La contre-révolution prussienne et la magistrature

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Cologne.

Le principal résultat du mouvement révolutionnaire de 1848, ce n'est pas ce que les peuples ont gagné, mais ce qu'ils ont perdu : leurs illusions.

Juin, novembre, décembre de l'année 1848, voilà les bornes kilométriques géantes du désenchantement, du bon sens populaire européen dégrisé.

Parmi les dernières illusions qui ont retenu dans leurs liens le peuple allemand, il y a en premier lieu sa foi superstitieuse dans la magistrature.

La prosaïque bise nordique de la contre-révolution prussienne brise aussi cette fleur de l'imagination populaire dont le véritable pays d'origine est l'Italie - la Rome éternelle.

Les actes et les déclarations de la Cour de cassation rhénane, de la Cour suprême de Berlin, des Cours d'appel de Munster, Bromberg, Ratibor contre Esser, Waldeck, Temme, Kirchmann et Gierke prouvent, une fois de plus, que la Convention française est et reste le phare de toutes les époques révolutionnaires. Elle inaugura la révolution par un décret qui destituait tous les fonctionnaires. Les juges eux aussi ne sont que des fonctionnaires; tous les tribunaux cités plus haut en témoignent devant toute l'Europe. Les Cadis[1] turcs et les collèges de mandarins chinois pourraient tranquillement contresigner les édits les plus récents de ces « hautes » cours contre leurs collègues.

Nos lecteurs connaissent déjà les arrêts de la Cour suprême de Berlin et de la Cour d'appel de Ratibor. Aujourd'hui nous nous occuperons de la Cour d'appel de Munster[2].

Mais auparavant quelques mots sur la Cour de cassation rhénane, sise à Berlin, le summus pontifex[3] de la jurisprudence rhénane.

On sait que les juristes rhénans (hormis quelques rares et glorieuses exceptions) n'eurent rien de plus pressé, à l'Assemblée ententiste prussienne, que de guérir le gouvernement prussien de ses vieux préjugés et de sa vieille rancune. Ils lui prouvèrent effectivement que leur opposition d'autrefois avait à peine autant d'importance que celle des Parlements français avant 1789, et qu'en faisant étalage de libéralisme, elle ne tendait qu'à faire prévaloir avec obstination des intérêts corporatifs. Comme les parlementaires libéraux à l'Assemblée nationale française en 1789, les juristes rhénans libéraux à l'Assemblée nationale prussienne en 1848 étaient les braves des braves dans l'armée de la servilité. Par leur « fanatisme » politique, les Parquets de Prusse rhénane faisaient honte aux juges inquisiteurs de la vieille Prusse. Les juristes rhénans durent naturellement maintenir aussi leur réputation après la dissolution de l'Assemblée ententiste. Les lauriers de la Cour suprême de la vieille Prusse empêchaient de dormir la Cour de cassation de Prusse rhénane. Son premier président Sethe adressa à l'assesseur Esser (à ne pas confondre avec les « Esser » de Cologne qui sont bien orientés) une lettre du même genre que celle envoyée par le président de la Cour suprême Mühler au conseiller secret Waldeck. Mais la Cour de Prusse rhénane réussit à renchérir sur la Cour de la vieille Prusse. Le président de la Cour de cassation rhénane joua ses atouts contre ses concurrents en commettant l'incorrection et la perfidie de communiquer au public de Berlin dans la Deutsche Reform[4] la lettre à M. Esser avant de l'envoyer à M. Esser lui-même. Nous sommes convaincus que toute la province rhénane répondra à la lettre de M. Sethe par une adresse monstre à M. Esser, notre vieil et digne compatriote.

Ce n'est pas seulement quelque chose qui est pourri au « royaume de Danemark[5] », c'est tout.

Maintenant à Munster !

Nos lecteurs ont déjà entendu parler de la protestation élevée par la Cour d'appel de Munster contre le retour de son directeur Temme.

Voici l'affaire :

Le ministère de la contre-révolution avait insinué, directement ou indirectement, à la Cour suprême secrète, à la Cour de cassation rhénane et aux Cours d'appel de Bromberg, Ratibor et Munster que le roi verrait d'un mauvais œil Waldeck, Esser, Gierke, Kerchmann et Temme retrouver leurs postes de hauts magistrats, étant donné qu'ils avaient continué à siéger à Berlin et pris une part importante au décret concernant le refus des impôts; et qu'il serait bon que ces Cours protestent contre leur réintégration.

Les hautes Cours (au premier moment la Cour de Cassation rhénane hésita : les grands artistes obtiennent leurs succès en paraissant non en premier mais en dernier) répondirent toutes à cette exigence et envoyèrent des protestations de Berlin et à Berlin. La Cour d'appel de Munster fut assez bête pour adresser directement au roi (au soi-disant roi constitutionnel) une protestation contre Temme où il est dit textuellement :

« qu'en participant aux séances illégales d'une fraction de l'Assemblée nationale ajournée, il s'était rebellé ouvertement contre le gouvernement de Sa Majesté et qu'en votant la proposition de refus des impôts il s'était engagé sur un terrain révolutionnaire et avait cherché à jeter le brandon de l'anarchie au sein de la patrie. »

et ensuite :

« Notre sentiment du droit, les exigences du public quant à l'intégrité du directeur d'un collegium justiciae, les devoirs incombant à ce même collegium dans la formation de jeunes magistrats, sa position vis-à-vis de ses subordonnés, sont en contradiction, après de tels événe­ments, avec la réintégration dudit Temme dans son poste officiel au collegium d'ici. Notre conscience nous pousse donc à exprimer très humblement à Votre Majesté notre vif désir de nous voir placés dans des rapports non officiels vis-à-vis du directeur Temme.»

L'adresse est signée de tout le collegium, à l'exception d'un seul assesseur, le beau-frère du ministre de la Justice Rintelen.

Ce ministre de la Justice envoya le 18 décembre à M. Temme à Munster une copie de cette adresse « pour qu'il prenne sa décision » et ce, après que Temme eut déjà repris sa charge, sans la moindre objection des lâches.

Le matin du 19 décembre - ainsi que la Düsseldorfer Zeitung[6] le rapporte, Temme fit donc son apparition,

« pour la première fois, à la séance plénière de la Cour d'appel et occupa son siège de directeur à côté de von Olfers, qui remplaçait le premier président. Peu après le début de la séance, il demanda la parole et exposa brièvement à peu près ce qui suit : il avait reçu du ministre de la Justice une ordonnance accompagnée de la copie d'une pièce annexe, cette pièce contenait une requête du « haut collegium » auquel il a actuellement l'honneur d'appartenir, protestant contre sa réintégration; le ministre de la Justice lui avait communiqué cette requête pour information et pour qu'il décidât en connaissance de cause; la protestation du « haut collegium » était ouvertement fondée sur son activité politique; mais il ne voulait pas en parler ici, et pas davantage de ses opinions politiques, puisqu'il n'avait pas à en répondre devant le « haut collegium ». Quant à sa « décision », il l'avait manifestée en occupant ici son siège de directeur et en donnant au « haut collegium » l'assurance qu'il ne le céderait que si un jugement et la loi l'y contraignaient; en outre, il ne pensait pas que la diversité des opinions politiques dût troubler les rapports entre membres du collegium et pour sa part, il ferait tout pour l'éviter. »

Les braves des braves étaient comme frappés par la foudre.

Ils restaient sur leurs sièges, muets, immobiles, pétrifiés comme si la tête de Méduse[7] avait été lancée au milieu de ce collegium de mandarins.

Cette brave Cour d'appel de Munster ! Dans son zèle, elle a fait soumettre à une enquête et incarcérer quantité de gens parce qu'ils voulaient appliquer la résolution de l'Assemblée nationale concernant le refus des impôts. En tenant ces propos au sujet de M. Temme sur les degrés même du trône, la brave Cour d'appel s'est constituée « partie » dans l'affaire, elle a prononcé un préjugement[8] et ne peut absolument plus jouer le rôle de juge, face à la partie adverse.

On se rappelle que la contrainte soi-disant exercée par la populace berlinoise sur l'Assemblée nationale prussienne servit de prétexte au premier coup d'état du ministère Brandenburg[9]. Pour n'exercer aucune contrainte sur les députés, celui-ci poursuit contre eux la « chasse sauvage[10] » commencée à Berlin et même après-coup, après le retour des députés dans leur résidence !

Le ministre de la Justice Rintelen dit dans son ordonnance que nous publions plus bas :

« L'illusion que beaucoup nourrissaient intentionnellement et suivant laquelle les lois criminelles, notamment celles qui concernent les crimes envers l'État, ne sont plus valables depuis mars, a beaucoup contribué à augmenter l'anarchie et peut-être aussi à maintenir une dangereuse influence dans certains tribunaux. »

Les principaux actes de M. Rintelen et des Cours d'appel qui lui sont inféodées prouvent à nouveau que depuis la dissolution par la force de l'Assemblée nationale, il n'y a plus en Prusse qu'une loi encore valable, l'arbitraire de la camarilla de Berlin.

Le 29 mars 1848, le gouvernement prussien avait promulgué à l'encontre des juges la loi disciplinaire si décriée : d'après cette loi ceux-ci pouvaient, sur simple décision du ministère d'État, être révoqués, déplacés ou mis à la retraite. La première Diète unifiée abrogea cette loi et remit en vigueur le principe suivant lequel les juges ne pouvaient être révoqués, mutés ou mis à la retraite qu'après un jugement. La Constitution octroyée confirme ce principe. Ces lois ne sont-elles pas foulées aux pieds par les Cours d'appel qui veulent, suivant la prescription du ministre de la Justice Rintelen, pousser leurs collègues politiquement compromis, à déposer leur charge, en exerçant sur eux une contrainte morale ? Ces Cours d'appel ne se transforment-elles pas en un corps d'officiers rejetant de son sein tout membre dont l'opinion politique ne correspond pas à leur conception de l'« honneur » royal-prussien ?

Et n'y a-t-il pas aussi une loi sur l'irresponsabilité et l'immunité des représentants du peuple[11] ?

Fumée que tout cela !

Si la Constitution prussienne ne s'annulait pas elle-même par ses propres articles et la manière dont elle a vu le jour, elle serait déjà annulée du simple fait que la Cour suprême de Berlin est son dernier garant. La Constitution est garantie par la responsabilité des ministres mais il leur est octroyé un tribunal qui leur garantit l'irresponsabilité ; ce tribunal n'est rien d'autre que la Cour suprême de Berlin qui trouve en M. Muhler son représentant classique.

Les arrêts les plus récents de la Cour suprême ne signifient donc rien de plus ni de moins que la cassation patente de la Constitution octroyée.

En Autriche, où le gouvernement menace directement de rançonner la banque[12], cette banque laissée intacte par le peuple de Vienne aux moments de sa plus grande et plus juste exaspération contre la féodalité financière, la bourgeoisie est en train de se convaincre qu'en trahissant le prolétariat elle a sacrifié précisément ce que cette trahison croyait mettre à l'abri - à savoir la propriété bourgeoise. Par sa lâche confiance dans le gouvernement, par sa défiance et sa perfidie à l'égard du peuple, la bourgeoisie voit que l'administration judiciaire, cette garantie indispensable de la propriété bourgeoise, est menacée.

La dépendance de la magistrature mettra l'administration judiciaire bourgeoise elle-même sous la dépendance du gouvernement; c'est-à-dire que le droit bourgeois lui-même fait place à l'arbitraire des fonctionnaires. La bourgeoisie sera punie par où elle a péché - et c'est par le gouvernement.

Que les déclarations serviles des Cours suprêmes de Prusse ne soient que les premiers symptômes de leur transformation imminente dans un sens absolutiste, c'est ce dont témoigne l'ordonnance la plus récente du ministre de la Justice :

« Par la disposition générale du 8 octobre de l'année en cours, mon prédécesseur a déjà rappelé que le devoir de l'autorité judiciaire est en premier lieu de maintenir le respect et l'efficacité des lois; qu'en remplissant ce devoir elles servent le mieux le pays parce que la véritable liberté ne peut prospérer que sur un terrain légal. Depuis, il s'est malheureusement produit en beaucoup d'endroits des manifestations de caractère anarchique, bafouant les lois et l'ordre. Dans quelques parties du pays ont eu lieu des rébellions violentes contre l'autorité et elles n'ont pas été réprimées partout avec énergie. En face d'une situation aussi regrettable, là où le gouvernement de Sa Majesté a fait une démarche décisive pour sauver l'État poussé à l'abîme, je m'adresse de nouveau aux autorités judiciaires et à Messieurs les procureurs du pays tout entier pour les engager à faire leur devoir, partout et sans considération de personnes. Quel que soit le coupable, il ne doit pas échapper à la peine légale qui doit être appliquée par la voie la plus rapide.
Avec un très profond regret j'ai dû constater sur la base de rapports isolés des autorités provinciales et à la lecture de la presse que des fonctionnaires de la justice, sans réfléchir aux devoirs inhérents à leur charge, ou bien se sont laissé entraîner à commettre des actes d'illégalité flagrante, ou bien n'ont pas montré le courage et l'impavidité qui permettent seuls d'affronter avec succès le terrorisme. J'attends, en ce qui les concerne, qu'on procède sans indulgence et avec sérieux et célérité à une enquête sur les faits, et éventuellement à l'ouverture d'une instruction; en effet, les fonctionnaires de l'administration judiciaire auxquels est confié le maintien du respect des lois, ont manqué doublement à leur devoir en violant eux-mêmes la loi; or l'accélération de la procédure engagée contre eux est particulièrement nécessaire car l'application de la justice ne doit pas rester aux mains de tels fonctionnaires. Si parmi les coupables il se trouve des fonctionnaires contre lesquels une instruction dans les formes ou la suspension de leurs fonctions (en se plaçant dans ces cas-là sur le strict plan du devoir) ne peuvent intervenir suivant les prescriptions en vigueur, sans l'autorisation d'instances supérieures, il faut procéder, sans instruction spéciale, à l'établissement des faits en vue de donner une base à l'enquête et ensuite se procurer rapidement l'autorisation nécessaire. Quant aux référendaires et aux stagiaires, il ne faut pas oublier qu'il existe des règlements particuliers concernant leur révocation.
L'illusion intentionnellement nourrie par beaucoup, suivant laquelle des lois pénales en vigueur jusqu'à présent, notamment en cas de crime contre l'État, auraient perdu leur validité depuis mars de cette année, a beaucoup contribué à augmenter l'anarchie et peut-être à maintenir une dangereuse influence dans certains tribunaux. Étant donné l'excellent esprit des magistrats prussiens qui, dans l'ensemble, s'est affirmé aussi dans la période actuelle, il suffit de les renvoyer au principe juridique connu, suivant lequel des lois restent en vigueur jusqu'à ce qu'elles soient abrogées ou modifiées par voie législative, ainsi qu'à la disposition expresse de l'article 108 du document constitutionnel du 5 courant, et l'on sera sûr alors que les honorables magistrats prussiens placeront au-dessus de tout l'ordre et le respect des lois, vu tout l'intérêt qu'ils portent à la véritable liberté morale et politique.
En nous basant sur ces principes et sans tenir compte des dangers qui nous menacent personnellement, nous voulons aller de l'avant, confiants que nous l'emporterons sur le crime et sur l'anarchie. C'est ainsi que nous contribuerons pour une part essentielle à ce que l'État prussien, autrefois si brillant, apparaisse dans sa nouvelle force morale, et ne tolère pas plus longtemps, pour parler comme un vaillant député de Francfort, que la scéléra­tesse et la force brutale continuent à se manifester parmi nous.
Que Messieurs les Présidents des tribunaux ainsi que M. le procureur général de Cologne veuillent bien, en conséquence, transmettre les instructions nécessaires aux magistrats de leur ressort et me faire savoir contre quels magistrats et pour quels délits sont intervenues suspensions et enquêtes.
Berlin, le 8 décembre 1848
Le ministre de la Justice, Rintelen »

Si un jour la révolution triomphe en Prusse, elle n'aura pas besoin, comme la révolution de février, de supprimer par un décret spécial l'inamovibilité de la magistrature. Elle trouvera dans les déclarations authentiques de la Cour de cassation rhénane, de la Cour suprême de Berlin, des Cours d'appel de Bromberg, Ratibor et Munster les documents concernant le renoncement de cette caste à ses privilèges.

  1. Les Cadis étaient des juges musulmans remplissant à la fois des fonctions civiles et religieuses.
  2. L'édit du tribunal de première instance de Berlin et une communication sur les édits des Cours de cassation de Ratibor, Munster et Bromberg furent publiés dans la Nouvelle Gazette rhénane (N° 174 du 21 décembre 1848). Les édits de Ratibor et de Munster sont publiés intégralement dans la Preussischer Staats-Anzeiger (N° 229 du 19 décembre) et ceux de Bromberg dans le N° 230 du 20 décembre 1848.
  3. Le pape.
  4. Die deutsche Reform, Politische Zeitung für dos konstitutionelle Deutschland était un quotidien qui parut à Berlin de 1848 à 1851. C'était l'organe des cercles partisans de la monarchie constitutionnelle.
  5. Cf. Shakespeare : Hamlet, acte 1, scène 4.
  6. La Düsseldorfer Zeitung était un quotidien qui parut sous ce titre à Dusseldorf de 1826 à 1926. Il avait été fondé en 1745 sous le titre Düsseldorfer Stadt Anzeiger. Aucours des années 1840 il représentait une tendance libérale.
  7. Méduse est une des trois Gorgones. Elle était d'abord d'une rare beauté et avait une chevelure magnifique; mais Minerve qu'elle avait offensée changea ses cheveux en serpents et donna à ses yeux le pouvoir de transformer en pierre tous ceux qu'elle regardait. Persée lui coupa la tête qu'il emporta dans toutes ses expéditions, s'en servant pour pétrifier ses ennemis.
  8. Jeu de mot. Urteil en allemand signifie jugement et Vorurteil, préjugé.
  9. Il s'agit du transfert de l'Assemblée nationale prussienne de Berlin à Brandebourg.
  10. Loi du 29 mars 1844 concernant la procédure judiciaire et disciplinaire contre des fonctionnaires.
  11. Patente sur la publication de la loi d'Empire concernant la procédure en cas d'accusation devant les tribunaux des membres de l'Assemblée constituante d'Empire.
  12. En décembre 1848, le gouvernement autrichien contre-révolutionnaire, qui sur la question de l'emprunt forcé s'était heurté à la résistance de la Diète, s'adressa à la banque, Mais le gouvernement ne put obtenir l'emprunt qu'après avoir menacé la banquet de confisquer toutes ses disponibilités.