La crise de la Culture bourgeoise

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L’immense catastrophe sociale qui a bouleversé le monde sous les feux de la guerre mondiale et s’est abattue ensuite sur l’humanité entière, en se transformant en une terrible crise de capitalisme, devait avoir de plus graves et plus lointaines conséquences. Le capitalisme est divisé par de rudes conflits d’intérêts. La division, les dissensions, la décadence apparaissent aussi dans les idées directrices des classes qui, naguère, tenaient le sort de notre planète entre leurs mains. L’équilibre et la stabilité du « sain capitalisme » sont détruits. Les anciens rapports sociaux, « organiquement constitués », se sont embrouillés. Le dieu du monde bourgeois, l’argent, porte un bonnet de papier ; il est vraiment fou et il distribue de sonores soufflets à ses adorateurs. Cela s’appelle « le chaos des valeurs », Le mouvement régulier de la production qui suscitait l’enthousiasme des Pindares de la culture bourgeoise, est interrompu par d’étranges convulsions qui surprennent indiciblement les « créateurs de l’histoire », A la vertu commerciale succèdent la spéculation et le goût des pots-de-vin. Les esclaves cessent d’obéir, ils se soulèvent à tout instant. On ne balaye plus les rues, on tire, Il n’est plus de repos ni de confort, on s’attend a des horreurs, on s’épouvante d’attendre. Le grand crépuscule tombe sur la vieille civilisation...

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Ecoutons les voix des leaders de l’idéologie bourgeoise. Nous comprendrons alors les alarmes et les pressentiments qui les agitent.

Ecoutons la voix de l’Occident, la voix du pays des philosophes et des poètes de l’Allemagne :

« La nuit se fait de plus en plus sur la terre allemande, sur le peuple allemand. La décadence générale (der allgemeine Verfall) est déjà si grande qu’on doit prévoir, d’ici peu, les plus profondes ténèbres »... Ainsi parle un des maîtres de la pensée en Allemagne, un aristocrate de vieille roche, le comte Kayserling[1]. A cet état d’esprit, à ce désordre des choses correspond absolument le chaos de l’idéologie... « Des vues partielles, purement individuelles, se font connaître de toutes parts, se multiplient. Elles ébranlent l’unité de la tradition, sans pouvoir elles-mêmes s’imposer. C’est ainsi que doit commencer le chaos des opinions et des sentiments, le chaos des formes de la connaissance et de l’art. En fait, nous le voyons déjà[2]».

Un des philosophes et sociologues les plus importants et les plus spirituels de l’Europe Occidentale, Georg Simmel, a publié une grosse étude intitulée : Le Conflit de la Culture Moderne[3].

Simmel est un esprit de fine analyse, et il a été légèrement touché par le marxisme. Ce savant bourgeois donne à ce qui se passe, à la banqueroute des formes anciennes de la civilisation une explication fort originale. Selon lui (et son idée est juste), le processus de l’histoire consiste en une substitution perpétuelle de formes neuves à des formes vieillies, combattues par le fond même de l’existence, par l’essentiel des choses, par « la vie », selon l’expression de Simmel. Mais de quelle nature est le conflit actuel ?

« Aujourd’hui, — écrit G. Simmel, nous traversons une phase nouvelle de l’ancienne lutte : ce n’est plus la forme jeune, pleine de vie, qui combat l’ancienne, l’inanimée ; c’est la vie même qui lutte contre les formes en général, contre le principe même de la forme ». Ces mots caractérisent bien 1a profondeur du mal, la dissolution, l’intensité du conflit auquel il est peut-être impossible de remédier. Car, pour Simmel, les contours de la « forme » nouvelle ne se présentent pas d’une façon claire ; en revanche, il discerne avec une absolue netteté, la force menaçante, tragique qui monte des entrailles mêmes de la vie, des ultimes profondeurs, la force de destruction, le cataclysme qui anéantira les vieilles formes de la culture.

La terrible crise a été reconnue et avouée par les idéologues de la bourgeoisie, que « le libre jeu des forces économiques » a durement maltraités.

« Dans la pensée de nombreuses personnes instruites, — écrit par exemple N. Troubetskoï. — un certain ébranlement s’est produit. La grande guerre et surtout « la paix » qui l’a suivie, « la paix », mot que l’on ne peut écrire qu’entre guillemets, ont ébranlé la foi que l’on avait en une humanité civilisée. Nous autres, Russes, (il faudrait dire : « impérialistes russes ». Boukh.), nous nous trouvons certainement dans une situation particulière. Nous avons vu s’écrouler subitement ce que nous nommions la culture russe. Nous avons été frappés par la vitesse et la facilité avec lesquelles cela s’accomplissait... »[4].

« La culture s’est écroulée ». « La foi que nous avions en une humanité civilisée est ébranlée ».

Ces mots caractérisent parfaitement l’état d’esprit des classes qui périssent, leur pessimisme, leur angoisse, leurs alarmes devant l’inévitable.

Nous pourrions multiplier les citations. Nous n’avons donné ces quelques extraits que pour obliger la bourgeoisie à avouer, de sa propre voix, le chaos. Chaos économique, chaos social, chaos idéologique. La bourgeoisie qui parcourait d’une allure si fière le globe terrestre, portant à tous les peuples son industrie, ses denrées, ses dieux, ses carabines et ses alcools, se trouve soudain devant un miroir et elle est fort surprise d’avoir une si monstrueuse caboche...

Ils ont conduit la civilisation à sa perte. Nous devons sauver ce que l’on peut encore utiliser.

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Jamais encore, dans l’histoire, il n’est arrivé que « l’ancien régime », si odieux fût-il, cédât la place sans combat. Voilà pourquoi, dans le chaos d’idées qui circulent actuellement parmi la bourgeoisie, parmi ses idéologues savants ou non, on peut trouver un courant de « résistance active » contre le socialisme qui, seul, peut remédier au chaos.

Nous rencontrons d’abord les philosophes « du sens commun », du « bon sens ». Ils rassemblent tout ce qu’ils peuvent de leurs anciennes doctrines, ils refusent de croire à la décadence et continuent à chanter de vieilles chansons. Voici par exemple un gros ouvrage de L. Mises, sur « l’Economie

Sociale »[5]. Cette étude se termine par des mots significatifs :

« Que la société soit un bien ou un mal, on peut avoir là-dessus des opinions différentes. Mais celui qui préfère la vie à la mort, le plaisir à la douleur, le bien-être à la misère, celui-là doit affirmer la société (die Gesellschaft bejahen müssen). Or, celui qui veut affirmer la société et son progrès ultérieur doit aussi, sans limites ni réserves, affirmer la propriété privée sur les moyens de production ».

Notez-le bien ! « Sans limites ni réserves » ! C’est là le vieux libéralisme qui essaie de maintenir sa position au milieu d’une crise désespérée. Il raisonne comme si « rien ne s’était produit ». Il ne pleurniche pas, il prétend même se maintenir à un point de vue naturaliste et réaliste.

Mais c’est un fait assez rare dans la science bourgeoise. Si l’on considère le même domaine de culture, on notera comme bien plus significatif (plus nouveau) un mouvement brusque du naturalisme et du réalisme vers le divin. Voici, par exemple, un petit livre du professeur Spann : La Science Morte et Vivante, Le digne professeur proteste contre la méthode des « causalités mécaniques » qui, selon lui, est une méthode « sans âme ». Une science de ce genre, d’après Spann « ne pourra jamais pénétrer dans les cœurs ». (nie ins Herz vordringende Wissenschaf)[6].

Le pauvre cœur réclame des consolations, même de la science ! C’est déjà un détour assez remarquable vers l’intuitif, vers la mystique...

Enfin, nous voyons des esprits désillusionnés, qui mettent en doute les bases mêmes de leur existence, qui adressent une critique directe au capitalisme, tout en demeurant indissolublement liés avec lui. La recherche des « consolations du cœur » amène alors un complet écroulement de la vieille idéologie bourgeoise. On fuit tout ce qui est « extérieur » ; on s’enfonce en soi-même ; on contemple ; on se simplifie l’âme. Dieu, les sages de la Chine, les fakirs, l’enseignement des yogas, le spiritisme, etc., etc., voilà ce qui caractérise cette nouvelle idéologie bourgeoise. Elle se considère pourtant comme anticapitaliste, elle se croit tout à fait nouvelle, elle prétend être une révélation. Elle n’est pourtant que le typique produit de la décomposition bourgeoise. Chez Paul Ernst, nous trouvons une critique acerbe de l’organisation capitaliste comme d’un mécanisme qui mène à un monstrueux gaspillage de forces et qui écrase « l’individu »[7]. L’idéal, c’est le paysan chinois, le simple travail de la terre, sur un arpent de champ. Il faut chercher la sagesse chez les fakirs, car « nous devons les plus hautes conquêtes de la méditation métaphysique aux hommes qui ont vécu tout nus dans les forêts de l’Inde et qui se sont nourris de grains de riz »... Bien entendu, tout cela se ramène au problème de « Dieu ».

En fait, nous observons dans la bourgeoisie russe le même « courant de pensée » avec cette différence qu’on garde le silence en ce qui concerne la critique du capitalisme. Quand, par exemple, le professeur L. Karsavine déclare que « tout système philosophique plus ou moins réfléchi nous amène à l’idée d’un Etre absolu, ou d’un Dieu, et considère cet absolu comme un principe parfait et simple d’universelle Unité » — il se contente de répéter à la suite de l’Occident « corrompu », les idées les plus défraîchies[8]. La différence n’est guère qu’en ceci que les décadents russes préfèrent à l’idéal de « simplicité » un érotisme raffiné et dévergondé qui s’et profondément marqué dans notre littérature et continue une tradition (Berdiaev, Rozanov et Cie).

Si nous cherchons le trait le plus commun aux philosophes de ce genre, nous verrons sans doute en eux la destruction de toute vérité objective, un absolu scepticisme qui caractérise fort bien toutes les décadences : l’intellect s’aigrit, se décompose, si l’on peut dire, et est remplacé par la « glande génitale » ou « religieuse », Il faut noter que ces décadents, ces « pauvres d’esprit » utilisent la moindre ficelle pour remonter leur ménage. C’est ainsi, par exemple, qu’on « se sert » actuellement de la théorie de la relativité d’Einstein. Si cette théorie détruit la notion géocentrique du temps et de l’espace, nos mystiques s’efforcent aussitôt d’en faire la négation de toute valeur objective de ces catégories. Cela convient fort bien à une époque ou l’on ne voit autre chose que « des épaves qui remuent ».

Le livre de Spengler a fait tant de bruit, a trouvé un écho si retentissant dans les cœurs bourgeois qui cherchent des consolations, parce qu’il prêchait un absolu relativisme, un total scepticisme, et qu’en même temps il donnait un certain réconfort : en effet, disait-il, si la culture périt, nous aurons en revanche une « civilisation sans âme ». Et qui donc prétendrait que cela est pire ? Où donc est votre critérium du « meilleur » et du « pire » ? Tout est relatif. Tout dépend de l’âme populaire dans une phase déterminée de son évolution. Résignons-nous à notre vieillesse inévitable et pensons comme des vieux. C’est ce qu’il y a de mieux, c’est la plus haute sagesse du monde. Ou bien encore, comme le dit un « penseur » russe : « Il n’y a pas et il ne peut y avoir de preuves objectives de la supériorité des Européens sur les sauvages ! » (Troubetskoï) Je te crois ! Apres avoir ramené l’Europe à la sauvagerie, il n’y a plus qu’à s’en consoler en disant que ça va bien comme ça : nitchevo ! « Le raisin est vert », mais en quoi, je vous prie, le raisin se distingue-t-il du simple fumier ? Tout est matière, et tout est relatif.

Ce qui se passe dans 1a sphère de la dialectique est encore plus manifeste dans le domaine de l’art de la bourgeoisie actuelle. La mystique, la recherche d’une forme informe, d’une musique non musicale et d’autres rébus bien plus difficiles à résoudre que le problème de la quadrature du cercle, voilà où en sont les arts en ce moment. Si même dans les sciences naturelles, on ressuscite le vitalisme et tous les genres de révélation mystique, présentée sous l’aspect de « fondement philosophique », pourquoi se gênerait-on dans le domaine du sentiment ? On se dresse sur la pointe des pieds et l’on prétend sauter dans « les mondes de la super-conscience » ! « Les chercheurs du mystère », les mages, les devins, voilà ceux qui donnent le ton. C’est pourquoi l’on goûte particulièrement l’art nègre, les primitifs, etc. On attribue à ces pauvres « sauvages » une psychologie de désillusion, un état d’âme d’impérialiste raffiné, mais meurtri dans la bataille ; et pour imiter ces nobles modèles, on zozote comme des gosses, on fait joujou, on est des dadaïstes et des Naturmenschen, bien qu’on ignore tout de la nature.

Le chaos, le chaos de tous côtés ! Le « grand style » n’existe plus. L’unité de l’idéologie est détruite. La civilisation bourgeoise n’a plus sur elle que des lambeaux, et c’est ainsi qu’elle prétend encore se montrer au monde.

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On peut dire qu’avec l’économie bourgeoise, la raison bourgeoise a fait banqueroute. Elle fut jadis courageuse dans ses investigations. Elle sut renverser l’Eglise des anciens âges, elle pénétrait dans les secrets de la nature, elle en domptait les forces élémentaires. Elle avait dressé vers le ciel ses télescopes, enfermé la terre dans un réseau d’acier, elle avait percé des tunnels, allongé des câbles au fond des mers ; elle avait asservi l’humanité entière et vivait du travail de millions d’esclaves. Mais voici que la raison, la raison bourgeoise se refuse à servir davantage. La bourgeoisie est une vieille mégère qui cherche maintenant à discerner, de ses yeux troubles, le monde de l’au-delà ; elle trahit son passé, elle tremble pour l’avenir. Ce qui lui reste encore de force vive est employé à établir des canons lourds sur de superbes navires aériens, à inventer des canons gigantesques, des sous-marins, à construire hâtivement des flottes, à préparer de nouvelles guerres.

La classe ouvrière doit sauver le monde de la folie et de la perdition vers lesquelles on l’entraîne. Si le prolétariat n’intervenait pas, la vieille histoire se répéterait comme il est arrivé tant de fois. La classe ouvrière n’est point esclave de son antiquité ; elle ne se compose plus d’ilotes ivres, de prisonniers des rois d’Assyrie. La classe ouvrière lève l’étendard de la révolte. Elle va s’emparer de l’héritage, elle rejettera tous les détritus, tout le bric-à-brac, elle réorganisera ce qui peut être réorganisé. Elle considère l’avenir avec confiance et elle nettoiera, elle abattra, elle rebâtira de ses fortes mains. Elle sauvera l’humanité et écartera le bras des assassins. Elle arrachera à la bourgeoisie ses dernières ressources pour rétablir dans tous ses droits la puissante raison humaine.

  1. Graf Hermann Kayserling : Politik, Wirtschaft, Weisheit, Darmstadt, 1922, page 105
  2. Karl Stelnacker : Spenglers Untergang des Abendlandes und die Geschichtswissenschaft, 1921, Page 7.
  3. Georg Simmel : Der Konflikt der modernen Kultur, 1922.
  4. N. Troubetskoï; L'Europe et l’Humanité, Sofia, 1920.
  5. Ludwig Mises: Die Gemeinwirtschaft. Jena, Gustav Fischer. 1922.
  6. Othmar Spann: Tote und lebende Wissenschaft. Iena, Gust. Fischer. 1921, page 5.
  7. Paul Ernst : Der Zusammenbruch des deutschen Idealismus.
  8. L. Karsavine: De la Liberté.