La déclaration du Bloc Ouvrier et Paysan

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Chers Camarades,

J'ai pris connaissance pour la première fois dans la Lutte de classes de la déclaration du soi-disant "Bloc ouvrier et paysan [1]", sous le nom duquel agit la fédération catalane. Je suppose que le document est reproduit dans la Lutte de classes d'une façon complète et fidèle. Or, du début à la fin, il produit une impression pénible. Tout ce que j'ai écrit dans mon dernier travail, La Révolution espagnole et les dangers qui la menacent, contre la politique officielle de l'Internationale communiste dans la question espagnole, s'applique mot pour mot à la fédération catalane. Bien plus, celle-ci commet des erreurs auxquelles la direction de l'Internationale communiste a déjà renonce, tout au moins en paroles.

  1. Le document émane du "Bloc ouvrier et paysan". Qu'est-ce que c'est ? Un pseudonyme de la fédération catalane ? Un bloc, c'est-à-dire l'union des ouvriers et des paysans, c'est une tâche politique gigantesque qui incombe à l'avant-garde prolétarienne. Cette tâche doit être inscrite dans sa plate-forme. Au lieu de cela, votre "Bloc ouvrier et paysan" devient le nom même de l'organisation révolutionnaire. Ce n'est rien d'autre qu'une nouvelle édition du parti ouvrier et paysan. Le 6° congrès de l'Internationale communiste lui-même a renoncé à cette idée réactionnaire, sous la pression de l'opposition de gauche.
  2. Dans tous ces documents on ne prononce pas une seule fois le mot "communisme". Quiconque dissimule aux masses son communisme cesse d'être communiste.
  3. On parle de Révolution démocratique, de République démocratique, de Révolution populaire, sans la moindre analyse de classe. Le gouvernement est accusé d'indécision, d'hésitation, etc. Mais il n'est dit nulle part que c'est un gouvernement de la bourgeoisie, ennemi du peuple. La critique du gouvernement Zamora correspond exactement à celle des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires contre le gouvernement du prince Lvov-Kerensky. Au sujet du gouvernement de Macia, pas un mot.
  4. Le document parle de "construction rationnelle de la société", sans expliquer ce que cela veut dire[2]. C'est le langage des " vrais " socialistes d'avant 1848. Il est dit ensuite : "la République doit signifier une nouvelle organisation sociale". Laquelle ? S'agit-il d'un régime bourgeois ou d'un régime socialiste ? La déclaration joue à cache-cache avec le capitalisme et avec le socialisme.
  5. Le fait d'avoir donné à Alphonse la possibilité de se rendre à l'étranger est présenté comme "une première grave erreur du gouvernement provisoire". Erreur ? Est-ce dire que Zamora n'est pas suffisamment "conscient" dans sa politique révolutionnaire ? C'est ainsi que les mencheviks russes posaient la question. Appeler "erreur", ce qui pour la bourgeoisie, est un calcul contre-révolutionnaire conscient revient à blanchir la bourgeoisie et à la couvrir devant les masses.
  6. "La république ne doit pas seulement être une conquête pour la bourgeoisie, mais aussi pour les ouvriers". Que signifie cette phrase doucereuse, vulgairement démocratique et profondément fausse ? Où et quand a-t-il existé une république qui satisfasse en même temps les intérêts de la bourgeoisie et ceux des ouvriers ? De la bourgeoisie républicaine, nous pouvons et devons exiger des droits démocratiques et des réformes sociales, en démasquant sans cesse la république bourgeoise, même archi-démocratique, comme une machine dont la bourgeoisie se sert pour pressurer la sueur et le sang des ouvriers et des paysans.
  7. La référence à la république de 1873 est accompagnée de cette conclusion incroyable. "Ainsi se créa une division complète entre le pouvoir et le peuple". Entre une abstraction de peuple et une abstraction de pouvoir. Peut-être en réalité la bourgeoisie s'est-elle coupée du peuple travailleur ? Il faut se référer à l'exemple de 1873, non pour demander à la bourgeoisie d'être meilleure, plus douce, plus généreuse, plus caressante, mais pour apprendre aux masses à ne pas croire un seul instant à la plus généreuse, la plus douce, la plus caressante des bourgeoisies. Voilà comment les marxistes posent le problème.
  8. La plate-forme appelle "les masses ouvrières à s'organiser dans tout le pays sur la base des juntes révolutionnaires". Non seulement il n'est pas dit que ces juntes devront assurer le passage révolutionnaire du pouvoir aux mains des ouvriers et des paysans pauvres[3] mais on ne propose même pas un programme de revendications transitoires : journée de travail de sept heures, contrôle de la production, organisation par les juntes révolutionnaires des ouvriers et des soldats pour le soulèvement agraire. On n'indique pas, même par un seul mot, que la junte est une organisation du prolétariat et des masses exploitées contre la classe qui est au pouvoir, c'est-à-dire contre la bourgeoisie. La junte est considérée en tant qu'organisation "révolutionnaire"" dans l'esprit de la tradition petite-bourgeoise espagnole.
  9. Parlant de l'importance du soulèvement agraire, la déclaration se réfère aux révolutions française et russe. Pas un mot sur l'expérience de la révolution chinoise, qui vient seulement d'être étranglée, sous nos yeux, par la direction de l'Internationale communiste. L'Internationale communiste a-t-elle "résolu" d'une façon juste la question agraire en Chine ? Pas un mot là-dessus. Le communiste qui ne tient pas compte des leçons de la révolution chinoise n'a pas le droit de s'adresser aux masses pour leur faire la leçon et leur lancer des appels, surtout dans un pays en révolution.
  10. La déclaration dit : "Nous sommes partisans d'un Etat pour chaque nation". Qu'est-ce que cela signifie pour l'Espagne ? De quelle nation s'agit-il ? L'organisation étatique pan-espagnole est définie comme suit : "L'Union des républiques d'Ibérie". Qu'est-ce que cela signifie? S'il s'agit d'une fédération, il vaudrait mieux le dire.
  11. "La défense de la révolution doit être la loi suprême". Défense contre qui ? La bourgeoisie au pouvoir défend "sa" révolution contre le prolétariat. Quiconque cache ce fait sous des phrases creuses sur la défense en général de la révolution en général contre les ennemis en général aide la bourgeoisie à étouffer le prolétariat sous le drapeau de la révolution.
  12. Le "Bloc ouvrier et paysan" - c'est-à-dire le parti ouvrier et paysan - promet à la fin de la déclaration de lutter de toutes ses forces pour la réalisation totale de la révolution démocratique". Cela signifie-t-il "de la république bourgeoise sur la base du parlementarisme démocratique" ? Alors, il faut le dire, mais dans ce cas il est nécessaire au moins de lancer des revendications pour des droits électoraux démocratiques, puisque aussi bien, avant que la république "rationnelle" et "l'organisation rationnelle de la société" ne se réalisent sur la péninsule ibérique, il faut au moins que la république bourgeoise de Zamora accorde à l'ouvrier et à l'ouvrière, au paysan et à la paysanne, le droit de vote.
  13. Le nom du parti socialiste n'est pas cité dans la déclaration. On ne dit pas un mot sur les anarcho-syndicalistes. Le parti communiste officiel n'est pas mentionné. On dirait que le "Bloc ouvrier et paysan" s'apprête à agir dans le vide.

Telles sont les brèves objections que je crois nécessaire de faire sur la base du texte publié dans La Lutte de classes. Il est possible que, depuis, la fédération catalane ait apporté à sa déclaration telle ou telle modification, correction ou amendement. Je suis prêt, bien entendu, à saluer chaque pas de la Fédération dans le sens du marxisme. Mais le document tel qu'il est correspond à du pur "kuomintanguisme" transporté sur le sol espagnol. Les idées et les méthodes contre lesquelles l'Opposition a lutté sans relâche quand il s'agissait de la politique chinoise de l'Internationale communiste trouvent dans ce document leur expression la plus funeste. Pour autant que je sache, les dirigeants de la fédération catalane se démarquent systématiquement de l'opposition de gauche. Cela ne suffit pas : l'opposition de gauche doit se démarquer d'une façon claire et précise des idées et des méthodes exprimées par les dirigeants de la fédération catalane dans le document que nous venons d'analyser brièvement. Dans une révolution, une position de départ fausse se traduit inévitablement au cours des événements dans la langue de la défaite. L'opposition de gauche espagnole, si faible soit-elle, peut rendre des services énormes au prolétariat et à la révolution espagnole. Mais, pour remplir cette mission, elle doit instaurer dans ses propres rangs un régime de clarté, d'honnêteté et d'intransigeance. C'est à cela que j'appelle nos amis espagnols[4].

  1. C'est le 18 avril que La Batalla avait publié une déclaration du "Bloc ouvrier et paysan" - émanation en réalité de la fédération communiste catalano-baléare qui avait vainement tenté d'entraîner sous ce vocable l'Union des Rabassaires. Ce texte, traduit en français, avait été publié dans le n0 30 de La Lutte de classes. C'est à la rédaction de cette dernière revue que Trotsky adresse la présente lettre, destinée à la publication, accompagnée de reproches très vifs dont nous n'avons pu retrouver trace écrite.
  2. La phrase incriminée est la suivante : "L'Espagne doit pousser à son terme la révolution démocratique sans le triomphe de laquelle il n'y pas de possibilité d'une construction rationnelle de la société. Avec un grand retard historique, nous devons mener à bien la tâche achevée par la France dès la fin du XVIII° siècle".
  3. Sur ce point, la déclaration du Bloc ouvrier et paysan dît que Ces "juntes (assemblées-soviets) révolutionnaires d'ouvriers et de paysans (...) deviendront la sauvegarde de la révolution cornmencée (...), la muraille inébranlable contre laquelle se briseront les attaques désespérées de la réaction". Elle précise que "la classe ouvrière doit poursuivre le mouvement jusqu'à ce qu'il se transforme en vraie révolution démocratique".
  4. Ici aussi, Trotsky sort du cadre de la correspondance privée avec Nin et s'adresse directement et publiquement à ses camarades espagnols.