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La Révolution de 1848 et le drapeau rouge
Auteur·e(s) | Maurice Dommanget |
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Écriture | 1928 |
Texte numérisé par Robert Duguet.
La révolution de 1848[modifier le wikicode]
Les conditions[modifier le wikicode]
La révolution de 1848 ne fut ni dans son origine, ni dans son caractère une révolution sociale, mais elle pouvait le devenir malgré l’insuffisance des conditions objectives.
Elle débuta politiquement par un sursaut populaire à la suite de l’interdiction du banquet du 12e arrondissements. Pourtant, le régime paraissait solide, presque inébranlable, aussi bien aux républicains qu’aux dynastiques. Sans doute, depuis 15 ans existait dans le pays, comme l’a reconnu Alexis de Tocqueville, le sentiment de l’instabilité « ce sentiment précurseur des révolutions qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître ». Mais on s’habitue à touts. Des faits significatifs indiquaient cependant que le malaise, l’incertitude, la peur du lendemain, sur la base de la crise économique pouvait permettre à la classe ouvrière, sautant sur l’occasion, de déborder l’opposition bourgeoises.
La situation des travailleurs de l’industrie et des petits paysans sur leur « mouchoir de poche » à la veille des événements de février, est loin d’être éclaircie et mériterait une étude poussée et minutieuses. Toutefois ce que nous savons indique bien qu’à côté des industriels et des nants aristocrates et bourgeois, la misère des masses laborieuses atteignait l’insupportable qu’exploitait une habile propagande socialiste et des essais de groupement remarquables. N’oublions pas que les femmes en falbalas et les hommes en froc, traversant le vieux faubourg Antoine pour se rendre à une fête à Vincennes au mois de juillet 1847, s’étaient vu siffler au cri de “à las les voleurs” ! Et pourtant les ouvriers menuisiers du faubourg dépositaires de la tradition révolutionnaire et travaillés par le ferment socialiste étaient privilégiés puisqu’il gagnait dans les trois francs par jour !
C’est que la moyenne du salaire en France n’atteignait pas alors 1,80 Frs pour une journée de 13 heures Pour bien déterminer l’état de la classe ouvrière : il faudrait placer en regard du gain le prix des choses afin d’établir la valeur du salaire réel ; il faudrait connaître l’étendue du chômage, s’occuper de la durée du travail, de l’hygiène, de l’habitat, du régime des ateliers ; il faudrait établir la proportion inquiétante des exemptés du service militaire, dresser la statistique du nombre des délinquants, des enfants abandonnés, des déposants à la caisse d’épargne, des indigents soutenus par les organismes d’assistance, des ouvriers logeant en garnis Rien que sur ces deux points, à Paris, en compte dans l’hiver 1847 – 1848 d’après le moniteur, près de 400 000 personnes secourues, soit un tiers de la population et dans l’année 24 833 ouvriers logeant en garni dont 160 007 est un 160 761 occuper et 8132 chômeurs.
En province, malgré des adoucissements, l’exploitation est encore inouïe, surtout chez les femmes et les enfants, particulièrement dans les multiples établissements religieux qui pratiquaient la « charité chrétienne » à rebours. C’est ce qui explique par exemple à Lyon en février la violence des réactions populaires contre les ouvroirs et cet anticléricalisme de classe, que nous avons retrouvé de nos jours au début de la révolution espagnoles. Agricol Perdiguier, le « Saint Vincent de Paul du compagnonnage », l’ami de la romancière socialiste George Sand, plus tard l’adversaire des fédérés à Bercy, a donné dans le journal de Delescluze, “la révolution démocratique et sociale”, des statistiques de salaire en province qui font dresser les cheveux sur la têtes.
Aussi, quand on considère tous ces faits, on ne peut douter que l’ouvrier mécanicien Marche représentait « un moment de la révolution prolétarienne » lorsque face aux gouvernants de l’Hôtel de ville, il posait brutalement les revendications populaires en frappant le parquet de la crosse de son fusils. Bien qu’on ait dit qu’en ce début de révolution, la République n’avait pas d’ennemis, qu’elle n’avait que des embarras, il est certain que ce jeune Spartacus concentrant dans ses regards l’électricité et imposant silence aux nouveaux représentants gouvernementaux de cette révolution sociale qui, en juin, quelque mois plus tard s’affirmera sur les barricades. Les ouvriers faméliques, victimes du capitalisme exploiteurs passeront alors, suivant la célèbre formule de Marx, « de l’arme de la critique à la critique des armes ». Mais sans cadres, sans plan, sans but défini, ils seront décimés.
La république arrachée[modifier le wikicode]
Que représentait, au fond, le gouvernement provisoire sorti des combats de février ?
C’était, selon Karl Marx, « un compromis entre les différentes classes qui avaient renversées de concert le trône de juillet mais dont les intérêts étaient opposés ». D’accords Toutefois, presque tous les hommes de l’hôtel de ville appartenaient à la bourgeoisie, même Ledru-Rollin et Flocon, de la pette bourgeoisie républicaines La classe ouvrière n’avait que deux représentants, le timide Louis Blanc, dont le livre socialiste sur l’organisation du travail avait eu un immense succès et le mécanicien Alexandre Martin dit Albert, ouvrier authentique et fils de petits cultivateurs, ancien membre des Sociétés Secrètes. Encore est-il bon de remarquer que Louis Blanc et Albert ne furent admis dans l’aéropage gouvernemental que sous la menace d’en appeler au peuple et en qualité de « secrétaire », tout comme du reste Flocon et Armand Marrast.
Lamartine, porte-parole ou plutôt barde du gouvernement provisoire avait bien compris, l’un des premiers en France, que la question sociale se posait comme le grand problème de la politique intérieure du XIXe siècles Il sentait très bien l’injustice des rapports entre ouvriers et patron ; mais c’était un bourgeois de situation et d’idées, un bourgeois qui éprouvait un dégoût profond de la classe ouvrière assimilée toujours à la populace, un bourgeois qui ramenait la réalisation du socialisme à quelques institutions d’assistances Sa spécialité dans le gouvernement fut de dompter publiquement la bête populaire à coups de belles phrases et, en privé, par des flatteries, des largesses aux chefs de clubs, des mesures positives de répressions.
Un fait significatif est bien révélateur marque les premiers pas de ce gouvernement qui contrairement à sa première déclaration n’avait qu’un rapport assez lointain avec “les droits les progrès et la volonté du peuple” dont le sang généreux avait coulé une fois de plus. La République n’aurait point été proclamée sans la pression extérieure de ces combattants armés dont Raspail se fit l’orateur et sans la pression intérieure des hommes de La Réforme siégeant à l’hôtel de villes. Raspail, échappé des prisons, ne se contenta pas de faire dédaigneusement la leçon à tous les dynastiques se pavanant sur les tapis de la maison communes. Il lança un ultimatum ordonnant la proclamation officielle de la république dans un délai de deux heures. Bien mieux, une fois dans la rue, il monta sur une borne, brandit sa canne et balayant toutes les hésitations proclama au nom du peuple : « la république une et indivisible », devise que des ouvriers transcrivirent au charbon sur une bande de toile et agitèrent à la lueur des flambeaux devant le siège du gouvernements.
Le délai fixé par Raspail n’était pas écoulé que les murs de la capitale se couvraient d’affiches répondant aux vœux le plus pressant du peuples. Suivant la formule imaginée et dure de Louis Blanc – un autre rescapé des cachots, – il avait fallu faire violence aux « valets de Louis-Philippe » pour les « métamorphoser en brillants papillons républicains ».
Ainsi débuta la révolution de 1848. Les combattants durent arracher la République à ceux qui se déclaraient sortis « d’acclamation et d’urgence de la voix du peuple et des députés des départements ».
Les mesures sociales[modifier le wikicode]
On pense bien que le contenu social d’une république établie dans ces conditions devait être forcément peu de choses. La chute du drapeau rouge devant le drapeau tricolore l’indique assez.
Ce contenu dépendait essentiellement du rapport des forces entre les deux grandes classes rivales : la classe ouvrière et la classe bourgeoises C’est ce qu’on pourrait montrer par un parallèle par un parallèle entre le mouvement ascensionnel des masses populaires ou de la réaction et les textes officiels. Mais surtout il faudrait suivre de près la traduction de ces textes dans la réalité vivante car il convient de faire large part à la duperies.
Le droit au travail avec l’engagement de le satisfaire, proclamé le 25 février, aboutit après les journées de juin à une promesse toute théorique sans aucune obligation de l’État et telle que tous les gouvernements l’avaient formulée jusque-là.
La création immédiate des ateliers nationaux le 26 février, décision complétée le 27 par l’établissement de quatre séries de travaux de terrassement aboutit sous l’égide du ministre des travaux publics, l’antisocialiste Marie, chargé de l’exécution, à la résurrection des anciens ateliers de charités. C’était une forme détournée d’assistance par le travail, un « misérable expédient » selon le mot de Louis Blancs. On fit même de ces étranges ateliers, par la propagande et l’embrigadement militaire, un instrument de combat contre les socialistes jusqu’au jour où s’avérant inutiles et même nuisibles on les liquida le 21 juins.
La commission du gouvernement pour les travailleurs dits du Luxembourg, créé le 28 février, installée le 1er mars, groupa anarchiquement des corps d’ouvriers et des représentants du patronat en même temps que quelques hommes d’études et des économistes à tendances socialiste ou démocratiques.
Ce fut, un dégorgeoir, une soupape de sûreté, un exutoire. Karl Marx l’a défini « une synagogue socialiste dont les grands prêtres Louis Blanc et Albert avaient pour mission de découvrir la terre promise, de publier le nouvel évangile et d’occuper le prolétariat parisien ». Le rédacteur du Manifeste Communiste ajoute en raillant : « à la différence du pouvoir profane, cette chapelle n’avait à sa disposition, ni budget, ni pouvoir exécutif. Le cerveau devait à lui tout seul abattre les fondements de la société bourgeoise. Tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait, à l’hôtel de ville, la monnaie ayant cours. »
Rien de plus vrai. Cette commission était impuissante. Elle n’avait pas d’argent. Elle ne correspondait même pas un ministère du travail dont elle proposa du reste en vain la création ; elle ne jouait qu’un rôle officieux. Et émettait les théories, des projets, écoutait des rapports et des discours qui avaient pour effet, bien que ne dissimulant pas les obstacles à vaincre, d’exciter le désir des uns, la haine des autres. Quand les ouvriers réclamaient le socialisme en fait, elle offrait de l’aveu même de Louis Blanc, « le socialisme en théorie ». Il est d’ailleurs juste de noter que sous le rapport des bonnes intentions, ce fut un tout petit peu, suivant le mot de Louis Blanc “le socialisme en pratique ».
C’est sur le rapport du Luxembourg que le gouvernement décréta la diminution d’une heure de la journée de travail ce qui la ramenait à 10 heures à Paris, à 11 heures en provinces « Un travail manuel trop prolongé, affirmait le décret, non seulement ruine la santé du travailleur, mais encore en l’empêchant de cultiver son intelligence, porte atteinte à la dignité de l’homme ». Le même jour et dans le même décret sur proposition du Luxembourg, l’hôtel de ville abolit le marchandage ou tâcheronnat comme « essentiellement injuste, vexatoire et contraire aux principes de la fraternité ». Ces décisions n’étaient que bluff, rien n’était prévu comme moyen d’applications. Le gouvernement ne les vota du reste à contrecœur et comme l’avoue Garnier – Pagès par ce que « le salut public parlait dans le moment plus haut que toutes les considérations secondaires ».
C’est en se plaçant à la tête du mouvement coopératif que la commission fit œuvre utile et durables. Elle ouvrit cette période héroïque de la coopération de production, tout à la gloire de la classe ouvrière française, qui montra au monde qu’une importante élite de travailleurs était capable en pleine société capitaliste de se soustraire à la tutelle du patronat et de se préparer à la gestion collective en réalisant la démocrate économique à l’ateliers.
Par ailleurs la commission inaugura la procédure d’arbitrage entre patrons et ouvriers, se transformant par la force des choses en une sorte de conseil des prud’hommes nationales. Sur ce plan encore et grâce surtout aux efforts personnels de Louis Blanc, la vérité oblige à reconnaître que son action s’avéra efficaces. Mais ce n’était point sur un plan socialiste, c’était pour amortir la lutte des classes, moteur principal de la révolution.
Louis Blanc[modifier le wikicode]
Louis Blanc est le symbole du socialisme opportuniste pacifique et réformiste en pleine révolution de 1848. À ce titre, c’est une figure extrêmement attachante et qui a tenté divers biographes, en dernier lieu Monsieur Édouard Renard[1]. Mais ces auteurs n’ont cherché ni à retrouver l’origine de l’attitude de Louis Blanc ni à en indiquer les traits essentiels. Tentons la chose à leur place dans la mesure où le permet la brièveté de notre contribution.
D’abord, il faut dire à la décharge de Louis Blanc qu’en 1848 le prolétariat était seulement en formatons Il n’était qu’en voie de séparation de la pette bourgeoisie : il liait son action à celle de cette dernière et il subordonnait en général son intérêt à l’intérêt de la pette bourgeoisies Le socialisme, d’autre part, malgré et peut-être à cause des élaborations idéologiques de toute une phalange de penseurs restait confus, vague, diffus, sans limites précises. C’était pour le plus grand nombre une aspiration vers les réformes économiques et sociales. Des républicains modérés s’y ralliaient. L’instinct de Blanqui et la science de Marx annonçaient déjà, il est vrai, le socialisme nettement révolutionnaire et prolétarien, mais Blanqui n’atteignait qu’une infime minorité et Marx était presque inconnu en France.
Dans la riche galerie des grandes figures du socialisme de la Monarchie de Juillet Louis Blanc tient une des premières places comme écrivain et comme homme politique. On lui doit l’Organisation du Travail, ouvrage bref, si bref qu’il ne dépasse pas la dimension d’un article de revues. C’est un écrit sans but original qui puise son inspiration dans le saint-simonisme, le fouriériste, le babouvisme mais qui a le double avantage de n’être en pleine période de développement prolétarien et de formation idéologique du socialisme (1839), d’être à la portée des ouvriers, de leur donner une formule d'action simple, sinon claire.
Comme homme politique, Louis Blanc s’est contenté de manier la plume sous la Monarchie de Juillet dans le progrès du Pas-de-Calais, le bon sens, la revue pour les républicaines, la revue du progrès, le journal du peuple et la réforme, tandis que Blanqui, Barbès et autres, s’organisaient dans les sociétés secrètes et lutaient dans la rue les armes de la main contre le pouvoirs. Plus tard Louis Blanc se trouvera investi de mandats électoraux et l’on doit noter ici cette attitude postérieure pour éclairer son comportement en 1848. En effet, la Commune le trouvera de l’autre côté de la barricade et il termina sa carrière politique comme parlementaire radical, oscille toutefois à l’opportunisme de Gambetta. Ainsi, part du socialisme à tendance prolétarienne, nous voyons Louis Blanc aboutir au radicalisme bourgeois, et cela dans le même temps où des vétérans du socialisme utopique et apolitique inclinaient sous la leçon des faits vers le socialisme prolétariens.
C’est tout à fait significatif et il est logique en somme que le premier socialiste qui est pratiqué la participation au pouvoir bourgeois offre à nos méditations une telle évolution.
Quand la révolution de février éclate, à la faiblesse des conditions objectives indiquées plus haut vint s’ajouter pour Louis Blanc une faiblesse subjective résultant de sa formation par trop livresque, de sa méconnaissance des élans, des poussées, des enthousiasmes populaires, de ses fréquentations bourgeoises, de sa complexion et de son caractères. L’impression qui se dégage de sa personnalité, c’est le manque de cran, d’énergie, de décision, la promptitude au découragement, la peur de l’action directe des masses, l’abattement physique rapides. Son opportunisme sort peut-être encore plus de là que de la faiblesse des conditions matérielles de l’époques.
Quel contraste de tempérament, par exemple, entre Louis Blanc et Lamartine ! Celui-ci de haute stature, de voix mal, respirait la forces Celui-là, comme dit Vienney, « avait l’air de sortir de la pose de l’autre ». Louis Blanc était, en effet, de taille enfantine, le Figaro dit qu’à vingt pas il « avait l’air d’un jeune poupard ». A l’assemblée, il lui fallait un escabeau pour déborder la tribune suffisamment. Sans doute, ceci n’est pas un vice rédhibitoire ; le cas du petit Blanqui le prouve. Mais comment ne pas noter que dans toutes les grandes circonstances, Louis Blanc se trouvait mal ? Le 25 février, quand Lamartine fit son discours sur le drapeau rouge dont la formule fameuse était d’ailleurs soufflée par Marrast, on vit Louis Blanc se trouver mal au grand dam du tribun vaniteux qui manquait sa péroraisons. Le 15 mai 1848, quand l’assemblée fut envahie par les manifestants, Louis Blanc tomba épuisé sur les bancs. Ses collègues de l’assemblée n’avaient qu’à l’interrompre quelque peu pour le désemparer, ses collègues du gouvernement provisoire n’avaient qu’à le presser, qu’à insister, qu’à évoquer une chose ou une autre pour le faire capituler sur les points qui lui tenaient le plus à cœurs. A combien de reprises ne donna t’il pas où ne fut-il pas prêt à donner sa démission ? Le 24 février, quand se posa la question de la proclamation de la République, le 28 février quand fut décidée la création de la commission du Luxembourg, le 17 mars, quand le prolétariat tenant la rue, pouvait conquérir son hégémonie… À chaque fois, il revint sur sa décision, il se laissa circonvenir, il transigera ou il capitula. Au temps de la monarchie de juillet, il s’était laissé prendre aux affirmations grandiloquentes, aux marques d’émotions du prince Louis-Napoléon. En pleine révolution de 1848, il se laissa prendre de même aux belles phrases et aux effusions de ses collègues bourgeois. Plus tard, à Londres, on le vit un moment tout prêt à se jeter dans les filets de Ledru-Rollin. Le 16 avril 1842, Louis Blanc fut joué, humilié par Lamartine comme un enfant. Sans Marrast, il était arrêté. Cette épreuve ne lui servit pas de leçons.
Louis Blanc était loin, comme on le voit, d’avoir de la volonté. Chose curieuse même, le peu de volonté dont il disposait servait à endiguer le flot populaire. Fort de la confiance des ouvriers il se permettait de résister à leurs exigences, alors qu’il s’inclinait devant la résistance de ses rivaux bourgeois. C’est pourquoi ceux-ci se servirent de lui comme d’un paratonnerre pour se préserver de la foudre prolétarienne « Il a sauvé la société des ravages d’une inondation socialiste, emportée, aveugle, révolutionnaire » ainsi que l’a dit un chef d’école sociale réformiste de l’époque. Et en effet, Louis Blanc réalise le type accompli du socialiste ou du travailliste promu gouvernant bourgeois à une époque de crise sociale et qui ne peut pas faire autrement que trahir la cause prolétarienne.
Louis Blanc était d’autant plus désigné pour servir de sabots d’enrayage à l’action des masses qu’il n’avait pas de tempérament révolutionnaire et qu’il était tout à fait apte à entretenir les illusions populaires.
Bien qu’il ait défini quelque part la politique comme « la force mise au service du droit », Louis Blanc s’oppose toujours à l’organisation de la force, à l’utilisation de la violence prolétarienne. Il demandait la révolution… À condition qu’elle ne fut pas révolutionnaires « Cette révolution si nécessaire, a-t-il écrit, il est facile de l’accomplir pacifiquement ». Tout ce qui se disait dans les clubs l’épouvantait. Il n’avait pas confiance dans la sagesse d’une foule ouvrières Il avoua avoir été effrayé rien qu’à l’idée de la manifestation populaire projetée pour le 17 mars 1848s Aussi, en juin 1848, Louis Blanc resta-t-il tranquillement au Palais-Bourbon pendant que le sang des prolétaires lavait les pavés de la capitales. Plus tard, en 1870, son altitude ne variera pas. Tout en reconnaissant l’incapacité du gouvernement de la Défense nationale, il croira par de simples démarches (!) mettre Trochu en demeure de quitter le pouvoir ; il refusa de participer à la journée du 31 octobre. Après le 18 mars 1871, il dira comme une flétrissure aux membres du comité central : « vous êtes des insurgés ! ». On comprend qu’Auguste Blanqui était depuis toujours la bête noire de Louis Blancs. Il représentait la dictature révolutionnaire du prolétariat, la fin du socialisme de la phrase : c’était tout l’opposé.
Mais, dira-t-on, dans ce gouvernement provisoire de 1848 où il est conquis par cette bourgeoisie qu’il croit conquérir, que va faire Louis Blanc pour conserver les bonnes grâces de la classe ouvrière, comment s’y prendra-t-il pour se maintenir dans une positon aussi fausse ? C’est bien simple. Il emploiera une méthode qui a fait ses preuves… Il prodiguera les promesses alléchantes. De la pharmacopée bourgeoise il sortira tous les narcotiques bons pour endormir les travailleurs. Il écrivait dans son histoire de 10 ans : « la patience est une vertu républicaine ». Maintenant il exhortera les faméliques au calme, il leur expliquera que la réduction des heures de travail porterait atteinte aux forces productives, il préparera académiquement des réformes qui ne peuvent être obtenues que révolutionnairement… Et le plus fort est qu’à l’encontre de ses émules d’aujourd’hui, Louis Blanc était probablement de bonne fois. Ce n’est pas que, par moments, il n’ait senti avec amertume le rôle de dupe qu’on lui faisait jouer, mais il était pris dans l’engrenage de l’État bourgeois. Il n’avait pas assez de volonté pour s’en dégager.
L’exaspération, le désespoir des insurgés de juin proviennent évidemment de bien des facteurs. Qui osera soutenir que l’escamotage de Louis blanc n’y fut pas pour quelque chose ?
Dans son discours à l’enterrement de Barbès, Louis blanc magnifiant le « Bayard de la démocrate » signala qu’en celui-ci « le penseur engendra le soldat ». S’il est une image qui ne s’applique pas à Louis blanc c’est bien celle-là. En lui le penseur fut loin d’engendrer le combattants. On comprend que sur le tard il ait fait cette confidence à un de ses amis : « si j’avais à recommencer ma vie, je me détacherais de la politique pour ne m’occuper que de littérature ».
Les courants socialistes en février[modifier le wikicode]
Quand surgissent les barricades de février 1848, la France, « terre classique des révolutions », est également le pays par excellence des théories socialistes. Paris, depuis une vingtaine d’années, est considéré par les novateurs des deux mondes comme la Mecque du socialisme.
Ce n’est pas par hasard que des Allemands comme Weitling, Marx, Engels, Ewerbeck, Herwegh, qu’un Italien comme Mazzini, qu’un russe comme Bakounine, qu’un polonais comme Lelewel – pour ne citer que ces quelques noms – sont venus y prendre les contacts indispensables. Ce cri de la république démocratique et sociale qui suscitera tant de combattants et de martyrs aux quatre coins de l’Europe, il est part depuis longtemps des bords de la Seine et c’est à Vendôme, sur les bords du Loir, que l’intrépide et grand Babeuf avait posé dans toute son ampleur, dès la fin du XVIIIe siècle, la question sociale sur l’échafauds. N’oublions pas l’affirmation d’Henri Heine qui fut en relation à Paris même avec l’élite des talents et des génies de l’époque : « les Français sont le peuple – élu de la nouvelle religion, c’est dans leur langue qu’ont été formulés les premiers évangiles et les premiers dogmes. Paris est la nouvelle Jérusalem et le Rhin est le Jourdain qui sépare du pays des philistins la terre consacrée à la liberté ».
Quelles sont les courants de la pensée socialiste quand le gouvernement provisoire s’installe à l’hôtel de ville ?
Il y a le saint-simonismes Le maître est mort depuis près d’un quart de siècle, laissant une école au rayonnement considérable dans l’élite intellectuelle mais qui s’est finalement discrédité par ses folies mystico – burlesque. Elle n’avait jamais été populaire malgré son aspiration à l’affranchissement de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». Elle ne pouvait prétendre à une influence sérieuse sur les hommes des barricades. L’école ou plutôt ce qu’il en reste est d’ailleurs divisés. Le Père Enfantin qui a prévu la crise, cette fameuse omelette se retournant, rentre sous sa tente. D’autres prennent peurs. Parmi ceux qui agissent, Olinda Rodriguez va soutenir la réforme bancaire, la participation aux bénéfices, le droit des femmes ; Duveyrier participera aux travaux de la commission du Luxembourg ; Bareste fondera la république ; enfin et surtout Hippolyte Carnot participera au gouvernement en tant que ministre de l’instruction publique. Avec Raynaud et Charton il établira, entre autres choses, l’école d’administration.
Le fouriérisme, lui aussi, recrute surtout parmi les intellectuels, mais il a toutefois des assises populaires. La révolution le trouve en plein essor grâce à l’évolution politique, à la propagande intense et habile, au sens de l’organisation de Victor considérant. Un peu partout les membres de l’école sociétaire avaient mis sur pied des coopératives de consommation, des coopératives de production, des essais phalanstériens vulgarisant l’idée d’association, polarisant de larges couches. La librairie sociétaire de la rue de Beaune, avec ses 40 filiales en province, ses publications de tout genre et à la portée de toutes les bourses était un modèle. Aussi ne doit-on pas s’étonner, aussitôt après les journées révolutionnaires, du rapide succès du club et du journal la Démocrate pacifique, prélude à l’élection de Considérant, dans le Loiret.
C’est dans la librairie fouriériste qu’avaient été éditées des brochures sur « l’organisation du travail » de Math Briancourt et de Forest, vendu autour de 5000 exemplaires. Leur titre indique assez que la formule si populaire en février n’est point l’apanage de Louis blanc. Mais il faut rendre à César ce qui appartient à César. Il est incontestable que c’est Louis blanc dans le Bon Sens et dans la Revue du Progrès d’abord, dans son ouvrage, tiré à plusieurs éditons ensuite, qui a véhiculé le plus la formule. Ses écrits ont été lus par la génération qui a versé son sang sur les barricades. Ils ont été médités par tous ceux – et ils étaient nombreux – que rongeait alors la fièvre sociale. Auguste Blanqui, si sévère pour Louis Blanc homme d’État, reconnaît que Louis blanc penseur socialiste a dit « d’excellentes choses ». Et, en effet, après avoir fait une critique de la concurrence qui rappelle celle de Fourier, Louis blanc entend se servir de la concurrence pour l’éliminer et en même temps développer la sécurité sociale et la gestion collective par la multiplication des ateliers sociaux, grâce au concours de l’État devenu le levier de la révolution.
C’est cet étatisme de Louis blanc qui répugnait à Proudhon, aussi hostile au gouvernement qu’à l’exploitation de l’homme par l’homme. Par le lancement de ses pétards : « la propriété c’est le vol », « Dieu c’est le mal ! ». Il avait acquis chez les prolétaires pénétrés d’esprit de révolte un prestige au moins égal au prestige de Louis blanc. D’autant plus que la bourgeoisie apeurée faisait du démolisseur bisontin, une sorte de Vouivre, un monstre du socialisme. Cependant, en ce début de la révolution, Proudhon ne crée ni un club, ni un journal et son influence reste insaisissables. On ne pourra parler de proudhonisme que plus tard et c’est seulement fin mars qu’il lancera le Représentant du Peuple dont il fera bien vite, en dehors et au-dessus des parts et des sectes, un puissant instrument d’agitation.
Au contraire de Proudhon, le communiste Pacifique, Etienne Cabet, est à la tête d’une organisation solide et bien ramifiée quand la révolution éclate. L’Icarisme vise à la transformation de la société par la juxtaposition d’éléments alvéolaires Il séduit beaucoup d’ouvriers malheureux par la perspective de colonies modèles. Son journal le Populaire, son club « la société fraternelle centrale » – ou Robert Owen se produira – sont bien fréquentés. Du reste, Cabet, qui ne manque pas de sens politique malgré son utopisme sait mettre une sourdine à ses principes communistes pour brasser des masses. En cela il ressemble Blanqui. Mais fidèle à sa fameuse déclaration : « si je tenais une révolution dans ma main, je la tendrais fermée », l’auteur du voyage en Icarie repousse en thèse générale et à tous les moments décisifs le recours aux forceps transmis par la tradition babouviste.
C’est Blanqui qui représente authentiquement cette tradition soigneusement entretenue dans les sociétés secrètes, couvée dans les prisons, expérimentée dans les émeutes. Il groupe d’emblée dans son club ce que Lamartine appelait les chevaliers l’impossible : les républicains, les communistes de l’avant-veille, tous ces rescapés de la monarchie de juillet unis à des réformateurs de toutes nuances. Ce socialisme de ralliement et de combat, réaliste, éclectique, résorbant un théoricien communiste – matérialiste comme Dezamy, un écrivain fouriériste comme Toussenel, un philosophe comme Renouvier, les futurs communards Millière, Jules Miot, Henri Brissac constitue un courant tout à fait remarquable qui prélude à ce vaste front unique des socialistes préconisé un an plus tard, – un an trop tard, – par Victor Considérant.
D’autres aspects de la pensée socialiste retiennent alors l’attention. Il suffit de citer les noms évocateurs de Pierre Leroux, de FV Raspail, de Vidal, de Pecquer, de Buchez et même dans une certaine mesure de Lamennais. Quant au marxisme qui vient de refouler l’influence de Weitling dans la Ligue des Communistes c’est en Belgique, c’est à Londres qu’il a posé ses fondations. Et s’il a pu en quelque sorte couronner idéologiquement la révolution de février par l’élaboration du Manifeste Communiste, c’est parce que suivant la formule consacrée, il a pu joindre et combiner aux leçons de la philosophie allemande et de l’évolution économique anglaise les riches apports de tous ces courants du socialisme français.
Auguste Blanqui[modifier le wikicode]
Dans les premiers mois de la révolution, il n’y a vraiment qu’un homme parmi les chefs d’école républicains et socialistes qui voit clair au point de vue social et qui cherche à orienter les masses en conséquence : c’est Blanqui. Il symbolise comme l’a reconnu Marx, le communisme révolutionnaire et la dictature du prolétariat.
Raspail et Cabet adoptent certes, une attitude d’opposition. Mais le premier, depuis son irruption à l’Hôtel de Ville, se tient à l’écart des manifestations et des pressions populaires. Quant au second, rebelle comme nous l’avons vu, à tout remaniement de l’arme révolutionnaire, il se rangea en fait du côté du Gouvernement Provisoire à toutes les grandes journées.
Proudhon discernait bien « l’incapacité rare » des hommes au pouvoir, intrigants et « blagueurs de première force ». Il les devinait, menant la révolution à « une mystification de plus ». Mais il n’avait pas d’orientation nette et ne sortait de sa « solitude » que pour œuvrer avec les Rollinistes et leurs auxiliaires les Barbésistes.
En ce en cette période de mortelles illusions rares, alors que la révolution n’était comme on l’a dit et c’est très juste que « le romantisme en politique », quand tous ou presque s’abandonnaient à l’euphorie, Blanqui, s’appuyant sur la Société Républicaine Centrale et quelques clubs sympathisants dénonçait avec force « la comédie de 1830 qui recommençait ». Il protestait tout de suite contre l’abus des concessions, la duperie ou la timidité des mesures gouvernementales, l’abandon du drapeau rouge : il montrait l’impossibilité de la victoire démocratique et du triomphe du socialisme sans l’intervention dirigeante de la classe ouvrières Il préconisait des mesures révolutionnaires indispensables, les seuls pouvant maintenir la dynamique prolétarienne, les seuls pouvant amener dans un avenir proche le concours immense des masses populaires, car il voyait plus loin et plus haut que son club et que les 150 clubs de la capitale, banlieue comprise.
Ces mesures qui restent pour une large part les directives de toute révolution à son aurore sont les suivantes : rupture avec les anciens gouvernants et les hauts fonctionnaires de l’ancien régime ; pas d’élections prématurées ; des armes, du pain, l’affranchissement fiscal, le droit de réunion et le droit de coalition aux travailleurs. Au lieu de préconiser trois mois de misère à mettre au service de la République dans le même temps les nouveaux Curtius s’infligeaient 200 Frs par jour pour leur quotepart de martyrs et de pénitence, Blanqui posait hardiment le principe : « du pain pour tous ou pour personne ».
Sans prononcer une seule fois le mot de communisme qui effrayait et parce que dans son horoscope le communisme « terme final de l’Association » figurait comme effet non comme cause, sans égarer les ouvriers dans la recherche de la pierre philosophale par l’alambic de la commission du Luxembourg. Blanqui en se plaçant sur le plan des intérêts ouvriers et tout en passionnant les consciences rejoignait Babeuf et annonçait Lénine. Il allait vers l’idéal par le réels Il traçait la ligne politique d’un socialisme réaliste dans lequel les nécessités révolutionnaires, les aspirations démocratiques, les revendications populaires les plus pressantes alliées aux plus hautes visées politiques formaient un tout indivisible. Comme on comprend que réactionnaire de droite, réacteurs de gauche, fricoteurs et renégats aient concentré leurs feux sur lui, qu’il l’ait contraint à la défense personnelle en lui assénant par derrière un coup de massue terrible[2] ! Malgré son dédain de la calomnie, Blanqui fut obligé de riposter aux accusations infâmes portées contre lui. Son offensive fut enrayée, le doute fut sommé dans bien des esprits, le camp révolutionnaire fut en proie aux dissensions, la conquête des larges masses ne put se faire.
Marx, qui a bu dans la chope de Flocon, ne s’est rendu compte qu’après coup de la place éminente occupée par Blanqui dans la lutte des classes au cours des événements de 48. Comment s’étonner que tant d’hommes du rang n’aient pas vu clair au moment crucial ? Le mot de la situation a été donné par Tocqueville, adversaire lucide qui ne pouvait voir Blanqui sans dégoût et horreur :
« Il y a eu des révolutionnaires plus méchants que ceux de 1848, mais je ne pense pas qu’il y en ait eu de plus sots ; ils ne surent ni se servir du suffrage universel, ni s’en passer. S’ils avaient hardiment saisi la dictature, ils auraient pu la tenir quelque temps dans leurs mains. Mais ils imaginèrent niaisement qu’il suffisait d’appeler la foule à la vie politique pour l’attacher à leur cause et que, pour faire aimer la République, c’était assez de donner des droits sans procurer des profits ».
L’idylle de février, après la montée du 17 mars, finit dans les fusillades et les égorgements de juin suivant une courbe constamment descendante. En quatre mois toutes les illusions étaient dissipées, les espoirs de la Révolution sociale étaient enterrés pour 20 ans.
Le prolétariat apprenait à ses dépens qu’il ne doit point pécher par excès de confiance.
Ralliement et revirement de l’église[modifier le wikicode]
En particulier, et c’est un point sur lequel il convient d’insister, il ne sut pas voir clair dans le jeu souple et subtil de l’église catholique.
Celle-ci s’était dressée tout au long de la monarchie de juillet contre la Révolution, les droits de l’homme, le suffrage universel, l’universités Elle avait répandu les thèses du pape Grégoire XVI dans son encyclique Mirari Vos qualifiant la liberté de conscience de fausse et absurde, la liberté de la presse de « funeste, exécrable ». La majorité écrasante des prêtres avait soutenu Louis-Philippe. Or, quelques jours après la victoire populaire clergé et chef du parti catholique adhérèrent à la République et à la Révolution. Les mêmes gens d’église qui avait glorifié « les principes de servitude, d’inégalités et de division sociale » et qui s’étaient opposés « aux progrès sociaux » – pour reprendre des expressions du journal l’Atelier – paraissaient gagnés par l’ambiance nouvelles D’autant plus que le Gouvernement Provisoire comptait parmi ses membres, Lamartine, le grand poète chrétien des Harmonies, et comme ministre de l’instruction publique Hippolyte Carnot, qui proclamait l’avènement du règne de l’Évangile, l’unité de la patrie et de la religion et invitait les évêques à substituer à l’ancienne formule des prêtres le Domine Salvam fuac Repullicam. (Seigneur, sauve la République !)
Les prélats, dans leurs mandements, invoquaient Dieu, Jésus-Christ et les principes de l’église primitive pour exhorter le clergé et les fidèles à l’obéissance au régime républicains Ils déclaraient se rallier à « l’esprit de liberté » et Monseigneur Parisis, évêque de Langres, parlant de la trilogie républicaine s’écriait lyriquement : « liberté, égalité, fraternité, mort sublime ! » Montalembert, de son côté, affirmait que la théologie catholique a proclamé « le droit divin des peuples et qu’il n’y aurait pas « de meilleur et de plus sincères républicains que les catholiques français ». Partout, aux vitrines des papetiers, s’étalaient les gravures du Curé Patriote, cocarde tricolore au tricorne, montant la garde en lisant son bréviaire, de la République présentée au monde par la religion, de Jésus-Christ premier représentants du peuple avec l’écharpe tricolore en sautoir…
D’autre part, bien différents des sans-culotes de la déchristianisation jacobine, les insurgés de 1848, même ceux qui se réclamaient de l’athéisme, ne se livrèrent à aucune violence iconoclastes On en vit s’incliner devant les crucifx. Il y en eut enfin qui se postèrent à l’entrée d’un couvent de jésuites pour le protéger. Et comment s’en étonner quand on sait que les ouvriers socialistes groupés autour de l’Atelier, que Pierre Leroux, George Sand et tant d’autres invoquaient Dieu et voyait un socialiste dans Jésus ? Le conspirateur Armand Barbès n’avait-il pas dit en recevant l’aumônier des prisons après sa condamnation à mort en 1839 : « je suis chrétien et la religion ne doit pas être un des moindres soutiens de la cause républicaine ? » Aussi bien, Gustave Lefrançais a-t-il pu parler de la « christôlatrie » commune alors à toutes les écoles socialistes. N’oublions pas qu’à l’office du 4 mars, célébrée par décret à la Madeleine et dans toutes les églises de Paris, assistèrent des délégations d’ouvriers, de condamnés politique et de loges maçonniques.
Les arbres de la liberté furent pris souvent dans les jardins des congrégations et enrubannés par des religieux. Le clergé en grande pompe les bénit au chant des hymnes sacrés, jusque dans le jardin du Luxembourg, en présence de Louis blanc et Albert. On vit même à Lyon, la fameuse formation armée révolutionnaire des Voraces participer à l’inauguration symbolique dans le même temps où le curé de la paroisse Saint Just, prenant d’étranges licences avec l’histoire et l’enseignement des livres saints, montrait « le fils du charpenter de Nazareth » mort « sur l’arbre de la liberté ».
Hélas ! L’eau bénite avec laquelle on aspergea les arbres de la liberté ne leur fut pas profitable. La plupart de ces arbres crevèrent et la liberté qu’ils représentaient, prix glorieux de son courage et de son sang, ne tarda pas à être ravie au peuple français. Il pourra mesurer alors la valeur des belles périodes de Lamartine dans sa fameuse circulaire aux agents diplomatiques, quand il annonçait que les mots de Liberté, Egalité, Fraternité appelait sur le berceau de la république « les bénédictions de Dieu et des hommes ».
Le 17 mars 1848, note justement Karl Marx, le prolétariat fait voir « son corps gigantesque ». Du coup, le clergé ne perd pas de temps. Tout de suite il découvre son vrai visages La panique cléricale n’est pas moindre que les paniques gouvernementales et capitalistes. On lâche les convictions de fraîche date du haut de la chair et dans les journaux confits en dévotions. Comme les capitalistes au guichet des banques lâchent les billets dans lesquelles ils n’ont plus confiance. La concomitance est frappante.
Bien significative aussi est la remarque faite par Pierre Leroux à l’Assemblée nationale lors des massacres de juin quand on légifère sur la transportation sans jugement des prolétaires. L’ancien rédacteur de La Revue Encyclopédique fait observer que parmi les hommes de l’Évangile, et prêtres présents, pas un ne s’élève contre cette inique mesure. « Il lisent leur bréviaire et ne prennent pas la parole », note-t-il amèrement. Pierre Leroux ignorait sans doute qu’une bonne parte de ces enfants de la garde mobile dont les fusils faisaient merveille sur les travailleurs affamés sortaient de la société Saint François-Xavier et de la pieuse école de l’abbé Bervanger. Il ne savait pas que ces jeunes qui se montrèrent si cruels trouvaient asile en pleine bataille dans les multiples maisons religieuses de la capitale.
Aussitôt l’insurrection vaincue, Sénart à la présidence de l’assemblée s’écria : « remerciez Dieu ! Remerciez Dieu ! » Le clergé, par profession comme par inclination, ne manqua pas de remercier Dieu, en effets Il assista, en nombre, à la cérémonie officielle organisée place de la Concordes Sur un immense autel que dominait un dais de 20 m de haut, l’évêque de Langres officia assisté des évêques d’Orléans et de Quimper : trois prélats députés, qui s’étaient montrés inaccessibles à toute « charité chrétienne » et muets comme des carpes lors de la généreuse intervention de Pierre Leroux ! Un autre service religieux fut dit ensuite à la Madeleine, en l’honneur des « Braves morts en combattant pour la société attaquée par la barbarie ». Comme les choses se répètent : 23 ans plus tard, l’abbé du Marhallac’h, député du Morbihan, dira la même messe des massacreurs au plateau de Satory !
Qu’après le général Cavaignac, sauveur du moment, vienne Louis-Napoléon Bonaparte, le sauveur numéro 1, l’église se vautrera à ses pieds. À la suite du coup d’état du 2 décembre il ne se trouva que deux évêques pour s’imposer une certaine réserve dans leur langage et Victor Hugo a pu dire à propos du Te Deum du 1er janvier 1852 :
« Prêtre, ta messe, écho des feux de peloton,
Est une chose impie,
Derrière toi, le bras ployé sous le menton,
Rit la mort accroupie »
Bientôt l’évêque de Rennes saluera en Napoléon III « de tous les monarques français depuis Saint-Louis le plus dévoué à l’Eglise et à son œuvre de civilisation et de progrès ». Quant au journal catholique l’Univers, il fera ouvertement l’apologie des dragonnades et de la révocation de l’édit de Nantes, jettera feux et flammes contre la révolution, la République et le socialisme. Tout n’est-il-t-il pas, pour le mieux ? Le ciel, selon le mot de Pie IX, avait acquitté « la dette de l’Eglise envers la France ».
Explication de l’échec prolétarien[modifier le wikicode]
Tous ces faits parlent haut. Ils vérifient, certes, le mot pittoresque de Kautsky, à savoir que l’église catholique « a l’estomac assez long pour digérer n’importe quel régime politique ». Mais il établissait aussi que c’était folie de croire à une conversion sincère de sa part : la vérité, c’est qu’en dépit de ces mimétiques affirmations progressistes, elle est toujours prête à retourner à son vomissement réactionnaire. Et comment ne le ferait elle pas plus qu’elle est par son essence, par sa structure, par sa tradition historique une puissance totalitaire ?
Les vrais démocrates, les socialistes de 1848 ont eu tort de croire à l’alliance de la République et de l’Eglise. Comme ils ont eu tort de ne pas pousser plus énergiquement à l’épuration afin de nettoyer l’armée, la magistrature, la diplomate, les grandes administrations de toutes les créatures de régime déchus « On ne nettoie pas les écuries d’Augias avec un plumeau » écrivait Chamfort.
Ils ont eu tort également de se satisfaire de phraséologie creuse au lieu de s’intéresser à l’élévation immédiate du niveau de vie des masses, en préconisant les mesures sociales et financières diamétralement opposées à celle que prit le gouvernement des banquiers et des jongleurs. Car « il faut faire vivre le pauvre » comme disait en l’an II Jean Bon Saint-André si l’on veut qu’ils soutiennent la révolutions. Or, bien loin de s’assurer le concours des ouvriers, le gouvernement les a dressés contre lui par ses décisions inopérantes qui les laissaient dans une condition plus misérable qu’auparavant, avec un chômage accru et une montée en flèche des denrées de première nécessités. Bien loin de s’assurer le concours des paysans, l’Hôtel de ville les dressa contre lui en renforçant l’impôt foncier de 126 millions – chiffre énorme pour l’époque – et en ne libérant pas les dettes hypothécaires s’élevant à 500 millions, tout en laissant croire par surcroît, que la victoire des travailleurs urbains menaçait les lopins de terre.
Comment expliquer que l’avant-garde révolutionnaire parisienne qui arrivait à grouper dans la rue 150 à 200 000 personnes pour faire pression sur le Gouvernement Provisoire n’ait pu obtenir plus de résultats positifs ?
Ici encore toute une étude serait nécessaire. Contentons-nous d’effleurer quelques points.
Les têtes de l’opposition de gauche, Blanqui, Raspail, Cabet ne s’entendaient pas et Barbès, jouissant d’un grand prestige dans les masses, soutint le gouvernement dans son ensemble dans son offensive contre Blanqui et se fit réacteur à toutes les grandes journées « trois fois en trois mois » pour reprendre l’expression même dont se sert Proudhon dans ses Confessions d’un Révolutionnaire. Deuxième points Les clubs qui effarouchaient les bourgeois du faubourg Saint-Germain vendant leurs selles et abatant leurs chevaux de race étaient, au fond, de l’aveu même de conservateurs clairvoyants aussi peu inquiétants pour la paix sociale que l’était le jockey clubs Ils formaient un dégorgeoir, un exutoire à la base comme le Luxembourg au sommets Ils étaient plus innocents que dangereux. « On m’annonce qu’il y a à Paris 34 clubs écrit l’Illustration du 18 mars. Tant mieux ! J’en voudrais 100 ; mais nous y arriverons. Un seul serait lien plus à craindre ». Ce qu’il fallait, ce n’était pas une poussière de parlotes où l’on jouait dangereusement au croque-mitaine révolutionnaire. Pas d’atomisation et de déviations. La situation demandait un mouvement syndical et un mouvement politique capable de pratiquer l’unité d’actons Mais la classe ouvrière de 1848 ne sut pas trouver la structure politique et économique lui donnant une force de combat efficace. Sur ce plan d’importance, pas plus Marx, présent à Paris, que Blanqui, toujours attentif aux problèmes d’organisation n’eurent l’idée de cette forme de cristallisation populaires. Tout au plus, Blanqui, à deux reprises, montra-t-il des velléités d’organisation politique[3].
Le manifeste communiste[modifier le wikicode]
Assurément, le manifeste communiste formulait un programme de revendications et de réformes immédiates tout à fait remarquables, programme qu’Engels a mis au point et adapté dans une lettre du 26 mars à son beau-père Émile Blank. Mais il faut bien reconnaître que sur le plan de l’organisation appropriée à la lutte révolutionnaire en cours, le manifeste communiste reste dans les brouillards flottants. Au demeurant, eût-il apporté à ce sujet quelque lumière, son enseignement n’eût point porté.
Il n’arriva à Paris qu’à la fin du mois de mars sous l’espèce de l’édition allemande et au moment où beaucoup de réfugiés germaniques partaient, étaient parts ou allaient partir se jeter dans la fournaise d’outre-Rhin.
On ne peut donc parler d’influence même indirecte du Manifeste Communiste sur les ouvriers révolutionnaires de Paris, ce qui a été formellement reconnu par Engels. Du reste sa diffusion pendant la révolution n’a laissé jusqu’ici aucune trace. Mais son apparition historique à cette époque n’en constitue pas moins l’événement de premier ordre dont le centenaire est fêté en bien des lieux et à juste titre tout autant que le centenaire de la révolution de 1848.
Manifeste révolutionnaire et révolution manifeste se rejoigne en effet comme deux flammes ardentes. On ne peut donc les séparer artificiellement et après avoir parlé de l’une il n’est que juste de dire quelques mots de l’autres Ils constituent un aboutissement, leurs antécédents sont les mêmes et ce serait fausser la perspective historique que de les considérer intrinsèquement d’en faire une sorte de hiatus dans la poussée en avant du prolétariat.
De même qu’on ne peut s’expliquer la révolution de 1848 sans la révolution de 1789 – 1793, pour comprendre vraiment le Manifeste Communiste il convient de le relier aux textes qui l’ont précédé et qui jalonnent l’histoire du socialisme et de la classe ouvrière à partir de la fin du XVIIIe siècle. Rien ne serait plus intéressant qu’un ouvrage qui insérerait chacun d’eux dans leur ambiance respective, qui en rechercherait les inspirateurs et les rédacteurs, qui en soulignerait la portée par une ample analyse historique et idéologique.
Le Manifeste des Enragés de Jacques Roux, adopté unanimement en 1793 par la section parisienne des Gravilliers, dans le quartier même où la première Internationale devait siéger, marque en pleine sans-culoterie l’afrmaton du socialisme sur le plan de la consommation et nous aurions aujourd’hui plus d’un enseignement à en tirer.
Le Manifeste des Plébéiens (15 brumaire, en quatre), mûri dans la prison d’Arras, condense en des pages tout aussi ardentes, qu’enflamme la sainte colère de l’indignation et de la révolte, l’essentiel des thèses communistes familières à Babeuf. Ce n’était, de l’aveu de son auteur, qu’une esquisse, un précis sommaire, un avant-goût, la pierre d’attente d’un « grand manifeste » proclamant à la face de la société des « fripons » l’égalité de fait, « dernier lut de l’art social » aux dires de Condorcet.
Le Manifeste des Egaux, en l’an IV, qui prend précisément comme épigraphe cette affirmation retentissante, énonce et condense par la plume éloquente de Sylvain Maréchal à la fois les idées directrices du premier mouvement politique communiste révolutionnaire et les aspirations confuses d’un peuple qui vient de faire l’expérience terrible d’une révolution ayant assis de « nouveaux tyrans », de « nouveaux Tartufes politiques » à la place des anciens. Ce texte dans lequel voisinent des affirmations de lutte de classe, d’anarchisme, d’égalitarisme ascétique avec des réminiscences jacobines pose les principes de la révolution sociale et du communisme plébéien avec la Commune comme alvéole de la sociétés. Les revendications du socialisme sur les plans de la production et de la consommation énoncées dans les deux précédents manifestes s’y marient et déjà on y trouvera un souci de conjuguer les réformes immédiates et les buts ultimes comme de riposter point par point aux arguments des adversaires que nous retrouverons dans le manifeste communistes Sans doute on ne s’y adresse qu’aux « peuple de France » considérée comme l’instrument et le bénéficiaire du plus vaste dessein, de la « sainte entreprise » conçue et organisée en vue du « bonheur commun », sans doute il n’y est point question de l’organisation et de l’action internationale des travailleurs mais le communisme y est nettement envisagé comme un idéal universel à l’échelle mondiales On le représente aussi et déjà dans sa phase dernière comme substituant l’administration des choses au gouvernement des hommes, comme supprimant ce « chaos » qui, « sous le nom de politique règne depuis trop de siècles», formule qui passera dans le Manifeste Communiste où il est annoncé que par suite de l’évolution socialiste « les pouvoirs publics perdront leur caractère politique » et que la société deviendra « une association ou le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous ».
Le Manifeste de la Démocrate (1847), mise au point et complément du Manifeste Sociétaire paru six ans plus tôt et dû comme celui-ci au phalanstérien Victor Considérant, mesure le chemin progressif parcouru par la doctrine socialiste au point de vue critique sur la base du développement capitaliste, de l’antagonisme des classes, des études historiques et économiques, de l’apport saint-simonien, fouriériste, oweniste. Mais il mesure en même temps le chemin rétrograde parcouru au point de vue démocratique, communiste et révolutionnaire par suite d’un demi-siècle de propagande et de lutte sous des formes clandestines, conspiratives, parlementaires ou utopiques ayant masqué plus ou moins le précieux enseignement du Manifeste des Egaux et de la tradition sans-culote.
J’ai montré ailleurs tout ce que Marx et Engels doivent à Victor Considérant, tout ce qu’ils ont emprunté au Manifeste de la Démocrate, il serait faux néanmoins d’avancer, après Tcherkerov, que le Manifeste Communiste n’est qu’un démarquage du chef de l’Ecole sociétaires Certes, Marx et Engels ont reconnu ce qu’ils devaient à leurs devanciers. Mais il nous appartient, à notre tour, de reconnaître et de proclamer bien haut que le manifeste est aussi dans une large mesure, le résultat de leurs études et de leurs recherches personnelles. Ils lui ont donné par surcroît une allure, une facture, un tour de main qui en fait le meilleur manuel de la révolution prolétarienne et du socialisme.
Leçons du manifeste et de la révolution[modifier le wikicode]
Est-il besoin de le dire ? Le Manifeste se ressent forcément et des particularités qui présidèrent à son élaboration et de l’époque même où il fut rédigés Non seulement il s’y trouve des pointes contre d’autres fractions socialistes dont la Fédération des Communistes son initiatrice, devait nécessairement user, mais on y relève des prophètes dans l’immédiat qui se sont avérées fausses. D’autre part si l’idée de la dictature impersonnelle du prolétariat y est, le mot n’apparaît que dans une œuvre postérieure : Le 18 brumaire. Les mesures immédiates sont à peu près les mêmes que celles des babouvistes. Elle ne saurait nous suffire aujourd'hui. On y parle, ni de la Russie, ni des Etats-Unis, les deux pôles actuels du monde et pas plus des huit heures que du 1er mai qui devait jouer un si grand rôle moteur dans la lutte internationale du prolétariats On ne fait qu’y entrevoir la grève générale. La symbolique révolutionnaire est absente ainsi – et pour cause – que la question des rapports du socialisme avec le syndicalisme, la coopération, le parlementarisme et le municipalismes. Dans sa réaction contre l’utopisme, le Manifeste va peut-être trop loin en se refusant à toute esquisse des grandes lignes de la société socialistes Marx saura du reste reconnaître plus tard qu’un homme comme Fourier a eu “le pressentiment et l’expression imaginative d’un monde nouveau ». Enfin les problèmes connexes de la bureaucratisation du mouvement ouvrier et de la formation d’une caste directoriale prenant la place de la classe capitaliste ne sont pas soupçonnés.
Marx et Engels ne se dissimulait pas les lacunes, les insuffisances, voire les erreurs du Manifestes. En 1872, 34 ans après son apparition, il en fait l’aveu à la face du monde. Mais ils se sont toujours refusés à le rajeunir, à le mettre au point et en cela ils ont eu raisons. Leur texte doit être pris tel quels Il est indivisible. C’est un tout, une date. Toute retouche le gâterait. On ne saurait le modifier en quoi que ce fut.
On peut, on doit prendre en considération ces points fondamentaux. Mais se refuser, comme certains fanatiques plus marxistes que Marx lui-même, à en critiquer ou en adapter certaines partes sur le plan actuel du socialisme, c’est dogmatiser, c’est tomber dans l’idolâtrie, c’est ressembler à ces croyants stupides qui voient la solution de tous nos maux dans la Bible, ce livre de sang et de boue d’un autre âge, œuvre de ténèbres sillonnée de quelques éclairs. La vérité qui éclate à tous les yeux c’est que le monde marche et très vite. La planète subit des bouleversements inouïs. En élargissant sans cesse son horizon, elle élargit nécessairement l’enseignement du Manifeste, lui donnant des perspectives insoupçonnées, l’enrichissant d’applications nouvelles. C’est ainsi que Kautsky, à une certaine époque, Lénine, Rosa Luxembourg, Léon Trotsky – pour ne citer que ces quatre fortes personnalités – ont pu par leurs travaux, par leurs actes, préciser, rectifier, compléter sur bien des points l’apport de Marx.
Fait curieux, il n’y a pas dans la si riche littérature socialiste un texte d’une aussi grande importance que le Manifeste Communiste et qui soit passé si longtemps inaperçu. On pourrait à ce sujet se livrer à des développements bien propres à retenir l’attention. Mais aujourd’hui, après 100 ans d’existence et bien plus que ne le soulignait Engels le 1er mai 1890 le manifeste est devenu « l’ouvrage le plus répandu, le plus insurrectionnel de toute la littérature socialiste, le programme commun de plusieurs millions de travailleurs de tous les pays, depuis la Sibérie jusqu’à la Californie ».
Puisse le prolétariat s’inspirer de ses directives générales dans les formidables luttes qu’un avenir immédiat lui réserve ! Puisse t’il s’inspirer aussi des tragiques leçons de 1848, leçons qu’en quelques pages concises, ardentes et sanglantes. Blanqui trait déjà, dès le troisième anniversaire de la révolution de février.
Le drapeau rouge en 1848 et sous la IIème République[modifier le wikicode]
Chapitre I. La révolution de février[modifier le wikicode]
Du drapeau rouge en général[modifier le wikicode]
Le drapeau rouge apparaît au premier rang dans presque toutes les tentatives, les épreuves et les batailles du peuple ouvrier. Faire l’histoire ou plutôt esquisser l’histoire du drapeau rouge équivaut donc à retracer partiellement l’histoire du prolétariat. Mais c’est la retracer sous un angle particulier, car le fait d’arborer le drapeau rouge est un trait révélateur d’une certaine maturité sociale, d’un certain degré de conscience sociale, d’un sûr instinct révolutionnaire ou parfois, plus simplement, d’un esprit de révolte élémentaire.
En même temps, faire l’histoire du drapeau rouge c’est, en quelque sorte, concrétiser l’histoire prolétarienne et socialiste, car c’est prendre dans cette histoire un objet réel présentant par rapport à d’autres traductions de l’action ouvrière l’avantage d’être mesurable et tangible, ce qui évite de gros risques d’erreurs. C’est en outre entrer dans le domaine du symbolisme prolétarien et révolutionnaire qui mérite attention et étude au même titre que la symbolique religieuse ou nationale.
Le déploiement du drapeau rouge est encore intéressant à étudier en ce sens qu’il s’accompagne d’une série de phénomènes ressortissant aux logiques collectives ou mystiques jouant d’une façon concrète dans les conditions sociales de notre époques Il est indiscutable, en effet, que la classe ouvrière et le socialisme, même quand celui-ci se réclame de la science, sont travaillés et parfois dominés par une mystique et que, comme l’écrit Antonio Labriola, pourtant féru de matérialisme historique, « il n’y a pas de fête de l’histoire qui ne soit précédée, accompagnée, suivie par des formes déterminées de conscience que celle-ci soit superstitieuse ou expérimentale ».
Dégager la signification mentale, morale, sociale qu’implique le déploiement du drapeau rouge, pénétrer l’âme d’une collectivité dans la mesure où elle se révèle par cet acte, c’est aussi, pour une large part, faire connaissance avec sa coutume, repérer ses habitudes qui livrent beaucoup mieux ressorts intimes et forces profondes que des motions de clubs ou de congrès, que des discours de leaders.
Enfin, l’histoire du drapeau rouge est liée si étroitement à l’hagiographie socialiste, à l’héroïsme, au sacrifice, au martyrologue de la classe ouvrière, qu’elle prend, par la force des choses, les caractères d’une épopées Les masses en ont comme l’intuition et les orateurs populaires le sentent si bien, que l’évocation du drapeau rouge « rouge du sang de l’ouvrier », fait parte des leviers habituels inspirant le fanatisme et poussant au combat.
Ces considérations sont d’ordre général et nous aurons l’occasion de les développer dans un ouvrage consacré à la question. Pour l’instant, profitant du centenaire de la révolution de 1848, nous nous limitons à retracer l’histoire du drapeau rouge au cours de ce grand événement et jusqu’à la chute de la IIe République.
Les drapeaux des barricades[modifier le wikicode]
Février 1848 ! En 48 heures, les masses parisiennes, irrésistibles, règlent leurs comptes au régime. Comme l’a écrit un insurgé, 100 000 soldats déterminés à mourir n’aurait pu sauver la monarchie. Neuf ans plus tard, Bakounine évoquant avec émotion les barricades « dressées comme des montagnes et s’élevant jusqu’aux toits », il verra encore « ses » nobles ouvriers, dans l’ivresse du triomphe, chantant des airs patriotiques et « brandissant des drapeaux rouges»[4].
En effet, c’est surtout sous les plis du drapeau rouge que les ouvriers se lèvent et combattent. Le fait est indéniable. Mais aller au-delà, pousser plus loin l’affirmation, c’est tomber dans l’erreur.
Il n’est pas croyable, ainsi que l’écrit Louis Blanc,[5] que sur les barricades de février 1848 le peuple n’ait arboré que des drapeaux rouges. Tout s’inscrit en sens contraire.
D’abord, nous avons un témoignage qui n’est point négligeable c’est celui de Léonard Gallois. Dans sa Lettre aux citoyens membres du Gouvernement Provisoire, il fait remarquer que « sur quelques-unes des barricades de 48 on vit apparaître le drapeau rouge » qui, ajoute-t-il un peu plus loin « flotta toujours à côté des trois couleurs »[6].
L’argument tiré des illustrations contemporaines[7] où l’on voit figurer sur les barricades à la fois le drapeau tricolore et le drapeau rouge était considéré mais ne saurait être décisif étant donné l’à peu près qui caractérise les dessins de ce genre. Mieux vaut admettre que nul ne peut se porter garant de la couleur des drapeaux sur les 1600 barricades qui hérissaient la capitale le matin de la journée du 24. D’autant plus que les consignes données aux bureaux de la Réforme et dans les autres centres dirigeants de l’insurrection défendaient d’arborer un autre drapeau que le drapeau tricolore[8].
Certes, les événements sont souvent plus fort que les hommes, et nous ne saurions sous-estimer l’importance du facteur spontané dans les mouvements de masses. Néanmoins, on peut présumer que les bourgeois et les petits boutiquiers qui tenaient certaines barricades, ont suivi, nombreux, cette consigne. Au surplus, le fait qu’au cours des journées de juin, trois mois plus tard, les prolétaires exaspérés et désespérés arboraient encore le drapeau tricolore dans une forte proportion, vient montrer surabondamment qu’après avoir eu tort de minimiser les cas d’apparition du drapeau rouge sous Louis-Philippe, Louis blanc a eu tort de surestimer la diffusion du drapeau rouge sur les barricades de la république naissante. La seule explication qu’on puisse fournir de cette positon, c’est que Louis blanc était guidé sans doute par le désir de justifier a posteriori son attitude au sein du gouvernement provisoire. Mais cette explication n’est pas une excuse et l’histoire n’a que faire des considérations objectives et des plaidoyers pro domo.
Cette réserve fondamentale acquise, il est juste de reconnaître qu’au cours des combats de la révolution de février, le drapeau rouge a vraiment conquis droit de cité. Il ne s’agit plus cette fois d’une apparition partielle, en quelque sorte moléculaire. Il s’agit de son apparition sur une grande échelle. Dans un magnifique élan spontané, les ouvriers de Paris prirent, en général, le drapeau rouge comme signe de ralliement.
Le 21 février pourtant, au crépuscule de cette timide journée d’émeutes qui raffermit l’aveugle Guizot, une bande, armée d’échalas arrachés dans les vignes, défilent derrière un drapeau noir. Mais ce n’est qu’une velléité puisqu’on ne revoit que très peu de cet emblème au cours des jours suivants[9]
Apparition des premiers drapeaux rouges[modifier le wikicode]
La question de l’apparition des premiers drapeaux rouges en février 1848 est controversée. Si l’on s’en rapporte à Auguste Nougarède, ils surmontèrent dès le 22 les barricades élevées à l’entour de l’Hôtel de Ville[10].
Mais Victor Bouton énonce formellement que le premier drapeau rouge fut planté le 23 à la barricade du coin de la rue Cléry et de la rue du Petit Carreau. Il nous apprend même dans quelles circonstances :
« On avait abattu une voiture de vidange et un fiacre dont le store fut arboré en signe de drapeau… Personne ne le vit avec frayeur ; il avait son ridicule. Mais il servit d’exemple, et la fantaisie vint aux insurgés de ce véritable quartier de l’émeute de hisser les stores rouges au-dessus des voitures qu’ils renversaient. »[11]
D’après le même auteur, le drapeau rouge flottant boulevard Bonne Nouvelle à l’angle de la rue Poissonnière avait été obtenu par un procédé identique[12].
Comme les choses se répètent dans le temps et dans l’espace ! Cette utilisation des stores de voiture en guise de drapeau par les insurgés de 1848, n’est-ce pas la reproduction pure et simple du geste des Suisses de Châteauvieux à Nancy en 1790 ?
Au témoignage de Louis Ménard, toujours le 23 février, mais rue Saint-Martin, le drapeau rouge se serait trouvé lié à la fraternisation grâce à l’héroïsme d’un gamin de 15 ans. Au moment où la troupe s’apprêtait à faire feu, ce gamin se serait élancé vers elle et s’enveloppant dans les plis d’un drapeau rouge, aurait crié : « tuez, si vous l’osez ! » Ce geste audacieux et pacifique, suivi de l’approche des insurgés sans armes, détermina les soldats à fraterniser. Le fait est rapporté par Lourdoueix sans spécifier qu’il s’agit d’un drapeau rouge, et la teneur de cette version fait plutôt croire qu’il s’agit d’un drapeau tricolore. Il est possible que Louis Ménard ait été induit en erreur car un journal du temps rapporte le même fait en le situant toutefois rue Saint-Honoré. Dans cette troisième version, le combattant juvénile « s’élance tenant un drapeau tricolore à la main, debout sur la barricade » et « roule le drapeau autour de son corps ».[13]
C’est un drapeau rouge qui dominait le formidable réduit de la porte Saint-Denis qu’Odilon Barrot tenta vainement de faire tomber sans combat au pouvoir des troupes du général Bedeau[14].
Voici maintenant deux faits très nets de répudiation du drapeau tricolore. À la caserne des municipaux, faubourg Saint-Martin, l’officier se trouva contraint de remettre au peuple le drapeau placé au-dessus de la porte afin d’éviter une lapidation et l’emblème fut ensuite promenée en trophée dans les rues[15]. Au poste du « grand carré des Champs-Élysées » le drapeau fut pris, déchiré et jeté à la foules[16].
D’autre part, c’est précédé d’un drapeau rouge que se déroula la grande manifestation se dirigeant vers la Madeleine par le boulevard des Capucines et dont le heurt avec la troupe amena la fusillade célèbre[17]. Et ce serait encore avec un drapeau rouge qu’aurait eu lieu la sombre promenade des cadavres dans la nuit du 23 au 24 février, promenade dont l’influence fut capitale pour la généralisation et le succès de l’insurrection[18].
Le 24 au matin, des barricades du quarter des rues de Cléry et des Jeuneurs sont surmontées, il est vrai, de petits drapeaux tricolores apportés des maisons voisines et sur lesquels sont inscrits les mots « Vive la réforme ! »[19], mais le même jour la foule qui pénètre aux Tuileries a pour emblème le drapeau rouge. Le velours grenat du trône déchiré et découpé sert à confectionner à la fois un bonnet rouge dont on orne la statue de Spartacus, et des insignes qui brillent bien vite sur la poitrine des gardes nationaux et des combattants. L’homme du peuple qui saute sur le trône pour y proclamer la République, un drapeau rouge à la main, et un peu plus tard, quand la chambre tergiversera, discutant la question de la régence, c’est en brandissant un drapeau rouge avec la mention “Vive la République!” qu’une jeune fille à cheval apparaîtra, dit-on, devant le palais Bourbons[20].
Le soir du 24, quand 200 000 hommes au moins engorgent les rues et les abords de l’Hôtel de Ville dans l’ivresse de la victoire et l’impatience de la proclamation de la république, des drapeaux rouges et aussi des drapeaux noirs « flottent en lambeaux au bout des baïonnettes ». La question s’agite dans la foule fiévreuse et hésitante à la voix des orateurs, ici d’arborer le drapeau rouge, là de déployer le drapeau noir. Cependant après la proclamation de la République – et Lamartine en témoigne – « un drapeau tricolore fut arboré à une fenêtre » de l’édifice communal[21].
Succès du drapeau rouge, ses causes[modifier le wikicode]
Le 25, le drapeau rouge est en passe de devenir le drapeau national, et le bruit se répand que le Gouvernement Provisoire l’a adopté[22]. Cabet l’affirme et dit même que les nouveaux gouvernants l’ont « fait arborer »[23] Daniel Stern et Louis combes vont jusqu’à dire que même « on préparait un drapeau »[24]. Sur les mairies, les postes, à l’Hôtel de Ville flottait l’étendard rouge[25] qu’une colonne du peuple provoquant un ordre du gouvernement voulait arborer sur le château de Vincennes. Le Béarnais équestre de l’hôtel de ville était transformé en porte-drapeau révolutionnaire[26] et, aux alentours de la maison commune, le drapeau rouge se voyait aux fenêtres et jusque sur les toits[27]. La rosette rouge, par ailleurs, fleurissait les boutonnières, même d’étrangers. Et l’on vit jusqu’à un agent secret de la police russe parcourir la capitale « avec une énorme tresse de laine rouge à la boutonnière »[28].
Cette victoire éclatante du drapeau et de la couleur rouge s’explique très bien. Le drapeau tricolore peu à peu dépopularisé par la monarchie de juillet ne pouvait résister à la suprême épreuve de l’insurrection victorieuse.
Aux yeux d’un grand nombre d’ouvriers, avoue Madame d’Agoult « le règne de Louis-Philippe, la paix à tout prix, les bassesses du pays légal avaient enlevé tout prestige au drapeau tricolore ». Ils voulaient, en le quittant, « marquer avec éclat qu’il répudiait 17 années d’un gouvernement corrupteur »[29].
C’est aussi l’avis d’un certain nombre de bourgeois intellectuels qui, d’opposants, s’étaient faits combattants et épousaient la cause du peuple ouvrier. L’un d’entre eux, Louis Ménard, alors âgé de 26 ans, note que le drapeau tricolore était souillé par les années de honte sous la Monarchie de Juillet “auxquelles il ajoute 15 ans de despotisme sous l’empire »[30].
Renoncer au drapeau tricolore, c’était donc condamner une politique révolue.
Et quoi de plus naturel que le drapeau rouge, après avoir été à la peine, fût à l’honneur ? Comment peut-on admettre que le peuple aux bras nus sortant des barricades et se dirigeant instinctivement sur l’Hôtel de Ville au lendemain du combat, eût pu abandonner son emblème ?
« L’ayant voulu pour le combat, dit Louis blanc il le voulait après la victoire »[31].
C’est ce que reconnaît Madame d’Agoult à peu près dans les mêmes termes. Elle dit, en parlant des ouvriers :
« Ils entendaient garder après la victoire le drapeau du combat »[32].
Les travailleurs comprenaient en outre que les institutions nouvelles réclamées par eux ne pouvaient reprendre purement et simplement le drapeau des institutions anciennes. Leur volonté de réformes profondes s’exprimait dans le changement du drapeau. Et cela d’autant plus qu’ils craignaient des complots royalistes et que le Gouvernement Provisoire ne leur inspirait qu’une confiance limitée.
Ces dispositions rendaient chères au peuple la conquête d’un langage qui le rassura contre la crainte de voir la République être autre chose qu’une halte sur la route des révolutions[33].
Nous tenons ces lignes de Louis Blanc, mais Tridon est plus explicite. Il fait de l’étendard rouge de 48 le drapeau de la franchise sociale. C’est, dit-il, « celui qui est du haut des barricades repoussait tout compromis et tout atermoiement hypocrite. Son éclatante couleur gênait les caméléons »[34].
Blanqui et ses partisans s’en faisaient bien cette idée-là. On sait, du reste, que Blanqui ne fut pas étranger à la rédaction des pages sur 48 que nous a laissé son disciple Tridon et d’où ces lignes sont extraites.
Pour les lutteurs des sociétés secrètes, ces farouches et obstinés « républicain de la veille » qui encadraient par la force des choses les masses maintenant en ébullition, le drapeau rouge représentait autre chose encore. C’était comme un vieil ami[35]. Ils l’avaient adopté secrètement depuis des années comme symbole de leurs aspirations. A présent que l’inconscient collectif avait joué, renversant les barrières fragiles derrière lesquelles on avait essayé de contenir leur emblème, ils s’attachaient davantage à celui-ci et considéraient son triomphe comme de rigueurs Ils y voyaient – on l’a dit et c’est fort juste – « la pieuse consécration d’un souvenir »[36].
Il convient de tenir compte de ce sentiment intime et de bien saisir la réalité psychologique qu’il implique si l’on veut apprécier à sa juste valeur la passion qui poussait les révolutionnaires éprouvés à faire adopter le drapeau rouge comme drapeau de la légalité nouvelle.
Quant aux considérations tirées de l’érudition et qui auraient porté le peuple à revêtir « la pourpre pour son joyeux événement » [37] – la pourpre ayant été de tout temps la couleur affectée aux honneurs suprêmes – il est évident qu’on ne peut pas les retenir. Il y avait, certes, des révolutionnaires érudits qui voyaient dans l’adoption du drapeau rouge une imitation des souverainetés spirituelles et temporelles de jadis. Il s’en trouvait qui, sachant la place importante occupée par l’étendard rouge dans la série des drapeaux nationaux, ne manquait pas de rattacher le présent au passé et de trouver là une justification. Mais des pensées de cet ordre étaient certainement étrangères à la majorité des insurgés de 48. Elle ne fut pas étrangère, en tout cas, au ralliement au drapeau rouge d’une démocrate curieusement barbouillée de bonapartisme, comme Hippolyte Castille, si l’on en juge par ces lignes qu’il écrivit après coup, six ans plus tard :
“Le drapeau rouge était bien choisi quoi de plus beau que le rouge ! Il enchante l’œil comme une fanfare enchante l’oreille : il est sonore comme un hallali dans les bois. Sa couleur est celle du sang et par conséquent de la vie. Le rouge excite au combat. Les soldats romains s’habillaient de rouge pour que l’ennemi ne vît pas leurs blessures. Le rouge resplendit dans les pompes de l’église. C’était la couleur de l’oriflamme gauloise et du vieux drapeau français. Les fédérés de 1790, luttant contre la réaction au pouvoir, levèrent le drapeau rouge : chaque fois qu’un tas de pavés s’est dressé au coin d’un carrefour contre la monarchie, on a presque toujours vu flotter un guidon rouge au sommet. Au total quelque antécédent historique ou symbolique qu’on puisse lui donner, cette couleur rouge exprimait à Paris au XIXe siècle, je ne sais quel sentiment insurrectionnel qui devait lui attirer fort légitimement l’anathème du part conservateur.
Par un intérêt du même genre, les sectes socialistes ne virent pas plus tôt étinceler cette flamboyante bannière, qu’elles accoururent comme abeilles à la ruche. Et dès lors il ne manqua plus qu’un acte public pour que toutes les petites églises du socialisme deviennent un parti. »[38]
Le drapeau devient le point de ralliement des opprimés, et au-delà de l’aspiration à devenir une classe politique en capacité de gouverner la société.
La thèse lamartinienne[modifier le wikicode]
On a prétendu que le peuple obéissait à une inspiration sauvage. A des sentiments de haine, à une volonté de menaces, en réclamant le drapeau rouge. Lamartine a particulièrement soutenu cette thèse. Il fait du drapeau rouge le « signe de terreur et de détresse » et va jusqu’à dire que « la masse flottante et indécise de ces hommes pauvres et ignorants ramassés dans les faubourgs » arborèrent le drapeau rouge « seulement parce que cette couleur excite les hommes comme les brutes ».
Exagération et outrance lamartinienne mise à part, que faut-il penser de cette thèse qui a été réfutée dès 1849 par Charles Robin ? Qu’il y ait eu parmi les insurgés des hommes décidés à faire revivre contre les bourgeois des mesures terroristes employées en 1793 – 1794 à l’égard des aristocrates, des prêtres et de certains riches, cela ne fait aucun doutes Trop de républicains socialistes étaient nourris de la tradition révolutionnaire pour oublier ses leçons. Il leur paraissait tout indiqué de transposer sur le plan nouveau les méthodes des “grands ancêtres”. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est que très rares furent les hommes qui exprimèrent formellement de telles pensées.
On ne doit surtout pas oublier que le 25 février, date de la grande offensive spontanée en faveur du drapeau rouge, était le jour de l’enthousiasme, de la fraternité, des grandes illusions. C’est donc une gageure que d’en faire, à la façon de Lamartine, le jour de combat d’un part terroriste qui n’existait pas et ne le pouvait en tant que tels. Tout au plus peut-on dire que quelques noyaux d’insurgés travaillés par le souvenir de 93 s’agitaient sans lien et sans chefs au milieu de la foule immense. C’est seulement après les journées des 15 – 16 février et la déception qui s’ensuivit que les partisans du terrorisme auraient pu faire quelques progrès. On donne comme indice les symboles, les formules et les titres de la première révolution dont les clubs et la presse crurent devoir faire usage. Mais il ne convient pas d’attacher une importance excessive à tout ce plaquage. D’ailleurs une consultation de la simple liste des clubs permet de remarquer qu’aucun de ceux-ci ne se place sous l’égide d’un signe quelconque rappelant le terrorisme. Plus significative encore est la déclaration au gouvernement provisoire des blessés de la célèbre barricade Saint-Merri faisant appel à la clémence, au pardon et se terminant par une main tendue à leurs anciens adversaires considérés maintenant comme « des frères en la sainte République ». Blanqui qu’on représenterait volontiers comme le chef des terroristes, s’était élevé au procès des 15 contre 93, « épouvantails bon pour les portières et les joueurs de dominos ». Il dénoncera un peu plus tard toutes les singeries des pseudos – montagnard s’obstinant à « battre les sentiers d’autrefois sous une vieille panoplie » quand « la science a forgé pour le peuple des armes plus sûres, frayé devant ses pas une route plus large et plus directe »[39].
A la même époque, la République rouge, journal de ses partisans, déclarera aux bourgeois :
« Notre drapeau vous effraie, vous avez vu 93 infliger à la noblesse un châtiment terrible et vous, qui n’avez pas la conscience nette, vous craignez qu’on en fausse autant. Si c’est la peur qui vous tient, sachez ce que nous sommes : le drapeau rouge n’est pas le drapeau du sang. »[40].
On trouve dans La Bouche d’Acier, l’Ami du Peuple des affirmations analogues et Proudhon a pu écrire que le peuple s’opposait à faire une répétition de 1793.[41]
Maître du pavé, les travailleurs ne se livrèrent à aucun pillage ni à aucun crime. Des hommes en haillons gardèrent des trésors et les palais. Des charpentiers, par souci de l’ordre, réintégrèrent à la prison des Madelonnettes un gréviste de 1845 qu’ils venaient de délivrer. Les conservateurs, les riches, les aristocrates, Monsieur de Falloux en tête, reconnurent alors au peuple de Paris une « générosité », une « délicatesse » surpassant celle de beaucoup du corps politique ayant dominé la France[42]. D’un autre côté, si la question de l’abolition de la peine de mort en matière politique fut posée au conseil du gouvernement provisoire par Lamartine, le 25 février, le décret du lendemain sur la même matière fut pris à l’instigation de Louis blanc, partisan du drapeau rouge[43]. Ce décret, par ailleurs, affirme solennellement dans sa partie justificative qu’au cours des mémorables journées de la révolution en cours « le gouvernement provisoire a constaté avec orgueil que pas un cri de vengeance ou de mort n’est sorti de la bouche du peuple ».[44]
Si le peuple pêcha, ce fut donc par indulgence et magnanimité. Cette clémence assura non seulement « l’impunité à tous ceux qui avaient trempé dans les crimes et dans les turpitudes de la monarchie », mais permit leur féroce vengeance trois mois plus tard.
Lamartine lui-même a reconnu dans son compte rendu présenté le 6 mai à l’Assemblée Constituante, que le drapeau rouge avait été réclamé, non pas comme « comme un symbole de menaces et de désordre mais comme un drapeau momentané de victoire »[45].
La thèse proudhonienne[46][modifier le wikicode]
Proudhon reconnaît l’idée de Terreur que la bourgeoisie attache surtout au drapeau rouge. Il voit dans l’abolition de la peine de mort une manifestation du même état d’esprit et se défend « de faire du terrorisme » en soutenant le drapeau rouge. Il est frappé de ce fait que la première préoccupation du Gouvernement Provisoire a été l’exclusion du drapeau rouge, ce qui prouve l’importance attachée par les gouvernants aux emblèmes.
La conséquence logique pour Proudhon, c’est que le Gouvernement Provisoire devait au moins tacher de « comprendre » le nouveau drapeau et le « réconcilier avec les honnêtes gens. Cette satisfaction était due aux hommes des barricades ».
Au lieu de cela, les « pauvres politiques » du Gouvernement Provisoire croyant donner satisfaction au peuple, ont décrété des mesures telles que la mise en accusation de Guizot, Proudhon s’insurge :
« Vous ne comprenez du peuple que la vengeance. Tandis que le peuple est à la révolution sociale, vous vous croyez tantôt sous la Terreur, et vous abolissez le drapeau rouge et la peine de mort, tantôt sous la Charte, et c’est la Charte que vous restaurez en décrétant l’homme qui mieux que vous sut la défendre ».
« Comprendre » le nouvel étendard, cela veut donc dire pour Proudhon ne pas voir dans le peuple que des passions farouches comme au temps de la Sans-Culoterie, mais devinez ses modernes aspirations émancipatrices et, pourrait-on dire, constructives, c’est s’élever à l’intelligence, à la hauteur de la révolution.
« La révolution, on ne peut le nier, a été faite par le drapeau rouge ; le Gouvernement Provisoire a décidé de conserver le drapeau tricolore. Pour expliquer ce désaveu, Monsieur de Lamartine a fait des discours, le National, des dissertations. Le rouge, disent-ils, fut autrefois la couleur de la royauté ; le rouge est la couleur des Anglais ; c’est aussi celle de l’exécrable Bourbon, tyran des deux Sicile. Le rouge ne peut être la couleur de la France.
On ne dit point que le rouge est la couleur de la justice, la couleur de la souveraineté… Renier le drapeau rouge, la pourpre ! Mais c’est la question sociale que vous éliminez. Toutes les fois que le peuple vaincu par la souffrance, a voulu exprimer en dehors de cette légalité juridique qu’il assassine, ses vœux et ses plaintes, il a marché sous une bannière rouge. Il est vrai que le drapeau rouge n’a pas fait le tour du monde comme son heureux rival le drapeau tricolore. La justice, a très bien dit Monsieur de Lamartine, n’est pas allé plus loin que le Champ-de-Mars. Elle est si terrible, la justice, qu’on ne saurait trop la cacher. »
Ainsi selon Proudhon, le drapeau rouge représente la question sociale. C’est le symbole de la révolution, de la souveraineté populaire. À ce titre, il ne saurait être particulier à un pays. Aussi Proudhon lui assigne d’ores et déjà un caractère international. Nous reviendrons sur ce point. Mais ce qu’il faut noter ici, c’est la tendre affection que vous Proudhon – bien qu’il s’en défende – à l’étendard écarlate.
Après avoir déclaré qu’il se souciait, au fond, du drapeau rouge « comme de tous les drapeaux du monde », après avoir réfuté les arguments fournis pour justifier son éviction, cette opération lui arrache ces cris du cœur :
« Pauvre drapeau rouge ! Tout le monde l’abandonne ! Eh bien ! Moi, je t’embrasse, je te serre contre ma poitrine ».
Le drapeau rouge gagne la province[modifier le wikicode]
De la capitale, la Révolution de février gagna la province. Le drapeau rouge n’y eut pas moins de succès qu’à Paris.
Bakounine raconte que, venant de Bruxelles et arrivant à pied de Valenciennes, le chemin de fer ayant été détruit, il vit une foule enthousiaste et « des drapeaux rouges dans toutes les rues, sur toutes les places et sur les édifices publics »[47]
C’est toute une étude qui mériterait d’être consacrée à la pénétration alors du drapeau rouge en province. Notons seulement à titre d’indication et après Gabriel Perreux[48] qu’il fallut une proclamation spéciale pour interdire le drapeau rouge à Valenciennes (16 février), qu’à La Tour-du-Pin il fut hissé à la sous-préfecture, qu’à Arbois il fut arboré sur le clocher de l’église.
À Amiens, à cause de royalistes et de modérés, le modeste guidon rouge des prisonniers politiques de Doullens provoqua des désordres. La place de l’Hôtel de ville eut sa scène du drapeau rouge, comme à Paris. Aux cris de « A bas le drapeau rouge ! » Répondaient ceux de « Vive la République ! » Il fallut que Martin Bernard, venant d’échapper à un coup de baïonnette, parlementât avec le corps municipal.
« La couleur rouge, dit-il, n’est pas une couleur proscrite c’est en définitive, celle des trois couleurs qui représentent plus spécialement le peuple. À ce titre, cette couleur ne peut pas lui inspirer de la haine. Elle peut tout au plus être l’objet d’une observation vient veiller hante dans un intérêt de conciliation nationale… »
Pendant qu’il prononçait ces paroles, ses compagnons de captivité défendaient le guidon avec vigueur. Finalement, par crainte de le voir tomber aux mains des royalistes, le guidon, coupé en pièce, fut partagé pour orner les boutonnières des victimes de la monarchie de Juillets[49].
Naturellement, les Lyonnais se distinguèrent par leur empressement à adopter le drapeau rouge, bien que l’étendard tricolore ait été attaché à la balustrade de la mairie lors de la proclamation de la République. Le drapeau rouge continua à flotter malgré les mesures prises par le Gouvernement Provisoire.
Dès qu’Emmanuel Arago, délégué du gouvernement, arriva à Lyon le 18 février, il se concerta avec le maire bourgeois Laforest pour substituer le drapeau tricolore au drapeau rouge. Ce dernier n’était, d’après eux, qu’un insigne de circonstances, le drapeau des « dangers » de la patrie, « des inquiétudes et des périls ». L’effervescence passée, il devait disparaître[50]. Cette résurgence du sens donné au drapeau de la loi martiale en 1789 est à signaler. De la part d’Arago et Laforest, ce ne fut sans doute qu’un habile subterfuge destiné à couvrir une opération qui s’avérait délicate. Le plus curieux est que Léonard Gallois interpréta, lui aussi, dans le même sens l’apparition du drapeau rouge en 48 en écrivant :
« Il ne fut pas autre chose dans la circonstance que le déploiement de la loi martiale du peuple contre le despotisme révolté »[51]
On ne peut le nier : c’est bien là le retour à la tradition révolutionnaire la plus lointaine du drapeau rouge en France. Suivant cette thèse, le peuple de 48 comme le peuple de la grande révolution n’aurait fait que retourner le drapeau de la loi martiale contre ses promoteurs et ainsi, à nouveau, le symbole de la répression armée serait devenu le symbole de l’insurrection armée.
Cette thèse qui ne tient compte, ni de la tradition révolutionnaire postérieure à la première révolution ni des aspirations sociales représentées par le drapeau rouge en 48, n’embrasse qu’un aspect trop restreint de la question pour répondre à la réalité complexe. On s’étonne qu’elle ait pu être soutenue précisément dans ce brasier social qu’était Lyon, là où des ouvrières ovalistes en manifestant le 1er mars avec des drapeaux rouges, pour demander à la fois une augmentation de salaire et une réduction à 10 heures de la journée de travail montraient le caractère revendicatif de l’étendard écarlate, caractère accentué à la même période par son déploiement au cours de défilés de grévistes se rendant à la préfecture et à l’Hôtel de Ville.
Ces manifestations n’empêchèrent pas, poussèrent peut-être même Emmanuel Arago à proclamer les couleurs nationales « avec leurs nouvelles modifications » et, dit l’officiel Moniteur :
« Une heure après, la cocarde et le ruban rouge avaient en partie disparu de tous les chapeaux et de toutes les boutonnières et était remplacé par les couleurs nationales que chacun semblait heureux de reprendre. »
Chapitre II. Lamartine, Blanqui, Proudhon, le gouvernement et le drapeau rouge[modifier le wikicode]
L’effervescence du 2 février[modifier le wikicode]
C’est le 1er mars qu’Emmanuel Arago obtenait l’éviction de la couleur rouge à Lyon. A cette date, la question du drapeau rouge était réglée sur le plan gouvernemental. Mais, à son sujet, de graves difficultés avaient surgi, mettant en péril le Gouvernement Provisoire.
Le 25 février[52], dès l’aube, la place de grève était noire de monde. Le peuple, enfiévré par le succès et méfiant par souvenir, reprenait son opposition. La lenteur et la tiédeur du Gouvernement Provisoire lui faisait craindre, comme en 1830, une victoire sans lendemain. Son premier acte fut significatif. Le drapeau rouge arboré, la veille, au-dessus de l’entrée principale de l’Hôtel de Ville qui avait été enlevée dans la nuit – sans doute à l’instigation des nouveaux gouvernants – fut remplacé aux acclamations de la foule par l’une des enseignes écarlates plantées sur les barricades. Des drapeaux rouges flotaient au-dessus de la multitude qui paraissait rassemblée sous le signe de la couleur rouge (ceintures, brassards, foulards, rubans, etc.). Les cris de « Vive le drapeau rouge ! » retentissaient de toutes parts.
L’Hôtel de Ville était débordé. Les cours, les escaliers, les couloirs, les vestibules, les salles, les bureaux étaient envahis par une cohue en délire. Cette agitation dura toute la journée, s’apaisant parfois pour redoubler ensuite. A plusieurs reprises, par la diminution des clameurs et des poussées dans les couloirs de la Maison commune, le Gouvernement Provisoire put croire le calme rétabli. Mais l’accalmie n’était qu’apparente. À chaque fois, le bouillonnement presque disparu à la surface remuait les profondeurs et bientôt la foule sans cesse renouvelée de la place de grève reprenait le tumulte et, par une poussée vigoureuse, encombrait un peu plus l’Hôtel de Ville. Au milieu de ce tohu-bohu, de rudes poignes agitaient sans désemparer le rouge étendard. Le peuple, avec insistance, criait ou plutôt le hurlait : « le drapeau rouge ! Vive le drapeau rouge ! ». Frémissant, il réclamait la proclamation de son drapeau.
Un fait bien anodin[53] vint renforcer ses exigences. Dans le grand salon de l’hôtel de ville dont les fenêtres donnent sur la place, un jeune chirurgien venait de penser un blessé qu’il eut l’idée de présenter à la foule. Les applaudissements répondirent à ce geste. Alors, le chirurgien eut une autre idée. À l’aide de ses ciseaux de pansements, il découpa le velours rouge d’un canapé et en fit un bandage sur la tête du blessé. L’effet produit sur la foule fut grand et incita le médecin à découper le second canapé dont il lança les morceaux d’étoffe sur la place. Le groupe qui le reçut cria : « il faut en faire un drapeau ! » Aussitôt de nouveaux étendards furent improvisés et les cris en faveur du drapeau redoublèrent.
La foule, irrésistible, envahit une fois de plus l’Hôtel de Ville. Des coups de feu éclatèrent et les cris de « le drapeau rouge ! Le drapeau rouge ! » Retentirent jusque dans la salle du Trônes Marie et Lamartine tentèrent encore d’apaiser le tumulte : ils y réussirent partiellement, il n’y avait alors avec eux que Garnier – Pagès comme membre présent du Gouvernement Provisoire. Ils se réunirent pour aviser, Lamartine était prêt à céder ; il trouvait que le peuple était dans la logique des événements, car à la situation nouvelle devait correspondre un symbole nouveau Mais Garnier – Pagès et Marie résistaient. Ils avaient peur, en adoptant le drapeau rouge, d’entrer dans la voie des excès. Lamartine, nullement convaincu par ses deux collègues, hésitait toujours quand une nouvelle poussée des manifestants vient arrêter la délibération[54].
C’est ici que se place vraisemblablement l’épisode le plus dramatique de la journée.
La sommation de l’ouvrier Marche[modifier le wikicode]
Des hommes armés pénétrèrent dans la salle des séances, firent résonner bruyamment les crosses de leurs fusils sur le plancher et, résolus, se campèrent en face des gouvernants. L’un d’eux, Marche, un mécanicien qui pouvait avoir dans les 25 ans, se fit le porte-parole de ses camarades. C’était un homme de stature moyenne, mais droite est forte. Il avait la « physionomie intelligente et obstinée », le visage noirci par la fumée de la poudre et ses yeux lançaient du feu. L’électricité du peuple, dit Lamartine, semblait concentrée dans son regard. Tout respirait en lui la fermeté. Il roulait dans sa main gauche un lambeau d’étoffe rouge et tenait de sa main droite le canon de son arme. Il parlait en termes clairs qu’il appuyait de coups de crosse ou de gestes montrant, en bas, la foule prête, sur un signe, à intervenir. Ses lèvres tremblantes de colère l’empêchaient d’articuler pleinement toutes ses injonctions. Porteur d’une pétition d’inspiration phalanstérienne, il était devenu, en cette heure critique où se jouait peut-être le sort de la révolution, la personnification du prolétariat des faubourgs, de l’immense peuple misérable et spolié, tout frémissant d’impatience, de révolte et l’espoir. C’est le programme de la révolution sociale qu’il développa pour la première fois en ce lieu, à coups de formules à l’emporte-pièce, en un exposé nu, brutal, entier mais qui atteignait à la plus haute éloquence parce qu’il exprimait d’instinct des aspirations enflammées de tous les exploités du globe. On peut croire en l’occurrence Lamartine qui écouta jusqu’au bout l’exposé sans interrompre quand, détaillant à sa façon les plaintes et les exigences jetées fébrilement par l’orateur, il déclare que ce fut « le programme de l’impossible ».
« Nous ne voulons pas, dit en terminant l’ouvrier en armes, que la révolution soit escamotée encore une fois. Il nous faut la preuve que vous êtes avec nous. Cette épreuve, vous la donnerez, en décrétant le drapeau rouge, symbole de nos misères et de la rupture avec le passé ».
Lamartine, répondant aux délégués s’éleva, avec la magie de son éloquence, contre les doutes injurieux qui venaient d’être formulés et réclama pour le Gouvernement Provisoire, encore à pieds d’œuvre, confiance et crédits. Mais les ouvriers demeurèrent impassibles et farouches « Il semblait, dit Freyssinet, qu’il se fussent bouché les oreilles pour échapper à la séduction ». Leur chef ne laissa pas achever le grand orateur :
« Il nous faut, dit-il, non de belles paroles, mais un engagement formel. Voulez-vous, oui ou non, décréter le drapeau rouge ! Le peuple s’impatiente et veut une réponse ».
C’est alors que Lamartine aurait eu une idée qui devait sauver la situation. Sur un autre ton, il aurait dit aux délégués :
« Vous réclamez le drapeau rouge ! Vous voulez sur l’heure l’imposer à la France ! La question est trop grave pour être réglée ici entre nous. Le peuple seul peut la trancher. Allons le consulter ! »
Sur ce, suivi de ses collègues, des délégués et de divers citoyens, il se serait dirigé vers l’escalier principal pour descendre haranguer le peuples
D’après la propre version de Lamartine, après la riposte à l’orateur populaire, la délégation armée s’en serait retournée rejoindre la foule et c’est seulement à la suite d’un assaut plus furieux de celle-ci, que Lamartine sauvé par quelques citoyens aurait été porté en pleine sédition, sous la voûte. Là, un drapeau rouge flottait au-dessus de la houle humaine qui scandait : « le drapeau rouge ! Le drapeau rouge ! »
Après mille difficultés Lamartine put, en montant sur une chaise, dominer sérieusement la foule qu’il dépassait déjà de sa taille imposante. Il parvint à parler et c’est alors que prodiguant « dans un effort suprême toutes les ressources d’une éloquence consommée »[55] il prononça son célèbre discours.
Le discours de Lamartine[modifier le wikicode]
Il commença par calmer ou plutôt par attendrir le peuple en lui rappelant sa victoire soudaine, complète, inespérée, rapide et couronnée par la formation d’un gouvernement dévoué et digne.
« Voilà, dit-il, ce qu’a vu le soleil d’hier ! Et que verrait, reprit-il, le soleil d’aujourd’hui ! Il verrait un autre peuple, d’autant plus furieux qu’il a moins d’ennemis à combattre, se défier des mêmes hommes qui l’a élevés hier au-dessus de lui, les contraindre dans leur liberté, les avilir dans leur dignité, les méconnaître dans leur autorité qui n’est que la vôtre, substituer une révolution de vengeance et de supplice à une révolution d’unanimité et de fraternité ; et commander à son gouvernement d’arborer en signe de Concorde l’étendard de combat à mort entre les citoyens d’une même patrie, ce drapeau rouge qu’on a pu élever quelquefois quand le sang coulait comme un épouvantail contre des ennemis, ce drapeau qu’on doit abattre aussitôt après le combat, en signe de réconciliation et de paix. J’aimerais mieux le drapeau noir qu’on fait flotter quelquefois dans une ville assiégée, comme un linceul, pour désigner à la bombe les édifices neutres consacrée à l’humanité, et dont le boulet et la bombe même des ennemis doivent s’écarter. Voulez-vous donc que le drapeau de votre République soit plus menaçant et plus sinistre que celui d’une ville bombardée ! »
Après avoir ainsi enchâssé habilement dans la vieille thèse de la bourgeoisie quelques arguments de circonstances, tout en frappant par des images horribles l’imagination populaire, le barde continua :
« Citoyens ! Vous pouvez faire violence au gouvernement, vous pouvez le commander de changer le drapeau de la nation et le nom de la France, si vous êtes assez mal inspirés et assez obstinés dans votre erreur pour lui imposer une République de part et un pavillon de terreur. Le gouvernement, je le sais, est aussi décidé que moi-même à mourir plutôt que se déshonorer en vous obéissant. Quant à moi jamais ma main ne signera ce décret. Je repousserai jusqu’à la mort ce drapeau de sang, et vous devez le répudier plus que moi, car le drapeau rouge que vous nous rapportez n’a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars, traîné dans le sang du peuple, en 91 et 93, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde, avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie ».
Mais le tribun ne resta pas sur cet effet. Il parla en ministre des affaires étrangères s’écriant :
« Si vous m’enlevez le drapeau tricolore, sachez-le bien, vous enlevez la moitié de la force extérieure de la France, car l’Europe ne connaît que le drapeau de ses défaites et de ses victoires dans le drapeau de la République et de l’Empire. En voyant le drapeau rouge, elle ne croira voir que le drapeau d’un parti ; c’est le drapeau de la France, c’est le drapeau de nos armées victorieuses, c’est le drapeau de nos triomphes qu’il faut relever devant l’Europe. La France et le drapeau tricolore, c’est une même pensée, un même prestige, une même terreur, au besoin, pour nos ennemis »[56]
Une immense acclamation salua la fin du discours de Lamartine. La « harpe d’or » avec une fois de plus captivé et subjugué l’auditoire. La tempête se calma. Ce qui entourait le prestigieux orateur lui servait chaleureusement. Le drapeau rouge le plus proche, prétend Garnier Pagès, fut « lacéré et jeté sur le pavé » et l’on doit sans doute placer à ce moment la disparition du drapeau rouge ornant la statue équestre de l’Henri IV[57].
Lamartine, en remontant dans l’édifice, put croire à la victoire du drapeau tricolores Il n’en était rien. Non pas que la foule fut à même de relever l’erreur monumentale dont l’auteur de l’Histoire des Girondins s’était rendu coupable. Cette foule ignorait certainement que le 17 juillet 1791 un drapeau, le drapeau rouge de la plèbe n’avait été traîné ni autour du Champ-de-Mars, ni dans le sang du peuple pour la bonne raison qu’il n’existait pas. Elle ignorait également que le seul drapeau rouge existant lors du massacre du Champ-de-Mars était le drapeau de la loi martiale, c’est-à-dire, en fin de compte, « des citoyens actifs », de la bourgeoisie au pouvoir. Elle savait encore moins que Mailly s’était vu condamné à mort en 1791, entre autres choses, pour n’avoir fait porter au Champ-de-Mars, qu’un « drapeau de poche » si petit que le peuple ne l’avait pas aperçu[58], et qu’en conséquence, si le sang coula, c’est parce que le drapeau rouge de la répression bourgeoise ne fut pas suffisamment déployé. Le peuple qui écoutait Lamartine confondant deux drapeaux, il est vrai de même couleur, mais de nature diamétralement opposée, le drapeau rouge du passé et le drapeau rouge du présent aurait pu confondre à son tour le tribun. Car si l'on admet que Lamartine ait été de bonne foi en avançant que le drapeau rouge n'avait fait que le tour du Champ-de-Mars, il faut admettre par réciprocité qu'il était de mauvaise foi en affirmant que le drapeau rouge n'avait jamais fait d'autres circuits. Cette affirmation destinée à préparer l'antithèse ou plutôt le jeu de mot final du discours, était un véritable déf à la réalité des choses. Non seulement en effet le drapeau rouge dont la plèbe réclamait la proclamation avait déjà fait son petit tour de France, Lamartine n'était pas sans savoir, mais celui-ci ne pouvait ignorer qu'il avait flotté sur de nombreuses barricades la veille et l'avant-veille, ce qui représentait tout de même autre chose que le tour du Champ-de-Mars. Par ailleurs, Lamartine savait très bien que si les travailleurs avaient arrosé le drapeau rouge de leur sang généreux, le drapeau tricolore avait trempé effectivement dans le sang du peuple. N'était-il point Le drapeau des quinze années d'hécatombes de l'empire ? Et, bien qu'ayant siégé « au plafond » dans la chambre de la monarchie de juillet, Lamartine pouvait-il faire croire qu'il oubliait les massacres de Lyon, de la rue Transnonain, du cloître Saint-Merry, etc ? Que valait, au surplus, la gloire et la liberté invoquée en faveur du drapeau tricolore ? Sans doute, le drapeau tricolore était le drapeau de la Révolution Française, mais précisément Lamartine lui retirait son auréole de liberté en faisant du drapeau rouge, à sa place, le drapeau de la sans-culoterie, c'est-à-dire de la période où le mouvement ascensionnel de la révolution fut au plus haut ! Enfin, le drapeau tricolore n'était-il point aussi le drapeau de la réaction thermidorienne, du despotisme impérial et de la monarchie censitaire ? Il représentait donc des régimes liberticides au moins autant que la liberté naissantes Quant à son auréole de gloire, qu'importait après tout ! La vraie gloire n'est-elle pas celle du Travail, de la Science et de la Libération ? Sur le plan militaire, est-ce que le drapeau de la monarchie absolue n'avait pas flotté à Marignan, à Rocroi, à Denain, à Fontenoy, portant également dans ses plis d'éclatantes victoires ?
Mais où Lamartine dépassait les bornes de l’impudence, c’était quand il parlait de terreur à un peuple qui – nous l’avons montré – avait fait preuve après la victoire d’une générosité sans exemple. Comme l’a rappelé Louis Blanc, oubliait-t-il que « cent mille ouvriers, armés de pied en cap et affamés, veillaient sur Paris avec une sollicitude héroïque, [que] les sanguinaires, partisans du drapeau rouge, alors maîtres du pavé, empêchaient qu’un cheveu ne tombât de la tête de qui que ce fut ; [que] les maisons des riches étaient gardées par dépôt et [que] des hommes en haillons faisaient sentinelle à la porte de leurs calomniateurs »[59]
Le peuple ainsi trompé et bafoué eût dû se cabrer. Il fut ébloui par le cliquets des mots sonores et vides : c’est l’évidence même. Toutefois, à défaut de connaissances et avec le sentiment de leur impuissance momentanée, la plupart des vieux combattants avaient leur instinct et leur expériences. Déjà, la délégation conduite par l’ouvrier Marche, avait traduit devant Lamartine la méfiance des éternels bernés. C’est assez dire que les dithyrambes du poète furent loin de séduire tout le monde.
Réactions et mesures d’apaisement[modifier le wikicode]
Un témoin raconte qu’à l’instant même où Lamartine venait d’obtenir d’une partie du peuple l’abandon du drapeau rouge, il s’en déployait un aux fenêtres de l’Hôtel de Ville présenté aux vivats de la foule par « l’un des insurgés qui l’avait teinté de leur sang sur les barricades de Lyon » [60]. Un peu plus tard, une députation de partisans de Blanqui va encore disputer au tribun son triomphe. Aussi dans son récit des événements, Lamartine tout en se taillant le beau rôle, est contraint de faire état à plusieurs reprises de « l’obstination forcenée » de ceux qui, fanatiques du drapeau rouge, « s’obstinaient à ne rien entendre ». Même après sa « confidence » comme ministre des affaires étrangères, laquelle, prétend-il, « impressionna » surtout, – ce qui est très possible, car c’est la parte solide de son discours – Lamartine parle encore d’irruption dans la Maison commune et des « groupes les plus obstinés » [61]. La presse de l’époque reconnaît, de son côté, qu’après l’attendrissement de la foule à la suite de la péroraison de Lamartine, de « nouvelles colonnes s’avançaient, armées de sabres, de baïonnettes ; elles frappent aux portes, elles s’accumulent dans les salles » au point que l’orateur doit faire entendre sa voix « à la multitude en fureur ».[62] Bref, jusqu’à la fin de la journée, les membres du gouvernement provisoire eurent à lutter contre les partisans irréductibles du drapeau rouge qui « repoussés mais non lassés, ne se retirèrent qu’afin de se concerter pour le lendemain »[63].
Pour apaiser les esprits et comme conclusion de la journée, le gouvernement publia une proclamation qui disait :
« Citoyens de Paris,
Le coq gaulois et les trois couleurs étaient nos signes vénérés quand nous fondâmes la République en France ; ils furent adoptés par les glorieuses journées de juillet. Ne songeons pas, citoyens, à les supprimer ou à les modifier ; nous répudierions les plus belles pages de votre histoire, votre gloire immortelle, votre courage, qui s’est fait connaître sur tous les points du globe. Conservons donc le coq gaulois, les trois couleurs ; le gouvernement provisoire le demande à votre patriotisme »[64].
En outre, à la même date du 25 février, le ministre provisoire de la Guerre, Subervie, lança à l’armée un ordre du jour dans lequel il adjurait les soldats « au nom du pays et de l’honneur » de ne pas quitter leur drapeau.
Quant à l’ouvrier Marche qui, sur la question du drapeau rouge, représenta en ces circonstances « un moment de l’histoire prolétarienne », nous le retrouvons en avril comme candidat patronné par Le Populaire, journal de Cabet, puis au 15 mai dans la foule qui envahit l’Assemblée Nationale. Il se place alors devant le banc d’Hippolyte Carnot qui, le reconnaissant, essaie d’entamer la conversation avec lui. Mais Marche reste « froid, impassible et laconique comme à l’hôtel de ville ». Le 17 juin, il est un des fondateurs du Club du Peuple, présidé par As Esquiros, rejeton du Club Blanqui. Aux journées de juin, il aurait combattu comme chef de barricades faubourg Saint-Antoine. Pour échapper à la répression, il émigra en Amérique. Là-bas, non perdu de vue par les blanquistes, il était encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole[65].
La riposte de Blanqui[modifier le wikicode]
Cependant, au plus fort de la tempête, Blanqui, arrivé dans la capitale depuis la veille, se concertait avec quelques partisans du côté du Palais-Royal. Critiques amères, imprécations et menaces dominaient la conversation quand l’ancien détenu Vilcoq parut. Il raconta ce qui s’était passé et cita les paroles essentielles de Lamartine[66]. Blanqui vit là un déf qu’il fallait relever et c’est alors qu’il rédigea un manifeste qui, avec le recul du temps, nous apparaît comme la contre-proclamation gouvernementale.
Qu’il l’ait dictée ou écrite, on discute à ce sujet et peu importe. C’est bien son style, ses phrases courtes, incisives, énergiques et il ne saurait être question un seul instant de retenir l’affirmation d’Alphonse Lucas[67] reprises par Victor Pierre[68] et Quentin Beauchard[69], qui attribue ce manifeste à Lacambre :
« Au gouvernement provisoire,
Les combattants républicains ont lu avec une douleur profonde la proclamation du gouvernement provisoire qui rétablit le coq gaulois et le drapeau de tricolore.
Le drapeau tricolore inauguré par Louis XVI a été illustré par la République et par l’empire ; il a été déshonoré par Louis-Philippe.
Nous ne sommes plus, d’ailleurs, ni de l’Empire ni de la Ière République.
Le peuple arborait la couleur rouge sur les barricades de 1848. Quand on ne cherche pas à la flétrir. Elle n’est rouge que du sang généreux versé par le peuple et la garde nationale.
Elle flotte, étincelante, sur Paris ; elle doit être maintenue.
Le peuple victorieux n’amènera pas son pavillon »[70]
Le terme « rétablit » au début du manifeste indique bien que la victoire du drapeau rouge était considérée jusque-là comme un fait acquis, et c’est pour répondre en quelque sorte au coup de force du Gouvernement Provisoire que le texte s’achève sur une déclaration de guerre en règle, car il ne faut pas s’y tromper, le noyau qui poussait ainsi à la résistance était le même qui savait faire parler la poudre.
On porta le texte à imprimer et l’affiche, rouge de couleur, fut apposée nuitamment Il paraît même qu’une copie du texte fut déposée à la façon d’un ultimatum sur la table des délibérations du Gouvernement Provisoire par la délégation des blanquistes dont il est parlé plus haut au moment où elle se retrait[71].
Le soir à la salle du Prado, où les blanquistes armés et coiffés nombreux du bonnet rouge se trouvaient réunis, il y avait de l’électricité dans l’air. C’était une atmosphère de batailles Crousse qui présidait posa carrément le problème de la conquête du pouvoirs Mais Blanqui, après avoir sondé les chances d’un mouvement, jeta à tous ces hommes résolus des paroles d’apaisement[72].
Ainsi, le grand mouvement populaire favorable au drapeau rouge, endiguée par Lamartine et qui rebondit le soir dans l’avant-garde, se trouve maîtrisé cette fois par celui qui personnifie la Révolution. On admire la puissance de Lamartine apaisant le lion populaire. Mais de quelle force de séduction, de quel prodige oratoire Blanqui ne dût-il pas user pour faire renoncer à l’action cette salle frémissante et prête au sacrifice, l’élite révolutionnaire de la capitale, forgée au cours d’années d’émeutes, d’attentats, de complots et de propagande clandestine : toute une épopée !
Nouvelle offensive et délibération du 20 février[modifier le wikicode]
Cependant, le péril n’était pas conjuré pour le Gouvernement Provisoire.
L’agitation réapparut avec le jour sur la place de l’hôtel de ville. Le flot populaire bat une fois de plus l’édifice communal. Le peuple s’entêtait à réclamer le drapeau rouge. Cette obstination prouve avec quelle passion il était attaché à son oriflamme.
Les colonnes, cette fois, pour être aussi nombreuses que la veille, paraissaient moins bruyantes, en même temps plus résolues : on sentait une préparation. D’autre part, 5 à 6000 citoyens armés avaient été recrutés nuitamment par le Gouvernement Provisoire pour lui faire un rempart de leurs corps. D’autre part, les drapeaux rouges « aux larges plis et à la couleur brillante » qui flottaient, avaient été visiblement confectionné avec soin[73].
Le Gouvernement Provisoire dut se réunir pour délibérer encore. Il était maintenant au complet. La discussion dura près de trois heures[74]. Louis blanc demanda le changement du drapeau. Il développa les arguments que la délégation de la veille et la proclamation de Blanqui avaient déjà fait valoir. Il ajouta que le drapeau rouge réclamé par un peuple magnanime n’avait rien de sanguinaire ni de sauvages. Il rappela, en historien de la révolution, l’origine du drapeau tricolore et fit remarquer son anachronisme en 1848, car il ne pouvait plus être question de réconcilier la monarchie et la bourgeoisie en combinant les couleurs du Tiers parisien à la couleur blanche du roi. Enfin au drapeau des préjugés monarchiques et du compromis entre les classes, il proposa le drapeau rouge, symbole de l’unité.
Lamartine répondit à Louis blanc en reprenant les grandes lignes de son discours de la veilles Il affirma, d’autre part, que le drapeau tricolore bien loin de signifier la diversité des classes, était plutôt le symbole de leur unions. Il ajouta, au surplus, que la France ne pouvait changer d’emblème à chaque révolution. Par ailleurs, Carnot s’étonna que Louis blanc déchire en quelque sorte l’histoire de la révolution qu’il avait écrite : Ledru-Rollin fil l’apologie du drapeau de la Convention, un autre membre évoqua la marseillaise dont le drapeau tricolore est inséparable[75].
La discussion se prolongeait. Louis blanc ne voulait pas céder car, pour être seul ou presque seul au sein du Gouvernement Provisoire, il savait qu’il n’en traduisait pas moins l’opinion des masses qui s’agitaient à l’intérieur et à l’extérieur de l’édifice Lamartine commençait, paraît-il, à être ébranlé quand le banquier Goutchaux, lui aussi membre du gouvernement, parut. Allait-on, dit-il, se plier devant un ultimatum ? Si l’on fléchissait, la force déjà triomphante n’amènerait-elle pas à bref délai la guerre civile, le froid et le terrorisme ? Et les affaires ? Croit-on qu’elles pourraient reprendre avec le drapeau rouge ? Goudchaux termina en déposant son portefeuille. Cette intervention fut décisive. Le débat se termina et la proclamation suivante fut adoptée, unanimement[76] :
« Le gouvernement provisoire déclare que le drapeau national et le drapeau tricolore dont les couleurs seront rétablies dans l’ordre qu’avaient adopté la république française ; sur ce drapeau sont écrits ces mots : République Française, Liberté, Egalité, Fraternité, trois mots qui expliquent le sens le plus étendu des doctrines démocratiques, dont ce drapeau est le symbole, en même temps que ses couleurs en continuent les traditions.
Comme signe de ralliement, et comme souvenir de reconnaissance pour le dernier acte de la révolution populaire, les membres du Gouvernement Provisoire et les autres autorités porteront la rosette rouge, laquelle sera placée aussi à la hampe du drapeau »[77].
Dans une affiche datée également du 26 février et s’adressant à la nation, le Gouvernement Provisoire disait en outre :
“Conservons avec respect ce vieux drapeau républicain dont les trois couleurs ont fait le tour du monde.
Montrons que ce symbole d’égalité, de fraternité, est en même temps le symbole de l’ordre et de l’ordre le plus réel et durable, puisque la justice en est la base et le peuple entier l’instrument »[78]
Nouvelle riposte de Blanqui[modifier le wikicode]
De même qu’il avait répondu à la proclamation de la veille, Blanqui répondit à la nouvelle proclamation du gouvernement provisoire mais, cette fois, par un écrit plus substantiel et plus nourri de détails. Le premier texte était un avertissement comminatoire, celui-ci est un avertissement prophétique. Il repousse les équivoques perfidement semées et indique les raisons de tradition, les sentiments de reconnaissance et de dignité qui poussent républicains comme ouvriers à rejeter le drapeau tricolore pour s’attacher au drapeau rouge. Il fut adopté par le Club du Collège de France, satellite de la société républicaine centrale, club de Blanqui. Mais on ignore s’il eut les honneurs de l’affichage.
« Nous ne sommes plus en 93 ! Nous sommes en 1848 ! Le drapeau tricolore n’est pas le drapeau de la République. C’est celui de Louis-Philippe et de la Monarchie.
C’est le drapeau tricolore qui guidait les vicaires de la royauté contre les républicains de juin 1832, d’avril 1834, 2 mai 1839.
C’est le drapeau tricolore qui présidèrent au massacre de la rue Transnonain, de Lyon, de Saint-Etienne. Il s’est baigné vingt fois dans le sang des ouvriers.
Le peuple a arboré les couleurs rouges sur les barricades de 48 comme il les avait arborées dans ses trois nobles défaites de juin, d’avril, de mai.
Hier encore elles flottaient glorieuses au front de nos édifices. Aujourd’hui la réaction les renverse ignominieusement dans la boue et ose les flétrir de ses calomnies.
On dit que c’est un drapeau de sang ; de quel sang est-il donc teint ? De celui des martyrs, ses défenseurs. Il est pur comme leur gloire.
Depuis 1832, il est le seul drapeau de la République ! Sa chute est un outrage au peuple, une profanation de ses morts. On va ombrager leur tombeau du drapeau de ses ennemis.
Déjà la réaction se déchaîne. Des hommes soudoyés par la faction royale parcourent les rues, l’insulte et la menace à la louche, arrachent les couleurs rouges de la boutonnière des citoyens.
Ce sont toujours les mêmes procédés des réactions : la brutalité, la violence.
Républicains, ouvriers, c’est votre drapeau qu’on renverse ! Ecoutez-bien, s’il tombe, ce drapeau, la république ne tardera pas à le suivre” [79].
Quand on examine de près les deux manifestes sur le drapeau rouge sortis de la plume de Blanqui et qu’on les compare aux considérations sur le même sujet formulées un mois après par Proudhon, quelques remarques s’imposent.
D’abord, il y a entre les textes une différence de forme exprimant une différence de nature qu’expliquent les événements. Il est certain que les appels véhéments de Blanqui sont rédigés en pleine bataille et qui sentent la poudre ne peuvent rendre le même son que les gloses rétrospectives de Proudhon. C’est là, sans nul doute, ce qui frappe à première vue, mais ce n’est point ce qui doit retenir notre attention.
Pour Blanqui, le drapeau rouge est le drapeau, le seul drapeau de la République. Cette interprétation peut sembler étrange, historiquement, étant donné que le drapeau tricolore a été l’emblème de la République. Mais de même que ce drapeau avait été l’étendard de l’Empire, il devint le drapeau de la Monarchie de Louis-Philippe et, à ce titre ne tarda pas à être l’objet de la désaffection populaire. Après l’enterrement du général de Lamarque le drapeau rouge était, en fait, le drapeau de la République. Un grave journal de la bourgeoisie le reconnaît puisqu’il écrit :
« Nous ne voulons pas de la République, nous ne voulons pas davantage une troisième restauration, ni drapeau blanc, ni drapeau rouge »[80].
Pour Blanqui, non seulement le drapeau rouge est le drapeau républicain, mais il a été conquis de haute lutte par les combattants des barricades, ceux de février comme de toute la tradition révolutionnaire de la monarchie de juillet. Voilà son titre essentiel, incontestable. Mais Blanqui spécifie en même temps que la République dont le drapeau rouge est l’image n’est point celle de 93. Aucune idée de terrorisme ne peut donc s’y rattacher et il n’est rouge que du sang généreux des insurgés de 1832 à 1848. Cette affirmation répétée avec insistance et que complète dans le texte du Collège de France les deux exclamations significatives du début indiquent que, dans l’esprit de Blanqui, il s’agit d’une République ayant un contenu différent de la république jacobine, autrement dit qu’il s’agit d’une république sociale. Tel était l’idéal pour lequel combattait effectivement les insurgés du temps de Louis-Philippe, y compris ceux qui vainquirent sur les barricades de février. L’Enfermé qui a vécu tous ces mouvements le sait mieux que quiconque. Il ne le dit pas expressément. Il se borne à rappeler aux ouvriers que le drapeau rouge est leur étendard.
On ne peut pourtant pas se tromper sur la nature de ses sentiments et toute interprétation restrictive serait fausse. En histoire, comment sciences naturelles – et la remarque en a déjà été faite – pour atteindre la réalité, il convient de regarder les choses avec l’œil du physiologiste qui va au fond, plutôt qu’avec l’œil du peintre saisi par l’aspect extérieur.
La vérité, c’est que Blanqui ne conçoit la République en dehors du socialisme, ni le socialisme en dehors de la République. Dès 1834, dans Le Libérateur, Blanqui ne séparait pas sa conception républicaine de son désir de « refonte sociale » et déclarait très nettement que si la République devait tromper cette espérance, il cesserait d’être républicain[81]. Dans le formulaire des saisons, il affirme que la République est « le gouvernement de l’égalité »[82]. Mais il n’est pas besoin de remonter si loin. Dans son adresse aux sociétés populaires, daté du 31 mai à mars 1848, un mois après ses manifestes sur le drapeau rouge, Blanqui prouve avec force l’identité de ses opinions républicaines et de ses aspirations socialistes, terminant sur ces propositions significatives :
« La République, pour nous, c’est l’émancipation complète des travailleurs ! C’est l’avènement d’un ordre nouveau qui fasse disparaître la dernière forme de l’esclavage, le prolétariat »[83].
Sur la foi des apparences, on ne saurait donc établir de différence fondamentale entre les textes de Blanqui et de Proudhon. Tous trois ont finalement le même sens, tous trois assignent au drapeau rouge la même valeur symbolique bien que les deux premiers ne parlent pas de la République sociale et que le dernier ne parle pas de la République.
Décisions gouvernementales[modifier le wikicode]
A la suite de la proclamation et du décret du 25 février, comme de la proclamation du 26 non suivie d’une réaction populaire suffisante pour en amener l’annulation, le drapeau rouge « tombait » selon l’expression de Blanqui. Il ne s’agissait pour le pouvoir que de faire exécuter ses décisions.
Le 26, Caussidière, délégué de la République au département de la police, fit afficher l’avis suivant : « Conformément au décret du gouvernement provisoire de la République du 23 février 1848 par lequel il adopte les trois couleurs, disposées comme elle l’était pendant la République, le délégué du gouvernement provisoire au département de la police, ordonne à tous les chefs des monuments publics, et, en leur absence, au concierge des dits monuments, d’y arborer de suite un drapeau de la plus grande dimension possible, portant les couleurs ainsi placées :
Bleu, rouge et blanc ;
de telle sorte que le bleu, tenant à la lance, le rouge soit au milieu, et que le blanc flotte ». C’est dans une circulaire adressée dans chaque département au commissaire du gouvernement provisoire que celui-ci précise de mieux sa position au regard des drapeaux. Il y est dit nettement :
« Le drapeau et la cocarde tricolore sont les seuls insignes nationaux auxquels les citoyens se rallient, la République n’en reconnaît pas d’autres. Le drapeau rouge est un appel à l’insurrection, le bonnet rouge retrace des souvenirs de sang et de deuil. C’est provoqué à la désobéissance aux lois et à la violence que d’arborer ces tristes emblèmes.”[84].
Une circulaire de F. Arago, ministre de la Marine, en date du 5 mars, prescrit que le pavillon de la République sera « bleu à la gaine, rouge au milieu, blanc au battant »[85].
On remarquera l’ordre des couleurs dans cette circulaire comme dans l’affiche de Caussidière. Il n’est plus le même que dans le drapeau de la monarchie de juillet, celui-ci, comme aujourd’hui, est bleu à la hampe, blanc au centre avec le rouge flottant, la hampe étant surmontée d’un coq gaulois.
En rétablissant l’ordre ancien des couleurs, on se donnait donc l’air de changer de drapeau, de renouer la tradition révolutionnaire, de reprendre l’étendard de la Ière République. Mais, comme aux termes du décret du 17 pluviôse an II, le bleu est à la hampe, le blanc au milieu et le rouge flottant à l’extrémité, on ne tarda pas à revenir alors à l’ordre des couleurs de la monarchie de juillet,[86] tout en se réclamant de la tradition révolutionnaire. Par ailleurs, la proscription du bonnet phrygien que le gouvernement provisoire s’était livré et se livrait à « un misérable subterfuge »[87].
C’est pourtant sur la base de la proclamation du 26 février que Louis Blanc parle de la « conservation conditionnelle »[88] du drapeau tricolore.
Il n’est pas niable que pour faire consentir au peuple le maintien du drapeau tricolore, on s’est décidé à ne plus reprendre tel quel le drapeau de Louis-Philippe. En ce sens, et dans une faible mesure, on donnait satisfaction au peuple, plutôt on faisait semblant de lui donner satisfaction. D’un autre côté, on ne froissait ni l’armée, ni les orléanistes puisqu’en somme on conservait leur drapeau, et surtout, on rassurait complètement la bourgeoisie qui en vertu de l’équivoque savamment entretenue, assimilait à tort le drapeau rouge aux violences et à la terreur de 1793. En ce sens également, la proclamation du 26 représente un compromis. Elle est le reflet des contradictions internes du Gouvernement Provisoire. Elle met en évidence les deux courants antagonistes qui se heurteront bientôt à point tel qu’ils mettront en péril la République.
Défaite du drapeau rouge[modifier le wikicode]
Mais il était chimérique de prétendre satisfaire à la fois l’immense armée des travailleurs et les chefs prétoriens de l’armée, comme il était ridicule, sous prétexte de ne pas « donner aux orléanistes un signe de ralliement”[89] de reprendre à peu de chose près leur propre drapeau. Et ce n’est point parce qu’à la hampe du drapeau les gouvernants bourgeois avaient accordé une toute petite place au rouge de la « Révolution sociale » et de « l’abolition du salariat » que les mots « Banque de France » et « exploitation de l’homme par l’homme » ne se lisaient plus dans ses plis. On ne marie pas le feu et l’eau ; on ne combine pas le drapeau tricolore avec le drapeau rouge : c’est l’un ou c’est l’autres Il faut opter. La proclamation, comme toute opération de circonstance pouvait, il est vrai, donner le change un moment. L’évolution irrésistible et rapide de la bataille des classes la condamnait.
Il est bien visible, au demeurant, que cette rosette rouge juxtaposée au drapeau tricolore est imposée comme un signe aux membres du Gouvernement Provisoire, n’existait que pour sauver les apparences. C’était dans la proclamation, un test de circonstances, une clause de style, sans plus. C’est si vrai que dans ses prescriptions du 27 février, un homme comme Caussidière n’a pas même cru devoir faire mention de la rosette rouge à placer à la hampe du drapeau. Certes, on peut arguer que le 30 avril 1848, le Gouvernement Provisoire, en fixant le costume des représentants du peuple, marqua quand même un certain attachement à la couleur rouge. Il décida, en effet, que les représentants auraient une « ceinture tricolore en soie garnie d’une frange en or à graine d’épinard » et, en même temps « à la boutonnière gauche, un ruban rouge sur lequel seront dessinés les faisceaux de la république ». Mais cette ultime décision, prise à l’heure où le sens des élections effrayait même la majorité du gouvernement, fut dictée vraisemblablement par une raison tactique : le désir de réagir, tout au moins symboliquement, contre le glissement à droite. Elle ne pouvait tromper personne et Alexandre Dumas écrivit à juste titre en la commentant :
« il y a beaucoup à parier que pas un des représentants ne prendra le costume décrété par le Gouvernement Provisoire… »[90]
Louis Blanc s’illusionne donc grandement quand il affirme :
« Loin d’avoir été rejeté, la couleur rouge fut adoptée solennellement comme symbole du pouvoir révolutionnaire ».[91]
En fait, comme dans presque tous les compromis, il y avait une partie perdante. Dans les périodes révolutionnaires modernes où le mouvement ascensionnel, où le dynamisme est représenté par la classe ouvrière, c’est celle-ci qui forme la parte perdante des compromis. Les questions de drapeau ont plus d’importance qu’on ne croit. En résistant, en maintenant le drapeau tricolore, la bourgeoisie maintenait l’ancien état de choses, la République de façades. Elle escamotait la révolutions.
« Un moment de terreur, d’hésitations, de faiblesse, et la France symbolisée par le drapeau de la détresse, roulait peut-être dans l’abîme de la barbarie et du meurtre ».
C’est ce qu’avoue, à l’époque, un journal essentiellement bourgeois comme l’Illustration[92]. Il souligne à sa manière que le 25 février, jour décisif, marqua un tournant dans la Révolution : il ajoute :
« Cette minute ne vint pas… »
Et il rend grâce à Lamartine qui par son « éloquence inspirée » sut « ramener à la raison une multitude égarée et préserver la jeune révolution qui commençait à “s’épurer ».[93]
« Il a réussi dans cette entreprise qui semblait au-dessus des forces et du courage d’un homme. Sa victoire a été l’une des plus belles victoires remportées par le génie du patriotisme et de l’éloquence ».
Même son de cloche, en somme, dans le Journal des Débats qui proclame qu’en répudiant « noblement et courageusement » le « drapeau d’une seule couleur qui était l’emblème du sang et du carnage », la Révolution commençait à « s’épurer ».
La défaite du drapeau rouge signifiait la défaite des travailleurs. C’est pourquoi Lamartine qui personnifie la résistance aux vagues d’assaut populaire en faveur du drapeau rouge fut et reste, aux yeux des conservateurs et des républicains bourgeois, le grand héros des 25 et 26 février, bien qu’en bonne justice – et c’est un aspect de la question qui ne saurait être traité ici – on devrait reconnaître que Flocon, en canalisant la partie la plus malheureuse de la multitude vers le donjon de Vincennes – soumis pourtant depuis le matin même – a opéré la plus habile des diversions[94].
Maintenant, que Lamartine ait éprouvé peu après à l’Assemblée Constituante, l’ingratitude de ses collègues et des autres députés bourgeois, cela ne change rien à l’affaire. Aussi bien, Félix Mornand, l’un des premiers secrétaires du Gouvernement Provisoire, encore sous le coup de « cette première secousse pour faire dévier le char de la révolution » avait écrit :
« Gloire au gouvernement et gloire à Lamartine! On pourra quelque jour détruire le premier et méconnaître le second ; on pourra critiquer leurs actes… Mais il ne faut jamais oublier les services qu’ils ont rendus à la patrie dans cette minute décisive ! »
En fait, à la suite de son intervention éloquente, Lamartine, déjà grand poète fut sacré grand orateur, grand homme d’État. On en fit un sauveur. On le porta aux nues. Lui-même devint infatué de sa personne au point d’exagérer tout ce qu’il avait fait pour la Révolution de 1848 et de transformer son récit de cet événement en une approximation historique.
Pourtant, étant donné les services qu’il avait rendus à sa classe, Lamartine n’avait pas besoin de se tailler le beau rôle et, comme l’a écrit un historien bourgeois postérieur, il avait le droit – sur le plan bourgeois évidemment – « d’affronter l’histoire et la postérité sans redouter ni le jugement de l’une, ni les ingratitudes de l’autre ».
Analysant le drame des événements, Blanqui se montrait sceptique quant aux résultats à inscrire à l’actif des journées de février. Aussi bien s’écriait-il dans une proclamation : « changement de décor, maintien du fond ».
En ce qui concerne le drapeau, c’était encore trop peu dire, car le mince décor changé sous la pression populaire des 25 et 26 février ne tarda pas à disparaître. Le décret du 5 mars 1848, tout en se référant une fois de plus à la tradition révolutionnaire, reprit l’ordre des couleurs de la monarchie censitaire. Ainsi en huit jours, se trouvait rétabli, au coq près, le drapeau de Louis-Philippe.
Chapitre III. Des journées de février aux journées de juin[modifier le wikicode]
Eclipse du drapeau rouge jusqu’au 1 mai[modifier le wikicode]
La bourgeoisie, par toute une série de mesures, prouvait donc son attachement au drapeau tricolore. Mais tous les « esprits surexcités par l’avènement de la démocrate », toutes ces « individualités sans lien et sans suite » dont parle dédaigneusement Corbon[95] – autrement dit l’avant-garde du prolétariat – tenait, de son côté, au drapeau comme à la couleur rouges C’est ainsi que les Montagnards ou gardes du peuple de Caussidière avaient bien la blouse bleue, mais leur ceinture et leur cravate étaient en laine rouge[96]. On le vit mieux le 27 février, jour où, au dire de Lamartine, le gouvernement voulait « constater par une solennité authentique la défaite des partisans du drapeau rouge”[97]. Lamartine se trouva contraint de reconnaître que le cortège, en partant de l’Hôtel de Ville, comprenait « quelques drapeaux rouges et un grand nombre de rubans rouges aux habits »[98]. Au surplus ce même jour, vers 11 heures du matin, une cinquantaine de révolutionnaires polonais s’était réunis dans la cour de la mairie du 11e arrondissement avec, comme emblème, un drapeau rouge portant en lettres noires : Vive la Pologne ! Et, dans une cérémonie quasi officielle, Bouley de la Meurthe, colonel de la 11e légion, les avait présentés à la garde nationale en présence du général polonais Divernieki et du nouveau maire David d’Angers[99].
A partir de ce jour, le drapeau rouge subit incontestablement une nouvelle éclipse. Il n’apparaît même plus à l’état sporadique. Il est difficile de trouver sa place dans les grandes journées du 17 mars et du 16 avril.
Si l’on croit La République de Bareste, au 17 mars, les 40 000 citoyens qui se rassemblent place de la Concorde, la plupart en blouse, donc des ouvriers, tenaient à la main « de petits drapeaux tricolores montés sur des baguettes à la longueur des doigts ». Il y avait par ailleurs, surmontant la foule, « d’immenses drapeaux aux couleurs nationales » [100]. Un journal modéré confirme qu’on « voyait de loin le drapeau tricolore se déployer »[101] Remarquons également que la célèbre légion des brésiliennes avait une bannière aux couleurs nationales. C’est un fait aussi que sur 147 dénominations de clubs parisiens relevés à la date du 30 mars, pas un ne porte le nom du drapeau rouge, et que sur 171 journaux parisiens parus de février à juin, aucun ne porte le même nom[102] Il est significatif que les proclamations de la société républicaine centrale (club Blanqui) n’en font pas mention.
Significative est aussi l’attitude de Cabet répondant le 27 février à la presse qui avait défini le ruban rouge comme le « ruban du communisme » et les trois couleurs comme « le signe de ralliement de tout ce qui veut le respect de la famille et de la propriété ». Le leader du communisme pacifique traita ces mots d’”odieuse calomnie », ajoutant un peu plus loin : « … Nous déclarons qu’il est faux que le drapeau rouge soit le drapeau du communisme »[103]Deux jours après, dans un appel au Gouvernement Provisoire, Cabet désavouait à nouveau le drapeau rouge : « Nous approuvons, écrit-il, le drapeau tricolore plutôt que le drapeau rouge”. Il est vrai que pour atténuer sans doute la portée de ce désaveu, il le faisait suivre de deux séries de réticences. S’adressant toujours au gouvernement, il disait :
« Pourquoi avez-vous fait arborer le drapeau rouge à l’hôtel de ville, à la poste, etc.… etc., aux acclamations du peuple, pour le destituer ensuite, comme si c’était une influence réactionnaire ?
Comment avez-vous pu rétablir le coq gaulois devenu si impopulaire ? Et comment après l’avoir abandonné, devant la manifestation du peuple, après n’en avoir pas parlé dans votre programmation en faveur du drapeau tricolore (ce qui faisait croire que vous l’abandonniez définitivement) comment pouvez-vous rétablir enfin ce coq dépopularisé ?[104] »
On ne saurait non plus sous-estimer l’attitude d’un journal de combat comme La Commune de Paris, tribune des clubs et organes de Sobrier. Non seulement on n’y trouve aucune apologie du drapeau rouge, mais on y fait de la cocarde tricolore le « signe de l’affranchissement du peuple français ». Et à l’occasion de la fête consacrée à la distribution des drapeaux de la République, ce journal écrit « qu’il serait opportun que la cocarde tricolore reparût à tous les chapeaux, à toutes les boutonnières. » Du reste, le manifeste des sociétés secrètes (16 avril 1848), reproduit dans le même organe, s’abstient de se prononcer sur la question du drapeau[105].
Plus ferme fut, certes, l’attitude du communiste révolutionnaire Dézamy qui, répondant en mars non seulement à la presse, mais au Débat, défendit franchement le drapeau « souillé et sanglant des barricades »[106].
Il est vrai qu’au 15 mai, l’attitude de Sobrier est bien différente. Ses hommes portent à la boutonnière un ruban de laine rouge et l’on fait savoir le matin aux délégués des départements afin, si une collision s’élève, qu’on ne tire pas sur eux « C’est notre signe de ralliement », dit l’un d’eux[107]. Au cours de la démonstration, bannière des corporations et des fleuves, drapeaux avec l'inscription pour la Pologne sont déployés. Ces emblèmes pénètrent avec le flot des manifestants jusque dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale. Il y en a de tricolores, mention en est faite. On peut avancer qu’il y en a de rouges bien qu’aucun texte formel ne puisse étayer cette affirmation. Mais la façon dont Lamartine, retraçant l’envahissement de l’Assemblée, évoque les drapeaux en rappelant les journées du drapeau rouge en février, est une indication très nette. On sait, d’autre part, que le drapeau du club Blanqui fut déployé place de la Concorde et ce drapeau, comme la carte d’entrée du club, était rouges[108]. Pour le surplus, il est permis de suppléer à l’insuffisance des précisions symboliques fournies tant sur l’organisation intérieure des clubs que sur la journée du 15 mai, en se rappelant que les clubs se livraient à la surenchère.
La diatribe de Victor Hugo[modifier le wikicode]
Au cours des élections à l’assemblée constituante, puis à la législative, il va sans dire que les candidats conservateurs se servirent du drapeau rouge comme un épouvantail pour entraîner les citoyens hors des voies socialistes. A cette occasion, on peut dire que l’image fameuse – et fausse – du tour du Champ-de-Mars fit le tour de France et servit à nouveau la cause des puissants du jour.
Est-ce jalousie de poète ? Victor Hugo ne fit pas menton de cette métaphore dans sa profession de foi aux élections du 4 juin 1848. Ce « cri de l’ainé poussé par une bouche éloquente »[109] et, par ailleurs bel exemple d’utilisation réactionnaire du drapeau rouge dans la bataille électorale. Et quelle utilisation ! On en jugera par ce tableau de la « République rouge » tracé dans la première parte :
« Deux Républiques sont possibles.
L’une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera bas la statue de Napoléon et dressera la statue de Marat, détruira l’Institut, l’école Polytechnique et la Légion d’Honneur, ajoutera à l’auguste devise : Liberté, Egalité, Fraternité, l’option : ou la mort fera banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, anéantira le crédit, qui est la fortune de tous, et le travail, qui est le parent de chacun, abolira la propriété de la famille, promènera des têtes sur des piques, remplira les prisons par le soupçon et les videra par le massacre, mettra l’Europe en feu et la civilisation en cendres, fera de la France la patrie des ténèbres, égorgera la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée, niera Dieu ; remettra en mouvement ces deux machines fatales qui ne vont pas l’une sans l’autre, la planche aux assignats et la bascule de la guillotine ; en un mot fera froidement ce que les hommes de 93 ont fait ardemment, et, après l’horrible dans le grand que nos pères en vu, nous montrera le monstrueux dans le petit. »[110]
Le morceau est superbe mais d’une partialité révoltante. Il est trop facile de charger ainsi la République sociale de tous les péchés d’Israël en la confondant avec la terreur de 1793, et d’auréoler ensuite la République bourgeoise des réformes arrachées pour la plupart au programme des systèmes socialistes abhorrés. On triomphe à bon compte et l’on peut trancher souverainement :
« De ces deux Républiques, celle-ci s’appelle la Civilisation, celle-là s’appelle la Terreur.”
Quelle aberration ! Camille Pelletan qui a consacré un livre pieux à la mémoire de Victor Hugo est obligé d’avouer que le morceau « manque de bienveillance »[111]. Évidemment, et c’est même trop peu dire, Mais les esprits inquiets, les prétendus amis de la civilisation que menaçait, paraît-il, le débordement des affiches socialistes et montagnardes, attendaient, haletants, une consolation. Le grand poète qui était un « républicain du lendemain » la leur donnait sous une forme lyrique mais frelatée. Ils n’en demandaient pas plus.
Les journées de juin[modifier le wikicode]
La consolation était bien mince et de courte durée. Paris devait connaître avant la fin du mois la terrible « insurrection de la faim ». Trois jours durant, prolétaires en activité et prolétaires sans travail licenciés des ateliers nationaux, livrèrent dans les rues, avec une sauvage énergie, une bataille sanglante aux troupes des généraux d’Afrique, les Cavaignac et les Lamoricière.
Alors réapparut « le drapeau de la barricade, le guidon du pauvre, l’oriflamme de Jacques Bonhomme, en haillons rouges toujours vaincu qui pend, criblé de balles, au bout d’une perche »[112]. Comme l’écrit Hippolyte Castille en sa langue colorée :
« N’a-t-il pas son honneur, lui aussi, aux yeux de la sédition et sa gloire d’un moment au fond des noirs carrefours »[113]
Cet honneur, une feuille provocatrice Le Napoléon Répullicain s’essayait alors à le souiller. Douze jours avant le début de l’insurrection, il demandait au peuple de se souvenir du « drapeau rouge du Champ-de-Mars », sachant très bien que cette évocation pouvait agir comme un ferment de révolte[114].
Cependant, le drapeau rouge ne fut point arboré unanimement comme on pourrait le croire et comme l’ont accrédité les écrivains socialistes, en dernier lieu Alexandre Zévoès[115]. Les insurgés se servirent aussi de drapeaux tricolores et l’on doit même admettre, étant donné la louche participation des agents légitimistes au début du mouvement, que quelques drapeaux blancs flottèrent le premier jour[116].
Sur la première barricade, à la hauteur de la porte Saint-Denis, c’est une bannière tricolore qu’une femme planta. Ceci se passait le 23 juin[117]. Le 26, l’ami de Bakounine, Ivan Tourgueniev, aperçut au sommet de cette barricade « un étroit drapeau rouge, qui remuait à droite et à gauche sa petite langue mordante et menaçante ». Il était entouré de drapeaux tricolores « brodés d’or »[118].
Le 23 au matin, à la formidable barricade de la porte Saint-Martin, l’une des femmes qui occupe le sommet agite un drapeau tricolore[119]. Quand les troupes du général Damenne reprirent, au prix de lourdes pertes, les barricades de la place Maubert, elles s’emparèrent d’un drapeau tricolore orné dans la zone blanche d’un bonnet rouge[120].
Le drapeau rouge flotta le 24 sur la mairie du huitième arrondissement et le 25 sur la colonne de juillet[121].
L’étude des journées de juin amène à faire des remarques en ce qui concerne le drapeau rouge.
Tout d’abord, il est certain que les drapeaux tricolores étaient en plus grand nombre que les drapeaux rouges sur les barricades H. Castille, témoin oculaire, l'affirme nettement[122] et il n'y a pas lieu de mettre en doute, sur ce point particulier, son récit objectif est sincère. D'autant plus que ce sont les bannières tricolores des ateliers nationaux qui servirent, en général, de signe de ralliements Mais il est bon d'ajouter que bonnet rouge figurait souvent soit au milieu soit à la pointe des drapeaux aux couleurs nationales. Par ailleurs, à mesure que le caractère social de l'insurrection se dégageait, les drapeaux rouges flottèrent plus nombreux. Cette remarque a été faite par Madame d'Agoult[123] qui note, le 23, n'avoir vu que des drapeaux tricolores et qui, au cours de sa relation de la journée du 25, écrit que « des drapeaux rouges se multipliaient ».
Tout en admettant la portée générale de cette remarque, il convient de faire exception pour le vieux foyer des insurrections parisiennes[124].
Félix Pyat qui avait parcouru le faubourg Antoine avec Dupont de Bussac en suppliant les travailleurs de renoncer à engager une lutte funeste, a raconté comment, de la Bastille au Trône, il vit construire plus de cent barricades.
« Sur chacune d’elles, écrit-il, flottait un drapeau rouge portant l’insigne du travail, c’est-à-dire l’outil d’un métier ; sur l’un c’était l’équerre et le compas, ; sur l’autre, le marteau et le ciseau ; sur un troisième, une presse et compositeur ; ainsi de suite, chacun son symbole. Cela ne valait-il pas les sigles, les lions et autres bêtes de proie, emblèmes des maîtres ? Les combattants s’étaient rangés naturellement ainsi par ordre d’états, par corporations, se connaissant mieux pour mieux se défendre, en vrais frères et amis, en compagnons. Nobles soldats et nobles drapeaux d’une guerre sainte pour la plus juste des causes… »
Il ajoute, plein d’amertume, évoquant l’issue de la lutte :
« Ah! ces nobles drapeaux du travail, j’eus la douleur de les voir pris et rapportés en trophée, troués et sanglants, au bureau de l’Assemblée bourgeoise, par des fils du peuple, par les mobiles de Paris, par des frères conduits contre leurs frères à la grande joie des maîtres, triomphant dans le sang de tous… »[125].
En province, c’est surtout dans l’agglomération lyonnaise que la révolte de juin 48 trouvera sa répercussion. Déjà, le 15 mai, jour de l’envahissement du Palais Bourbon, le drapeau noir avait été arboré à Givors[126]. Le 24 juin, à la Croix-Rousse, les ouvriers informés des événements de la capitale se tenaient prêts à épauler leurs frères parisiens. Le signal de convocation, d’après un rapport officiel, était donné en hissant sur le fort des Bernardines, un drapeau rouge auquel devait répondre le flottement de même couleur sur le fort de Montessuy[127].
Chapitre IV. Sous la répression et la réaction[modifier le wikicode]
Caractère et rayonnement international du drapeau rouge[modifier le wikicode]
Après les meurtrières journées de juin et la répression impitoyable qui suivit, il est à peine besoin de dire que le drapeau rouge subit encore un recul sur la scène politique en France. Mais, chose curieuse, c’est précisément à cette époque qu’il prit son caractère international, il devint l’emblème de la fraternité humaine et de la révolution socialiste universelle.
C’est à Proudhon qu’on en est redevable et nous l’avons déjà signalé en passant.
En mars 1848, à la suite des élections à l’Assemblée Constituante, Proudhon avait fait paraître une brochure intitulée Solutions du Problème social dans laquelle il passait au crible de la critique les actes du Gouvernement Provisoire et la façon parlementaire dont on comprend l’exercice du suffrage universel. Dans cette brochure, Proudhon saluait le drapeau rouge non seulement en tant que symbole de la souveraineté populaire dans un pays, mais en tant que symbole de l’union de tous les peuples par-dessus les frontières. Il disait :
« … Et puisque tous les hommes aiment le rouge, ne serait-ce pas aussi que le rouge est le symbole de la fraternité humaine !
… Gardons, si vous voulez, le drapeau tricolore, symbole de notre nationalité. Mais souvenez-vous que le drapeau rouge et le signe d’une révolution qui sera la dernière. »
Il ajoutait :
« Le drapeau rouge ! C’est l’étendard fédéral du genre humain. »[128]
Cette formule étincelante fit fortune. Elle fut reprise par les partisans de Blanqui. Ils en firent la devise d’un de leurs organes éphémères La République rouge. Dans ce journal, du reste, il était souligné qu’à l’encontre du drapeau tricolore, le drapeau rouge ne fait pas « la conquête de l’Europe par la guerre, » mais qu’il porte dans ses plis « l’avenir pacifique de l’humanité »[129].
Ainsi véhiculé par les proudhoniens et les blanquistes, l’idée internationaliste attachée au drapeau rouge fut assurée du succès.
Et comme peu après, en juillet, le poète révolutionnaire allemand Freiligrath chanta le drapeau rouge au lieu et place du drapeau noir – rouge – or, il se trouva que, concrètement, l’emblème socialiste écarlate commença son tour du monde. À la vérité, il avait déjà pénétré en Belgique, et des Polonais – tout au moins à Paris – s’étaient déjà groupés sous ses plis. Il ne faisait même que réapparaître en Allemagne, puisque trois siècles avant les paysans du Ried l’avaient arboré dans leur révolte [130], et que plus récemment, dans le club l’Association Ouvrière, fondée le 13 avril 1848 à Cologne par Gotschalk, il ornait la tribune, mariant sa couleur avec le rouge des écharpes et des bonnets dont certains ouvriers en blouse avaient cru devoir se ceindre et se coiffer[131].
Quoi qu’il en soit, il reste que l’on peut - et, jusqu’à nouvel ordre – que l’on doit dater de cette époque le rayonnement international du drapeau rouge. Ce rayonnement, tout au moins européen, fut pressent alors par le journaliste Charles Robin qui préparait une histoire de la révolution de 1848. À la suite de longues dissertations sur le rejet momentané de l’étendard rouge en France, Robin prédit son adoption comment emblème de la « confédération des peuples européens ». Et comme la Russie tsariste est, à cette époque, le foyer de l’oppression, Robin annonce même que c’est sous les plis de la bannière rouge européenne que les Russes seront refoulés « dans les steppes ». Ainsi, le drapeau rouge « terreur du despotisme » sauve la liberté[132].
Mais ce rayonnement du drapeau rouge que le recul du temps nous permet d’établir et que pressentirent quelques rares esprits, échappa aux contemporains.
Il y eut même, en France, un socialiste notoire comme Pierre Leroux qui rompit ouvertement avec la tradition populaire du drapeau rouge. Le 5 septembre 1848, à la tribune de l’Assemblée nationale, il déposa un projet de constitution « le plus délirant, a-t-on pu écrire, qu’un réformateur n’ait jamais conçu ». Dans le double but de « se conformer à la science » et de détruire le germe « des collisions futures qui pourraient résulter de drapeaux différents dans la nation, Pierre Leroux invitait l’assemblée à adopter comment emblème national un drapeau blanc – or – Azur et pourpre. Le blanc était affecté à « la gérance, l’unité », l’or au corps scientifique, l’azur au corps législatif, la pourpre au corps exécutif[133]. Pierre Leroux sacrifiait sur l’hôtel d’une unité imaginaire à la fois le drapeau national et le drapeau social, le drapeau du passé et le drapeau de l’avenir, le symbole de l’unité nationale et l’emblème de l’unité humaine.
Manifestations diverses en 1849[modifier le wikicode]
L’assemblée, - est-il besoin de le dire ? - accueillit par un immense éclat de rire les fantaisies du réformateur, mais le fait qu’elles aient pu se produire indiquent surabondamment que le drapeau rouge ne jouissait plus du succès d’antan. Il n’avait pourtant pas perdu tout crédit dans les masses, puisqu’à Montargis (Loiret), pour l’anniversaire de la République (février 1849), les mariniers plantèrent un nouvel arbre de la liberté, orné de nombreux oriflammes tricolores au milieu desquels flottaient au vent l’immense flamme rouge[134]. À Alger, le même jour, on voulait promener dans la ville des drapeaux rouges, mais l’accueil fait précédemment par la population aux bannières de même couleur, auraient déconcerté les partisans du rouge qui renoncèrent à leur projet[135]. D’après le ministre Faucher, le drapeau rouge aurait été pourtant arboré ce jour-là à la Guillotière, dans la Drôme, et à Carcassonne[136], cependant qu’à Toulouse d’après une autre version, un garde national en faction devant la cathédrale au moment du Te Deum, avait cru devoir se coiffer du bonnet rouge[137].
Les comptes-rendus des banquets de février 1849 confirment que le drapeau tricolore est le grand triomphateur. Il suffit de lire un journal comme La Révolution démocratique et sociale de Charles Delescluze pour s’en assurer. Pourtant dans l’un de ses numéros paru avant ces banquets, ce journal avait fait une apologie en règle du drapeau rouge en s’appuyant sur l’histoire, à commencer par l’antique Gaule dont il fut l’emblème.
L’article[138] insistait sur le caractère national du drapeau rouge et ne faisait que glisser en quelque sorte sur son caractère social.
« Pourquoi aujourd’hui le peuple semble-t-il disposé à abandonner le vieux drapeau tricolore, pour revenir au vieux drapeau gaulois ! On a tout fait pour lui remettre sous les yeux la couleur rouge. On semblait vouloir lui rappeler que ce fut celle de ses ancêtres. La première Assemblée nationale dominée par la réaction capitaliste fait une loi de sang contre les attroupements… La Gironde invente le bonnet rouge : le peuple l’adopte. Les insurrections républicaines sous Louis-Philippe ont arboré le drapeau rouge ; Lyon s’est battu sous cette couleur.
Au 21 février, le drapeau rouge fut le vrai drapeau de la révolution. Chacun, sans qu’il y ait eu de mot d’ordre, se trouva la poitrine parée d’un ruban rouge. Lamartine commença la réaction en substituant le drapeau tricolore au drapeau rouge.
Le peuple a un sens profond. Et je savais que la révolution de février était le point de départ de l’unification définitive de la France. Plus de classe, de nobles, de bourgeois, de prolétaires : des égaux, un peuple, voilà la révolution de février. Pourquoi trois couleurs pour représenter l’un !
L’avenir décidera si le drapeau tricolore continuera à être le drapeau de la France.
Le drapeau rouge symbole de l’unité remonte aux origines de la nation. Il est donc digne de respect. Prétendre qu’il est un signe d’assassinats, de pillages, c’est insulter à la mémoire de nos vieux, c’est méconnaître l’histoire, c’est répudier tout le passé de notre race ».
Au début d’avril 1849, le drapeau rouge paru dans un banquet socialiste de 50 à 60 cultivateurs à Saint Léon, arrondissement de Cusset (Allié)[139]. À Paris, barrière Poissonnière, au banquet des prêtres socialistes le 19 avril 1849, on remarque que les nombreux commissaires circulant autour des tables étaient décorés d’un brassard rouge[140]. C’est encore en 1849 que Jean Bousquet, ce cafetier de Moissac (Tarn-et-Garonne), qui devait mourir à Jersey après avoir eu les honneurs de l’horizon funèbre de Victor Hugo, fut traduit puis acquitté devant la cour d’assises de Montauban pour exposition publique de bonnets et drapeaux rouge[141] Furent acquités également par le jury d’Indreet-Loire, le 6 juillet 1849, l’instituteur Rouault, l’adjoint Avenet, le terrassier Coulan, ce dernier coiffé au rouge symbolique, pour avoir crié entre autres, à la croix, le 13 mai 1849 Vive le drapeau de la Montagne! Cri interprété par les assistants comme en faveur du drapeau rouge[142].
Il faut bien l’avouer, l’évocation du drapeau rouge gênait tout ceux – et ils étaient nombreux – qui, en vue d’une victoire aux élections à l’assemblée législative, travaillaient à la fusion des montagnards et des socialistes. Par une sorte d’accord tacite, les uns et les autres étudièrent la question du drapeau qui divisait, pour ne retenir, dans le programme commun, que ce qui pouvait unir. Ce n’est pas par hasard que le serment et la déclaration pourtant assez explicite imposée aux candidats « démocrates – socialiste »[143] passait sous silence le drapeau de la nouvelle formation.
Mais comme il arrive toujours, les contradictions internes refoulées par artifice momentanément, devaient éclater par la force irrésistible des choses, à la première occasion. Le 13 juin 1849, lorsque à la suite de l’expédition de Rome, éclata l’affaire dite du Conservatoire des Arts et Métiers, on vit surgir à la fois le drapeau rouge et le drapeau tricolore. Au début de la manifestation qui préluda aux combats de rue, dans les environs du Château-d ‘Eau, a paru un drapeau rouge, porté par des hommes en blouses[144]. D’un autre côté, le drapeau des étudiants porté tout d’abord par Lebalye était tricolore[145]. À Lyon, l’émeute parisienne trouva sa répercussion le 15 juin, et c’est autour d’un drapeau rouge que se rallièrent les deux ou trois cents premiers insurgés répondant au rappel battu à la Croix-Rousse[146]. Commentant le coup manqué du 13 juin dans un café de Civray (Vienne), le plafonnier Godu aurait dit, entre autres choses, que le drapeau tricolore « n’est pas le vrai drapeau républicain ». Arrêté, il fut acquitté[147].
Quant à Garibaldi, le héros de la république romaine, quant aux hommes de son héroïque légion, ils pouvaient bien se revêtir de la symbolique chemise rouge, leur drapeau n’en était pas moins aux couleurs italiennes après avoir été noir – deuil de la patrie lointaine – avec au centre l’image du Vésuve en flammes[148]. Aussi le général Oudinot, commandant en chef du corps expéditionnaire français n’eut à interdire, à la date du 9 juillet 1849 que « le port du bonnet rouge et des bérets de même couleur, signe de terreur et d’anarchie »[149].
Et si l’épopée des chemises rouges a pu favoriser le développement de l’étendard socialiste en jouant dans l’inconscient collectif par l’entremise de facteurs qu’on peut seulement soupçonner, on sait d’une façon sûre que le hasard présida uniquement au choix de la couleur symbolique de Garibaldi. Quant à sa date d’origine, elle est controversée. Hayward et Frischhauer prétendent que la chemise rouge fut choisie à Montevideo parce qu’une maison de commerce solda tout un stock destiné aux ouvriers des grands abattoirs argentins, afin que les traces sanglantes ne fussent pas visibles après leur travail. Cette hypothèse ferait remonter la fameuse chemise rouge à 1842. Bordone dit que Garibaldi à New York, faisait partie d’une compagnie de pompiers dont l’uniforme consistait en une chemise rouge, et fixe à ce moment l’emploi de la chemise rouge par Garibaldi. Cette hypothèse ferait remonter l'origine de la chemise rouge à 1850.[150]
Notons, puisque nous sommes sur ce point un peu spécial que, plus près de nous, en 1928 – 1930, la chemise rouge fut reprise par les adhérents du Khudal-Khidmatgar (serviteurs de Dieu), mouvement national hindou de la province de Punjab, dirigé par Ghafar-Khan. Mais on ignore dans quelle mesure le rouge traditionnel du socialisme ou le souvenir de l’épopée Garibaldienne ont pu déterminer ce renouveau de la chemise rouge. Il paraîtrait que c’est pour donner au groupement une réalité tangible en lui enlevant tout caractère occulte, que Ghafar-Khan aurait proscrit le port de la chemise rouge[151] 164. Cette raison qui a sa valeur, n’explique pas le choix de la couleur.
Il ne faudrait pas induire de quelques-uns des faits cités plus haut, que le rayonnement du drapeau rouge subit un temps d’arrêt en 1849. N’est-ce pas un phénomène digne de remarque que le ralliement public au drapeau rouge opéré à Londres par le vieux lutteur chartiste Julien Harnay, le 31 décembre 1849, lors de la fête fraternelle regroupant 300 républicains socialistes d’interrogation ? Après avoir exprimé sa foi profonde en la victoire de la classe ouvrière dans tous les pays, ce vétéran termina son exposé en affirmant :
« Le drapeau rouge flottera sur le monde entier et groupera tous les peuples derrière lui »[152]
On mesurera le chemin parcouru à Londres par l’emblème révolutionnaire, si l’on note que le 10 avril 1848, à la grande démonstration chartiste dont Harney était l’un des chefs de file, il n’y avait pas eu un drapeau rouge, mais des bannières multicolores, bien que de nombreux ouvriers démocrates se fussent décorés de l’Eglantine rouge[153]. Le drapeau du chartisme n’était pas rouge et la couleur révolutionnaire des ouvriers français n’avait été représenté dans ses démonstrations que par des bonnets et des rosettes rouges[154].
Le 10 novembre 1850, à Londres, comme pour faire écho aux vieil Harney, les proscrits démocrates – socialiste français, allemands, polonais et hongrois réfugiés en Angleterre - s’affirmèrent pour le drapeau rouge. Leur appel énergique finit sur ces mots :
« Plus de guerre nationale ! Les bannières que les despotes avaient élevées entre les nations qui s’étaient partagées sont désormais tombées pour nous et les peuples confondus n’ont plus qu’un drapeau sur lequel nous avons écrit avec le sang fécond de nos martyrs : République Universelle Démocratique et Sociale. »[155]
C’est peut-être la première fois que dans un écrit rendu public, des démocrates – socialistes de diverses nations ne se contentent pas d’adopter le drapeau rouge mais répudient leur drapeau national.
Le plaidoyer d’Alfred Delvau (1850)[modifier le wikicode]
En France, durant les années 1850 et 1851 qui marquent l’extermination systématique du part de la Montagne, le drapeau rouge ne paraît pas. Mais Anatole Leray le salue, dans Le Drapeau du Peuple comme le drapeau de la République Sociale et comme le futur drapeau de la République Universelle. Extrait en sera transcrit dans l’Almanach de la vile Multitude pour 1851[156].
De son côté Alfred Delvau, « secrétaire intime » de Ledru-Rollin mais blanquiste d’inclination, consacre une large place au drapeau rouge dans le tome 1 (seul paru) de son ouvrage historique sur la révolution de 1848. C’est un plaidoyer chaleureux et agressif.
Reprenant l’argumentation soutenue dans le journal de Delescluze et qui était d’ailleurs peut-être de lui, Delvau évoquait d’abord la gloire incluse dans les plis pourprés de l’étendard gallique.
“Le drapeau rouge était l’unique labarum de nos pères qui l’avaient tenu très haut et ferme dans toute leurs victoires. Les gaulois, race d’aventuriers indépendants, braves et purs l’avaient porté dans toute l’Europe, dans toute l’Asie, en Grèce, en Thrace, en Galacie, en Perse, dans l’Inde. C’était le drapeau rouge que déployaient les compagnons de Itrennus en entrant dans Rome conquise. La couleur pourprée représentait la liberté pour les Gaulois ; et puis ne portait-elle pas, - cette glorieuse oriflamme de nos ancêtres – cette devise inscrite en lettres de feu, la devise de Constantin « In hoc signo vince : sous ce signe, tu vaincras ! ». Et ils avaient vaincu, et avec cet étendard, ils avaient fait le tour du monde, ils avaient marché à la conquête du monde ! »
Rappelant alors la fameuse formule par laquelle Lamartine « avait endoctriné la masse trop électrisable » qui assiégeait l’hôtel de ville, Delfau se faisait pressant, posait toute une série de questions entrecoupées de considérations historiques :
« Est-ce que M. de Lamartine n’est pas français ? Est-ce qu’il oubliait l’origine de la France ! Lui qui a été créé religieux comme l’air a été créé transparent, oubliait-il à dessein sans doute lorsqu’il faisait de la phraséologie sur le perron de l’hôtel de ville que le drapeau rouge avait été celui du christianisme. Lui qui a été créé historien, par un procédé analogue sans doute, oubliait-il que Charles Martel avait déployé le drapeau rouge en marchant à l’extermination des sarrasins ; que Charlemagne en avait ombragé et protégé sa tête et son empire, et qu’il avait marché en avant des chevaliers des croisades ! Une fois tombée – et cela est arrivé à la bataille de Rousbek – la France n’avait plus su vaincre ; le drapeau rouge avait servi de linceul à des soldats ! … Le drapeau blanc qui date de Jeanne d’Arc, et le drapeau tricolore de 1789, valaient-il le drapeau de nos ancêtres ! Le drapeau tricolore quoiqu’illustrée par les guerres de la Révolution, n’avait-il pas été souillé, déshonoré par 18 années de paix honteuse ? M. de Lamartine qui a écrit l’Histoire des Girondins ne voulait donc pas se rappeler que si le drapeau rouge qu’il exécrait avait fait « le tour du Champ-de-Mars » c’est dans le sang du peuple mitraillé par ordre de Bailly, maire de Paris, qu’il avait été trempé et non dans la loue comme il s’est complu à le dire. Et à ce titre n’était-il pas cher au peuple ! »
Poursuivant sa démonstration, Delvau montrait contrairement aux « deux mensonges en deux phrases » de Lamartine, que le drapeau rouge non seulement avait fait le tour du monde, et que depuis 1832 il avait fait si l’on peut dire « le tour des barricades ». Le 24 février en particulier, ne fut-il pas arboré par les combattants ?
« Est-ce que cette couleur rouge que chacun portait à sa boutonnière, M. de Lamartine tout le premier, ne symbolisait pas la victoire, la liberté, la République ! »
Et voici la conclusion :
« Est-ce que, mieux que les trois couleurs, elle n’était pas digne du respect et de la vénération du peuple ! Est-ce que ce n’était pas une profanation de faire disparaître le haillon révolutionnaire pour y substituer un lambeau souillé par tant de souvenirs néfastes ? Est-ce qu’enfin ce n’était pas renier l’histoire, renier la patrie que l’abattre de nos monuments ! C’était un crime de lèse-humanité, de lèse-histoire et de lèse-natonalité ! C’était un pas un immense vers la réaction, une concession puérile et fatale à des peurs bourgeoises.
Le peuple avait donc raison de murmurer, raison de s’agiter, raison de rester en armes »[157]
Cette apologie étudiée et véhémente de l’étendard ouvrier n’empêche point naturellement sa proscription.
A défaut du drapeau rouge pourchassé, les ceintures, cravates, bonnets, casquettes de couleur rouge constituent autant de signes de ralliement et de protestation contre la réaction au pouvoir. Nombreux sont les républicains et socialistes qui se trouvent poursuivis pour avoir exprimé sous cette forme leur opinion. Les rapports des procureurs généraux fournissent à ce sujet des indications très intéressantes mais parfois puériles. C’est ainsi qu’on arrive à discuter de la place occupée par le rouge dans des cravates, et à signaler des globes d’illumination en rouge « qui reflètent des rayons de sang », vague idée du fameux spectre rouge. Ces rapports mentionnent qu’à Vialas (Lozère), des femmes se revêtent en rouge, qu’à Liancourt (Oise) des démocrates portent des képis rouges ; à Mouron (Ardennes) des calottes rouges ; à Romilly, Nogent (Aube) et à Saint Bonnet (Hautes-Alpes), des bonnets rouges ; à Roquemaure (Gard) et à Clamecy (Nièvre), des cravates rouges ; à Figeac (Lot), des bonnets et ceintures rouges ; Enfin, c’est sous le nom vague et générique de “rouges” que les démocrates sont traqués, et c’est le refrain Vivent les rouges ! À bas les blancs ! qu’ils chantent le plus souvent[158].
Une particularité très curieuse mérite d’être signalée à la date du 16 avril 1850, comme se rattachant à la mystique du rouge liée aux épisodes révolutionnaires. Le fait se produisit à La Tour-du-Pin (Isère) à l’occasion des funérailles d’un combattant de février, J.B. Toque, ouvrier tailleur d’habits. Il avait recommandé à ses amis de l’ensevelir avec un lambeau de velours rouge arraché au trône de Louis-Philippe. On l’enterra avec cette relique sur sa poitrine[159].
Après le coup d’état (2 décembre 1851)[modifier le wikicode]
A la suite du coup d’état, dans la lutte sévère qui mit aux prises les démocrates parisiens avec les prétoriens du nouveau Soulouque (3, 4 décembre 1851), il ne semble pas que le drapeau rouge fut arboré. Le seul drapeau insurgé dont il est fait mention est un drapeau tricolore enlevé au poste des Arts et Métiers. Il flotta sur la puissante barricade érigée rue Saint-Denis, près de la rue Saint Sauveur[160].
En province, suivant les initiatives locales, les insurgés se soulevèrent où combattirent indifféremment sous les plis du drapeau tricolore ou du drapeau rouge, sans qu’on puisse déterminer l’emblème plus généralement adopté. Ainsi, à Montargis, on se servit d’un drapeau tricolore tandis que les insurgés du Donjon qui marchait sur La Palisse et les bandes armées des environs de Clamecy arboraient un drapeau rouge[161].
Émile Zola a évoqué avec chaleur la résistance des insurgés du midi. Il les pourvoit tous d’une ceinture rouge, donnent à leur chef comme marque distinctive un brassard d’étoffe rouge, et fait agiter sa cravate rouge un bûcheron prix de frénésie révolutionnaire. C’est un drapeau rouge que porte la jeune et belle Miette, en tête de la colonne insurrectionnelle, et il nous peint cette « vierge – liberté » drapée de rouge grâce à la doublure de son manteau dont le capuchon la coiffe « d’une sorte de bonnet phrygien »[162]. Il apparaît bien que cette fiction littéraire soit empruntée à la réalité historique car, dans le Var, la colonne de 3 ou 400 hommes venant de Grimaud et Cogolin avait à sa tête la citoyenne Ferrier, épouse du nouveau maire de Grimaud. C’était, dit Eugène Ténot, une « belle jeune femme enthousiaste de la liberté ».
« Elle marchait en tête des insurgés portant le drapeau rouge, drapée dans un manteau bleu doublé d’écarlate, le bonnet phrygien sur la tête. Lorsqu’elle entra, ainsi vêtue à Vidauban, cette foule provençale amoureuse de tout ce qui est excentrique, pompeux ou théâtral, applaudit à outrance la nouvelle déesse de la liberté »[163].
La forte répression qui suit la résistance armée au coup d’état amena pratiquement à la disparition du drapeau rouge. Mais, dans l’arrondissement de Montluçon, on vit des démocrates porter des cravates rouges avec « une insolente fierté » et, dans la Drôme, l’affiche rouge « A bas les aristos ! » fut apposée[164].
Refoulé matériellement, le drapeau rouge demeure en quelque sorte spirituellement. Il ne réapparut concrètement sous le second empire qu’en mars 1868 à Bordeaux, lors de l’agitation qui manqua l’application de la loi Niel sur les gardes mobiles[165]. Mais, par-delà le 4 septembre et le siège de Paris, la Commune en consacrant le triomphe des fédérés, devait amener la victoire de l’étendard des travailleurs dans ce même Hôtel de Ville où il avait été proscrit en 1848.
travailleurs dans ce même Hôtel de Ville où il avait été proscrit en 1848s
- ↑ Bibliothèque d'histoire : Édouard Renard, docteur ès lettres, Louis Blanc, sa vie, son œuvre, Hachette, éditeur, un volume 332 pages.
- ↑ Voir Maurice Dommanget. Un drame politique en 1848, Blanqui et le document Taschereau, Editions des Deux Sirènes.
- ↑ Voir Maurice Dommanget : Blanqui en 1848, édition Grasset
- ↑ Confessions, traduit du russe par V. Brupbacker Page 100.
- ↑ Histoire de la Révolution de 1848, édition de 1880, tome 1, page 117.
- ↑ Gabriel Perreux, Les Origines du Drapeau rouge en France, Page 76.
- ↑ Gabriel Perreux, page 80.
- ↑ Histoire de la révolution de 1848, par Daniel Stern, tome 1, page 136 note 2.
- ↑ Lucas Dubreton, Louis-Philippe, page 601.
- ↑ La vérité sur la révolution de février 1848, Paris, 1850 pages 133.
- ↑ La patrie en danger au 25 février 1848. Conspiration du drapeau rouge, page 10
- ↑ Idem, page 10
- ↑ Louis Ménard, Prologue d'une Révolution, réédition page 15, Histoire de 30 heures par Pierre et Paul, 2e édition page 63 la tribune du mouvement, numéro 1.
- ↑ Garnier Pagès, Histoire de la révolution de 1848, t 1, page 193.
- ↑ Victor Bouton, page 14 – 15
- ↑ Choses vues par Victor Hugo, édition 1934, page 421.
- ↑ Daniel Stern, tome 1 page 136, Eugène Pelletan, Histoire des trois journées de février 1848, page 70. Lamartine, Histoire de la Révolution de 1848, tome 1, page 96.
- ↑ A.Zéroès, La chute de Louis-Philippe, page 86.
- ↑ La Tribune Nationale, spécimen du 12 mars 1848.
- ↑ Eugène Pelletan, page 107 et 150.
- ↑ Lamartine, tome un, page 154,275,263.
- ↑ Louis Combes, Episode des curiosités révolutionnaires, page 307.
- ↑ Les Murailles révolutionnaires, tome un, page 115 – 165 (affiche du Populaire, 27 et 29 février).
- ↑ Daniel Stern, tome un, page 297 et Louis combes, page 307
- ↑ Les murailles révolutionnaires, tome 1, page 115 – 165 (affiche du Populaire, 27 et 29 février)
- ↑ Louis Combes, page 307.
- ↑ Louis Blanc, tome 1 page 118
- ↑ La Russie contemporaine, par Léouton, page 307
- ↑ Daniel Stern, page 296
- ↑ Louis Ménard, page 43.
- ↑ Histoires déjà cités, page 118.
- ↑ Daniel Stern, page 296
- ↑ Louis blancs, page 118.
- ↑ Œuvres diverses de GsTridon , page 263.
- ↑ Louis Ménard, page 48
- ↑ Louis Ménard, page 43.
- ↑ Daniel Stern, tome 1, page 370 et aussi Ls Combes, page 307.
- ↑ Histoire de la seconde République française, tome 1, page 324 – 325
- ↑ Banquet des travailleurs socialistes, 1849, voir aussi dans Les Veillées du Peuple, page 61 – 62 sa condamnation de la Convention, du bonnet rouge, etc.
- ↑ Gabriel Perreux, page 71.
- ↑ Gabriel Perreux, page 71
- ↑ Garnier Pagès, tome 2, page 124
- ↑ Louis blancs, tome 1, page 114 – 116, Garnier Pagès, Lamartine, etc.
- ↑ Le Moniteur, 27 février
- ↑ Gabriel terreux, page 75
- ↑ Solutions du Problème social, mars 1848, page 28 – 32.
- ↑ Confessions, traduction et introduction de Brupsacher, page 99.
- ↑ Idem, page 51
- ↑ Dix ans de prison au Mont-Saint-Michel et à la citadelle de Doullens par Martin Bernard, page 204 – 206. La République (de Bareste) 2 mars 1848.
- ↑ Histoire politique de Lyon pendant la Révolution de 1848 par François Dulacq, page 97 et 101.
- ↑ Lettres aux citoyens membres du gouvernement provisoire, cité parGsPerreux, page 76
- ↑ Le récit qui suit est établi d'après les ouvrages déjà cités et ceux qui sont cités plus loin. Rien de plus trouble que la relation des journées des 25 et 26 février, ainsi que le remarque le tome six de l'histoire Lavisse. La plupart des témoins et après eux des historiens ont confondu les deux journées et en ont mêlé les divers épisodes. Il y eut en fait deux journées du drapeau rouge comme le reconnaissent Quentin Brochard (La crise sociale de 1848, chapitre 7) et Gabriel Perreux. Je pense, en outre, que la délégation Marche en faveur de l'organisation du travail, et la délégation du drapeau rouge, ne forment qu'une seule et même délégation qui se place « vers le milieu du jour » termes employés par Corbon pour situer l'incident qu'il raconte, lequel est lié aux exigences accrues de la foule. On jugera des concordances et des divergences essentielles par le tableau suivant, et on sera frappé de la concordance générale de la quatrième colonne.
- ↑ Le Siècle, 12 mars 1869 (lettre de Corbon, témoin oculaire), reproduit par Louis blanc, tome 1 page 123 – 125
- ↑ Souvenirs, par Freyssinet page 21 – 23. Le Correspondant, 1887 Mémoires de Monsieur de Falloux. Il est certain que Lamartine a d'abord fortement hésité, contrairement à l'opinion de Louis Ulbachs Sa position n'est devenue nette qu'au cour des délibérations du 26. L'erreur d'Ulbach vient de la confusion des deux séances.
- ↑ Daniel Stern, page 290.
- ↑ Ces trois extraits du discours de Lamartine sont pris dans le texte fourni par Lamartine lui-même, tome 1 de son histoire, livre 7. Ce texte a été évidemment remanié après coup.
- ↑ Lamartine, Histoire de la Révolution de 1848, tome à, page 410
- ↑ Louis Blanc, page 121 – 122.
- ↑ Louis Blanc, tome 1, page 123.
- ↑ Les Veillées du Peuple, numéro 2, article de F. Girard, page 111
- ↑ Lamartine, tome 1, page 306,400,407.
- ↑ La Tribune Nationale (organe de Lamennais, AsEsquiros, et Js Schmeltz) numéro 1, 20 février 1848.
- ↑ Garnier Pagès, tome 1, page 330.
- ↑ Les Murailles Révolutionnaires, tome 1, page 42
- ↑ La Révolution de 1848, revue, tome 7, mars avril 1910, numéro 37 page 24 – 25. Juin 1848, par Vs Matorel, âge 36. Lettre inédite de Meyer à Lacambre, 10 août 1879s
- ↑ Victor Bouton, chapitre 11
- ↑ Les Clubs et les Clubistes, page 213
- ↑ Histoires de la Révolution de 1848, tome 1, page 65
- ↑ La crise Sociale de 1848, page 183.
- ↑ Les Murailles Révolutionnaires, tome 1 page 67, tome 2 page 387. Une autre proclamation porte : « le peuple victorieux ne doit pas amener son pavillon. »
- ↑ Victor Pierre, tome 1, page 63, Les Veillées du Peuple, idem page 111.
- ↑ Les Clubs de Barbès et de Blanqui en 1848 page 8. Par S. Watermann, page 47 – 50, A. Lucas, page 212 – 214, V. Bouton, page 55 54 – 57, etc.
- ↑ Lamartine, tome 1, page 420
- ↑ Garnier Pagès, tome 1, page 340 – 341 et Rapports de la Commission d'Enquête (déposition Goutchaux) page 280. Lamartine ne souffle mot de cette discussion.
- ↑ Garnier Pagès, tome 1 page 310 – 311 et Louis Blanc, tome 1, page 117 – 119.
- ↑ Louis Blanc, Garnier Pagès, tome 1, pages 341 – 342 et Quentin – Beauchard, La crise sociale de 1848, page 187.
- ↑ Les Murailles Révolutionnaires, page 85. Bulletin des lois de la République Française, numéro 1 page 14.
- ↑ Les Murailles Révolutionnaires, page 60.
- ↑ Bibliothèque nationale manuscrits Blanqui, 2581 numéros 100, samedi 26 février 1848 (Au peuple, le Club du Collège de France) Texte inédits
- ↑ Journal des Débats, 10 juillet 1832.
- ↑ Numéro 1 du Libérateur, de février 1834.
- ↑ As Zévoès, Une Insurrection manquée, page 29.
- ↑ L'Autographe, événements de 1870 – 1871, page 42 (fac-similé du manuscrit).
- ↑ L'intermédiaire des Chercheurs et Curieux, 30 décembre 1939, page 729.
- ↑ Du Drapeau Français par Ls de Bouillié, page 249.
- ↑ Recueils des Actes administratifs, département de l'Oise, 1848
- ↑ Louis Ménard, page 44.
- ↑ Louis Blanc, tome 1, page 119.
- ↑ As Vermorel, Les Hommes de 1848, page 89.
- ↑ Le Mois, numéro 6, page 162.
- ↑ Louis Blanc, tome 1, page 119.
- ↑ L'Illustration, 25 mars 1848, page 55 – 56, 29 avril 1848, page 143.
- ↑ Journal des Débats, 1er mars 1848, éditorial daté du 29 février.
- ↑ Cette « grave diversion ». F. Girard ne manque pas de la prendre en très sérieuses considérations, Les veillées du peuple, page 107.
- ↑ Louis Blanc, tome 1, page 125
- ↑ Daniel Stern, tome 2, page 19.
- ↑ Lamartine, tome 1, page 433.
- ↑ Lamartine, tome 1, page 444.
- ↑ Le Journal des Débats, 27 février, Le Moniteur, 28 février.
- ↑ La Répullique, 10 mars.
- ↑ Journal des Débats, 19 mars.
- ↑ Rapport de la Commission d'enquête sur l'insurrection de la journée du 23 juin et sur les Evénements du 15 mars, tome 2, pages 99 – 103. Et pages 277 – 380.
- ↑ Les Murailles Révolutionnaires, tome un, page 115.
- ↑ Les Murailles Révolutionnaires, tome 1, page 165
- ↑ La Commune de Paris, 18 – 20 avril 1848.
- ↑ Les Droits de l'Homme et Gabriel Perreux, les Origines du Drapeau rouge en France, page 71
- ↑ Les Accusés du 15 mai 1848, par RsDugai, page 37 – 48 heures (acte d'accusation de Bourges).
- ↑ Lamartine, Histoire de la Révolution de 1848, tome 2, page 427,428,430. Procès du 13 mai 48s Profil Révolutionnaire par V. Bouton. Page 138. Louis blanc, tome 2, page 97. Les Murailles Révolutionnaires, tome 2, page 553, etc.
- ↑ Les Affiches rouges par un Girondin, page 216.
- ↑ Les Affiches rouges par un Girondin, page 221 – 223. C'est ce passage formant la première partie de sa profession de foi de Victor Hugo qui fut lu par un adversaire du poète à l'assemblée législative le 18 juillet 1851 pour mettre le poète en contradiction avec lui-même. Hugo protesta avec violence contre cette utilisation partielle de sa profession de foi. Voir Actes et Paroles, avant l'Exil (Notes Assemblée Législative )
- ↑ Victor Hugo, Homme politique, page 120.
- ↑ Les massacres de Juin 1848, page 88.
- ↑ Idem, page 88.
- ↑ Daniel Stern, tome 3, page 114. Les Journées de Juin 1848, par Charles Schmidt, page 20.
- ↑ Monde, numéro 58, très juillet 1930 : Le Drapeau rouge, ses Origines, son Histoire
- ↑ Daniel Stern, tome 3, page 211.
- ↑ Les Journées de Juin 1848, par Charles Schmidt, page 40
- ↑ Monde, 1er août 1935, Un inédit d'Yvan Tourgueniev.
- ↑ Charles Schmidt, page 40.
- ↑ Charles Schmidt, page 85, c'est un soldat du premier bataillon de la garde mobile, Oudart, qui enleva ce drapeau d'après Victor Pierre, Histoire de la République de 1848, tome 1 page 393.
- ↑ Daniel Stern, tome 3, page 201. Schmidt, page 40 et 102, Rapport de la commission d'enquête, tome 1, page 222. Louis Ménard, Prologue d'une Révolution, édition de 1904, page 190.
- ↑ Les Massacres de Juin 1848, page 86.
- ↑ Daniel Stern, tome 3, page 166 et 211. Victor Marouk dans Juin 1848, page 45 a fait la même
- ↑ Rapport de la Commission d'enquête sur les Journées de juin, page 122 (déposition de Allard, ancien député)
- ↑ L'Internationale, Documents et Souvenirs par James Guillaume, tome 4, page 17 – 18
- ↑ Rapport de la Commission d'enquête sur l'Insurrection qui éclaté dans la journée du 23 juin et sur les Evénements du 15 mai, tome 3, page 99 et 100.
- ↑ Idem, tome 3, page 99 et 100.
- ↑ Solutions du Problème social, page 25 – 29.
- ↑ La République rouge, Les Journaux rouges, par un girondin, page 60. Gabriel Perreux, page 77 – 78.
- ↑ La Guerre des Paysans en Allemagne, édition de la « bibliothèque marxiste » 8929, page 107.
- ↑ Nicolaëceski et Manchen-Helfuen, Karl Marx, édition française, page 136.
- ↑ Histoire de la Révolution française de 1848, par Ch. Robin, 1849, tome 1 page 383.
- ↑ Henri Mougin, Pierre Leroux, page 113 et 130.
- ↑ Le Loing, 1er mars 1849 (communication de Gauthier, instituteur à Solterre)
- ↑ Le Mois (d'Alexandre Dumas) 1er avril 1849, numéro 16, page 33.
- ↑ Seignobos, La Révolution de 1848 dans l'Histoire latine, tome 6, page 132.
- ↑ Le Mois, numéro 16, 1er avril 1849, page 98.
- ↑ La Révolution démocratique et sociale, 19 février 1849.
- ↑ La Révolution de 1848, revue tome 6, page 222, septembre – octobre 1909. (Article de E. Dagnan).
- ↑ Le Mois, page 159 – 160
- ↑ Le Montauban, 3 novembre 1938 (communication de Jean Bossu).
- ↑ La Révolution 48, revue tome 1, page 191 – 195 ( O. Tixier, Les Procès politiques dans le département d'Indre-et Loire pendant la révolution de 48).
- ↑ Procès des Accusés du 13 juin 1849, page 85 – 81.
- ↑ Idem, page 43.
- ↑ Idem, page 150 et 373.
- ↑ Le Mois d'Alexandre Dumas, 2e année page 213.
- ↑ La Révolution 48, revue, tome 6, page 507
- ↑ Général Hordoux, Garilaldi, page 32, Fernand Haynard, Garilaldi, page 57.
- ↑ Le Mois d'Alexandre Dumas, 2e année, page 245.
- ↑ Hordone, idem page 71 – 72s Hayward, idem, page 38s Paul Frischauer, Garilaldi, page 114.
- ↑ Le Petit Parisien, 29 – 30 mai 1940 (Une étoile nouvelle dans le ciel de l'Indea, par Bouln Kbeck).
- ↑ A.Rufstein, Une Epoque du Mouvement ouvrier anglais, page 162 – 133, d'après le Northern star, 4 janvier 1850.
- ↑ 166, Édouard Dolléans, Le Chartisme, tome 2, page 463. Le drapeau du chartisme était rouge – vert – blanc d'après Benoît Malon, Histoire du Socialisme, page 148.
- ↑ Idem, tome 1, page 250, 252, 267, 317, tome 2, pages 408.
- ↑ Institut d'Histoire sociale, Paris, documents photographiques.
- ↑ Almanach de la Révolution, 1903, page 9, sur l'ex – Abbé Leray devenu positiviste, voir Lefrançais, Souvenirs d'un Révolutionnaire, page 213.
- ↑ Histoire de la Révolution de février, Paris, 1850.
- ↑ Histoire de France Lavisse, tome 6, La Révolution de 1848, le Second Empire, par Charles Seignobos, chapitre 2, page 158 – 185.
- ↑ La Révolution de 1848, revue numéro 40, année 1911, page 311
- ↑ Histoire du second Empire, par Hippolyte Magen, page 108.
- ↑ La Province en décembre 1851, par Eugène Ténot, page 9, 10,11, 13,171.
- ↑ La Fortune des Rougon, édition de 1925, page 34,40, 260.
- ↑ Ops Cité, page 136.
- ↑ Seignobos, page 238.
- ↑ Georges Dureau, Le Siège de Paris, page 29.