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La déclaration des oppositionnels indochinois
La déclaration, autant que je puisse en juger à partir de ma connaissance tout à fait insuffisante des conditions en Indochine, exprime correctement dans ses grandes lignes les taches des communistes indochinois. Les observations suivantes ont pour objectif de faire des additifs à cette déclaration. Pour la préciser et éliminer de possibles malentendus.
1 . Il faut parler plus clairement, plus pleinement, plus précisément, de la question agraire, du rôle et de la signification des propriétaires terriens semi-féodaux et de ceux qui ont de grandes tenures, en général; de la quantité de terre que la révolution aurait à sa disposition et comme fonds pour la distribution de la terre s'il expropriait les grands propriétaires dans l'intérêt des paysans les plus pauvres. La question paysanne est absente de la déclaration.
Tant que le régime de l'esclavage colonial n'est pas renversé, l'expropriation des grands et moyens propriétaires est impossible. Ces deux questions, la question nationale et la question de la terre, doivent être liées le plus étroitement possible dans la conscience des ouvriers et des paysans. Bien entendu, cette question exige une étude détaillée. Peut-être une telle recherche a-t-elle déjà été réalisée. En tout cas, la déclaration devrait comporter une formulation claire sur la révolution agraire.
2 . A la deuxième page de la déclaration, il est dit que "les masses croient naïvement que l'indépendance nationale pourrait les libérer de la pauvreté; mais, dans la période récente, nombre d'hommes ont découvert leur erreur". C'est de toute évidence une formulation fausse. L'indépendance nationale, comme le montre la déclaration elle-même, est un élément nécessaire de la révolution indochinoise. Cependant il n'est guère vraisemblable que toute la paysannerie indochinoise en soit arrivée à comprendre la nécessité du renversement révolutionnaire de la domination impérialiste française. Et c'est d'autant plus douteux que les masses indochinoises aient déjà compris le caractère inadéquat et illusoire d'une libération qui serait seulement nationale. Là, les communistes ont devant eux une large arène d'agitation et de propagande. Il serait très dangereux de croire que les masses ont déjà compris quelque chose qui reste encore à leur être expliqué, ou qui ne puisse leur être expliqué que dans le contexte vivant de la lutte de masses. C'est précisément dans l'intérêt d'un tel travail d'explication qu'il faut, comme indiqué plus haut, lier tous les besoins, revendications, protestations des paysans pour la terre, l'aide financière, contre le militarisme et ainsi de suite, avec la lutte contre l'impérialisme étranger et ses agents "nationaux", c'est-à-dire la bourgeoisie indochinoise.
3 . Page trois, on trouve ce qui suit: "Toute théorie de collaboration de classe constitue un camouflage idéologique pour la domination de la classe capitaliste". La pensée exprimée ici est tout à fait juste, mais exprimée de façon qu'elle peut prêter à malentendus. Nous ne rejetons pas toute collaboration entre les classes. Au contraire, il y a un certain type de collaboration de classe que nous recherchons de toute notre force: c'est la collaboration entre le prolétariat et les paysans pauvres comme avec les couches inférieures de la petite-bourgeoisie urbaine, les plus opprimées et exploitées. Cette sorte de collaboration révolutionnaire entre classes, qui peut devenir une réalité seulement à la condition d'une lutte irréconciliable contre la bourgeoisie nationale, est telle qu'elle transforme le prolétariat en dirigeant véritable de la nation, si par "nation" on entend l'écrasante majorité des masses opprimées et exploitées de la ville et de la campagne opposée au bloc antinational des classes possédantes et de l'impérialisme.
4 . Page quatre, il y a une déclaration selon laquelle le nationalisme, "qui a été de tous temps une idéologie réactionnaire, ne peut que forger de nouvelles chaînes pour la classe ouvrière". Le nationalisme est pris ici abstraitement comme une idée supra-sociale transcendante qui demeure toujours réactionnaire. Cette façon de poser la question n'est ni historique ni dialectique, et ouvre la porte à des conclusions fausses. Le nationalisme n'a pas toujours été une idéologie réactionnaire, il s'en faut, et il ne l'est pas non plus aujourd'hui. Peut-on dire par exemple que le nationalisme de la Grande Révolution française était une force réactionnaire dans la lutte contre l'Europe féodale ? En aucune façon. Même le nationalisme tard venu et couard de la bourgeoisie allemande de 1848 à 1870 (la lutte pour l'unification nationale) a représenté une force progressiste contre le bonapartisme.
A présent, le nationalisme des paysans indochinois les plus arriérés, dirigé contre l'impérialisme français est un élément révolutionnaire opposé au cosmopolitisme abstrait et faux des francs-maçons et autres types bourgeois démocratiques, ou à l'internationalisme" des social-démocrates qui volent ou aident à voler le paysan indochinois.
La déclaration affirme très justement que le nationalisme de la bourgeoisie est un moyen de subordonner et de tromper les masses. Mais le nationalisme de la masse du peuple est la forme élémentaire que revêt leur haine légitime et progressiste de leurs oppresseurs les plus habiles, les plus capables et les plus impitoyables, les impérialistes étrangers. Le prolétariat n'a pas le droit de tourner le dos à ce type de nationalisme. Au contraire, il doit démontrer en pratique qu'il est le combattant le plus conséquent et le plus dévoué pour la libération nationale de l'Indochine.
5 . Il y a également en page quatre la déclaration selon laquelle "les travailleurs indochinois eux-mêmes revendiquent" une lutte simultanée pour l'indépendance nationale, les libertés démocratiques et la révolution socialiste. Cette formulation est sujette à critique sous bien des aspects. D'abord une simple référence à l'opinion des ouvriers ne fait pas encore preuve: il y a diverses tendances et points de vue chez les ouvriers et nombre d'entre elles sont fausses. Plus encore, il est très douteux que les ouvriers indochinois aient réellement déjà mis ensemble les éléments national, démocratique et socialiste, de la révolution en un tout unique. Ici encore, une tâche qui devrait juste maintenant être au centre du travail du parti communiste est présentée comme déjà résolue. Finalement, et ce n'est pas le moins important, il n'apparaît pas clairement de cette formulation si "les libertés démocratiques" sont discutées. La nouvelle phrase parle ouvertement de "conquête des libertés démocratiques au moyen de la dictature du prolétariat". C'est-à-dire, pour dire le moins, une formule imprécise. Le concept de libertés démocratiques est compris par les démocrates vulgaires pour signifier liberté de parole et de presse, liberté de réunion, élections libres etc. La dictature du prolétariat, au lieu de ces libertés abstraites, met aux mains du prolétariat les moyens et instruments de leur propre émancipation (en particulier les presses à imprimer, les salles de réunion, etc.). D'un autre côté, la révolution démocratique n'est pas bornée aux seules prétendues libertés démocratiques. Pour les paysans, la révolution démocratique est avant tout le règlement de la question de la terre et l'émancipation des fardeaux de l'impôt et du militarisme, ce qui est impossible sans libération nationale. Pour les ouvriers, la pierre de touche de la démocratie, c'est la journée de travail plus courte, car c'est la seule chose qui puisse lui donner la possibilité de participer réellement à la vie sociale du pays. Toutes ces tâches peuvent être et seront complètement résolues seulement sous la dictature du prolétariat qui se base sur les masses semi-prolétariennes de la ville et de la campagne. C'est bien entendu ce que nous devrions expliquer aux ouvriers avancés, même maintenant.
Mais la dictature du prolétariat est quelque chose à quoi nous devons encore aller, c'est-à-dire que des masses qui comptent des millions et des millions doivent encore être amenées dans cette perspective. Mais dans notre agitation d'aujourd'hui, nous sommes obligés de partir de ce qui existe. La lutte contre le régime sanglant de l'occupation française doit être menée sous des mots d'ordre appelant à une démocratie profonde et conséquente. Les communistes devraient être les meilleurs et les plus braves combattants contre l'injustice militaire, pour la liberté de parole et de réunion et pour une assemblée constituante indochinoise. Nous ne pouvons arriver à la dictature du prolétariat en commençant par nier la démocratie. Ce n'est qu'en luttant pour la démocratie que l'avant-garde communiste peut rassembler la majorité de la nation opprimée autour de lui et avancer ainsi vers la dictature qui créera aussi les conditions pour la transition à une révolution socialiste en liaison indissoluble avec le mouvement du prolétariat mondial.
Il me semble que tout ce qui a été dit à ce sujet dans le manifeste aux communistes chinois doit aussi être appliqué à l'Indochine.
6 . Encore en page quatre, il est dit que trois partis communistes et trois partis nationalistes se sont récemment unifiés en un parti communiste d'Indochine unique. Cette référence est faite en passant et ne prend que deux lignes. Cependant, du point de vue de l'Opposition comme de celui de la révolution indochinoise dans son ensemble, c'est la question centrale. Pour quoi sont-ce ces six groupes - en particulier ces trois groupes nationalistes ? Quels sont leurs programmes et leur composition sociale ? N'y a-t-il pas un danger qu'un Kuomintang indochinois soit créé sous le nom de parti communiste ? La déclaration dit très justement que notre tâche envers ce parti nouvellement formé est d'introduire la clarté idéologique. Mais pour faire justement cela, la déclaration elle-même devrait autant que possible définir la véritable nature du parti nouvellement formé, plus complètement et plus précisément. C'est seulement sur cette base qu'il sera possible de déterminer notre politique à son égard.
Les mots d'ordre sur lesquels cette déclaration se termine (page 5) sont en partie trop abstraits et en partie incomplets. Il faudrait les préciser et les élargir à la lumière de que nous avons dit plus haut (question agraire, élément national, mots d'ordre démocratiques comme mots d'ordre de transition, journée de huit heures, etc.)
J'ai procédé à cette critique sur la base d'une totale confiance dans l'unanimité de notre pensée, sur laquelle la déclaration ne laisse aucun doute. L'objectif de ces observations est d'arriver à une déclaration formulée avec plus de soin. Par ailleurs, il n'est que trop évident pour moi que ma critique à son tour souffre d'abstraction due à mon insuffisante familiarité avec la structure sociale et l'histoire politique de l'Indochine. Pour cette raison, je ne propose aucune formulation particulière. Mes commentaires sont présentes avec un seul objectif en tête: montrer la direction dans laquelle il faudrait chercher des réponses plus précises et plus concrètes aux questions de la révolution indochinoise.