Problèmes et querelles d'interprétation

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De façon générale, il n’existe pas d’histoire qui soit indépendante de « la politique ». Ne serait-ce que parce que les conditions d’exercice du métier d’historien sont étroitement dépendantes du régime politique, c’est-à-dire en définitive des rapports entre classes adverses. Et c’est parfaitement vérifiable dans le cas présent, tout particulièrement en ce qui concerne l’Espagne. La victoire du franquisme interdisait en effet pour des décennies tout travail historique sur la révolution espagnole. Non seulement toute publication autre que panégyrique de la contre-révolution était en effet interdite par une censure vigilante, mais en outre la simple recherche ou même détention de documents - archives et imprimés - touchant à ce sujet brûlant, était susceptible d’être considérée comme délit voire crime politique et imputée à son auteur. Rien d’étonnant donc à ce qu’il ait fallu attendre plus de trente années après la fin de la guerre civile, et une politique nouvelle et précaire de « libéralisation » pour que soient menées en Espagne même des recherches historiques sérieuses sur ces questions politiques, leur publication, dans toute leur dimension, étant aujourd’hui encore fonction d’un changement radical de la situation politique, voire d’une révolution. De leur côté, privés des archives publiques et privées - dont la contre-révolution a fait une hécatombe -, à l’écart des sources imprimées le plus élémentaires - les hommes qui avaient vécu la révolution et la guerre avant de se retrouver en exil, ne pouvaient bénéficier de conditions propices à un travail historique de caractère scientifique.

Dernière révolution de l’entre-deux-guerres, la révolution espagnole se termina, nous l’avons vu, par une guerre civile qui constitue en réalité la préface ou, si l’on préfère, la répétition générale de la deuxième guerre mondiale. L’histoire et la politique ont ainsi chacune à leur manière contribué à l’ensevelir, même si elles n’ont pas réussi à l’effacer complètement de la mémoire des contemporains, espagnols ou étrangers. De ce point de vue, il serait sans doute extrêmement instructif d’essayer aujourd’hui de retracer l’histoire du « mythe » de la révolution et de la guerre d’Espagne, des formes successives revêtues - différentes d’ailleurs selon les continents - à travers les grandes phases de l’histoire mondiale dans les années qui ont suivi son tragique dénouement. Tel n’est pas l’objet de notre travail, même si c’est sans doute bien souvent telle ou telle autre image mythique qui sera opposée à notre bilan historique.

Mais la difficulté du travail ne tient pas seulement aux circonstances espagnoles voire européennes, à la place de la révolution espagnole dans la chronologie du XXème siècle. Les mêmes problèmes se retrouvent avec toute tentative de retracer l’histoire révolutionnaire du XXème siècle dans la mesure où ce siècle des guerres et des révolutions est encore aujourd’hui celui des guerres et des révolutions et où par conséquent personne ne saurait sérieusement prétendre à en apporter aujourd’hui un bilan définitif. Jusqu’à aujourd’hui, cette période historique de l’histoire de la civilisation humaine a été en effet dominée par la victoire de la révolution russe d’abord, par son isolement et par la montée ensuite du stalinisme en Union soviétique et dans le monde. Et c’est en réalité, dans ce cadre et les conditions qu’il a créées, par rapport à leurs conclusions et à leurs convictions personnelles sur ce problème précis, que se déterminent aujourd’hui tous ceux qui veulent trancher les débats ouverts et les questions posées à l’humanité depuis 1917. D’où la violence des passions et l’acuité des conflits à propos d’une question qui constitue pourtant à bien des égards un chapitre clos de l’histoire de l’Espagne et du monde.

Pour plus de commodité, nous tenterons le point de l’état des questions en étudiant successivement les différents courants qui ont constitué le mouvement révolutionnaire espagnol dans la période qui nous intéresse, avant de nous attacher aux événements proprement dits sur un plan plus général. Mais nous ne dissimulons pas que nous ne sommes pas parvenus à esquiver la difficulté majeure : la façon dont pourra être écrite et dont sera écrite l’histoire de la révolution espagnole dans les années et décennies à venir dépend dans une très large mesure du déroulement politique en Espagne et dans le reste du monde au cours de cette même période.

I. Anarchistes[modifier le wikicode]

L’histoire de la C.N.T.-F.A.I., du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste, a fait l’objet de très nombreuses études d’inégale valeur. Le travail récent de César M. Lorenzo rassemble d’intéressantes conclusions. Pourtant, bien des questions demeurent posées.

Lorenzo, à la suite de polémiques anciennes à l’intérieur du mouvement anarchiste, fait de Salvador Seguí un « possibiliste », en d’autres termes un syndicaliste ayant évolué vers le réformisme. Cette interprétation des positions défendues par le prestigieux dirigeant de la C.N.T. barcelonaise d’après-guerre est formellement contestée. D’abord par Andrés Nín, qui était lié avec lui et pensait, lorsqu’il fut assassiné, pouvoir le gagner au communisme[1] : Nín s’est proposé pendant longtemps de rédiger une biographie de Seguí dont il vénérait la mémoire, et en a été empêché par sa mort tragique. Récemment, à la suite de la publication du travail de César Lorenzo, le vieux militant Pedro Bonet a fait sur cette question une mise au point dans La Batalla[2]. Il proteste contre l’interprétation de Seguí comme un « possibiliste » et contre la tradition, reflétée par César Lorenzo, qui fait de lui l’homme de la « commission paritaire ». Selon lui, c’était en réalité Angel Pestaña qui avait inspiré cette politique, et ce serait lui également qui serait à l’origine de cette légende tenace, lancée par ses soins après la mort de Seguí. Bonet insiste à juste titre sur deux traits de la pensée de Seguí : son refus résolu des préjugés anarchistes contre la « politique », son souci de l’unité ouvrière dans une perspective de lutte de classes.

César Lorenzo a bien mis en lumière l’existence de trois courants fondamentaux qui concourent dans la C.N.T. à cette époque. Le courant « trentiste » mériterait une analyse plus poussée : Pestaña a certes fondé le « parti syndicaliste », mais Juan Peiró et Juan López, avec les syndicats de l’opposition, sont revenus à la C.N.T. en 1936. Il y a bien sûr, dans ce courant, les signes évidents d’une évolution vers le réformisme analogue à celle qu’avaient suivie dès avant 1914 nombre de syndicalistes révolutionnaires français avec Léon Jouhaux. Mais il serait intéressant de répondre à la question de savoir quelles étaient, dans l’Espagne de cette époque, les bases sociales d’un courant née-réformiste se dégageant de la C.N.T. L’importance du courant « trentiste » et des syndicats de l’opposition dans le Levant, sa domination quasi exclusive sur la classe ouvrière de la ville catalane de Sabadell, s’expliquent-elles uniquement par des considérations de personnes et des situations locales ? Enfin des militants « trentistes », en quittant la C.N.T., ont commencé une révolution politique qui les a conduits au P.S.U.C., comme Pedro Foix et Roldán Cortada dont l’assassinat devait servir de préface aux Journées de Mai. Il serait intéressant de dégager les facteurs d’une telle évolution.

Le courant que César Lorenzo appelle, après d’autres, « anarcho-bolchevik » a été récemment décrit par un de ses animateurs, Ricardo Sanz, qui a retracé 1’histoire des Solidarios et de Nosostros[3]. Mais le témoignage de ce vétéran ne confirme pas - il s’en faut - l’analyse que suppose l’étiquette reprise par Lorenzo. Ces hommes - les Buenaventura Durruti, Garcia Oliver, Francisco Ascaso, Aurelio Fernández, Gregorio Jover - apparaissent bien plutôt comme des militants ouvriers activistes, nous pourrions même dire « gauchistes », que comme des militants « bolchevisants ». Ce sont des partisans résolus de la théorie - et surtout de la pratique - des minorités agissantes, ce qui les situe dans la tradition bakouniste bien plus que dans celle de Marx. Leur goût de l’organisation conspirative, le sérieux de leurs préparatifs militaires et techniques, leur souci de l’armement et de l’efficacité immédiate les rapprochent beaucoup plus des gauchistes allemands du K.A.P.D. par exemple. Quoique leurs préoccupations d’organisateurs les éloignent à certains égards de l’anarchisme traditionnel, leur attachement à l’action insurrectionnelle - que leurs adversaires dénoncent comme des « putschs » -, l’ensemble de ce qu’on appellera la pratique « faïste » en font au contraire des militants très représentatifs de l’anarchisme espagnol. On pourra enfin discuter interminablement la question de savoir si les dernières prises de position de Durruti, à la veille de sa mort devant Madrid, en faisaient un homme en train de rompre avec l’anarchisme pour se diriger vers le bolchevisme... ou s’il tournait le dos à ce dernier en se laissant abuser par le stalinisme.

Enfin, il faut bien avouer que les contours du courant que Lorenzo appelle l’anarchisme traditionnel demeurent aussi flous que l’ensemble des éléments dont nous disposons aujourd’hui pour analyser l’action et les méthodes de la F.A.I. Le « communisme libertaire » tel qu’il a été décrit à Saragosse au congrès de 1926 par Isaac Puente ne nous semble pas incompatible avec les théories latentes dans la pratique des Garcia Oliver, Durruti, Ascaso, qui se reconnurent pourtant dans ce programme. On ressent également le besoin d’une analyse historique sérieuse du courant représenté par Diego Abad de Santillan, le premier à avoir, à la veille de la révolution, esquissé un programme économique, ardent défenseur, puis sévère critique de la collaboration gouvernementale qui ne semble jamais s’être départi de ses principes « anarchistes traditionnels » à travers des pratiques et finalement des « politiques » fort différentes.

Nous pensons surtout que, dans la période qui va en gros de 1917 à 1937, et que nous considérons comme une période de crise - probablement de crise finale - de l’anarcho-syndicalisme en Espagne, resurgit, à deux reprises, au sein de tous les courants analysés par César M. Lorenzo, une tendance à la fois « syndicaliste et unitaire » d’une part, « politique et révolutionnaire » de l’autre : elle va de Nín, Maurín, Arlandis, Ibañez, responsables génétistes et futurs communistes, mais aussi de Salvador Seguí, à un bout de la chaîne, jusqu’à Jaime Balius et Los Amigos de Durruti, à l’autre extrémité, en passant par les anarcho-syndicalistes partisans de l’unité ouvrière dans les Alliances, et, par conséquent, du pouvoir des conseils ouvriers, que sont en 1934 des hommes aussi éminents et respectés dans le mouvement que Valeriano Orobón Fernández et José Maria Martinez qui meurent tous les deux avant 1936... Le fait que ce courant s’orientant, selon nous, à travers bien des hésitations et des détours, vers le marxisme révolutionnaire, apparaisse précisément aux époques de montée révolutionnaire où les travailleurs recherchent les voies de la lutte et du pouvoir nous paraît significatif. C’est pourquoi nous pensons que l’histoire de la C.N.T., du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste en général ne peut être sérieusement menée en dehors de l’étude d un contexte - et d’une interaction entre le mouvement et ce contexte -dont le mouvement marxiste organisé, et à partir de 1919 le mouvement communisme constitue un élément capital. Jusqu’au 1922, l’Internationale communiste de Lénine exerce sur les militants de la C.N.T. une incontestable attraction, alors que la politique sectaire imposée par la suite au P.C. d’Espagne par l’Internationale stalinisme joue le rôle de facteur éminemment répulsif, qui explique la faiblesse numérique et l’isolement de ce parti pendant les premières années de la République. En revanche, le « tournant politique » de 1935, ainsi que les circonstances particulières de la guerre civile, redonnent au communisme un visage attractif auquel céderont au moins dans les premiers temps de la guerre bien des libertaires endurcis. Mais nous pensons qu’une histoire faite de ce point de vue, ne saurait être entreprise ni par un historien ayant de l’anarchisme la conception qui en est enseignée dans les différents P.C., ni par un homme qui ait du communisme « autoritaire » la conception que s’en font traditionnellement les libertaires et qui, en particulier, identifie « bolchevisme » et « stalinisme ».

II. Socialistes[modifier le wikicode]

C’est pourtant cette identification qui fournit au moins partiellement la clef de la monté communiste des débuts de la guerre civile, et, tout particulièrement, l’évolution du secteur de la Jeunesse socialiste. Le vide des études historiques est particulièrement frappant pour cette période. Même un analyste aussi rompu à la dialectique que l’était Andrés Nín nous semble n’avoir pas saisi la signification et la portée du tournant à gauche du Parti socialiste. Bien sûr, il est clair que Prieto n’a jamais perdu la tête qu’il avait solidement républicaine et parlementaire et qu’il a fait, en 1934, la part du feu. Il le fallait sans doute pour être en mesure, comme il l’a fait, de présenter comme « le programme de l’insurrection des Asturies », à la veille des élections de 1936, dans son journal El Liberal[4], un « programme » dont aucun ouvrier asturien n’avait apparemment entendu parler - ce qui n’empêche pas qu’après Rodolfo Llopis[5], des historiens de tout bord[6] continuent sur ce point à le croire sur parole. L’explication est pourtant trop simpliste, car le phénomène de la radicalisation socialiste ne peut être réduit à une comédie, une simple manœuvre de politiciens faisant la part du feu. Nous pensons pour notre part qu’il y eut « feu » en effet, c’est-à-dire montée révolutionnaire d’une exceptionnelle puissance, provoquée précisément par la menace d’une contre-révolution qui réduisait en poussière non seulement des espoirs chèrement nourris, mais jusqu’aux médiocres, cependant précieuses, réalités. L’unanimité dans la sévérité des jugements portés sur Largo Caballero tant par les communistes officiels que les poumistes ou les anarchistes -pour ne pas parler de la quasi-totalité de ses camarades de parti -, les accusations portant sur son verbalisme révolutionnaire, sa confusion, ses hésitations, ses rodomontades de vieil homme entouré de disciples empressés et flatteurs, ne peuvent, quel que soit en elles le grain de vérité, dissimuler la forêt, à savoir ce profond mouvement qui met en branle, dans l’Espagne entière, la jeunesse et la classe ouvrière et paysanne et lui fait tendre la main vers le vieux chef réformiste à partir du moment où il emploie les mots magiques de « révolution » et de « dictature du prolétariat ».

Il faudrait aujourd’hui commencer à étudier de très près le rôle des intellectuels socialistes qui ont fait Claridad après avoir mené dans Leviatán un effort de clarification théorique, et les replacer dans le contexte qui les a conduits précisément à cette démarche. Il faudrait travailler sérieusement sur le mouvement de la Jeunesse socialiste, sans doute un des mouvements de jeunes politiques le plus fort numériquement dans l’Europe et l’entre-deux-guerres, analyser et expliquer dans ses rangs le goût pour le bolchevisme qui fera que des Carrillo et des Melchor « trotskyseront » de longs mois avant de se « staliniser ». Mais, là encore, il faudra auparavant analyser dans le détail, région par région, ce qu’est à cette époque le Parti socialiste espagnol, ce qu’il est en train de devenir, et pourquoi il change.

Nous pensons qu’on découvrira alors les mêmes nécessités qui pèsent sur l’étude de l’anarcho-syndicalisme, son contexte, sa toile de fond, l’évolution au sein du mouvement communiste qui pèsent lourd dans le Parti socialiste, malgré les apparences. Les premiers résultats des recherches de Georges Garnier[7] donnent à cet égard pour les Asturies de précieuses indications. Car le Parti socialiste aux Asturies n’est pas seulement un appareil, celui des Amador Fernández, Ramón González Peña et Belarmino Tomás, qui ne cessent pas d’être des social-démocrates et pour qui les révolutionnaires n’ont pas tous les yeux bienveillants de Manuel Grossi[8]. Il existe au sein du Parti socialiste des Asturies une gauche authentique dont les liens, dans l’histoire comme dans l’activité, le mode de pensée et l’expression, sont évidents avec le communisme. Jesús Ibañez est cet ancien dirigeant de la C.N.T., délégué à Moscou avec Maurín, Nín et Arlandis ; ce mineur a été l’un des tout premiers communistes dans cette région. José Loredo Aparicio, avocat, a été également l’un des premiers dirigeants de la fédération communiste des Asturies. Ces hommes se retrouvent en 1934 dans le Parti socialiste, sa gauche, les J.S. comme Juan Pablo Garcia, autour du journaliste Javier Bueno et du quotidien d’Oviedo, Avance. La « tribune libre » d’Avance, en 1934, est le lieu d’une confrontation permanente sur le problème de l’unité, la perspective et la construction de l’Alliance ouvrière, une tribune suffisamment prestigieuse pour que s’y expriment les dirigeants « alliancistes » de la C.N.T. et que lui répondent anarchistes purs et communistes staliniens.

En fait, cette gauche socialiste asturienne est constituée de militants communistes de la première heure qui ont rompu avec l’Internationale stalinisme et sont revenus au Parti socialiste après avoir animé des groupes oppositionnels communistes : Ibañez vient de la fédération communiste des Asturies, après avoir été collaborateur de La Batalla, et José Loredo Aparicio, fondateur du premier groupe d’opposition de gauche, « les bolcheviks du Nalon », a été un des dirigeants de la Gauche communiste, collaborateur et administrateur de Comunismo. Ces hommes, c’est évident, conservent des liens avec les groupes communistes d’opposition dont ils reflètent à bien des égards l’influence dans les rangs socialistes.

III. Communistes[modifier le wikicode]

Le lecteur de la tribune libre d’Avance aura d’ailleurs beaucoup de mal à distinguer entre la pensée politique de ces hommes ou celle du mineur Benjamin Escobar, un des premiers communistes aux Asturies, qui ont milité à la Gauche communiste avant de rallier le Bloc ouvrier et paysan, et que l’on retrouvera au P.O.U.M. Et ce fait pose le problème du mouvement communiste à cette époque, si on entend bien par là à la fois les communistes officiels du P.C.E. et les groupes d’opposition dont l’origine a été dans de véritables pans du parti, détachés de sa direction.

La clandestinité rigoureuse à laquelle les communistes ont été réduits sous la dictature de Primo de Rivera a, comme nous l’avons noté, coïncidé avec la « bolchevisation » de l’Internationale et de ses partis, et ces deux facteurs expliquent la faiblesse numérique et l’importance politique du parti officiel comme le morcellement du mouvement communiste proprement dit. Mais il nous paraît évident que les nécessités de l’exposition ont conduit bien des historiens, y compris nous-mêmes, à simplifier à l’excès, pour ne pas dire à schématiser les oppositions et les courants qui divisent ce mouvement depuis la proclamation de la République. Il serait nécessaire d’étudier à fond le mouvement « mauriniste », ses liens avec le catalanisme et notamment l’Esquera de Companys : ce n’est pas un hasard si l’ancien anarchiste Jaime Miravitlles est à cette époque « bloquiste » alors qu’il sera en 36 le bras droit du président de la Généralité. Il faudrait étudier le développement du P.C. espagnol dans l’émigration, sa réorganisation - par Nín - à Paris en 1925, le développement de son organisation parmi les travailleurs émigrés de la Belgique et du Luxembourg, par exemple, d’où est sorti, avec Francisco Garcia Lavid - Henri Lacroix - le noyau de ce qui deviendra la Gauche communiste. Il faudrait disposer de documents d’archives pour retrouver les traces des conflits au sein de l’appareil dans la période de la dictature et comprendre pourquoi l’ancien trotskyste José Bullejos est devenu, en qualité de dirigeant du P.C.E. jusqu’en 1932, le champion de la lutte contre le « trotskisme », avant de servir de bouc émissaire pour la politique ultra-gauchiste des années trente. Il faudra étudier avec soin les archives à paraître de Jules Humbert-Droz[9] pour y relever notamment ses tentatives de délégué de l’I.C. en Espagne pour réconcilier Maurín et son groupe avec Moscou et les arracher à l’influence de Nín et des trotskistes.

La période qui précède la guerre civile est caractérisée par un reclassement très rapide des organisations et des militants à l’intérieur d’un champ qui recouvre l’ensemble des partis ouvriers et touche même les organisations républicaines. La revue trotskyste La Lutte de Classes publie, sans formuler de réserve majeure, le programme du Bloc ouvrier et paysan que Trotsky va soumettre à une critique acerbe. Nín envisage, contre Trotsky d’adhérer à la Fédération catalane, mais en est tenu à l’écart dans des conditions qui le surprennent[10]. L’histoire du B.O.C. reste à faire. Non seulement parce que l’étiquette de « boukharinien » que nous lui avons nous-mêmes accolée est sommaire, mais parce qu’entre 1932 et 1935 il a évolué sur un certain nombre de points et publié dans sa presse nombre d’articles de Trotsky en venant à souscrire à certaines des analyses qu’il refusait en 1930. Arlandis, un des dirigeants de la C.N.T. gagnés au communisme pendant le « triennat bolchevique » rompt avec Maurín en 1932, peu avant que ce dernier reçoive le renfort de Portela, autre vétéran du communisme en Espagne. L’ancien anarchiste Ramón Casanellas, un des auteurs du célèbre attentat contre Dato, tenu pour responsable du terrorisme anti-ouvrier à Barcelone, s’est réfugié en U.R.S.S. : il en revient stalinien fervent et, à la même époque, c’est le député socialiste Balbontin qui rejoint le P.C. officiel. Le confit entre Trotsky et les trotskistes espagnols est bien antérieur à la question de l’entrée dans le Parti socialiste. Dès 1932, la majorité de l’organisation espagnole désire une rupture avec la politique qui consiste à lutter pour le « redressement » des P.C., la politique dite « d’opposition », et souhaite un travail militant « indépendant ». L’explosion, retardée par la victoire hitlérienne en 1933 et le tournant de l’opposition de gauche internationale, aura lieu cependant, et tous les éléments de la polémique entre Trotsky et le P.O.U.M. étaient déjà en germe dans le confit de 1932-1933. I1 semble en outre que Nín ait conservé des contacts avec Kurt Landau, communiste autrichien qui a dirigé l’opposition allemande et fait partie du Secrétariat international de l’opposition de gauche, avant de rompre et de manifester une hostilité tenace à Trotsky et aux trotskistes. Sous le nom de Wolf Bertram, on le retrouve dans les années 1934-1935 avec le groupe Que faire ? d’opposition interne pour le redressement du P.C.F. Or il rejoint Barcelone et le P.O.U.M. en 1936. La majorité de la Gauche communiste refuse en 1934 l’entrée dans le Parti socialiste, proposée par Trotsky, et que soutiennent deux des dirigeants du groupe, L. Fersen - Enrique Fernández - et Esteban Bilbao, ainsi que Munis - Manuel Fernández Grandizo - mexicain d’origine, qui milite à Madrid. Mais ce dernier - et c’est plausible - laissee entendre que Trotsky, dans son analyse, s’inspirait de celle qui avait été faite auparavant par Esteban Bilbao[11]. Or, à cette date, Fersen, Bilbao et Munis ne sont soutenus que par une poignée de jeunes militants de Madrid : l’un d’entre eux, Jesús Blanco, rejoindra pourtant le P.O.U.M., sera membre du Comité central de la J.C.I. et son principal dirigeant à Madrid, avant d’être tué à Pozoblanco où il commandait un bataillon. Au moment où se produit à l’intérieur du groupe trotskyste la rupture sur la question de l’adhésion au Parti socialiste, au moins deux des dirigeants trotskiste espagnols, Henri Lacroix et Loredo Aparicio ont déjà adhéré - individuellement, semble-t-il - au Parti socialiste. Dans la préface qu’il a rédigée pour le livre d’Andrés Nín, Juan Andrade, témoin précieux de cette période, souligne au pesage l’existence à cette époque d’une crise grave au sein du Bloc ouvrier et paysan[12]. Cette crise est générale, vérifiée également au sein de la Gauche communiste comme des Partis socialiste et communiste. Elle résulte du choc entre les organisations telles qu’elles sont et l’aspiration de la classe ouvrière à l’unité de front comme une nécessité vitale pour combattre et survivre face à une contre-révolution bien décidée à extirper par la terreur toute conquête ouvrière et détruire tout mouvement ouvrier organisé. Seule une étude poussée des mouvements grévistes, des tentatives de riposte ouvrière face aux manifestations spectaculaires de la droite, rassemblement des jeunes d’Action populaire, à Covadonga en 1934, à Tolède, puis à l’Escorial en 1935, permettrait à notre sens d’analyser la réalité de ce mouvement en quelque sorte naturel de la classe ouvrière et de l’obstacle que constitue pour lui la division du mouvement politique et syndical organisé.

Il faut, certes : manifester la plus bande méfiance pour tout ce qui est histoire « policière » de l’Internationale communiste. Néanmoins il apparaît nécessaire d’éclairer dans cette période, le rôle du groupe dirigeant au sein du P.C.E., et en particulier de Codovilla, véritable dirigeant de ce parti comme Fried-Clément l’était à la même époque, du P.C.F. Avant de souscrire à l’opinion d Araquistáin qui voit en lui le « deus ex machina » du ralliement au stalinisme de l’équipe dirigeante des J.S. autour de Santiago Carrillo, il faudrait étudier à la fois la façon dont, en 1935-36, la révolution d’octobre 1917 était connue, ressentie et comprise en Espagne, l’influence de la propagande communiste soviétique au sujet des plans quinquennaux, de l’industrialisation de la construction du socialisme etc., et la possible corruption exercée sur de tout jeunes hommes à l’expérience politique limitée : il serait utile notamment d’étudier de façon détaillée les variations des thèmes politiques d’un Carrillo et d’un Melchor avant et après leur séjour en Union soviétique.

Les polémiques entre partisans de Nín-Andrade et partisans de Trotsky au sujet du P.O.U.M. gagneraient à être éclairées en profondeur par des études du type de celles que nous venons de suggérer. Le problème décisif historiquement, celui de 1934-35, « entrisme » dans le Parti socialiste ou fusion avec le Bloc dans le P.O.U.M., peut être réduit à une divergence dans la méthode de construction du Parti révolutionnaire. Les partisans de 1’« union des révolutionnaires » dans le P.O.U.M. ont beau jeu de souligner la rapide décomposition de l’aile gauche socialiste, le rôle joué par la direction de la J.S. dans la stalinisation du Parti socialiste espagnol. Les mêmes tirent un argument évident de la rapide liquidation politique des trotskistes « entrés » dans le Parti socialiste espagnol sur les conseils de Trotsky, qu’il s’agisse de Fersen ou d’Estebán Bilbao, ou encore de la médiocrité des « groupes » trotskistes mis sur pied à partir de 1936. Mais il est Incontestable que la décision de la Gauche communiste de ne pas entrer dans le P.S. a pesé sur le destin de l’aile gauche de ce parti livrée à elle-même, car il est impossible de comparer ce que n’ont pas réalisé ensemble Fersen, Bilbao, Munis et six jeunes militants madrilènes, avec ce qu’auraient pu réaliser la pléiade de brillants militants trotskistes qui ont préféré prendre part à la fondation du P.O.U.M.

Le parti ainsi constitué par la fusion du Bloc et de la Gauche communiste était-il un parti de caractère national comme l’écrit aujourd’hui encore Juan Andrade[13] ? On peut légitimement en douter. Les arguments en faveur d’une fusion avec le Bloc sont très forts en ce qui concerne la Catalogne où ce dernier regroupe incontestablement une avant-garde ouvrière qui a une réelle influent parmi les travailleurs : l’entrée des trotskistes dans le petit Parti socialiste catalan de Vidiella - qui constituera le noyau du P.S.U.C. - risquait en effet de placer les trotskistes en position d’infériorité par rapport aux maurinistes. En fait, aucun des protagonistes ne semble avoir envisagé à cette date la possibilité d’une montée foudroyante de l’influence stalinienne, facteur qui allait se révéler décisif pour l’existence même du P.O.U.M.

Mais la situation n’est pas identique, il s’en faut, dans les autres régions d’Espagne. Là encore, les Asturies suggèrent une tout autre interprétation des virtualités ouvertes à l’époque. Car là, Bloc ouvrier et paysan et Gauche communiste constituent des minorités dont la présence au sein du P.S.O.E. aurait pu, comme le pensait Trotsky, féconder l’aile gauche groupée autour d’Avance et, du coup, peut-être empêcher le retour en force des anti-alliancistes de la C.N.T. au lendemain de la mort de José Maria Martinez puis d’Orobón Fernández avant la guerre civile. L’étude du Parti socialiste dans les Asturies au cours de la guerre civile démontrerait la remarquable résistance offerte par l’aile gauche socialiste à l’influence stalinienne, ce que la presse du P.O.U.M. souligne en mettant en relief, au printemps de 1937, les prises de position d’un Javier Bueno[14] et l’organisation par Rafael Fernández - comme lui dirigeant de l’insurrection asturienne et de l’Alliance ouvrière de 1934 - de l’opposition révolutionnaire à la politique de Carrillo à la tête de la J.S.U.[15]. A cette date, le porte-drapeau du trotskysme aux Asturies après la défection de Loredo Aparicio, Emiliano Garcia, ouvrier du bâtiment, ancien secrétaire de l’Ateneo ouvrier de Gijon, est tombé dans les rangs des milices. L’implantation du P.O.U.M. semble avoir été plus importante au Levant, à Valence et à Castellon, où il est représenté dans les comités formés en juillet 1936, mais elle est mineure dans tout le reste de l’Espagne[16], particulièrement à Madrid où les progrès réalisés dans les premières semaines de la guerre civile ne permettront jamais au P.O.U.M. d’être « reconnu » par les autres organisations et n’empêcheront pas que les poumistes de la capitale soient les premiers frappés. Si, comme nous le pensons sur la base d’une étude de la presse du P.O.U.M. à partir de sa fondation, une étude plus poussée confirmait que l’essentiel des forces du nouveau parti se trouvait bien en Catalogne, il serait effectivement possible de conclure que, lors de sa constitution les préoccupations « catalanistes » qui avaient toujours été celles de Maurín - et lui avaient valu d’acerbes critiques de Nín - avaient prévalu dans le choix de la méthode de construction du parti qui avait abouti à « l’unification des révolutionnaires » à travers le P.O.U.M.

Il en est de même pour la question de l’adhésion du P.O.U.M. à l’alliance électorale qui préfigurait le Front populaire. Juan Andrade écrit en 1970 qu’elle ne rencontra « aucune opposition » dans ses rangs[17], ce qui peut surprendre même si l’on se contente de constater les précautions prises sur ce point par le manifeste du P.O.U.M. publié après les élections[18]. Le même dirigeant parle longuement, dans le même texte, d’une « gauche » du P.O.U.M. à laquelle il s’identifie, sans jamais parler pour autant des points sur lesquels elle s’opposait à une direction qu’il devait qualifier en 1939 de « fraction réactionnaire ». Une intervention de l’actuel secrétaire général du P.O.U.M., secrétaire en 1936 de son organisation de jeunesse, la J.C.I., Wilebaldo Solano, au cours d’un débat public sur la révolution espagnole[19] a en revanche admis la « résistance » opposée à l’intérieur du P.O.U.M. par certains militants à l’entrée d’un représentant dans le gouvernement de la Généralité. Le même Solano, dans une introduction au livre d’Andrés Nin sur les mouvements d’émancipation nationale, a mentionné un texte de Landau théorisant la position de Nín sur cette question[20]. I1 faut espérer la publication intégrale de la brochure de Landau et que Solano, dans la biographie de Nín qu’il prépare, fournisse tous les documents susceptibles d’éclairer les débats internes de ce parti dont Andrade défend en bloc la politique alors qu’il informe son lecteur qu’il a vécu « depuis le commencement de la révolution dans une crise interne permanente et occulte. »[21] Les militants du P.O.U.M. ne doivent pas refuser aux historiens du mouvement ouvrier espagnol et, du même coup, aux jeunes générations qui cherchent à comprendre, les éléments qui permettraient d’éclairer en même temps que l’histoire du P.O.U.M. celle de la révolution espagnole.

Il sera peut-être plus difficile, au moins avant l’ouverture aux chercheurs des archives de Trotsky à Harvard, d’établir avec précision ce qui fut la réalité de l’intervention des trotskistes dans la Révolution espagnole. Paolo Spriano a récemment découvert dans les archives de la police italienne le texte, intercepté en 1936, d’une lettre de Trotsky à Jean Rous et ses camarades espagnols concernant l’attitude à observer à l’égard du P.O.U.M. dans les premiers jours de la guerre civile, dans une évidente tentative de « réconciliation » et de collaboration politique[22]. Mais les indications fournies sur cette « mission » par Jean Rous lui-même[23] demeurent légères, surtout si l’on tient compte de la violence des critiques dirigées contre lui, à propos de cette mission, de différents horizons du mouvement révolutionnaire et de l’intérieur même des rangs trotskistes : il semble au moins que cet échec d’un rapprochement pour un travail commun entre « bolcheviks-léninistes » et « poumistes » ait été vivement ressenti par des militants comme Andrade, malheureusement muet sur ce point[24]. La presse trotskyste de l’époque s’est fait également l’écho des rivalités entre les deux groupes de Barcelone, celui d’El Soviet, soutenu par le P.C.I. en France, et Voz Leninista que soutenaient le secrétariat international et le P.O.I. et qu’animaient Munis et l’Italien Carlini. Le procès pour « l’assassinat » de l’officier russe Léon Narvitch intenté à ces deux derniers en 1938 mériterait également d’être éclairci, ce qui permettrait peut-être de mettre en relief le rôle d’agents provocateurs que dénonce si fréquemment la presse trotskyste de toutes tendances. Enfin, l’étude attentive des archives - encore closes - de Trotsky, permettra peut-être, quand le moment sera venu, d’étayer ou d’abandonner l’hypothèse émise par W. Solano selon laquelle l’agent personnel de Staline au sein de l’organisation trotskyste, Marc Zborowski, le célèbre « Etienne », se serait employé avec succès à envenimer les divergences entre Trotsky et les principaux dirigeants de la Gauche communiste, puis du P.O.U.M., notamment Nín et Andrade[25].

L’un des principaux griefs de Trotsky contre le P.O.U.M. a été sa politique internationale. Le P.O.U.M. jugeait en effet prématurée l’orientation vers la construction de la IVe Internationale et fut allié aux partis et groupes que Trotsky qualifiait de « centristes » qui constituaient le « bureau de Londres ». Des communistes étrangers antistaliniens, mais non trotskistes, ont joué un rôle important non seulement dans les colonnes du P.O.U.M. ou dans ses bureaux, mais à sa direction. Ainsi le jeune militant de I’I.L.P. Bob Smilie, qui devait mourir en prison en 37 dans des conditions suspectes. Nous avons mentionné le rôle joué par l’Autrichien Kurt Landau. Il faut rapprocher de lui l’Argentin Etchebehere - Hippo - qui avait été, comme lui, en France, avec Georges Kagan et André Ferrat, l’un des dirigeants de la fraction du P.C.F. groupée autour de la revue Que faire ?. Landau fut assassiné par les hommes de la N.K.V.D. en 1937, et Etchebehere trouva la mort au front.

Les groupes alliés au P.O.U.M. dans le bureau de Londres ont eu des destinées politiques diverses. Trotsky s’acharnait particulièrement contre le S.A.P. allemand - dont le représentant des Jeunesses fut en Espagne le futur Willi Brandt - dont le principal dirigeant, l’ex-dirigeant du K.P.D. Jakob Walcher - qui militait sous le pseudonyme de Schwab - s’orientait à cette époque vers l’adhésion au Front populaire. I1 voyait évidemment un lien entre cette alliance et la politique du P.O.U.M. lui-même dans son refus de rompre de façon décisive avec le Front populaire. La présence au sein du bureau de Londres d’organisations comme le S.A.P. ou le R.S.A.P. hollandais de Sneevliet, qui avaient été auparavant, en 1934, parmi les signataires du premier appel à la IVe e Internationale, renforçait sa méfiance, nourrissait la vigueur de ses démonstrations. Les articles du responsable du P.O.U.M. aux questions internationales, Julían Gorkin, ne pouvaient guère atténuer, sur ces problèmes, des divergences qui étaient en réalité réelles et profondes. Il reste à étudier cependant dans le détail cette politique internationale du P.O.U.M., ses objectifs et ses moyens - bulletins en langue étrangères, agence de presse -, le rôle qu’il a joué à la conférence de Bruxelles en 1936, et le projet - finalement avorté - de tenir à Barcelone une autre conférence internationale à laquelle les trotskistes avaient d’ailleurs décidé de participer. Les relations avec le courant divertisse, la Gauche révolutionnaire de la S.F.I.O. s’inscrivent dans ce cadre, entre deux pôles : la collaboration technique - sur le plan des informations et des fournitures d’armes - en 1936 entre le comité central des milices et Pivert, chargé de l’information au cabinet de Blum, et, d’autre part, la condamnation en termes extrêmement sévères de la « capitulation » de Marceau Pivert acceptant de s’incliner devant la dissolution de sa tendance au sein du Parti socialiste en avril 1937[26].

IV. Les conquêtes révolutionnaires[modifier le wikicode]

Les réalisations des ouvriers et des paysans espagnols dans leur réplique révolutionnaire au pronunciamiento de la contre-révolution n’ont pas toutes également piqué la curiosités et intéressé les chercheurs. Le « deuxième pouvoir », celui des comités, n’a guère retenu l’attention, même dans ses aspects les plus inédits. En revanche, et, sans doute, depuis mai 1968, du fait de ce que l’on peut, sans crainte d’offenser qui que ce soit, appeler la « mode » de l’autogestion, les études se sont multipliées sur les entreprises « collectivisées », « saisies » et « autogérées » [[27]]. Nous avouons qu’il nous semble que ce type d’études marque actuellement le pas. On peut sans doute multiplier encore les études sur les mille et une manières dont les ouvriers ou les paysans espagnols ont cherché à se rendre maîtres de l’outil de production et de leur propre activité de producteurs : on n’avance pas d’un pas vers le règlement des problèmes fondamentaux posés par la plus partielle de ces études : celui de la centralisation économique essentielle à la plus élémentaire planification, elle-même condition de la maîtrise de l’homme sur la production qui était l’objectif recherché par les révolutionnaires. La suppression de l’argent dans les communautés agricoles d’Aragon n’a pas - il s’en faut - réglé le problème du crédit, et c’est au niveau de ce dernier que resurgissent les problèmes proprement politiques, pratiquement négligés ou méprisés dans l’étude des réalisations de la révolution, ce qui n’est sans doute pas le résultat du hasard.

V. Histoire événementielle[modifier le wikicode]

Restent les principaux problèmes de l’histoire de la révolution pendant la guerre civile, des étapes de la réaction démocratique et de la contre-révolution stalinienne. Les affirmations récentes de César Lorenzo sur la reconquête de Lérida en juillet 1936 par la colonne Durruti ont provoqué des protestations détaillées des responsables du P.O.U.M. qui avaient accueilli le dirigeant anarchiste dans une ville « libérée » par ses militants ouvriers[28]. Le même auteur a apporté sur les hésitations des anarchistes dans la question du pouvoir l’essentiel des documents accessibles, grâce notamment à Horacio Prieto, secrétaire de la C.N.T. Seule l’interprétation peut encore varier à ce propos et il n’est pas douteux que la discussion à ce sujet se poursuivra dans la presse anarchiste et anarcho-syndicaliste.

La question de l’aide russe en Espagne a été considérablement éclairée au moins en ce qui concerne les personnes par la publication d’un ouvrage à la gloire des volontaires soviétiques[29] et par les précisions données par Ilya Ehrenbourg. On sait désormais que le Miguel Martinez qui joue un rôle important dans nombre d’événements narrés par le journal de Koltsov n’est autre que Koltsov lui-même[30]. On connaît les identités véritables des principaux conseillers militaires russes ; on sait que le général Kléber était Manfred Stern, et Fritz Pablo le futur général Batov. On a confirmation officielle de la présence en Espagne des généraux Stern, Voronov, des futurs généraux Rodimtsev, Malinovski, du futur amiral Kouznetzov. On sait que « Goriev » n’était pas le pseudonyme de Jan Berzin, mais qu’il s’agissait de deux généraux différents, dont le sort sera d’ailleurs identique. On sait que, derrière le pseudonyme de Xanti, le conseiller russe de Durruti, se cachait un officier soviétique, le futur général Mamsurov. On continue cependant à n’avoir aucune information officielle d’U.R.S.S. sur les raisons précises et même les conditions du grand massacre des « Espagnols », les conseillers civils et militaires, les Rosenberg, Antonov-Ovseenko, Koltsov, les généraux Berzin, Goriev, Smoutchkiévitch et d’autres que mentionnent en passant les mémoires d’Ehrenbourg.

Les biographies de Togliatti continuent à être remarquablement discrètes sur les dates exactes de ses séjours en Espagne où il semble bien avoir remplacé Codovilla à la tête de la délégation de l’I.C. : la collaboration de l’apôtre du « polycentrisme » avec la N.K.V.D. ne correspond guère à l’image que veut donner de lui son parti aux lendemains de la « destalinisation ». L’histoire des Brigades internationales, maintes fois remaniée du côté des P.C. au fur et à mesure des épurations et des condamnations, commence cependant à être mieux connue : peut-être Charles Tillon, dans ses mémoires à venir, apportera-t-il sur ce point quelque lumière supplémentaire en indiquant en particulier quel dirigeant communiste joua à Albacete le rôle généralement attribué à André Marty qui n’était, selon toute apparence, qu’un porte-drapeau peut-être un peu voyant.

L’intervention de l’ambassadeur russe Marcel Rosenberg lors de la constitution du gouvernement Largo Caballero continue de faire l’objet de démentis et personne ni aucun document, n’est venu cautionner la version de 1’événement donnée par nous sur la base du récit fait par Clara Campoamor[31]. Le problème de l’origine exacte des Journées de Mai, du rôle éventuellement joué par des provocations d’origine franquiste, soulevé par les documents de la Wilhelmstrasse[32], n’a pas reçu le moindre éclairage nouveau, malgré la parution de plusieurs ouvrages étudiant l’événement. Fernando Claudin, qui vécut ces années à la direction de la J.S.U., n’a rien apporté qui ne fût déjà connu. En cela, il n’a pas innové, car il est remarquable que la crise sans précédent qui a secoué le P.C. espagnol et sa direction, depuis la fin de la guerre civile, les expulsions successives d’hommes comme Jesús Hernández, Castro Delgado, Juan Comorera. Félix Montiel, avant celle de Claudin, n’aient pas finalement touché aux secrets de l’appareil, et que les dissidents, à la façon de Khrouchtchev, n’aient jamais « révélé » sur le P.C. que ce qu’affirmaient depuis longtemps ses adversaires. Il est pourtant incontestable qu’en Espagne comme ailleurs, bien souvent la politique dictée par Staline a dû être imposée aux militants du P.C., parfois confusément conscients de sa signification réelle et de ses conséquences pour leurs aspirations de militants. Faut-il, à la suite de Guy Hermet, tenir pour avérée « la résistance opposée à plusieurs reprises par les dirigeants communistes espagnols aux directives de la « maison » »[33] ? L’affirmation est discutable. La guerre civile espagnole, en tout cas, se situe entre le VIIe congrès de l’Internationale communiste - au cours duquel, comme l’a fort bien souligné Fernando Claudin, fut nettement affirmée l’institution du « centre soviétique » comme direction unique des P.C.[34] - et la dissolution finale de l’I.C. en 1943. La lutte contre les « incontrôlables », la « chasse à la sorcière » trotskyste, la campagne de meurtre contre le P.O.U.M. coïncident dans le temps avec les deux premiers procès de Moscou et la grande purge stalinienne appelée la Iejovtchina. L’exécution, à la veille de la guerre, des plus éminents, sinon de la quasi-totalité des « Espagnols » semble bien n’être pas sans rapports avec la préparation du renversement des alliances qu’allait constituer le pacte germano-soviétique : elle aurait alors signifié la liquidation préventive d’« antifascistes » trop convaincus par leur expérience espagnole pour demeurer des hommes sûrs aux yeux du maître du Kremlin.

L’histoire de la Révolution espagnole constitue à bien des égards non seulement un chapitre « national » de l’histoire de la révolution et de la contre-révolution européennes, mais encore un épisode qui se situe au cœur même de l’histoire mondiale du stalinisme. Si, ainsi que nous le pensons, ce dernier est entré au cours des dernières années dans sa crise finale, il serait parfaitement possible que la lutte qui vient d’éclater au grand jour dans l’appareil international et qui revêt la forme espagnole de la bataille entre Santiago Carrillo et Enrique Lister marque le début d’un « déballage » sur l’histoire interne des rapports dans le P.C.E. et entre ce dernier et l’Internationale communiste que laissent prévoir les dernières livraisons de >Nuestra Bandera de l’un et l’autre groupe, ainsi que la publication par Lister de ¡Basta!. Dans ce cas, l’historien trouverait, pour l’histoire de la révolution et de la contre-révolution en Espagne, un matériel précieux qui lui a jusqu’à ce jour terriblement manqué.

  1. A. Nín, « Salvador Seguí », La Correspondance Internationale, n°29, II, avril 1923.
  2. La Batalla, n° 174, juillet-août 1970.
  3. Ricardo Sanz, El sindicalismo y la politica.
  4. Dans le numéro du 11 janvier 1936.
  5. Octubre del 34, p. 32.
  6. Par exemple le phalangiste Garcia Venero dans son Historia de las Internacionales en España.
  7. G. Garnier, « Le problème de l’unité ouvrière dans les Asturies à la veille de la Révolution d’Octobre à travers la presse régionale », TER Grenoble, 1970.
  8. Voir son opinion sur González Peña dans L’insurrection des Asturies (EDI, 1971).
  9. Particulièrement le tome III de l’édition actuellement en préparation sous la direction de Siegfried Bahne ; quelques lettres de cette période figurent dans le tome III de ses Mémoires, De Lénine à Staline.
  10. Voir des extraits de cette correspondance entre Nín et Trotsky dans « La Révolution espagnole (1936-1939) », Etudes marxistes n° 7-8, 1969, pp. 79-83
  11. Munis, op.cit. p. 179
  12. Préface à Nin, op. cit. p. 6-7
  13. Ibidem, p. 7
  14. Article de Javier Bueno dans Claridad du 6 avril 1937, reproduit dans La Batalla du 10 avril 1937
  15. Ibidem, 1er avril 1937
  16. En février 1946, Julian Gorkin écrivait dans un débat interne : « Malgré sa volonté et ses aspirations le P.O.U.M. n’est jamais arrivé à être véritablement un parti péninsulaire. Le fait de compter quelques douzaines de groupes à travers toute l’Espagne - et un ou deux au plus dans la majorité des régions et provinces - et que ces groupes aient toujours fait leur devoir jusqu’à l’héroïsme, n’a pas suffi pour faire du P.O.U.M. un parti effectivement péninsulaire. » Et il parle de « forces très réduites en dehors de la Catalogne, Castellon et Valence » (El P.O.U.M. ante el reagrupamiento socialiste, p. 16).
  17. Préface à Nín, op. cit. p. 28.
  18. Voir Document n° 26.
  19. « La Révolution espagnole », Etudes Marxistes, n° 7/8, 1969, p. 40.
  20. W. Solano, « Assaig biografico », p. 51, Andrés Nín, Els movimients d’emancipacio national.
  21. Préface à Nín, op. cit. p. 8.
  22. Texte français original dans Le Monde, 5 décembre 1970.
  23. Voir notamment J. Rous, « Notes d’un militant », Esprit, n° 5, mai 1956 pp. 797-798.
  24. Un témoignage, malheureusement incontrôlable, sur ce point d’E. Vigo (« Espagne mai 36-janvier 38 », La Vérité, n° 2, (Nouvelle série, juin 1938 pp. 43-44) affirme qu’Andrade qualifiait de « centriste » la position de Nín à cette époque, et cherchait pour sa part un accord avec les trotskistes.
  25. « La révolution espagnole », op. cit., p. 66.
  26. La Batalla, 16 avril 1937
  27. Voir notamment Mintz, L’autogestion dans l’Espagne révolutionnaire, et Gaston Leval, L’Espagne libertaire.
  28. La Batalla, n° 174, juillet-août 1970.
  29. Bajo la Bandera de la España Republicana, Moscou, n.d.
  30. I. Ehrenbourg, La nuit tombe, p. 185.
  31. P. Broué et E. Témime, on. cit., p. 180 : Clara Campoamor, La révolution espagnole vue par une républicaine, pp. 143-145.
  32. Les archives secrètes de la Wilhelmstrasse, III. L’Allemagne et la guerre civile espagnole, note Faupel du 11 mai 1937, p. 227.
  33. G. Hermet, Les communistes en Espagne, p. 44.
  34. F. Claudin, op.cit. p.93