volontaire et de la gestion autonome. Certaines d’entre elles se constituèrent en dehors du mouvement ouvrier, d’autres en liaison avec lui. Après avoir mis leurs ressources en commun, leurs membres seraient à même — pensait-on — de s’installer à leur compte et de produire sans intervention des capitalistes. Mais c’était là faire abstraction des conditions générales et des tendances évolutives de la société capitaliste, lesquelles devaient d’emblée les réduire à un rôle purement marginal. En effet, le développement capitaliste a pour base la concentration et la centralisation du capital sous le fouet de la concurrence : les capitaux les plus importants dévorent les plus restreints. Les sociétés coopératives ne purent donc se constituer que dans de petites industries ne nécessitant que de faibles apports en capital. Et, l’emprise du capitalisme s’accentuant sans cesse dans toutes les branches d’industrie, ces coopératives perdirent bientôt toute capacité de faire face à la concurrence et disparurent du circuit de la production.
Les coopératives de consommation eurent plus de succès et quelques-unes d’entre elles absorbèrent même des coopératives de production en vue de s’y approvisionner. Mais on ne saurait guère les considérer comme des essais de gestion ouvrière, quand bien même leur création eût été le couronnement d’aspirations de la classe laborieuse. Au mieux, elles peuvent permettre d’influer un tant soit peu sur la manière de disposer des salaires — car les travailleurs risquent toujours d’être volés deux fois : sur le lieu do production et sur le marché. Les coûts de circulation des marchandises représentent des faux-frais inévitables de la production et sont à l’origine de la division des capitalistes en marchands et en entrepreneurs. Les uns et les autres cherchant à réaliser un maximum de profit dans leur sphère propre, il y a opposition d’intérêt entre les deux groupes. Les entrepreneurs ne voient donc, quant à eux, aucun inconvénient à l’existence de coopératives de consommateurs. D’ordinaire, ils s’efforcent de leur côté de mettre fin à la séparation du capital productif et du capital marchand en combinant les fonctions respectives du premier et du second au sein de sociétés menant de front les opérations de production et de vente.
Aisément absorbé par le système, le mouvement coopératif constitua dans une large mesure un élément du développement capitaliste. Les économistes bourgeois eux-mêmes y voyaient un facteur de conservation sociale, étant donné qu’il encourageait la propension à épargner des catégories les plus pauvres de la population, stimulait l’activité par la création d’établissements de crédit mutuel, améliorait les rendements agricoles grâce à la production coopérative et à l’organisation des ventes, et poussait la classe ouvrière ; s’intéresser à la sphère de consommation, au détriment de la sphère de production. En leur qualité d’institutions fonctionnant selon des normes capitalistes, les coopératives ouvrières connurent un vif essor et finirent par devenir une forme d’entreprise comme les autres, reposant sur l’exploitation de la main-d’œuvre et se posant face aux travailleurs quand ceux-ci se mettaient en grève en vue d’obtenir des améliorations de salaires et des conditions de travail. Contrairement au scepticisme, voire même à l’opposition catégorique, dont il avait fait preuve tout d’abord vis-à-vis des coopératives de consommation, le mouvement ouvrier réformiste leur accorda par la suite un appui résolu qui n’était qu’une manifestation supplémentaire de son caractère toujours plus « capitaliste ». En Russie cependant, le réseau très répandu de ces coopératives devait fournir aux bolcheviks un système de distribution tout fait qu’ils ne tardèrent pas à convertir en une administration étatique.
D’une certaine façon, la division du mouvement « collectiviste » en coopératives de consommation et en coopératives de production reflétait l’antagonisme du syndicalisme révolutionnaire et des partis socialistes. Les premières réunissaient des membres de toutes les classes sociales et visaient tous les genres de clientèle. Elles n’hésitaient pas à se prononcer pour une centralisation à l’échelon national, et même international. En revanche, les secondes avaient un marché aussi restreint que leur production et ne pouvaient fusionner, pour constituer des unités plus importantes, sans perdre cette possibilité de se gérer elles-mêmes qui était leur raison d’être.
Syndicalistes révolutionnaires et socialistes différaient avant tout par l’idée qu’ils se formaient respectivement du contrôle exercé par les ouvriers sur la production et sur le produit de leur travail. Dans la mesure où les socialistes se souciaient encore de ce problème, ils le résolvaient à leur manière en mettant en avant le concept de nationalisation, selon lequel l’État, promu gérant des ressources productives, serait chargé d’organiser la vie économique dans son ensemble, sur le plan de la production comme sur celui de la distribution. C’est seulement à un stade de développement plus avancé que ce système céderait la place au dépérissement de l’État et à l’association libre des producteurs socialisés.
Les syndicalistes révolutionnaires, quant à eux, craignaient que l’État, ayant ainsi la haute main sur le cours des choses, ne fasse que se perpétuer et ne mette obstacle à la libre disposition des travailleurs. Voilà pourquoi ils envisageaient une société dans laquelle chaque branche d’industrie serait gérée par ceux qui y travaillaient. Toutes ces associations de production s’uniraient pour former des fédérations nationales dont les instances, loin d’être dotées de prérogatives gouvernementales, rempliraient uniquement des fonctions statistiques et administratives; sur cette base, un système de production et de distribution authentiquement collectiviste pourrait enfin prendre son essor. Le syndicalisme révolutionnaire acquit la prépondérance en Espagne, en Italie et en France; il était également à l’œuvre dans tous les pays capitalistes, où il revêtait parfois une forme modifiée, comme nous l’avons déjà noté à propos des I. W. W. et du Guild Socialism. Il se séparait du socialisme parlementariste et du syndicalisme traditionnel en ce qui concernait non seulement le but final, mais aussi la lutte de classe quotidienne, du fait qu’il mettait l’accent sur l’action directe et sur une activité résolument militante.
Bien que la question du but final n’eût pas un intérêt immédiat, elle n’en retentissait pas moins sur le comportement des parties en cause. La bureaucratisation rapide des partis socialistes et des syndicats, centralisés les uns et les autres, devait priver toujours davantage les ouvriers de leur capacité d’initiative propre et les assujettir à des dirigeants qui bénéficiaient de conditions de vie et de travail toutes différentes. En même temps que les syndicats rompaient leurs liens d’autrefois avec le mouvement socialiste, ils dégénéraient en business unionism, en « syndicalisme de marchandage », ayant désormais pour seule fin la négociation de conventions collectives et, si possible, la création d’un monopole de l’embauche. Quant au syndicalisme révolutionnaire, s’il se bureaucratisa infiniment moins, ce fut non seulement parce qu’il était plus faible numériquement des deux courants qui constituaient I mouvement ouvrier, mais aussi parce que le principe de l’auto gestion ouvrière n’était pas sans influer également sur ses méthodes de lutte quotidienne.
Étantdonné qu’en système capitaliste les travailleurs sont par définition privés de tout pouvoir effectif au sein de la société parler de gestion ouvrière dans un tel cadre ne peut signifia qu’une chose, à savoir : que les organisations ouvrières soient dirigées par les travailleurs eux-mêmes. Or il s’ensuit de l’intégration au système de ces organisations, devenues la « propriété » d’une bureaucratie et le grand moyen de son existence et de sa reproduction, que la seule forme concevable de gestion ouvrière directe disparaît. Certes, cela n’empêche pas que les ouvriers continuent de se battre pour les augmentations de salaires, la réduction de In durée du travail et l’amélioration des conditions de travail, mai. ces luttes ne changent rien au fait qu’ils n’ont pas la moindre possibilité de diriger eux-mêmes leurs organisations. Il est donc abusif de présenter ces luttes comme une forme de gestion ouvrière, attendu qu’elles tendent non pas à l’autodétermination de la classe laborieuse, mais à l’aménagement de sa condition dans le cadre du capitalisme. Et cet aménagement a pour préalable obligé une élévation de la productivité du travail, laquelle doit être plus rapide que le rythme d’augmentation des niveaux de vie ouvriers.
Les capitalistes continuent d’exercer une autorité sans partage tant sur les conditions de travail que sur la partie de la production génératrice de plus-value. Une diminution de la journée de travail, quand les ouvriers réussissent à l’obtenir, ne réduit nullement II quantité de surtravail accaparée par les capitalistes. Ceux-d disposent en effet de deux méthodes pour extraire du surtravail: soit allonger la durée du travail, soit raccourcir, grâce à des innovations en matière de technique ou d’organisation du travail, le temps de travail exigé pour produire l’équivalent de la masse salariale. Comme il faut que le capital donne un taux de profit déterminé, les capitalistes arrêteront la production dès que ce taux menacera de baisser. Étroitement soumis à la nécessité d’accumuler du capital, ils se voient du même coup contraints de faire en sorte que leurs ouvriers produisent la somme de surtravail indispensable pour alimenter le processus de l’accumulation. Le capitaliste tâche d’obtenir le maximum de profit mais risque d’en obtenir le minimum pour diverses raisons, dont l’une peut être la résistance des travailleurs à l’exploitation que suscite la recherche d’un profit maximal. Mais, tant qu’elle se situe sur le terrain du capitalisme, la résistance ouvrière ne peut espérer de meilleur résultat que celui-là.
III
Si les ouvriers finirent par perdre toute autorité au sein de leurs organisations, la cause en fut, il va de soi, leur acquiescement au système capitaliste. Organisés ou non, les travailleurs prirent leur parti de l’économie de marché, qui s’était révélée capable d’améliorer leur condition et promettait de l’améliorer encore au fur et à mesure de ses progrès. Dans une situation non révolu-tonnaire de ce genre, les partis socialistes réformistes et les syndicats à structure centralisée constituaient le type même de l’organi¬sation efficace. Et, de son côté, la bourgeoisie lucide voyait dans le business unionism le moyen idéal de faire régner la paix sociale grâce à la conclusion de conventions collectives. Cessant de faire face directement aux ouvriers, les capitalistes avaient désormais affaire à leurs représentants, dont l’existence était liée à celle des rapports capital-travail, c’est-à-dire à la perpétuation de l’ordre capitaliste. Les travailleurs, en approuvant leurs organisations, montraient par là qu’ils ne se souciaient plus de transformer la société. Du même coup, l’idéologie socialiste ne traduisait plus les aspirations réelles des masses laborieuses. Cet état de choses fut mis en lumière, d’une façon dramatique, par l’accès de chauvinisme dont la classe ouvrière de tous les pays capitalistes fut saisie lors du déclenchement de la première guerre mondiale.
A la base des conceptions que professait le courant de gauche du mouvement ouvrier, il y avait ce que ses adversaires réformistes se plaisaient à qualifier de « politique de la catastrophe ». Les révolutionnaires s’attendaient non seulement à une dégradation du niveau de vie ouvrier, mais aussi à des crises économiques si dévastatrices qu’elles ne manqueraient pas de provoquer des convulsions sociales, lesquelles aboutiraient en fin de compte à la révo-lution. A défaut de cette nécessité objective, la révolution — disaient-ils – était parfaitement inconcevable. Et, de fait, les révolutions, qui suivirent la première guerre mondiale, furent engendrées par la situation catastrophique dans laquelle les puissances impérialistes les plus faibles se trouvaient plongées. Pour la première fois dans l’histoire, elles devaient poser la question de la gestion ouvrière et faire de la réalisation pratique du socialisme une possibilité réelle.
La révolution russe de 1917 fut la conséquence de mouvement! de révolte spontanés contre les conditions de vie toujours plus intolérables que la guerre et la défaite imposaient à la population Une longue série de grèves et de manifestations de rue entraîna un soulèvement général, qui bénéficia du soutien de certaines unités de l’armée et provoqua l’effondrement du régime tsariste. Toute fois, les membres du premier gouvernement provisoire étaient tous originaires de la bourgeoisie dont une bonne partie avait appuyé la révolution. Ni les partis socialistes ni les syndicats n’avaient eu l’initiative du mouvement; ils y jouèrent néanmoins un rôle bien plus important que celui qui leur était revenu douze ans plus tôt. En 1917 comme en 1905, les soviets ne songèrent nullement tout d’abord à se substituer au gouvernement. Mais, à mesure que le processus révolutionnaire gagnait du terrain, ils assumaient des responsabilités de plus en plus grandes; en pratique, il y avait dualité de pouvoir entre les soviets et le gouvernement La situation continuant de se dégrader et le mouvement de se radicaliser, alors que les partis bourgeois et socialistes ne savaient que tergiverser, les bolcheviks acquirent bientôt la majorité dans les soviets-clés. Et ce fut le coup d’État d’octobre qui mit fin à la phase démocratique bourgeoise de la révolution.
C’est parce qu’ils avaient fait leurs, inconditionnellement, les buts des masses révoltées — c’est-à-dire la fin de la guerre et l’expropriation de la propriété foncière, assortie de la distribution des terres aux paysans —, que les bolcheviks purent exerce ainsi une emprise croissante sur le mouvement révolutionnaire. Dès son retour en Russie, en avril 1917, Lénine fit clairement comprendre qu’à ses yeux le pouvoir des soviets était appelé à rem placer le régime démocratique bourgeois. Cependant, lorsqu’il invita ses partisans à préparer le coup d’État, il parla de remettre le pouvoir non aux soviets mais bel et bien aux bolcheviks. La majorité des députés des soviets étant ou des bolcheviks ou des sympathisants, il allait de soi, pour lui, que le gouvernement formé par les soviets serait aux mains de son parti. Et tel fut le cas, on le sait, malgré la présence au gouvernement de quelques socialistes révolutionnaires et mencheviks de gauche. Mais pour que les bolcheviks pussent continuer de diriger le pays, il fallait qu’ouvriers, et paysans continuent de les élire aux soviets. Or, c’était là chose des plus incertaines. Les bolcheviks n’étaient-ils pas menacés d’un sort analogue à celui des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires qui, après avoir recueilli la majorité des suffrages, s’étaient tout à coup retrouvés minoritaires ? Aussi le seul moyen de conserver définitivement le pouvoir consistait à s’assurer le monopole du gouvernement; les bolcheviks n’hésitèrent pas.
Cependant, de même que Lénine avait établi un rapport d’identité entre pouvoir des Soviets et pouvoir du Parti, il ne vit, dans le monopole des fonctions gouvernementales par ce dernier, rien d’autre que la mise en place d’un régime soviétique. Somme toute, il n’y avait que cette seule alternative : ou l’État parlementaire de style bourgeois et le capitalisme, ou un gouvernement ouvrier et paysan capable d’empêcher tout retour au règne de la bourgeoisie. Se considérant comme l’avant-garde du prolétariat et regardant ce dernier comme l’avant-garde de la « révolution populaire », les bolcheviks voulaient réaliser au profit des ouvriers et des paysans ce que ceux-ci risquaient de ne pouvoir faire eux-mêmes. Manquant de discernement, les soviets ne se laisseraient-ils pas séduire par les promesses de la bourgeoisie libérale et de ses alliés, les social-réformistes, et dessaisir ainsi de leurs pouvoirs ? La révolution ne garderait donc son caractère « socialiste » que si les soviets restaient aux mains des bolcheviks et, pour cela, il fallait en finir avec tous les éléments d’opposition au sein et en dehors des soviets. En peu de temps, le régime soviétique se transforma en dictature de parti. Les soviets, ainsi vidés de substance, ne furent maintenus que sur un plan formel pour camoufler la réalité.
Bien que le principal mot d’ordre des bolcheviks eût été « Tout le pouvoir aux soviets ! », le nouveau gouvernement le réduisit aux dimensions d’un simple « contrôle ouvrier »[8]. Il se mit à appliquer avec circonspection son programme de socialisation lequel, loin de confier aux travailleurs des pouvoirs de gestion effectifs, leur reconnaissait simplement un droit de regard sur la conduite des entreprises industrielles, encore aux mains des capitalistes à ce moment. Un premier décret institua « le contrôle ouvrier de la production, de la conservation, de la vente et de l’achat de tous les produits et de toutes les matières brutes ainsi que des finances de l’entreprise. Il est exercé par tous les ouvriers par l’intermédiaire de leurs organismes élus, tels que les soviets locaux de députés et les comités d’usine et de fabrique (…). Les employés de bureau et les techniciens eux aussi doivent être représentés dans ces comités (…). Les organes du contrôle ouvrier ont le droit de surveiller la production (…). Le secret commercial est aboli. Les propriétaires devront soumettre aux organes du contrôle ouvrier tous leurs livres et documents pour l’année en cours et pour les années précédentes »[9].
Toutefois, production capitaliste et gestion ouvrière s’excluent réciproquement. Aussi la politique d’expédient, par laquelle les bolcheviks cherchaient à satisfaire dans une certaine mesure les aspirations des ouvriers, qui voulaient prendre possession des usines comme les paysans l’avaient fait de la terre, ne pouvait être que provisoire. Un an après la promulgation du décret précité, Lénine s’exprimait en ces termes : « Nous n’avons pas décrété le socialisme d’emblée dans toute notre industrie parce qu’il ne peut s’établir et se consolider que le jour où la classe ouvrière aura appris à diriger (…). C’est pourquoi nous avons institué le contrôle ouvrier sachant que c’était une mesure contradictoire, imparfaite (…). Le plus important et le plus précieux à nos yeux, c’est que les ouvriers eux-mêmes aient pris en main cette gestion, et que le contrôle ouvrier qui devait rester chaotique, morcelé, artisanal, incomplet dans les branches clés de l’industrie ait cédé la place à la gestion ouvrière à l’échelle du pays tout entier »[10].
Mais le passage du « contrôle » à la « gestion » devait signifier en fait la suppression de l’un et de l’autre. Sans doute, de même que les soviets ne furent pas vidés de leur substance du jour au lendemain, l’influence des ouvriers au sein des entreprises ne fut éliminée que petit à petit, par la remise aux syndicats des pouvoirs gestionnaires des soviets, puis par la transformation des syndicats en organes étatiques appelés à diriger les travailleurs au lieu d’être dirigés par eux. L’effondrement économique, la guerre civile, l’opposition des paysans à toute collectivisation de l’agriculture, l’agitation sociale dans l’industrie, et le retour partiel à l’économie de marché, aboutirent à la mise en œuvre de politiques contradictoires — de la « militarisation du travail » à la revivification des entreprises privées —, mais toutes conçues dans le seul dessein de maintenir à n’importe quel prix les bolcheviks au pouvoir. Ainsi donc le gouvernement dictatorial dut tenir tête non seulement aux capitalistes et à ses autres ennemis politiques, mais aussi aux ouvriers. Étant donné l’impérieuse nécessité de relever la production, et les discours ne suffisant certes pas à décider les travailleurs à consentir d’eux-mêmes à une exploitation au moins égale à celle qu’ils avaient subie sous l’ancien régime, les membres du nouvel appareil d’État assumèrent les fonctions d’une classe dirigeante visant à reconstruire l’industrie et à accumuler du capital.
L’idée que, dans le contexte de la première guerre mondiale, Lénine se formait de la révolution russe était celle d’un processus ininterrompu menant de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste. Il craignait que la bourgeoisie ne préférât quant à elle un compromis avec le tsarisme au risque de voir une révolution démocratique aller jusqu’au bout de ses tâches. Dès lors, il incombait aux ouvriers et aux paysans pauvres de prendre la direction de la révolution imminente, conception que le fondateur du bolchevisme partageait d’ailleurs avec des théoriciens aussi avertis des réalités russes que Trotsky et Rosa Luxemburg. C’est du point de vue international que Lénine abordait alors les problèmes de la révolution : il escomptait qu’elle gagnerait l’Occident et frapperait ainsi la bourgeoisie russe à la base même de son hégémonie. C’est pourquoi aussi il jugea nécessaire de s’accrocher au pouvoir, sans se soucier des compromis et des violations de principes qu’il faudrait consentir à cette fin, jusqu’au jour où la révolution à l’Ouest viendrait donner la main à la révolution russe et où la coopération internationale permettrait de remédier autant que faire se pouvait à l’immaturité des conditions objectives du socialisme en Russie. Mais, la révolution russe demeurant isolée, cette perspective perdit bientôt toute espèce de fondement. Et, dans la situation de fait qui s’ensuivit, rester au pouvoir signifiait reprendre à son compte le rôle historique de la bourgeoisie, quoique sous le couvert d’institutions sociales et d’une idéologie différentes.
En se cramponnant de la sorte à la direction des affaires, les bolcheviks cherchaient sans doute à sauver leur peau car, si jamais leur pouvoir était renversé, ils allaient au devant d’une mort certaine. Mais en outre Lénine avait la ferme conviction que le développement du capital en Russie revêtait un caractère plus « progressiste » sous les auspices de l’État que sous ceux de la bourgeoisie libérale, que la première option était par conséquent préférable à la seconde et que le parti bolchevique serait parfaitement capable de la traduire dans les faits. La Russie, faisait-il valoir, « a longtemps été gouvernée par 150.000 propriétaires fonciers. Pourquoi 240.000 bolcheviks ne pourraient-ils pas en faire autant ? » Et c’est ce qu’ils firent : tout en répétant sans cesse que le contrôle étatique de l’économie était synonyme de contrôle ouvrier, ils édifièrent un État autoritaire et hiérarchisé, apte à régir en maître souverain l’économie entière. C’est dans cet esprit que Lénine déclarait un jour que la création du socialisme « exige une unité de volonté rigoureuse, absolue, réglant le travail commun de centaines, de milliers et de dizaines de milliers d’hommes (…). Mais comment une rigoureuse unité de volonté peut-elle être assurée ? Par la soumission de la volonté de milliers de gens à celle d’une seule personne. Cette soumission rappellera plutôt la direction délicate d’un chef d’orchestre, si ceux qui participent au travail commun sont parfaitement conscients et disciplinés. Elle peut revêtir des formes tranchées, dictatoriales, si la parfaite discipline et la conscience font défaut. Mais, de toute façon, la soumission sans réserve à une volonté unique est absolument indispensable au succès d’un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanique »[11]. S’il fallait prendre ces propos au pied de la lettre, force serait de conclure que la conscience de classe devait être totalement absente en Russie, puisque la gestion de la production et de la vie sociale en général y a pris des formes dictatoriales surpassant tout ce que les pays capitalistes ont connu sur ce plan et excluant jusqu’à présent tout ce qui pourrait ressembler, si peu que ce soit, à la gestion ouvrière.
Voilà cependant qui ne change rien au fait que ce furent les soviets et eux seuls qui terrassèrent à la fois le tsarisme et la bourgeoisie. Il n’est pas interdit de penser que, dans un contexte national et international différent, les soviets auraient pu conserver le pouvoir et couper court à l’essor d’un capitalisme d’État totalitaire. Cela dit, il convient de rappeler que le contenu effectif de la révolution ne correspondit pas à sa forme non seulement en Russie mais aussi en Allemagne. Toutefois, si dans le premier cas la raison essentielle de l’échec du mouvement des conseils fut l’immaturité générale objective du pays, par rapport aux exigences d’une transformation socialiste, dans le second, cette raison fut le refus subjectif d’instaurer le socialisme par des moyens révolutionnaires.
En Allemagne, l’opposition à la guerre prit la forme de grèves dans l’industrie lesquelles, à cause de l’attitude patriotique de la social-démocratie et des syndicats, devaient être organisées clandestinement sur le lieu de travail, tâche accomplie par des comités d’action inter-entreprises. Puis, en 1918, des conseils d’ouvriers et de soldats surgirent dans tout le pays et mirent à bas le régime. Les organisations ouvrières, attachées à la collaboration de classes, se virent forcées de donner leur aval au mouvement et d’y participer, quand ce n’eût été que pour diluer les aspirations révolutionnaires. Biles y parvinrent d’autant plus aisément que les conseils comprenaient non seulement des communistes, mais aussi des socialistes, des syndicalistes, des apolitiques et même des adhérents de partis bourgeois. Ainsi donc, du point de vue révolutionnaire, le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers ! » ne pouvait mener qu’à l’impasse, sauf bien entendu si le caractère et la composition des nouveaux organes venaient à changer du tout au tout.
Toutefois, la grande masse des travailleurs prit la révolution politique pour une révolution sociale. L’idéologie et la puissance organisationnelle de la social-démocratie l’avait profondément marquée : les travailleurs considéraient la socialisation de la production non comme leur affaire propre, mais comme celle du gouvernement. Certes ils étaient en révolte, mais cette révolte ne sortait pas du vieux cadre réformiste. « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers ! », cela signifiait ni plus ni moins que la dictature du prolétariat, c’est-à-dire un régime ne laissant aucune possibilité de représentation politique aux non-travailleurs. Or les ouvriers, dans leur grande masse, se prononçaient pour la démocratie fondée sur le suffrage universel : pour le système des conseils et pour le système parlementaire, l’Assemblée nationale. Ils obtinrent l’un et l’autre : des conseils ouvriers sans contenu, dont l’existence fut consacrée en droit par la Constitution de Weimar, mais cette consécration légale devait s’accompagner d’une contre-révolution laquelle aboutit en définitive à la dictature nazie.
Il en fut de même dans d’autres pays — en Italie, en Hongrie, en Espagne, par exemple, où les aspirations révolutionnaires des masses laborieuses prirent corps dans la formation de conseils ouvriers. Dès lors, il tombe sous le sens que l’auto-organisation des travailleurs ne garantit en rien le prolétariat contre des politiques et des actions opposées à ses intérêts de classe et que, le cas échéant, les conseils ouvriers sont supplantés par les autorités d’hier ou par de nouvelles, qui reprennent eh main la classe ouvrière en se servant de méthodes traditionnelles ou inédites. Si des mouvements spontanés, qui revêtent des formes d’organisation permettant la libre disposition des travailleurs, ne se décident pas à usurper carrément le pouvoir et à gérer la société, ils sont voués à disparaître comme ils sont venus et à se fondre dans l’anonymat de la virtualité pure.
IV
Tout ce qui précède intéresse uniquement le passé et paraît sans pertinence aucune tant pour le présent que pour le proche avenir. En ce qui concerne l’Occident, la deuxième guerre mondiale n’a nulle-ment donné naissance à une vague révolutionnaire comparable à celle que déclenchèrent la guerre de 1914-1918 et la révolution russe, si faible pourtant que cette vague eût été. Bien loin de là, la bourgeoisie a pu, après quelques difficultés, asseoir son pouvoir mieux que jamais. Elle se targue d’une économie de plein emploi, fait état d’une croissance économique et d’une stabilité sociale excluant à la fois la nécessité et la volonté collective de transformer la société. On admet sans doute qu’il s’agit là d’un tableau très approximatif, que déparent encore certaines ombres, telles l’existence dans tous les pays capitalistes de groupes sociaux paupérisés. Mais à la longue, dit-on, ces problèmes finiront par trouver une solution.
Rien d’étonnant dès lors si la stabilisation et les progrès avérés du capitalisme occidental, après la deuxième guerre mondiale, ont eu pour effet non seulement la disparition complète d’un authentique mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, mais aussi la transformation de l’idéologie et de la pratique propres à la social-démocratie réformiste en une idéologie et une pratique liées à l’économie mixte et à l’État-Providence. On glorifie (et parfois l’on condamne) dans cette évolution la fusion du Travail et du Capital, et l’émergence d’un système socio-économique nouveau, exempt de crises, et unissant les aspects positifs tant du capitalisme que du socialisme, mais dépouillé de leurs côtés négatifs. Tel est ce qu’on présente souvent comme un système post-capitaliste dans lequel l’antagonisme Capital-Travail aurait perdu sa réalité d’autrefois. Bien des changements sont encore concevables au sein de ce système, mais on a cessé de tenir la révolution sociale pour une perspective ayant le moindre fondement. Tout se passe comme si l’histoire, en tant qu’histoire des luttes de classes, était arrivée à son terme.
Ce qui est plutôt fait pour surprendre, en revanche, ce sont les diverses tentatives, toujours esquissées çà et là, en vue de concilier l’idée du socialisme et ce nouvel état de choses. On continue de professer que le socialisme peut se réaliser, malgré l’existence de conditions qui rendent superflue sa mise en place. Le mouvement
d’opposition au capitalisme, ayant perdu la base matérielle qu’il avait autrefois dans les rapports d’exploitation, en trouve une nouvelle dans la sphère de l’éthique et de la philosophie, où il n’est question que de la dignité de l’homme et de la noblesse du travail. La misère, affirme-t-on[12], n’a jamais constitué ni ne peut constituer un facteur révolutionnaire. D’ailleurs, même si tel avait jamais été le cas, cela ne serait plus exact, parce que la misère est devenue un problème tout à fait secondaire, le capitalisme se trouvant désormais en état, somme toute, de satisfaire les exigences de la population laborieuse en matière de consommation. Et l’on ajoute que, s’il se peut que des luttes pour des revendications immédiates aient lieu, ces luttes ne saurait mettre radicalement en question l’ordre établi dans son ensemble. Aussi, dans la lutte pour le socialisme, il convient de mettre l’accent bien plus sur les besoins qualitatifs des travailleurs que sur leurs besoins quantitatifs. L’impératif de l’époque, finit-on par conclure, c’est la conquête progressive du pouvoir par les ouvriers grâce à des « réformes non réformistes ».
Si l’on présente la gestion ouvrière de la production comme une « réforme non réformiste » de ce genre, c’est justement parce qu’elle ne peut être établie en système capitaliste. Mais, dès lors, la lutte pour la gestion ouvrière se confond avec la lutte pour le renversement du système et la question reste entière : comment réaliser une chose pareille quand rien ne pousse irrépressiblement à là faire? A quoi s’ajoute cette autre question: quelle forme d’organisation faut-il employer pour arriver à ce résultat? L’intégration à la structure capitaliste des organisations ouvrières actuelles a été rendue possible par le fait que le système s’est révélé capable d’augmenter le niveau de vie de la majorité des travailleurs et, si cette tendance devait se poursuivre, on ne voit pas pourquoi la lutte de classe continuerait de représenter un facteur déterminant du développement social. Dans ce cas — et l’homme étant le produit de ses conditions d’existence —, les ouvriers ne pourront acquérir une conscience de classe, ni ne songeront à risquer leur bien-être relatif d’aujourd’hui pour les incertitudes d’une révolution prolétarienne. Ce ne fut pas sans raison que Marx donna pour base à sa théorie de la révolution la misère croissante de la classe ouvrière, quand bien même cette misère ne devait pas se mesurer uniquement aux fluctuations subies par les salaires sur le marché du travail.
La gestion ouvrière de la production présuppose la révolution sociale. Elle ne saurait être mise en place par le biais d’actions de classe restant sur le terrain du capitalisme. Chaque fois qu’en guise de réforme un « contrôle ouvrier » a été établi, il n’a pas tardé à se révéler un moyen supplémentaire de régenter les travailleurs en se servant pour cela de leurs organisations propres. Par exemple, les comités d’entreprise légaux, créés en Allemagne à la suite de la révolution de novembre 1918, n’étaient que des prolongements des syndicats et ne sortaient pas du cadre restreint de l’action syndicale. Si l’on put noter alors certains essais de substituer les conseils aux syndicats, ces derniers, secondés par le patronat et par l’État, n’eurent pas de mal à assurer leur emprise sur les comités d’usine. Cette relation de dépendance n’a nullement été modifiée après la dernière guerre mondiale, lorsque le rétablissement des comités d’entreprise fut assorti d’une loi instituant une prétendue cogestion, en vertu de laquelle les travailleurs auraient désormais voix au chapitre en ce qui concerne les questions de production et d’investissement. Mais on peut aisément saisir l’esprit de toute cette législation sociale à la lecture de l’article 49 de la « Constitution du travail » allemande de 1952 : « Dans le cadre des conventions collectives applicables, l’employeur et le comité d’entreprise doivent collaborer loyalement, œuvrer de concert avec les syndicats ouvriers et patronaux représentés dans l’établissement, dans l’intérêt de celui-ci et de ses salariés, tout en tenant compte du bien public. Employeur et comité d’entreprise ne doivent rien faire qui puisse nuire à la bonne marche de l’entreprise. En particulier, ils ne doivent pas prendre de mesures susceptibles de détériorer la paix sociale. Cela ne vise pas les conflits qui pourraient surgir entre les parties habilitées à conclure les conventions collectives »[13].
La cogestion n’a rien changé au fait que le patron dispose seul de sa propriété, c’est-à-dire l’entreprise et la production. Elle était censée octroyer aux représentants ouvriers le droit de faire à la direction de l’entreprise des propositions allant même, en théorie tout du moins, jusqu’à concerner l’affectation des profits. Mais le patron n’est nullement obligé de se conformer à ces avis et l’on peut tenir pour acquis qu’il n’en tient aucun compte dès qu’ils vont à rencontre de ses intérêts. Pour avoir véritablement un sens, la cogestion devrait se doubler de copropriété, mais alors ce serait la fin du salariat. En fait, la cogestion a pour seul effet de faciliter les activités habituelles des organisations syndicales : la mise au point et l’application des conventions salariales, des règlements d’entreprise et des procédures d’arbitrage garantissant le maintien de la paix sociale.
Ce qu’on vient de dire du contrôle ouvrier en Allemagne vaut également — avec certaines variantes sans doute, mais d’ordre très secondaire — pour tous les pays capitalistes où les shop stewards (délégués d’ateliers), les comités d’établissement et autres formes de représentation ouvrière au sein de l’entreprise jouissent d’un statut légal. Tout indique en effet que ces mesures législatives ne signifient pas un essor de la démocratie d’entreprise, mais au contraire servent à sauvegarder les rapports de production existants et à diminuer les antagonismes qui leur sont immanents. Loin de viser à une transformation quelconque de la société, elles tendent à en détourner. Mais aussi bien une révolution sociale ne saurait aboutir à la gestion ouvrière, dès lors que les travailleurs n’arrivent pas à assurer leur emprise sur les moyens de production et délèguent au gouvernement le pouvoir d’organiser à lui seul, souverainement, le processus de transformation sociale. Tel fut le cas en Russie, cas appelé à servir ensuite de modèle, quelque peu modifié, aux « États socialistes » créés à la suite de la deuxième guerre mondiale. La Yougoslavie semble faire exception à la règle puisque là ce fut le gouvernement qui concéda aux conseils ouvriers des fonctions de gestion et un certain droit de regard sur la production.
Bien qu’en dernier ressort le gouvernement yougoslave reste aujourd’hui, comme il l’était hier, le détenteur de tous les pouvoirs, il opta, après avoir rompu avec la Russie, pour une décentralisation économique, fondée sur le rétablissement des rapports de marché et, par voie de conséquence, sur l’autonomie des entreprises particulières désormais placée sous le contrôle de conseils ouvriers. Ces derniers administrent l’entreprise et veillent à maintenir sa compétitivité dans le cadre du plan général de développement fixé par l’État. Dans certaines limites, que le gouvernement se charge de tracer, les conseils ouvriers et les organes de gestion élus par eux décident de la réglementation du travail, des plans de production, de la grille des salaires, des ventes et achats, du budget, des emprunts, des investissements, etc. A la tête de chaque entre¬prise un directeur, nommé par une commission qui réunit des représentants du conseil ouvrier et de la commune dont dépend l’établissement, tranche de toutes les questions de fonctionnement nu jour le jour et a tous pouvoirs disciplinaires; c’est lui qui embauche, licencie, assigne les postes de travail, etc. Il est habilité à mettre son veto à toute décision du conseil ouvrier non conforme aux instructions de l’État.
Les pouvoirs du conseil ouvrier en matière d’autogestion sont circonscrits par une réglementation extrêmement compliquée, édictée partie par décrets gouvernementaux, partie par les autorités communales décidant de concert avec le conseil. Chaque établissement a le droit de disposer librement, après versement des impôts, d’une certaine fraction de son revenu global; sur le plan de l’investissement et des salaires, son degré d’autonomie est donc déterminé par l’importance de la ponction fiscale. L’État prélève ainsi une part des profits pour couvrir ses dépenses propres et investir dans les entreprises qui dépendent directement de lui. C’est le gouvernement qui fixe le taux général d’augmentation des revenus personnels mais, tout en imposant le respect d’un salaire de base minimum, il autorise le paiement de suppléments de salaire et de primes, liés à l’élévation de la productivité du travail. Plus de la moitié du revenu ouvrier brut va au système de sécurité sociale. Investissements et réinvestissements sont décidés en fonction du principe de la rentabilité et orientés dans le sens voulu par le pouvoir au moyen de politiques de prix, de salaires et de crédit ad hoc. Bref, autant que faire se peut dans ces conditions, et malgré une autogestion restreinte, le sort de l’économie demeure en définitive aux mains de l’État : les conseils ouvriers ne peuvent enfreindre les décisions du gouvernement, alors que celui-ci fixe le cadre dans lequel les conseils ont la faculté d’intervenir.
Toutefois l’impossibilité objective d’instaurer, sur la base d’une économie de marché, une authentique gestion ouvrière de la production et de la distribution est chose bien plus importante que les rapports entre État et conseils. En effet, un projet de ce genre se heurte au dilemme même dont les coopératives ouvrières eurent tant à souffrir dès leur origine et cela bien que, contrairement à ces dernières, le contrôle ouvrier peut tenir tête à la concurrence du capital privé, si le gouvernement en a décidé ainsi. Parlant des coopératives de production, Rosa Luxemburg notait déjà « la nécessité contradictoire, pour des ouvriers, de se gouverner avec tout l’absolutisme indispensable et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes ». Et elle pouvait conclure à bon droit : « De cette contradiction, la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle redevient une entreprise capitaliste ou bien qu’elle se dissout, au cas où les intérêts des ouvriers l’emportent »[14].
Œuvrant au sein d’une économie de marché, fondée sur la concurrence, les travailleurs yougoslaves doivent consentir à s’exploiter eux-mêmes autant que s’ils étaient encore exploités par des capitalistes. Bien que cette situation puisse leur paraître préférable, il n’empêche qu’ils restent soumis à des processus économiques sur lesquels ils ne peuvent rien. Produire du profit et accumuler du capital, voilà ce qui continue de modeler leur comportement et de perpétuer, par voie de conséquence, la misère et l’insécurité. Les salaires yougoslaves sont parmi les plus bas d’Europe; ils ne peuvent augmenter qu’à condition que le capital s’accroisse plus vite qu’eux. Les quelques pouvoirs de gestion dévolus aux conseils ouvriers ont pour effet d’encourager des attitudes antisociales, car un nombre d’ouvriers plus petit doit fournir un profit plus grand pour augmenter le revenu de l’effectif global des travailleurs. Bien des ouvriers se voient d’ailleurs réduits au chômage parce qu’il ne serait pas rentable de les employer, c’est-à-dire que leur travail, une fois couvert le coût de sa reproduction, ne fournirait pas de surplus. Ils errent dans toute l’Europe capitaliste en quête du travail et des salaires que leur » socialisme de marché » ne leur permet pas d’obtenir. L’intégration du marché national au marché capitaliste mondial n’oblige pas seulement la classe ouvrière à s’exploiter elle-même et à l’être par une nouvelle classe dirigeante; elle l’assujettit également au capitalisme mondial par le biais des échanges commerciaux et des investissements étrangers. Dans ces conditions, parler de gestion ou de contrôle ouvrier, c’est tout simplement se moquer du monde.
Le socialisme ne va pas sans la gestion ouvrière et réciproquement. Dès lors, quiconque prétend que la gestion ouvrière a de véritables possibilités de progresser en système capitaliste fait le jeu de la démagogie dont les classes dirigeantes se servent pour dissimuler leur règne sans partage : ces réformes bidon décorées de noms ronflants du genre codirection, participation ou cogestion. La gestion ouvrière exclut la collaboration de classes; elle a pour préalable l’abolition du mode de production capitaliste et non la participation à ce système. Nulle part le socialisme n’est entré dans les faits et pas plus la gestion ouvrière. Que ce soit dans le cadre du capitalisme d’État ou du socialisme de marché, ou encore d’un mélange des deux, la classe travailleuse continue d’être une (lasse de salariés qui ne peut disposer comme elle l’entend du produit de son travail. Ces salariés ont une position sociale identique à celle des travailleurs des pays capitalistes d’économie mixte OU non mixte. Partout la lutte pour l’émancipation ouvrière attend encore de commencer, et elle ne se terminera qu’avec la socialisation de la production et la disparition des classes consécutive à l’abolition du salariat.
Toutefois, il serait passablement absurde d’espérer qu’une classe ouvrière, satisfaite du statu quo social, se lancera dans une lutte pour le pouvoir de préférence à une lutte pour des salaires plus élevés, et menée sur le terrain même du système dominant. Si l’on donne en général de l’amélioration de la condition prolétarienne dans les pays capitalistes avancés un tableau singulièrement exagéré, il n’en reste pas moins que cette amélioration a suffi à étouffer l’esprit révolutionnaire des masses laborieuses. Bien que la force de travail ne saurait en aucun cas avoir une « valeur » supérieure à celle des produits qu’elle crée, cette « valeur » de la force de travail peut se rapporter à des conditions de vie toutes différentes, être liée à une journée de six heures ou de douze, à un bon logement ou à un taudis, à une consommation élevée ou réduite. Cependant, à n’importe quel moment, ce sont les salaires et le pouvoir d’achat qu’ils confèrent qui déterminent la condition de la population travailleuse et, par là, ses revendications et ses aspiration. On s’habitue vite à des conditions de vie meilleures et, pour obtenir l’acquiescement des travailleurs, il faut qu’elles se maintiennent au moins au niveau atteint. Si jamais elles se dégradaient, l’opposition de la classe ouvrière renaîtrait exactement comme elle se manifestait autrefois quand ces conditions étaient moins bonnes. S’il y a maintien du consensus social, c’est donc uniquement parce qu’on est persuadé que les niveaux de vie actuels resteront ce qu’ils sont, voire s’amélioreront.
Si elle paraît confirmée par l’expérience de ces dernières années, cette hypothèse n’est rien moins que justifiée. Sans doute, lui contester toute validité sur le plan théorique[15] ne modifiera nullement une pratique sociale fondée sur l’illusion de progrès permanents. Mais il est permis de penser que le mécanisme des crises est en train de se remettre en place, malgré les multiples changements survenus à l’intérieur du système capitaliste. Face à la stagnation qui persiste aux États-Unis et à une expansion qui se met à marquer le pas en Europe, un certain désenchantement commence à se faire sentir. Du fait que l’essor de la production induite par l’État se heurte à des difficultés croissantes, le capital a de plus en plus besoin de prendre des mesures visant à maintenir sa rentabilité, sans tenir compte de l’instabilité sociale qui risque de s’ensuivre. La mise en œuvre d’innovations technologiques et autres permet d’ajourner la crise, non d’en éliminer définitivement la menace. Cela étant, tout semble indiquer que, du jour où la crise latente prendra un caractère manifeste et aigu, où la pseudo-prospérité débouchera sur la dépression réelle, le consensus social, qui marque l’histoire récente, cédera la place à une conscience révolutionnaire surgissant de nouveau — et cela d’autant plus que l’irrationalité du système devient évidente même aux yeux des catégories sociales qui continuent d’en bénéficier. Outre la situation prérévolutionnaire existant dans presque tous les pays sous-développés et les guerres à première vue limitées mais qui se poursuivent sans trêve dans diverses régions du globe, une agitation généralisée ne cesse de perturber la tranquillité sociale du monde occidental. De temps à autre, on assiste à une brusque rupture des conditions établies, ainsi du Mai français. Si de tels événements se produisent dans le cadre d’une stabilité relative, ils ont toutes chances de se reproduire dans celui d’une crise générale.
L’intégration des organisations ouvrières traditionnelles au système capitaliste ne constitue un atout pour ce dernier que dans la mesure où la collaboration de classes a des fruits réels ou promet d’en avoir. Mais lorsque ces organisations sont contraintes, du fait des circonstances, de se changer en instruments de répression, elles perdent la confiance des travailleurs et, du même coup, leur valeur aux yeux de la bourgeoisie. Dès lors, quand bien même elles subsisteraient, il y a des chances que la classe ouvrière, passant outre à leur opposition, se lance dans l’action autonome. L’histoire enseigne en effet non seulement que l’absence d’organisations de classe n’empêche pas une révolution organisée d’avoir lieu — à preuve la Russie —, mais aussi que l’existence d’un mouvement réformiste à la puissance bien assise peut se trouver battue en brèche par de nouvelles organisations de classe — à preuve l’Allemagne de 1918 et le mouvement des shop stewards en Angleterre pendant et après la première guerre mondiale. Même au sein de régimes totalitaires, des mouvements spontanés sont susceptibles d’aboutir à des actions de classe ayant pour expression la formation de conseils ouvriers, comme on l’a vu dans la Pologne et la Hongrie de 1956.
Aussi longtemps que le capitalisme se prête à des réformes, la classe ouvrière n’a de nature révolutionnaire que sous une forme lalente. Cessant même d’avoir conscience de sa situation de classe, elle fera sienne les aspirations de la classe dirigeante. Mais que le capitalisme soit forcé, en raison de son développement propre, tic recréer des conditions favorables à l’apparition d’une conscience de classe, et la revendication révolutionnaire de la gestion ouvrière comme préalable du socialisme réapparaîtra du même coup. Certes toutes les tentatives qui eurent lieu en ce sens ont échoué, et de nouvelles risquent elles aussi de subir le même sort. Pourtant, c’est seulement en faisant l’apprentissage de l’action autonome, de l’autodétermination – quelques limitées que puissent être tout d’abord de telles expériences – que la classe ouvrière parviendra à progresser en direction de son émancipation.
- ↑ S. Linguet, Théorie des loix civiles, ou principes fondamentaux de la société, Londres, 1767, I, p. 274.
- ↑ Id., II, pp. 464-467.
- ↑ Id. II, p. 470.
- ↑ cf. G. SOREL, Réflexions sur la violence, Paris, 1906.
- ↑ Preamble of the Industrial Workers of the World, Chicago, 1905.
- ↑ L. TROTSKY, 1905, trad. Parijanine, Paris, 1923, p. 94.
- ↑ Id., p. 212.
- ↑ On sait que le terme anglais workers’ control ne fait pas comme le français la différence entre « gestion ouvrière » et « contrôle ouvrier », la seconde de ces notions couvrant un champ notablement plus restreint que la première. Nous avons recouru à l’une ou à l’autre de ces for¬mules en fonction du contexte (N. d. T.).
- ↑ Cité par J. BUNYAN et H. FISCHER, The Bolchevik Revolution, Stanford, 1934, p. 308.
- ↑ « Discours sur l’anniversaire de la révolution, 6 novembre 1918 », in : LÉNINE, Œuvres, 28, pp. 139-140.
- ↑ «Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets», in: LÉNINE, Œuvres, 27, p. 279.
- ↑ Cf., par exemple, André GORZ, Stratégie ouvrière et néo-capitalisme, Paris, 1964.
- ↑ Cité par A. STURMTHAL, La Participation ouvrière à l’Est et à l’Ouest, trad. F. Sellier et I. Obert, Paris, 1967, p. 121.
- ↑ Réforme sociale ou révolution, in : R. LUXEMBURG, Œuvres I, op. cit., pp. 61-62.
- ↑ Cf. P. MATTICK, Marx et Keynes. Les limites de l’économie mixte, trad. S. Bricianer, Paris, 1972.