La Première allocation

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Kollontaï, Alexandra Mikhaïlovna (1872-1952), fille d’un général, adhère au mouvement social-démocrate en 1899. De 1906 à 1915, penche vers les mencheviques mais adhère au parti bolchevique en 1915 pour ses positions face à la guerre impérialiste. De 1908 à 1917, en émigration en Norvège. Après la Révolution de Février 1917, membre du Comité exécutif du Soviet de Petrograd et du CC du Parti bolchevique. En juillet 1917, arrêtée par le Gouvernement provisoire. Après la Révolution d’Octobre, première femme à occuper un poste « ministériel » en tant que Commissaire du peuple à l’Assistance publique. Organise le 1er Congrès panrusse des femmes travailleuses. Dans les années 20, contribue à l’organisation du mouvement international des femmes. Dirigeante de l’Opposition Ouvrière en 1920-1921. En 1923, affectée à des fonctions diplomatiques, elle fut la première femme ambassadrice de l’Histoire en représentant l’URSS en Norvège, au Mexique et enfin en Suède.

C’était en octobre 1917. Il faisait un temps gris et venteux. Le vent secouait les faîtes des arbres dans le jardin de Smolny [1].

Smolny, avec le dédale de ses couloirs interminables, ses salles vastes, claires, qui ressemblaient aux bureaux d’une administration et où s’effectuait un travail intense que le monde n’avait encore jamais vu. Il y avait deux jours que les Soviets s’étaient emparés du pouvoir. Le Palais d’Hiver [2] était déjà aux mains des ouvriers et des soldats. Le gouvernement de Kérenski [3] n’existait plus. Mais nous nous rendions bien compte que ce n’était que la première marche d’un raide escalier menant à la libération des travailleurs et à la création d’une république du travail sans précédent dans le monde.

Le Comité central du Parti bolchevique était installé dans une petite pièce avec une table au milieu, des journaux sur les appuis des fenêtres et sur le plancher, et quelques chaises. Je ne me rappelle plus la raison qui m’y avait amenée, mais à peine en avais-je franchi le seuil que Vladimir Ilitch, me voyant, résolut de me confier quelque chose de plus important que ce que j’avais l’intention de faire.

– Allez sur-le-champ prendre en mains le ministère de l’Assistance publique. Il faut le faire dès maintenant.

Il était calme, presque joyeux. Il lança une plaisanterie et se tourna vers d’autres visiteurs venus demander des instructions ou des informations.

Je ne sais plus pourquoi j’y allai toute seule. Je me souviens seulement de la journée d’octobre humide où j’arrivai à la porte d’entrée du ministère de l’Assistance publique rue de Kazan. Un portier, grand, imposant, chargé de galons, au visage orné d’une barbe blanche, m’ouvrit la porte et me toisa de la tête aux pieds.

– Y a-t-il quelqu’un de vos chefs en ce moment ? lui demandai-je.

– L’heure de réception des requêtes est terminée, dit ce vieillard de belle prestance, me coupant net.

– Mais ce n’est pas pour une requête. Y a-t-il ici quelqu’un de vos fonctionnaires responsables ?

– Je crois vous l’avoir dit en russe : la réception des solliciteuses est de 1 à 3 heures, or il est maintenant quatre heures passées.

J’eus beau insister, il répondait toujours :

– Je connais la chanson : c’est pas pour une demande, c’est pour autre chose, et puis, c’est moi qui prends.

– Mais comprenez donc que je viens ici pour une affaire d’Etat. Où est votre bureau ? Où est votre préposé ?

Mais il ne voulut rien entendre. La réception était terminée, l’ordre était donné de ne laisser passer personne.

J’essayai de passer outre. Le vieil entêté me barra résolument le chemin. Je repartis bredouille. Je devais assister à un meeting. Or en ce temps-là les meetings, c’était le plus important, l’essentiel. C’était là, au cœur des masses que se jouait le sort du Pouvoir soviétique, que se décidait pour lui la question : être ou ne pas être, la question de savoir qui l’emporterai : les ouvriers et les paysans en capotes de soldats ou la bourgeoisie ?

Le lendemain, de très bonne heure, je fus réveillée par un coup de sonnette à la porte de l’appartement où je m’étais réfugiée après être sortie d’une prison de Kérenski. Une sonnerie persistante. J’ouvris la porte, et je vis un petit moujik barbu en pelisse courte et en lapti [4].

– C’est ici le commissaire du peuple Kollontaï ? Faut que je le voie. Voici un petit mot de la part de leur bolchevique en chef Lénine.

Je jetai un coup d’œil, et je vis effectivement, sur un bout de papier, écrit de la main de Lénine : « A payer sur la caisse de l’Assistance publique la somme due pour un cheval ».

Pour un cheval ? Qu’est-ce que c’était que ce cheval ?

Le moujik me raconta l’histoire sans se presser. Sous le tsar, à la veille de la révolution de Février, son cheval avait été réquisitionné pour des besoins militaires. On avait promis de lui payer un prix « raisonnable » pour ce cheval. Mais il n’en avait pas vu la couleur. Alors, il s’était rendu à Petrograd Il avait fait antichambre pendant deux mois dans tous les services du Gouvernement provisoire sans aucun résultat. On l’envoyait d’un service à l’autre. Ça lui avait fait faire des dépenses, perdre patience. Mais voilà qu’il avait entendu dire qu’il y avait certains bolcheviques qui rendraient aux ouvriers et aux paysans tout ce que les tsars et les hobereaux avaient pris au peuple et réquisitionné pendant la guerre. Il fallait seulement obtenir un petit mot de leur bolchevique en chef Lénine. Et il avait trouvé Lénine, l’avait réveillé au petit matin et avait reçu de lui ce petit mot. Il me le montra, mais se garda de me le laisser.

– Je ne le rendrai que quand j’aurai reçu mon argent. Je le garde en attendant, c’est plus sûr.

Que faire de ce petit moujik et de son cheval ? Le ministère était encore aux mains des fonctionnaires du Gouvernement provisoire. C’était une étrange époque : le Conseil des commissaires du peuple détenait déjà le pouvoir, alors que les services, tels des wagons lâchés sur la pente, roulaient tous seuls sur les rails du Gouvernement provisoire.

Comment occuper le ministère ? De force ? Mais alors tout le monde allait s’enfuir, et on resterait sans travailleurs. On résolut d’agir autrement : on convoquerait une réunion de délégués du syndicat des employés (techniques) subalternes.

Le président en était le mécanicien Egorov [5]. Ce syndicat était particulier : un assemblage de professions, de tous ceux qui travaillaient dans ce service en qualité de personnel technique : commissionnaires, infirmières, chauffeurs, comptables, copistes, mécaniciens, ouvriers et ouvrières de l’imprimerie, gardiens et aide-médecins.

On délibéra sur la situation. On élut un conseil, et, le lendemain matin, on alla occuper le ministère. On entra. Toujours le même portier chamarré. N’éprouvant pas de sympathie pour les bolcheviques, il n’était pas allé à la réunion. Il nous laissa entrer l’air réprobateur. Pendant que nous montions l’escalier, un flot de fonctionnaires, de dactylos, de comptables, de chefs de service s’écoulait dans le sens inverse. Ils passaient en hâte sans nous regarder. Le sabotage des fonctionnaires avait commencé. Il n’en resta que quelques-uns. Ils déclarèrent vouloir travailler avec nous, avec les bolcheviques. Nous entrâmes dans les bureaux. Ils étaient vides.

Des machines à écrire abandonnées, des papiers qui traînaient partout. Mais les livres où on enregistrait les documents étaient enfermés. Pas de clefs. Même pas celles de la caisse. Qui les avait ? Comment travailler sans argent ? L’Assistance publique était un service qu’on ne pouvait pas fermer car tant de choses en dépendaient : orphelinats, mutilés de guerre, ateliers de prothèse, hôpitaux, établissements de cure, léproseries, institutions pour jeunes filles, hospice pour aveugles… Un vaste champ d’activité ! On vient, on réclame de tous les côtés. Et voilà qu’on n’a pas les clefs. Mais le petit moujik qui était venu me trouver était plus tenace que les autres. Chaque jour, il était là dès l’aube.

– C’est pour aujourd’hui ou pour demain ce remboursement ? Ah, c’était un beau cheval. S’il n’avait pas été aussi robuste et résistant, je ne me serais pas donné tant de peine pour avoir ce remboursement. Mais maintenant, puisque j’ai le petit mot de votre bolchevique en chef, je ne veux pas en démordre. J’aurais mon dû quand bien même je devrais y passer encore six mois.

Et il finit par avoir gain de cause.

Les fonctionnaires refusaient toujours de rendre les clefs. Ils prétendaient ignorer où elles étaient. Cherchez vous-mêmes, disaient-ils. On dut opérer quelques arrestations. Deux jours après, les clefs furent retrouvées.

Le premier paiement effectué par la caisse de Sécurité sociale, appelée alors le Commissariat du peuple à l’Assistance publique, fut le remboursement du cheval que le gouvernement tsariste avait pris par fraude et de force à un paysan.

  1. L'Institut Smolny était jusqu’en août 1917 un collège de jeunes fille nobles. Il fut le siège du Soviet de Petrograd, du Comité exécutif central pan-russe des soviets des députés ouvriers et soldats et de sa fraction bolchevique. Après la Révolution d’Octobre, il fut le siège du Gouvernement soviétique et la résidence de Lénine jusqu’à leur installation au Kremlin de Moscou en mars 1918.
  2. Le Palais d’Hiver, construit au début du XVIIIe siècle, est l’ancienne résidence officielle des Tsars. Il fut le siège du Gouvernement provisoire bourgeois entre février et octobre 1917, puis intégré au Musée public de l’Ermitage jusqu’à nos jours.
  3. Kerensky, Alexandre Féodorovitch (1881-1955). Avocat. Élu à la Douma en 1912, représentant du groupe Travailliste (troudovnik) mais adhérant au Parti socialiste-révolutionnaire. Vice-président du Soviet de Petrograd et Ministre de la Justice dans le premier gouvernement provisoire (février 1917), puis Ministre de la Guerre (mai) et Président du Gouvernement (juillet). Renversé par les bolcheviques le 25 octobre, il tenta de marcher sur Petrograd, fut battu et se réfugia ensuite à Paris puis aux États-Unis.
  4. Chaussures paysannes traditionnelles confectionnées avec des lanières d’écorce de bois.
  5. Voir le récit de Kollontaï : «Au Commissariat du peuple à l’Assistance publique »