La crise autrichienne et le communisme

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La crise autrichienne est une manifestation particulière de la crise de la démocratie en tant que forme principale de la domination bourgeoise. La trop forte tension de la lutte internationale et de la lutte de classe provoque un court-circuit de la dictature, faisant sauter l'un après l'autre les fusibles de la démocratie. Le processus a commencé à la périphérie de l'Europe, dans les pays les plus arriérés, les maillons les plus faibles de la chaîne capitaliste. Mais il avance de façon irrésistible. Ce qu'on appelle la crise du parlementarisme, c'est l'expression politique de tout le système de la société bourgeoise. La démocratie demeure ou tombe avec le capitalisme. En défendant une démocratie qui se survit, la social-démocratie conduit le développement social dans l'impasse du fascisme.

L'extrême faiblesse de la bourgeoisie autrichienne après la guerre et la révolution et la dépendance économique et politique de l'Autriche qui en résultait, ont été la source de force la plus importante pour la social-démocratie autrichienne. En remplissant sa fonction de sauveur et en consolidant le régime bourgeois, la social-démocratie autrichienne a eu la possibilité de se dissocier dans sa propagande, tant de la bourgeoisie indigène que de la bourgeoisie étrangère (anglaise et américaine). Dans la première période de la stabilisation du régime bourgeois après la révolution, la social-démocratie était l'agent direct du capital étranger. Cela lui a permis non seulement de rejeter la responsabilité de toutes les calamités sur la bourgeoisie nationale mais aussi de prendre par rapport à la bourgeoisie une position qui était en apparence au moins plus indépendante et plus critique que ce n'était possible pour la social-démocratie de tous les pays étrangers sans en exclure l'Allemagne. Au fur et à mesure que se consolidait le régime bourgeois, la social-démocratie pouvait plus fréquemment dénoncer la bourgeoisie nationale qui se contentait d'exécuter les ordres du capital anglo-saxon. En même temps, elle avait pour les ouvriers un argument tout prêt en faveur de l'inviolabilité de la propriété privée : "Naturellement, nous pourrions abattre notre propre bourgeoisie, mais ce n'est pas d'elle qu'il s'agit mais de la bourgeoisie américaine et anglaise".

Les partis bourgeois d'Autriche ont d'autant plus aisément perdu leurs traits distinctifs qu'ils étaient obligés d'être suspendus aux lèvres et à chaque mot du maître anglo-saxon. La social-démocratie joue le même rôle par essence, mais parce qu'elle se base sur les ouvriers, elle est forcée de prendre une attitude d'opposition à l'égard des partis bourgeois. Et c'est seulement cette "opposition" qui lui permet réellement de sauver la bourgeoisie. Nous avons vu des processus et phénomènes semblables en Allemagne aussi. Ils ont beaucoup contribué à l'auto-préservation de la social-démocratie allemande. Mais, du fait que la bourgeoisie allemande était bien plus forte et bien plus indépendante, la social-démocratie allemande était forcée d'être plus franchement et nettement avec elle, de s'y adapter et de faire bloc avec elle, et de prendre une responsabilité directe pour elle devant les masses ouvrières. Cette situation a ouvert de grandes possibilités de développement au parti communiste allemand.

L'Autriche est un petit corps avec une grosse tête. La capitale est aux mains de la social-démocratie qui, cependant avait moins de la moitié des sièges au parlement national (43 %). Cet équilibre instable, qui n'est maintenu que grâce à la politique conservatrice-conciliatrice de la social-démocratie, facilite grandement la position de l'austro-marxisme. Ce qu'elle fait dans le conseil municipal de Vienne suffit à la distinguer des partis bourgeois aux yeux des ouvriers. Et ce qu'elle ne fait pas – c'est-à-dire le plus important – elle peut toujours en rejeter la responsabilité sur les partis bourgeois. Pendant que l'austro-marxisme dénonce la bourgeoisie dans des articles et des discours, il utilise très adroitement, comme nous l'avons déjà dit, la dépendance internationale de l'Autriche afin d'empêcher les ouvriers de se soulever contre l'ennemi de classe. "A Vienne, nous sommes forts, mais dans le pays, nous sommes encore faibles. En outre, nous avons en face de nous, un maître. Nous devons conserver nos positions à l'intérieur de la démocratie et attendre". Telle est l'idée centrale de la politique austro-marxiste. Tout cela a permis jusqu'à présent que les austro-marxistes jouent le rôle d'aile "gauche" de la IIème Internationale et conservent toutes leurs positions face au parti communiste qui, lui, continue de faire faute sur faute.

La social-démocratie autrichienne a aidé l'Entente à venir à bout de la révolution hongroise, a aidé sa propre bourgeoisie à sortir de la crise d'après-guerre et a créé un asile démocratique pour la petite propriété ébranlée et proche de l'effondrement. Ainsi, à travers toute la période d'après-guerre, elle a été le principal instrument de la domination de la bourgeoisie sur la classe ouvrière.

Mais cet instrument est une organisation indépendante, avec une importante bureaucratie indépendante et une aristocratie ouvrière qui a ses intérêts et ses revendications propres. Cette bureaucratie, chair de la chair de la petite bourgeoisie dans ses idées, ses manières, sa façon de vivre, se base néanmoins sur une classe ouvrière réelle, authentique et vit dans la crainte constante de son mécontentement. Cette circonstance est la principale source de friction et de conflits entre la bourgeoisie et la social-démocratie, c'est-à-dire entre le patron et l'agent local, le commis.

En outre, indépendamment de la façon dont la social-démocratie autrichienne a su enserrer la classe ouvrière dans son réseau serré d'institutions politiques, syndicales, municipales, culturelles et sportives, il est tout à fait clair – et les journées de juillet 1927 l'ont montré avec une particulière clarté – que ces méthodes pacifistes et réformistes seules ne peuvent pas donner à la bourgeoisie les garanties nécessaires.

Ce qui précède explique les fonctions sociales du fascisme autrichien. C'est le second commis de la bourgeoisie distinct du premier et qui lui est très hostile. Les couches inférieures de la social-démocratie sont poussées en avant par un instinct prolétarien, même faussé. Les couches inférieures du fascisme se nourrissent du désespoir de la petite bourgeoisie et d'éléments déclassés dont l'Autriche regorge. Les dirigeants de la social-démocratie tiennent en échec l'instinct de classe du prolétariat par les mots d'ordre et institutions de la démocratie. Les dirigeants du fascisme ouvrent un espoir à la petite-bourgeoisie décadente, lui offrant un espoir de salut par un coup d'Etat après lequel "le marxisme" ne sera désormais plus capable d'empêcher la bonne marche de l'agriculture, du commerce et des professions libérales.

Nous avons ainsi en Autriche la réfutation classique de la théorie philistine selon laquelle le fascisme est né du bolchevisme révolutionnaire. Le fascisme commence à jouer un rôle d'autant plus important dans un pays donné que la contradiction entre la politique de la social-démocratie en tant que parti de masse et les besoins urgents développement historique devient plus évidente et insupportable. En Autriche, comme partout ailleurs, le fascisme apparaît comme le complément nécessaire de la social-démocratie, est nourri par elle et parvient au pouvoir avec son aide.

Le fascisme est l'enfant 1égitime de la démocratie formelle de l'époque de la décadence. En Autriche, les principes de démocratie ont été portés à un point d'absurdité avec une netteté particulière. La social-démocratie est à quelques points de la majorité. On pourrait dire cependant – et ce ne serait pas un paradoxe, mais la vérité toute nue – que l'immobilité politique de la social-démocratie autrichienne repose non sur les 43 % des voix qu'elle a, mais sur les 7 % qui lui manquent pour avoir la majorité. Les fondements du capitalisme resteraient inviolables m9me si les social-démocrates autrichiens remportaient la majorité. Mais une telle victoire n'est nullement garantie. C'est stupide de penser que toutes les questions peuvent être réglées par la propagande.

Si on part des prémisses que la vie en Autriche continuera dans le cadre de la démocratie à l'avenir, il n'y a rien qui nous permette de conclure qu'un jour dans les prochaine vingt-cinq à cinquante ans, la social-démocratie autrichienne obtiendra inévitablement une majorité. La vie économique de toute l'Europe capitaliste est menacée sérieusement par les Etats-Unis et les autres pays au-delà des mers. La décomposition économique de l'Autriche qui est absolument inévitable dans cette perspective de développement pacifique, conduira plus vraisemblablement à une perte de voix qu'à des gains pour la social-démocratie. En conséquence, conformément à la logique de la démocratie, en dépit du fait que la poursuite de la domination bourgeoise voue la nation à la stagnation et au déclin culturel, en dépit du fait que l'écrasante majorité du prolétariat, la colonne vertébrale de la nation, tente de passer au socialisme, cette transition est inacceptable parce qu'un petit pourcentage de l'électorat, le plus arriéré, le moins éclairé, le plus dépravé, se tient à l'écart de la lutte, végète dans une obscurité sans idées et est prêt au moment crucial à donner ses voix et ses poings au fascisme.

La démocratie a atteint le point d'absurdité totale. A l'époque de la croissance ferme et organique du capitalisme, accompagnée par et liée aux différenciations de classe systématiques de la nation, la démocratie jouait un rôle historique majeur, y compris celui de l'éducation du prolétariat. Son plus grand rôle était en Europe. Mais à l'âge de l'impérialisme qui en Europe est avant tout celui de sa décadence, la démocratie est arrivée dans une impasse. C'est pourquoi nous voyons en Autriche, où la constitution a été faite par les social-démocrates, où la social-démocratie détient des positions d'une exceptionnelle importance, contrôlant la capitale et où, par conséquent, nous devrions découvrir des formes de transition du capitalisme au socialisme dans leur expression la plus achevée, nous découvrons au contraire que la politique est gouvernée d'une part par des bandes d'agresseurs fascistes et de l'autre par des détachements en retraite d'ouvriers social-démocrates à moitié armés, tandis que le rôle de grand chef d'orchestre de cette démocratie est joué par un ancien fonctionnaire de police de l'éco1e Habsbourg[1].

Le fascisme est le second fondé de pouvoirs de la bourgeoisie. Comme la social-démocratie, et même dans une mesure plus grande, le fascisme a sa propre armée, ses propres intérêts et sa propre logique de mouvement. Nous savons que, pour sauver et consolider la société bourgeoise, le fascisme en Italie a été obligé d'entrer en conflit violent non seulement avec la social-démocratie mais avec les partis traditionnels de la bourgeoisie. On peut observer la même chose en Pologne. Il ne faudrait pas imaginer que toutes les agences de la bourgeoisie et de son règne fonctionnent en harmonie complète. Heureusement il n'en est pas ainsi. L'anarchie économique est doublée par l'anarchie politique. Le fascisme, nourri par la social-démocratie, est obligé de lui casser la tête pour arriver au pouvoir. La social-démocratie autrichienne fait tout ce qu'elle peut pour faciliter aux fascistes cette opération chirurgicale.

Il est difficile de s'imaginer non-sens plus concentré que les arguments d'Otto Bauer sur le caractère inadmissible de 1a violence sauf pour la défense de la démocratie existante.

Traduit dans le langage des classes, cet argument signifie que la violence est permise pour garantir les intérêts de la bourgeoisie, organisée en Etat, mais qu'elle est interdite pour l'établissement d'un Etat prolétarien.

Il y a une formule juridique attachée à cette théorie. Bauer remâche les vieilles formules de Lassalle sur la loi et la révolution. Mais Lassalle parlait d'un procès. Là, son argument était pertinent. Mais la tentative de transformer un duel juridique avec le procureur en une philosophie du développement historique n'est rien qu'un subterfuge de lâcheté. Selon Bauer, l'usage de la violence n'est permis qu'en réponse à un coup d'Etat déjà accompli, quand la "loi" n'a plus désormais aucune base, mais elle est interdite vingt-quatre heures avant, pour l'empêcher. Il trace le long de cette ligne la démarcation entre austro-marxisme et bolchevisme, comme s'il s'agissait de deux écoles de droit criminel. En réalité, la différence réside dans le fait que le bolchevisme cherche à renverser le règne bourgeois tandis que la social-démocratie cherche à l'éterniser. Il ne peut y avoir de doute que s'il y avait un coup d'Etat, Bauer déclarerait : "Nous n'avons pas appelé les ouvriers à prendre les armes contre les fascistes quand nous avions des organisations puissantes, une presse légale, 43 % des députés et la municipalité de Vienne, quand les fascistes étaient des bandes anti-constitutionnelles s'en prenant à la loi et à l'ordre. Comment pourrions-nous le faire maintenant que les fascistes contrôlent l'appareil d'Etat et se basent sur de nouvelles lois qu'ils ont faites eux-mêmes ; quand nous avons été privés de tout, mis hors la loi et que nous n'avons aucune communication avec les masses (lesquelles sont évidemment découragées, déçues et sont passées en masse au fascisme) ? Un appel à un soulèvement armé maintenant ne pourrait être l'œuvre que d'aventuristes criminels ou de bolcheviks". En tournant ainsi à 180º sur leur philosophie, les austro-marxistes demeureraient simplement cent pour cent fidèles à eux mêmes.

Dans sa bassesse réactionnaire, le mot d'ordre du "désarmement intérieur" dépasse tout ce que nous avons entendu jusqu'à présent de la social-démocratie. Ces messieurs prient les ouvriers de désarmer en face de l'Etat bourgeois armé. Les bandes de fascistes sont après tout que les corps auxiliaires de la bourgeoisie : dissous aujourd'hui, ils peuvent être rappelés à tout instant et armés deux fois plus qu'à présent. Quant aux ouvriers, si la social-démocratie passe par l'Etat bourgeois pour les désarmer, personne ne les réarmera. La social-démocratie a peur naturellement des armes des fascistes. Mais elle n'a guère moins peur des armes aux mains des ouvriers. Aujourd'hui la bourgeoisie a encore peur de la guerre civile, d'abord parce qu'elle n'est pas sûre de son issue, ensuite parce qu'elle ne veut pas de troubles économiques. Le désarmement des ouvriers est une assurance pour la bourgeoisie contre la guerre civile et augmente ainsi au maximum les chances d'un coup fasciste.

La revendication du désarmement intérieur de l'Autriche est une revendication des pays de l'Entente, d'abord la France et en deuxième lieu la Grande-Bretagne. L'officieux journal français Le Temps explique sévèrement à Schober[2] que le désarmement intérieur est nécessaire à la fois dans l'intérêt de la paix internationale et de la propriété privée. Dans un discours aux Communes, Henderson a développé le même thème. Défendant la démocratie autrichienne, il défendait le traité de Versailles. Ici, comme dans toutes les questions importantes, la social-démocratie autrichienne sert simplement de courroie de transmission pour la bourgeoisie des pays vainqueurs.

La social-démocratie est incapable de prendre le pouvoir et ne veut pas le prendre. La bourgeoisie trouve cependant que discipliner les ouvriers par son agence social-démocrate lui coûte beaucoup trop cher. La bourgeoisie dans son ensemble a besoin du capitalisme pour tenir en échec la social-démocratie et, en cas de besoin, l'éliminer. Le fascisme veut prendre le pouvoir et il est capable de s'en emparer. Une fois au pouvoir, il n'hésiterait pas à le mettre entièrement au service du grand capital. Mais c'est la route vers des convulsions sociales et coûte également très cher. C'est ce qui explique les hésitations de la bourgeoisie et les conflits entre ses différentes couches et c'est ce qui détermine la politique qu'elle poursuivra vraisemblablement dans la période qui vient : utiliser les fascistes pour obliger les social-démocrates à aider la bourgeoisie à réviser la constitution de façon à combiner les avantages de la démocratie et du fascisme – fascisme pour le fond, démocratie pour la forme – et ainsi à se libérer des exorbitantes dépenses des réformes démocratiques, tout en évitant si possible celles d'un coup fasciste.

La bourgeoisie va-t-elle réussir dans cette voie ? Elle ne peut réussir complètement, ni pour une période prolongée. En d'autres termes, la bourgeoisie ne peut pas établir un régime qui lui permettrait de se reposer pacifiquement sur les ouvriers ou la petite bourgeoisie ruinée, sans avoir à faire face aux dépenses des réformes sociales ou aux convulsions de la guerre civile. Les contradictions sont trop grandes. Elles exploseront de nouveau et forceront les événements dans un sens ou un autre.

De toute façon, la "démocratie" autrichienne est condamnée. Après son actuelle attaque d'apoplexie, elle peut bien entendu se remettre et vivre encore un certain temps en traînant la jambe et en pouvant à peine bouger sa langue. Il est possible qu'une deuxième attaque survienne avant sa chute. Mais son sort est fixé.

L'austro-marxisme est entré dans une période de l'histoire où il doit payer pour ses péchés passés. La social-démocratie, ayant sauvé la bourgeoisie du bolchevisme, aide aujourd'hui la bourgeoisie à se sauver de la social-démocratie elle-même. Ce serait parfaitement absurde de se fermer les yeux devant le fait que la victoire du fascisme impliquerait non seulement l'extermination physique de la poignée de communistes, mais aussi l'écrasement impitoyable de toutes les organisations et bases de soutien de la social-démocratie. A cet égard, comme à bien d'autres, la social-démocratie ne fait que rééditer l'histoire du libéralisme dont il est l'enfant tardif. Plus d'une fois dans l'histoire, les libéraux ont aidé la réaction féodale à triompher des masses populaires seulement pour être à son tour écartée par la réaction.

Tout se passe comme si l'histoire s'était assignée la tâche spéciale de trouver les formes les plus vivantes pour réfuter les pronostics et les directives de l'I.C. depuis 1923.

Il en est ainsi de son analyse de la situation révolutionnaire en Allemagne en 1923 ; de son estimation du rôle mondial de l'Amérique et de l'antagonisme anglo-américain ; du cours qu'elle a tracé pour une montée révolutionnaire en 1924-1925; de son idée des forces motrices et des perspectives de la révolution chinoise en 1925-1927; de son évaluation du syndicalisme britannique en 1925-1927; de sa ligne sur l'industrialisation et le koulak en U.R.S.S., et ainsi de suite sans fin. Aujourd'hui, l'appréciation de la "troisième période" et du social-fascisme connaît le même sort. Moscou a découvert que la France est "aux premiers rangs de la montée révolutionnaire". Mais en réalité, de tous les pays d'Europe, c'est en Autriche que l'on trouve la situation la plus révolutionnaire et là – c'est le fait le plus significatif de tous – le point de départ pour de possibles développements révolutionnaires n'est pas la lutte entre comnunisme et "social-fascisme", mais le heurt entre social-démocratie et fascisme. En présence de ce fait, l'infortuné parti communiste autrichien se trouve dans une impasse complète.

Car en réalité, le heurt entre la social-démocratie et le fascisme est le fait essentiel de la politique autrichienne aujourd'hui. La social-démocratie bat en retraite et cède sur toute la ligne, rampant sur le ventre, pleurant et cédant une position après l'autre. Mais le conflit n'est pas moins réel puisque, de ce fait, c'est la tête de la social-démocratie qui est en jeu.

Une avancée ultérieure des fascistes peut – et doit – pousser les ouvriers social-démocrates et même une fraction de l'appareil social-démocrate bien au-delà des limites que leur ont fixées les Seitz[3], Otto Bauer et autres. Exactement comme des situations révolutionnaires se sont plus d'une fois développées à partir du conflit entre libéralisme et monarchie, qui devait ultérieurement dépasser les deux adversaires, de même, à partir de la collision entre la social-démocratie et le fascisme – ces deux agents antagonistes de la bourgeoisie – une situation révolutionnaire peut se développer qui les débordera dans les jours suivants.

Un révolutionnaire prolétarien à l'époque des révolutions bourgeoises qui était incapable d'analyser et de comprendre le conflit entre les libéraux et la monarchie et qui mettait tous ces gens dans le même sac au lieu d'utiliser de façon révolutionnaire le conflit entre eux – un tel révolutionnaire ne valait rien. Un communiste qui, aujourd'hui, est placé devant le conflit entre le fascisme et la social-démocratie et essaie simplement de le couvrir par la simple formule du social-fascisme, sans aucun contenu, un tel communiste est également bon à rien.

Une position de ce genre – politique braillarde et gauchisme creux – bloque d'avance la route du parti communiste aux travailleurs social-démocrates et donne une nourriture riche à la droite du camp communiste. Une des raisons pour le renforcement de la droite est que, dans ses critiques, elle touche aux blessures les plus évidentes et indiscutables du communisme officiel. Plus le parti se révèle incapable d'accéder aux ouvriers social-démocrates, plus il est facile pour l'Opposition de droite de trouver une voie vers l'appareil social-démocrate.

Le refus de reconnaître ou l'incapacité de comprendre la nature des crises révolutionnaires, le minimalisme politique, la perspective de la préparation indéfinie – tels sont les principaux traits de la politique de la droite. Ils sont voués à se faire plus sentir aux moments où la direction de l'I.C. essaie de créer artificiellement par des moyens administratifs une situation révolutionnaire. La droite a soutenu la politique opportuniste dans les périodes les plus révolutionnaires en Allemagne, en Chine et en Angleterre. Ils améliorent leur réputation par leur critique de l'aventurisme bureaucratique de façon à pouvoir plus tard une fois de plus servir de frein au moment décisif.

La politique des centristes, qui ont pris le mors aux dents et deviennent fous, non seulement nourrit la droite, mais apporte de l'eau au moulin de l'austro-marxisme. Rien ne peut sauver la social-démocratie autrichienne dans la période qui vient – sauf la politique fausse du communisme officiel.

Que signifie exactement "social-fascisme" ? Quelles que soient les subtilités improvisées par ces théoriciens à la manque, ils ne peuvent répondre a cette question autrement que par l'affirmation que la social-démocratie est prête à défendre les fondements du règne de la bourgeoisie et ses propres positions dans le régime bourgeois en utilisant la force des armes contre les ouvriers. Mais n'est-ce pas le trait commun de tous les partis "démocratiques" sans exception ? Avons-nous jamais pensé ou dit que la démocratie était le règne de la paix sociale ? Est-ce que Kerensky et Tséretelli[4] n'ont pas écrasé les paysans et les ouvriers
dans la lune de miel de la révolution démocratique ? Est-ce que les radicaux français n'ont pas utilisé la force armée contre les grévistes à la fois avant et après la guerre ? Est-ce que l'histoire du règne du parti républicain et démocrate aux Etats-Unis n'est pas celle de la sanglante répression contre les grévistes ? Si tout cela, c'est le fascisme, alors l'histoire de la société de classe est l'histoire du fascisme. Dans ce cas, il y a autant de variétés de fascisme qu'il y a de partis bourgeois : fascistes libéraux, fascistes nationaux, etc. Mais alors quel sens a cette définition du fascisme ? Aucun. Elle est tout simplement le synonyme criard de la violence de classe.

En août 1914, nous avons appelé social-impérialisme la social-démocratie. Nous voulions dire par là que la social-démocratie est une forme particulière de l'impérialisme adaptée à la classe ouvrière. Son impérialisme unit la social-démocratie à tous les partis de la bourgeoisie sans exception. Son "socialisme" la distingue de ces partis. Le social-impérialisne la définit dans son ensemble.

Mais le fascisme, à moins qu'on souhaite jouer absurdement avec les mots n'est nullement un trait caractéristique de tous les partis bourgeois. Il constitue plutôt un parti bourgeois spécifique, propre à certaines tâches et circonstances, opposé aux autres partis bourgeois et plus nettement précisément à la social-démocratie.

On peut essayer d'objecter que l'hostilité entre les partis bourgeois est très relative. Ce n'est pas seulement vrai, c'est un truisme qui ne nous fait pas faire un pas de plus. Le fait que tous les partis bourgeois, du fascisme à la social-démocratie, ont placé la défense du règne de la bourgeoisie avant leurs divergences programmatiques n'élimine pas les divergences entre ces partis ou leur lutte l'un contre l'autre, ou notre devoir d'utiliser cette lutte.

La social-démocratie autrichienne, plus que tout autre parti de la IIème Internationale, est intimement liée à la classe ouvrière. Pour cette seule raison, la développement de la crise révolutionnaire dans ce pays présuppose une série de profondes crises internes dans le parti social-démocrate. En Autriche, où la différenciation est tardive, il n'est pas exclu en particulier qu'un parti "indépendant" puisse naître d'une scission du parti officiel et créer immédiatement, comme en Allemagne, une base de masse possible pour le parti communiste. Cette variante n'est pas inévitable mais parfaitement possible vu les circonstances. La perspective d'une éventuelle scission dans la social-démocratie sous l'impact direct d'une crise révolutionnaire ne peut nullement impliquer une attitude plus modérée à l'égard des futurs "indépendants" ou "indépendants" potentiels, de la part des communistes. La nécessité de dénoncer implacablement les "gauches" du type Max Adler[5] ou des modèles plus récents, n'a pas besoin d'être démontrée.

Mais il serait désastreux de ne pas prévoir que, dans la lutte contre le fascisme, un rapprochement est inévitable entre le parti communiste et la masse des ouvriers social-démocrates lesquels continuent à se sentir et à se considérer comme social-démocrates. C'est le devoir direct du parti communiste que de critiquer le caractère bourgeois de la social-démocratie devant son audience, de montrer à ces travailleurs que la politique social-démocrate est la politique de capitulation devant le fascisme. Plus sévère devient la crise, plus profondément la critique communiste sera confirmée pat l'expérience des masses. Mais identifier la social-démocratie et le fascisme alors que les ouvriers social-démocrates ont une haine mortelle du fascisme et que les dirigeants le craignent mortellement, signifie agir en contradiction avec les véritables rapports politiques, inculquer aux masses la méfiance du communisme et renforcer le lien entre les masses et leurs dirigeants.

Il n'est pas difficile de prévoir que le fait de mettre dans le même sac la social-démocratie et le fascisme crée un nouveau danger, celui d'idéaliser la social-démocratie de gauche quand cette dernière s'approche d'une confrontation plus sérieuse avec le fascisme. L'expérience historique l'a déjà démontré. Il faut rappeler que l'identification de la social-démocratie avec le fascisme, proclamée pour la première fois au funeste Vème congrès de l'I.C. a trouvé sa nécessaire antithèse dans la capitulation devant Purcell[6], devant Pilsudski, devant Tchiang Kaï-chek, devant Pladic et devant LaFollette. Tout cela était tout à fait conforme aux lois de la politique. Celui qui identifie l'aile d'extrême gauche de la société bourgeoise avec son aile d'extrême-droite, l'austro-marxisme avec le fascisme, pave la voie pour la capitulation du parti communiste devant la social-démocratie de gauche au moment le plus critique.

La question est intimement liée aux mots d'ordre à long terme de la classe ouvrière autrichienne : soviets députés ouvriers et dictature du prolétariat. De façon générale, ces deux mots d'ordre sont étroitement liés. La formation de soviets ne se conçoit que dans les conditions d'une situation révolutionnaire, un turbulent mouvement de masse avec un rôle important grandissant du parti communiste, c'est-à-dire les conditions qui précèdent ou accompagnent la conquête du pouvoir par le prolétariat.

Mais en Autriche plus que dans tout autre pays, la possibilité demeure non seulement que le mot d'ordre des soviets puisse ne pas concorder avec celui de dictature du prolétariat, mais qu'ils soient opposés l'un à l'autre, c'est-à-dire que les soviets soient transformés en bastion contre la dictature du prolétariat. C'est d'autant plus important de le comprendre et de le prévoir que les épigones (Zinoviev, Staline et autres) ont fait un vulgaire fétiche du mot d'ordre des soviets se substituant à une forme d'organisation au contenu de classe,

Il n'est pas du tout exclu que, sinon à l'étape présente de la lutte, du moins à la prochaine, la social-démocratie autrichienne soit obligée de prendre la tête d'une grève générale (comme l'a fait le conseil général britannique des syndicats en 1926) et même de sanctionner la formation de soviets afin de conserver plus sûrement la direction entre ses propres mains.

Naturellement ce serait lié à une crise de plus ou moins grande ampleur dans le parti. Il faudrait sortir de leur retraite Friedrich Adler[7] et autres. Max Adler ou quelqu'un de plus à gauche encore assurerait une fois de plus que les soviets plus la démocratie pourraient donner naissance à un type combiné d'Etat et nous épargner ainsi la nécessité de prendre le pouvoir et établir la dictature. Non seulement les ouvriers social-démocrates mais même les ouvriers communistes, habitués à entendre quotidiennement expliquer que la social-démocratie et le fascisme sont jumeaux, seraient pris à l'improviste par une telle phase du développement de la lutte entre social-démocratie et fascisme. Et pourtant elle ne signifierait qu'un système plus complexe, plus combiné pour la trahison par la social-démocratie des intérêts du prolétariat. Car sous la direction des austro-marxistes, les soviets ne seraient pas des organes de la lutte prolétarienne pour le pouvoir mais un instrument pour retenir le prolétariat de toute tentative de s'emparer de l'Etat.

En Allemagne, une telle tentative, au moins à une grande échelle, n'est plus possible parce que le parti communiste représente une force trop importante. Il en va tout autrement en Autriche. Si les événements se déroulent rapidement, le point culminant peut être atteint bien avant que le parti communiste puisse sortir de son isolement et de sa faiblesse. Les soviets aux mains des austro-marxistes pourraient servir de mécanisme leur permettant de frustrer pour la deuxième fois le prolétariat d'une situation révolutionnaire et de sauver ainsi une fois de plus la société bourgeoise, avec l'inévitable résultat de l'avènement d'un fascisme déclaré. Inutile de dire que dans ce cas, les côtes même de la social-démocratie se feraient écraser sous les bottes du fascisme. La politique ignore la reconnaissance.

Les mots d'ordre de soviets et de dictature du prolétariat n'ont qu'une signification propagandiste en Autriche pour le moment. Non que l'Autriche soit très éloignée d'une situation révolutionnaire, mais parce que le régime bourgeois en Autriche est équipé d'un important système de tuyaux et soupapes de sécurité, sous la forme de la social-démocratie. Contrairement aux bavards et aux phraseurs, la tâche du parti communiste autrichien actuellement n'est pas d'"armer" (avec quoi ?) les masses (lesquelles ?) et de les conduire à la "lutte finale", mais plutôt d"expliquer patiemment" (comme disait Lénine en avril 1917 !). Le succès d'un tel travail de propagande peut s'avérer d'autant plus rapide et puissant que le parti communiste comprend ce qui se passe sous ses yeux.

C'est pourquoi la première chose à faire est de se débarrasser de la formule insensée, pleine d'arrogance et vide de contenu, qui identifie la social-démocratie au fascisme.

L'expérience de 1918-1919 et le rôle des social-démocrates dans le système des conseils ouvriers doit être rappelée aux communistes autrichiens.

Le "désarmement intérieur" doit être combattu et il faut y opposer l'appel à l'armement des ouvriers. Ce mot d'ordre est beaucoup plus immédiat et important que l'appel aux soviets et la dictature du prolétariat. L'affirmation que Bauer est un fasciste ne sera pas comprise par les ouvriers. Mais dire que Bauer veut une fois pour toutes désarmer les ouvriers et ainsi les livrer aux fascistes – cela peut parfaitement être compris, parce que correspondant à l'expérience politique des ouvriers.

Personne ne peut penser qu'il soit possible de compenser le manque de force par des cris, des hurlements et des phrases radicales. Il faut arrêter de faire entrer le cours réel du développement dans les formules schématiques à bon marché de Staline et de Molotov. Il faut faire comprendre qu'aucun des deux ne comprend rien à rien. Le premier pas vers la renaissance du parti devrait être la réadmission de l'Opposition de gauche. Mais, en Autriche comme ailleurs, il est clair que quelques leçons supplémentaires de l'histoire sont nécessaires avant que le communisme trouve la voie juste. C'est la tâche de l'Opposition de préparer le chemin pour ce changement. Peu importe la faiblesse numérique de l'Opposition de gauche en comparaison du parti communiste, ses fonctions sont toujours les mêmes : faire un travail de propagande et expliquer patiemment. Il ne reste qu'à souhaiter que l'Opposition communiste autrichienne réussisse au cours de la prochaine période à mettre sur pied une publication régulière – un hebdomadaire si possible – qui puisse faire le travail de propagande tout en suivant les événements.

La création d'un organe de ce genre exige de gros efforts. Mais c'est une tâche qui ne peut pas être repoussée. C'est pourquoi il faut le faire.

  1. Trotsky fait ici allusion à Schober, voir note 2
  2. Johann Schober (1874-1932), ancien haut fonctionnaire de la police impériale des Habsbourg, chef de la police de Vienne en 1914 puis 1924, était pour la seconde fois Chancelier d'Autriche depuis le mois de septembre.
  3. Karl Seitz (1869-1950) social-démocrate, social-patriote pendant la guerre, ancien président de la République, était bourgmestre de Vienne.
  4. I. G. Tseretelli (1882-1959) menchevik géorgien était ministre dans le Gouvernement provisoire.
  5. Max Adler (1873-1937) fut un des théoriciens "de gauche" de l'austro-marxisme.
  6. Purcell était le représentant britannique dans le comité syndical anglo-russe et Tchiang Kaï-chek le chef du Guomindang auquel le P.C. s'était subordonné. Les communistes polonais avaient été favorables en 1926 au coup d'Etat du maréchal Jozef Pilsudski,(1867-1935). Ils avaient accepté dans l'Internationale paysanne le leader du parti paysan croate Stepan Radjl (1871-1928) et les communistes américains avaient flirté avec le sénateur "progressiste" Robert M. LaFollette (1855-1925).
  7. Friedrich Adler (1879-1960), meurtrier du premier ministre pendant la guerre, leader de l'aile gauche, était devenu secrétaire de l'Internationale ouvrière et socialiste. Il était en retrait de la politique autrichienne. Il était le fils du leader historique du parti social-démocrate Victor Adler.