La Question Agraire en Roumanie

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I

Si on n'examinait que les chiffres du commerce roumain qui, en 1908, (exportation et importation), a atteint à peu près un milliard et a mis la Roumanie au septième rang des nations marchandes, si l'on n'indiquait que l’étendue de son réseau de chemins de fer. de ses lignes télégraphiques et téléphoniques. si, enfin, on ne prenait en considération que son budget, on pourrait affirmer que ce pays a fait un progrès immense et que le peuple roumain doit vivre dans une situation matérielle brillante. Mais la Roumanie, précisément, peut servir de confirmation à ces paroles, paradoxales en apparence, mais profondément vraies de Destut de Tracy : « Les pays riches sont ceux où les habitants sont pauvres, et les pays pauvres, ceux où les habitants sont riches. »

La Roumanie est le pays des grandes richesses concentrées, des grandes propriétés latifundiaires, de la grande production agricole et de l’extrême pauvreté de la masse.

La population la plus misérable et la plus exploitée se trouve précisément dans la plaine danubienne, le riche et fertile grenier du pays, mais où la grande propriété (par exemple le département d'Olt) occupe 75 % des terres arables et où le nombre des illettrés au-dessus de sept ans, atteint le chiffre incroyable de 88 % en moyenne.

Dans les départements montagneux, plus pauvres, prédomine la petite propriété et les habitants jouissent d’une meilleure situation matérielle.

L’impôt sur le revenu n’existant pas en Roumanie, le seul indice de la répartition des fortunes nous est fourni par l’enregistrement des successions, très instructif sous ce rapport, publié par le ministère des Finances pour la période 1900-1903.

Pendant ces quatre ans, il y a eu, en Roumanie, 15.099 successions ouvertes, soumises à la taxe d'enregistrement et dont l'ensemble atteint le chiffre de 333.364.456 francs. Mais, tandis que le groupe le plus nombreux (12.599 successions de 500 à 10.000 francs) représente un total de 43 millions, un groupe de 42 favorisés de la fortune, héritent ensemble de 123 millions. Le deuxième groupe d’héritiers (de 10.000 à 100.000 francs) comptant 1.958 personnes, hérite d’un total de 53 millions de francs. Le troisième groupe contient 491 personnes ayant hérité de 100.000 francs à un million, soit ensemble une somme totale de 113 millions.

Il faut, en plus, remarquer qu’en Roumanie meurent annuellement 165.000 personnes, dont 38 % au-dessus de 21 ans, ce qui fait pour quatre ans 250.000 hommes et femmes majeurs, morts sans rien laisser à leurs héritiers ou en laissant une fortune au-dessous de 500 francs, dispensée de la taxe d'enregistrement, en face de 43 Crésus laissant, chacun, trois millions en moyenne.

La principale, sinon l’unique source de la richesse en Roumanie. est l'agriculture. La terre se trouve entre les mains des grands propriétaires. Ainsi, d’après les chiffres du recensement de 1905, il y a en Roumanie 4.171 grands propriétaires possédant ensemble 3.789.192 hectares de terre de culture, ce qui constitue 47.53 % de tout le territoire arable, contre 1.015.302 petits propriétaires possédant ensemble 5319950 hectares ou 41,66 % de toute la terre cultivable. Ainsi donc, la moyenne de la grande propriété (au-dessus de 100 hectares) est de 908 hectares, tandis que celle de la petite (de 1 à 10 hectares) est de 3,2 hectares. Enfin, il y a encore 38.699 propriétaires moyens (de 10 à 100 hectares) possédant ensemble 860.403 hectares, soit 10,81 % du sol cultivable[1].

D’autre part, si nous examinons la catégorie de la grande propriété, nous trouvons 771 propriétaires possédant de 1.000 à 3.000 hectares, soit ensemble 1.236.420 hectares; 112 propriétaires ayant de 3.000 à 5.000 hectares ou ensemble 434.367 hectares, et enfin 66 propriétaires ayant chacun au-dessus de 5.000 hectares ou, ensemble, 520.095 hectares, c’est-à-dire la seizième partie du territoire arable de la Roumanie.

La plupart des grands propriétaires préférant l'oisiveté au travail, louent leurs terres à de grands fermiers. Certains de ces derniers ont réussi à accaparer de nombreuses propriétés. Ainsi prirent naissance les fameuses associations appelées chez nous, improprement, des « trusts », où on voit un fermier ou une association de fermiers affermant des centaines de milliers d'hectares.

Mais comment mettre en valeur ces latifundia ? S’il fallait recourir au travail libre, il faudrait pour chaque propriété des milliers de prolétaires agricoles, difficiles à trouver et encore plus difficiles à surveiller de près. Affermer, d'autre part, ces terres par petits lots aux paysans, c'est renoncer au profit que peut apporter la culture en régie.

La difficulté a été résolue par la découverte du système des contrats agricoles, qui restera l'un des monuments de la plus éhontée et de la plus rapace exploitation du travail humain.

Le contrat agricole, c'est le travail forcé, c’est le servage de fait avec toutes les corvées et les prestations du Moyen-Age.

Le paysan roumain, petit propriétaire, est entièrement à la discrétion du grand propriétaire. C'est ce dernier qui lui loue de la terre, celle du paysan étant insuffisante pour la culture et pour le pâturage, c’est lui qui lui avance de la semence et de l'argent. Le grand propriétaire dicte, par ce moyen, aux paysans, les conditions qu’il veut. Il l'oblige à exécuter, à la première demande, les travaux dont il a besoin pour ses propriétés.

Ainsi donc, ce sont les paysans, petits propriétaires, qui font tous les travaux dont les grands propriétaires ont besoin. Ces derniers sont dispenses de tenir des bestiaux et des instruments aratoires — sauf les batteuses. — Et comme le paysan est obligé de courir avant tout au champ du propriétaire ou du fermier, il néglige forcément le sien qui est labouré, semé, moissonné, avec du retard.

C'est pourquoi la productivité des terres des paysans est beaucoup inférieure à celle des propriétaires, bien qu’elles soient travaillées par les mêmes personnes, avec le même bétail et les mêmes instruments.

L'exploitation à laquelle est soumis le paysan roumain par les contrats agricoles, est d'autant plus grande qu’il paie le plus souvent son fermage en nature : en produits et en travail dont il lui est difficile d’apprécier la valeur.

Le lecteur pourra se faire une idée de ce que représentent ces contrats agricoles, par la copie d’un de ces documents qui ne diffèrent pas beaucoup d'un village à l’autre :

Contrat agricole

de M. F. Corlatesco, enregistré à la mairie de la commune Dobreni Campurel, concernant la propriété Dobreni, lot A, d'une superficie de 1.400 hectares. Les paysans cultivent 500 hectares pour le compte du propriétaire, ils ne possèdent pas de pâturages leur appartenant.

« Entre les soussignés. Philippe F. Corlatesco, propriétaire du domaine Dobreni Campurel. lot A. arrondissement de Cretzesti, département d’Ilfov, et les habitants de la même commune, fut conclu le contrat suivant :

L'administration du domaine s'oblige à donner aux habitants soussignés, les terres nécessaires pour la culture du mas, contre paiement d'une dîme (dijma, en roumain) et pour la culture des melons, contre un paiement en argent, pour l'année 1905-1906, dans les conditions suivantes :

1° Nous, les habitants, cultivateurs de maïs, nous nous obligeons à donner, comme dîme (dijma) la moitié de notre produit (en roumain una si una, c'est-à-dire une partie au propriétaire et une partie aux paysans). Nous nous obligeons, en plus, à lui donner un boisseau (20 litres) de grains par pogone (1/2 ha.), comme droit de garde-champêtre (pandarit) et un boisseau par trois pogones, comme droit de cocarit :

2° Pour chaque pogone de terre que nous louons chez le propriétaire, nous nous obligeons à lui fournir différents travaux agricoles, dont l’ensemble s'élèvera à la somme de 10 francs ;

3° En plus de la dîme et des travaux agricoles stipulés ci-dessus (n°s 1 et 2), nous nous obligeons à donner au propriétaire encore 7 francs en argent par quatre pogones ;

4° A part cela, nous nous obligeons pour chaque pogone de terre que nous louons contre le paiement d'une dîme, à exécuter pour le compte du propriétaire, tous les travaux nécessaires à la culture d'un quart de pogone de mais, à savoir : le labourage, l'ensemencement. le hersage, le sarclage, le nettoyage des mauvaises herbes, la récolte avec le dépouillement des épis et le transport de ces derniers au grenier ou à la batteuse du propriétaire :

5° Ceux, parmi nous, qui louent chez le propriétaire plus de quatre pogones de terre de culture, sont obligés de faire, pour leur compte, la moisson d’un quart de pogone pour chaque pogone louée, en plus des quatre ;

6° Les travaux agricoles que nous nous obligeons à exécuter pour le compte du propriétaire, en paiement de la somme de 10 francs que nous lui devions en plus, par pogone de terre, consisteront en labourage bon et gospodaresk[2], évalué à raison de 5 francs le pogone, en moisson bonne et gospodaresk, avec le transport des produits à la batteuse du propriétaire, au prix de 6 francs le pogone. Seul le transport des produits d'un pogone sera payé à raison de 2 francs ; la journée de travail d'un homme sera payée 3 francs s'il est avec son chariot, et 1 franc, s'il est sans chariot (il s'agit d'une journée de travail de 14 à 36 heures, de la levée du soleil à son coucher N.-B.). Le transport d'un kilo (6 hectolitres) de céréales, jusqu'à la gare voisine, sera payé 1 franc.

7° Nous ferons tous les travaux stipulés ci-dessus avec la nourriture fournie par nous et avec nos instruments aratoires, et au premier appel de l'intendant du propriétaire ;

8° Ceux, parmi nous, qui se sont engagés à prendre des terres contre un paiement en dîme, déclarent se considérer par cela même engagés à payer pour leurs bestiaux un droit de pâturage de 8 francs par tête de bétail et de 1 fr. 50 par tête de brebis ou de chèvre. La jouissance du pâturage ne commence qu’après l'enlèvement de la récolte du blé. Une paire de bœufs est exempte de tout droit :

9° Ceux d'entre nous qui prendront des terres pour la culture des melons s'obligent à payer: 30 francs le pogone pour les terres situées sur les collines, et 45 francs pour celles qui sont dans la plaine. A part cela, nous nous obligeons à faire encore la moisson d'un pogone et son transport pour chaque pogone affermé ;

10° Nous nous obligeons à nous acquitter de tous nos travaux agricoles avant que le maïs soit dîmé. Nous prenons le même engagement pour toute autre dette contractée envers l'administration de la propriété. Il nous est interdit d'enlever notre part de récolte avant l'acquittement de toutes les obligations et dettes stipulées, en argent ou en nature, dans le contrat actuel.

Moi, Philippe Corlatesco. j'accepte toutes les clauses stipulées plus haut ; en foi de quoi, je signe ce contrat légalisé conformément à la loi.

P. propr. P.-F. Corlatesco.

(Ss.) MORITZ Herman.

Suivent les signatures des habitants.

Légalisé par le Maire : Ion Betzi.

On voit par ce document à quels procédés ingénieux ont recours les propriétaires roumains pour pressurer davantage le travail du paysan. Que reste-t-il à ce dernier, après avoir exécuté toutes les obligations contractées vis-à-vis du propriétaire ?

Énumérons les redevances en argent et en nature qu'il leur doit pour les terres destinées à la culture du maïs : la moitié du produit total, plus un boisseau de grains par pogone et encore un par trois pogones. A part cette redevance en produits, les paysans s'obligent à exécuter des travaux agricoles, dont la valeur monte à la somme de 10 francs pour chaque pogone loué. Le tarif, d'après lequel seront évalués ces travaux, est le suivant : le labourage d’un pogone sera compté à raison de 5 francs, sa moisson et son transport à 6 francs. Tout ceci sera payé pour un pogone de terre loué.

Mais ce n’est pas encore tout. Les paysans s'obligent à payer 7 francs en argent par quatre pogones et à faire la culture complète d'un quart de pogone pour le compte du propriétaire. Ceux des paysans qui prendront plus de quatre pogones sont aussi obligés de faire, pour son compte, la moisson d’un quart de pogone. Et pour que le propriétaire puisse obliger les paysans à exécuter tous ces travaux, il possède un moyen infaillible: l'interdiction qui leur est faite de rentrer leur récolte avant l'acquittement de toutes leurs dettes et obligations.

Nous répétons que ce contrat n'est pas une exception, mais une règle. Les enquêtes et les débats auxquels donnèrent lieu les révoltes, découvrirent des exemples d’une plus grande exploitation. Dans la propriété d’un ancien ministre et chef du libéralisme roumain. M. C. Stoicesco, la journée de travail d’un homme avec son chariot était de 2 francs.

Mais, incontestablement, l'exemple le plus caractéristique restera celui d’un certain général Leca, qui payait ses paysans cinq centimes la journée de travail. Ce fait se passait en 1888 et les étudiants socialistes roumains de Bruxelles frappèrent, à cette occasion, une médaille commémorative.

II

Nous n’entendons pas entrer ici dans l'histoire de la question agraire en Roumanie. Nous nous contenterons de quelques indications brèves, relatant les dates et les faits essentiels.

Avant tout, quelle est l'origine de la grande propriété foncière dans notre pays ?

Aujourd’hui, après les nombreux travaux historiques concernant cette question, on peut répondre : l’usurpation.

Au début, la terre, comme dans les pays slaves, avec le communisme agraire, appartenait à la communauté, aux paysans. Les futurs propriétaires — les boyards — n'étaient que de simples fonctionnaires-juges, nommés par le prince et auxquels les paysans payaient une redevance annuelle dijma (la dîme). Les paysans étaient libres. Les terres étaient partagées périodiquement entre eux, en petits lots tirés au sort, d’où le nom de jerebi (sort en slave) qui leur était donné. Les judetzi (les juges), qui deviendront plus tard les boyards, pouvaient obtenir des lots au même titre que les paysans.

Ce n'est que par la violence et l'usurpation que la classe des boyards, formée de l'élite des « juges ». arriva, avec le temps, à se substituer aux paysans dans la possession du sol et à transformer l’immense majorité de ces derniers en serfs.

« Faire l'histoire de la question agraire dans les pays roumains — disait, dans un discours du 1er avril 1891, le défunt ministre Michel Kogalniceanou — c'est faire l'histoire de trois siècles de spoliation du peuple roumain. Il faudrait des volumes entiers pour décrire comment les princes roumains, venus de Transylvanie pour fonder les États roumains, la Moldavie et la Valachie, trouvèrent ici, non pas un pays désert, mais des provinces florissantes, habitées par des populations vigoureuses, indépendantes et libres, et comment celles-ci, en récompense des luttes ininterrompues quelles ont soutenues, pendant des siècles, pour le maintien et l'agrandissement de ce domaine commun qui s'appelle la Patrie, ont été transformées en esclaves attachés à la glèbe. »

L'assujettissement progressif des paysans roumains se produisait sous deux formes différentes, aboutissant au même résultat.

Il s'agissait premièrement de réduire au servage les paysans libres, en leur enlevant les terres. C'est ici surtout que les moyens de fraude et de violence jouèrent un grand rôle. Le boyard profitait de tous les prétextes pour arracher au paysan son lot avec sa liberté ! Une fois, c’était à l'occasion d’une dette, démesurément grossie ; un autre jour, c’était un délit ou un crime, commis sur le territoire des paysans et que ces dernier, même innocents, étaient contraints de racheter par la cession de leurs villages aux boyards.

« Si les actes délivrés par les princes — écrit l’historien M. Rosetti — enregistrent des ventes, achats, donations, échanges, etc., ils sont muets, dans la plupart des cas, sur les moyens par lesquels ont été obtenus ces actes de vente, de donation ou d’échange. Mais leur histoire a été conservée, de père en fils, par la tradition. Ces moyens sont : la fraude, le vol, la menace le même le crime. »

De cette façon ont été constitués les vastes latifundia. D'après une statistique ancienne, de 1.713 villages qui existaient en 1803, en Moldavie, 927 appartenaient aux boyards (28 familles en possédaient 470), 215 aux couvents, 25 au prince et seulement 546 aux paysans.

La seconde préoccupation des boyards, c’était d'augmenter le nombre des jours de corvée et la quantité de prestations que les paysans s’obligeaient à leur fournir.

Les seuls défenseurs que ces derniers trouvaient, de temps en temps, contre la rapacité des propriétaires, c’étaient les princes, la Turquie (État suzerain) et aussi le gouvernement russe. à l'époque où ses armées occupaient le pays. Ils avaient tous un intérêt, sans doute relatif, à protéger les paysans pour conserver la part qui devait leur revenir sous forme d’impôts ou de contribution.

Aussi, il n’est pas rare de trouver des jugements sévères, mais justes, portés par eux sur les classes possédantes de Roumanie.

Voici, par exemple, comment le prince de Moldavie, Michel Stourdza. s'exprime sur le compte des boyards roumains :

« Uniquement éblouis par la vanité et conduits par l'égoïsme. l’intérêt personnel, rapetissant leur esprit, étouffa dans leurs cœurs les sentiments généreux. La pusillanimité succéda au courage, la vénalité au désintéressement, l’envie tracassière à l'urbanité et à la droiture. Il leur arrive très souvent, et aux plus notables même, de se récrier sans pudeur sur ce qu’ils n’ont point obtenu, eux ou leurs enfants, une Kivernisseala, c’est-à-dire le moyen de réaliser un gain illicite, car tous les emplois ne sont envisagés que sous le rapport lucratif, licite ou illicite. »

Dans les mêmes termes et à peu près à la même époque, parlait le comte de Kisselev. le général russe qui rédigea le règlement organique de 1833 : « Je suis depuis quinze jours à batailler avec les barbus moldaves — écrit-il, dans une lettre du 30 octobre 1832, au consul russe à Jassy, Boutenief. —

Ils sont, assurément, les plus intrigailleurs de tous les hommes à barbe qui pullulent sous la calotte du ciel. L'Assemblée est formée des boyards qui n’ont fait qu’empiéter sur les classes inférieures. Étant constitué juge dans sa propre cause, il est tout naturel qu'elle (l’Assemblée) ne cherche qu’à augmenter ses propres privilèges, aux dépens des autres (les paysans N. B.) qui ne sont représentés, ni défendus par personne. »

La servitude qui pesait sur les paysans roumains, ne se limitait pas à la capacité des boyards : ils subissaient encore la tyrannie d’une administration spoliatrice.

On sait que les provinces roumaines étaient gouvernées par des « princes », désignés à Constantinople, pris dans les familles grecques du Phanar ou parmi les boyards roumains.

Cette haute fonction était mise, en fait, aux enchères et adjugée au plus offrant. Celui-ci, de son côté, cherchait pendant son court passage à la tête des malheureuses provinces, à rentrer dans ses frais et à ramasser une grosse fortune, en surchargeant le peuple d’impôts. Le principal de ceux-ci était le bir ou l’impôt personnel (capitation), qu’on avait divisé, pour en faciliter la perception, en quatre quarts, payés au commencement de chaque trimestre. Mais, bientôt les princes demandèrent 1o, 12, 20 et jusqu’à 50 quarts par an ! Ce dernier record a été atteint par le prince Constantin Mavrocordate. C’est encore lui qui, pour pressurer les habitants, institua, outre les impôts existant sur les brebis, les vaches, les vignes, les ruches d’abeilles, etc., un impôt sur les sceaux que tout individu jeune ou vieux, homme ou femme, était obligé de porter attaché à son cou[3].

La population, spoliée et pressurée par les boyards et les princes, émigrait en masse dans les pays voisins : la Pologne, la Turquie (la Bulgarie actuelle), la Serbie, la Hongrie, etc. Les familles paysannes en Moldavie, de 147.000, chiffre atteint en 1741, sont tombées à 70.000 en 1746 et à 35.000 seulement en 1757 ! « Beaucoup d’hommes poussés par la peur et la misère, — écrivaient les chroniqueurs Ion Canta et Enache Kogalniceanou — erraient dans les bois, mourant de faim et de froid. »

La fuite en masse des paysans forçait les princes à prendre quelques mesures en leur faveur, tandis que les boyards cherchaient à faire venir des paysans d’autres pays, en leur promettant des franchises pour travailler leurs terres délaissées.

Ces concessions n’étaient pas de grande importance. Au contraire, avec la substitution dans le pays de l'économie agricole à l’économie pastorale, et surtout après le traité d’Andrinople de 1829, qui proclamait la liberté du commerce sur la Mer Noire et le Danube, l'exploitation du travail paysan devint plus intense encore. En 1833, il y eut des tentatives de révolte. Le comte Kisseleff, le commissaire général russe qui se trouvait en ce moment à la tête de l'administration de deux principautés, chercha par le Règlement organique à remédier à cet état de choses, tout en ménageant les intérêts des « barbus » propriétaires, ce qui faisait avorter la réforme. Le servage persistait. Mais l’émancipation des paysans devenait une nécessité, d’abord au point de vue intérieur, le servage empêchant le développement économique et social du pays, ensuite, au point de vue extérieur, les grandes puissances ayant imposé à la Conférence de Paris de 1859, « l’abolition de tout privilège de caste et de classe en Roumanie et la révision de la loi qui règle les rapports des propriétaires avec les paysans ».

C'est seulement en 1864 que le prince Couza, avec le concours efficace de son ministre Michel Kogalniceanou et malgré l’opposition acharnée des libéraux et des conservateurs du Parlement, déclara le servage aboli et attribua, contre rachat, un tiers des propriétés seigneuriales aux paysans. Cette réforme, connue en Roumanie sous le nom de Loi rurale de 1864, créa 467.840 petits propriétaires, possédant 1.766.258 hectares. Les lots ainsi constitués furent déclarés inaliénables pour une période de 30 ans, qui fut prolongée encore à l'occasion de la révision de la Constitution en 1884.

La réforme rurale de 1864 — que Couza paya de son trône — a été faite dans des conditions désastreuses pour les paysans qui devaient retomber de nouveau sous le joug des propriétaires. Sans parler du fait que les paysans, privés de tout crédit et — comme d'habitude — de semence et de nourriture, devaient forcément s’adresser aux propriétaires, il y avait une autre lacune dans la loi de 1864 qui pèsera lourdement sur toute la vie paysanne, c'est quelle ne leur donnait pas de pâturages communaux. Les petits lots que la loi leur accordait étaient destinés à la culture, tandis que pour la formation des pâturages, tellement nécessaires à la vie du paysan, la loi ne prévoyait aucune mesure. Et ce n'était pas sans intention. La déclaration des terres paysannes comme inaliénables et le refus des pâturages communaux était une concession maladroite que Couza et Kogalniceanou firent pour se réconcilier, sans succès, du reste, avec les grands propriétaires. L'inaliénabilité des terres attachait les paysans à la campagne. D'autre part, l’absence des pâturages les forçait de s'enchaîner de nouveau au propriétaire ; c’est précisément ce qui arriva.

Pendant la première année qui suivit l'émancipation des paysans, ces derniers ne voulurent pas s’engager chez les propriétaires. Mal leur en prit. Privés des moyens de subsistance, privés des semences nécessaires, et par-dessus tout, ruinés par une mauvaise récolte, les paysans émancipés erraient dans les bois, se nourrissant d'écorces, de glands et de racines. Ainsi, la « nécessité sociale » de la grande propriété et le rôle « philanthropique » du grand propriétaire étaient surabondamment prouvés, et les terribles contrats agricoles prirent naissance. Les paysans s’obligeaient d’avance à travailler chez les propriétaires à des salaires dérisoires. Le plus souvent, pour une petite avance en argent, le paysan devenait avec sa femme et ses enfants les esclaves du propriétaire ; les contrats se faisaient d’habitude pour une période de cinq ans et étaient exécutables manu militari.

Nos hommes d’État, effrayés de la misère croissante de la campagne, cherchèrent à remédier à cet état de choses en introduisant différentes améliorations dans la loi sur les contrats agricoles. Ainsi fut supprimée l’intervention de l’armée pour leur exécution, et il fut prévu que deux jours de la semaine (le vendredi et le samedi) resteraient réservés pour les propres travaux du paysan. Enfin, on admit que, dans le cas où les deux parties contractantes le désireraient, les contrats agricoles seraient inscrits dans les registres de la mairie.

La simple énumération de ces « réformes » démontre leur inanité. Le paysan était obligé de se soumettre au propriétaire. toute sa vie dépendant de ce dernier ; il ne pourrait pas faire prévaloir les clauses favorables de la loi, car le propriétaire irrité refuserait alors la terre de culture et les pâturages nécessaire».

Ainsi donc, le progrès de l'agriculture roumaine, dont l’exportation de céréales montait de 544.000 tonnes en 1866, à tonnes en 1905, correspondait à un accroissement intense de l'exploitation du travail paysan. Une hausse extraordinaire de la rente foncière correspondait à une baisse absolue des salaires. D'après les tableaux publiés par le ministère de l’Intérieur, à l’occasion des dernières réformes agraires, la rente, dans 70 % des propriétés a monté entre 1870 et 1907 de 100 %, et dans 6 % des propriétés, de 400 % ! Sur 10 % des propriétés, affermées aux paysans, ces derniers paient un fermage de 80 francs par hectare, et dans certains cas, jusqu'à 180 francs par hectare, tandis que le produit total d'un hectare ne dépasse pas de 120 à 140 francs, au maximum 150 francs. D’autre part, d’après les statistiques publiées par M. Rosetti, la journée de travail était payée de 2 fr. 50 à 3 francs, à l'époque du Règlement organique, tandis que. maintenant, d'après les tableaux officiels, elle n'est que de o fr. 83 en moyenne.

L'introduction du capitalisme dans l'agriculture roumaine s’est manifestée par la formation des « trusts » ; nos antisémites montrent avec complaisance les trusts composés de juifs, dont quelques-uns, groupés, ont réussi à prendre en fermage 38 propriétés d'une superficie de 238.000 hectares, mais il y a des fermiers roumains qui afferment individuellement jusqu’à 60.000 hectares.

Donc, c'est au régime même de la grande propriété latifundiaire qu'il faut s'en prendre, et non pas à des individualités.

Parlant de l’ancien régime, le poète national roumain, Alexandri, qui avait plaidé la cause de l'unité roumaine devant Napoléon III, écrivait : « Les sévices contre les paysans et les tziganes faisaient partie des usages quotidiens et des prérogatives des propriétaires. Si les ombres de toutes les victimes des cruautés des propriétaires sortaient de leurs tombes, on serait effrayé de l'immense quantité de revenants ensanglantés restés sans vengeance. »

Cette description complète le tableau que nous ont fait des classes dominantes roumaines des temps passés les Michel Stourdza, comte Kisselev et Rosetti : avides et cruelles, cherchant par tous les moyens possibles, y compris le vol, la fraude et le crime, un gain, la satisfaction de leurs désirs et de leurs instincts. Mais aujourd'hui encore, malgré les années, leur psychologie et leurs procédés sont restés les mêmes.

Tout le progrès matériel que la Roumanie a accompli a été limité aux villes ; la campagne est restée telle qu’autrefois. Une barrière infranchissable, jalousement gardée des propriétaires, sépare les paysans des citadins. De temps en temps, les journaux publient des révélations sur les procédés scandaleux à l'aide desquels les paysans sont privés de leurs biens.

Ainsi, entre autres, le cas des paysans de la commune Rosetti-Volneschti, purement et simplement dépouillés de 1.500 hectares par le vol et la fraude ; le cas de la Vrantcha où une Société, à la tête de laquelle se trouvait un ministre, a réussi par les mêmes moyens, à se rendre maîtresse d’immenses et riches forêts appartenant aux paysans.

Les propriétaires savent profiter de tout : de la pauvreté des paysans, aussi bien que de leur ignorance des lois et de la procédure, autrement compliquée dans un pays comme la Roumanie, où les procès traînent des dizaines d’années, pour le plus grand bien des avocats et des propriétaires intéressés.

L’accaparement des terres communales — là où on les trouve encore, est un fait normal. Ainsi, dans la province annexée, la Dobroudja, il n’y a presque pas de village où le grand propriétaire ne se soit emparé des dizaines d’hectares, entrant dans le périmètre du village, (vatra satului), qui sont ainsi transformés en vignobles, parcs, prairies artificielles. Les autorités communales (les maires de cette province sont des fonctionnaires nommés par le gouvernement) sont leurs complices.

Si nous passons aux rapports personnels entre propriétaires et paysans, nous trouvons le même manque d’humanité. Ce n’est pas seulement le travail, mais encore l'honneur du paysan qui est la chose du propriétaire. Ce dernier abuse sans vergogne des femmes et des jeunes filles ; il est dans son village comme dans un harem oriental. Notre plume se refuse décrire les innombrables scènes où les paysans sont maltraités et outragés comme les esclaves antiques et dont l’écho arrive parfois jusqu'aux villes.

  1. 13.134 de ces propriétaires reviennent à la province de la Dobroudja, ce qui réduit les propriétaires moyens de la Roumanie proprement dite au chiffre de 25.566.
  2. Gospodaresk. c’est-à-dire comme il convient à des maîtres (gospodors). Une confirmation indirecte de ce que nous avons dit plus haut, que les paysans sont forcés de négliger leurs propres terres, qui sont ainsi mal labourées.
  3. En Orient, les habitants étant d’habitude illettrés, ont recours à des sceaux, portant leurs initiales, quand ils ont besoin de signer un acte quelconque.