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Special pages :
La Paix (1887)
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 12 février 1887 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 301-306).
La sérénité semble revenir dans les esprits. À vrai dire, la France n’a jamais cru à la guerre ; mais, il y a quelques jours, la chute simultanée de tous les fonds en Europe, les excitations d’une certaine presse allemande, les perfidies de la presse anglaise, les paroles énigmatiques de l’empereur Guillaume, l’obscurité dont s’enveloppait M. de Bismarck, qui laissait dire, l’appel des réserves allemandes, tout cela avait ébranlé, non les cœurs, mais les esprits. Aujourd’hui, la France reste, comme elle doit rester, éveillée, attentive, prête à se lever jusqu’au dernier homme pour la défense du sol, mais elle a une confiance presque entière dans le maintien de la paix. Ce n’est pas seulement parce que le succès plus probable de M. de Bismarck aux élections prochaines semble le dispenser de toute aventure, que la presse russe élève la voix et déclare impossible à la Russie de tolérer l’écrasement de la France, et que la presse européenne, même de l’autre côté de la Manche, est contrainte d’avouer notre fermeté pacifique. Ce n’est pas seulement parce que notre pays a conscience de sa force défensive et qu’il se demande : Pourquoi se risquerait-on à m’attaquer ? C’est surtout parce qu’il a le sentiment de sa profonde honnêteté. Il sait si bien qu’il est tout entier à des idées de paix et de travail, qu’une agression de l’étranger lui semble impossible, parce qu’elle serait monstrueuse. Il est tellement sûr de lui-même, qu’il sent bien qu’on ne donnera pas le change à l’Europe, et qu’on aura beau mobiliser toute la presse à gages, il n’y aura point de calomnie qui tienne, il n’y aura point de prétexte d’attaque qui reste debout.
Paris était curieux à voir dimanche dernier, s’abandonnant sans arrière-pensée, au lendemain de toutes les paniques de Bourse, à la joie du beau soleil qui était de retour. Le printemps amènera la guerre, avait-on dit, et ce jour de printemps qui, en février, se levait sur nous, devançant l’appel, n’éveillait dans les cœurs que des pensées de fête. La foule se pressait, en riant, aux grandes batailles retentissantes de Guignol et de la gendarmerie : « Quel prétexte avait donc ton maître pour te frapper ? demande le juge. — Eh ! monsieur, il n’avait pas un prétexte, il avait une trique. » Aux nations, aujourd’hui, il ne suffit point d’une trique : il faut encore un prétexte, et ce prétexte, nous ne le donnerons pas. Les jeunes saint-cyriens passaient comme des écoliers en vacances ; et il n’était pas jusqu’au superbe cuirassier descendant au pas de son cheval l’avenue Marigny, dont le casque n’eût sous le soleil un pacifique resplendissement. L’exposition des machines agricoles, plus ou moins compliquées, attirait beaucoup de ces Parisiens que Paris n’a pas vus naître : plus d’un, j’en suis sûr, devant les savantes moissonneuses-lieuses ou les belles machines à irriguer, songeait aux beaux champs de blé murmurants où, enfant, il s’était caché, au pré en pente où il se laissait rouler à l’aventure. L’inoubliable paix de la nature et de l’enfance reprenait doucement le cœur tout entier.
Notre pays pourrait-il, s’il ne se possédait pas lui-même, s’il n’était pas son maître et son seul maître, garder au milieu des rumeurs de guerre cette fermeté vigilante et calme ? De l’autre côté du Rhin, il y a des volontés obscures et toutes-puissantes qui portent en elles la paix ou la guerre et qui pourraient déchaîner celle-ci contre le gré de l’Allemagne même. En France, il n’y a qu’une volonté, celle de la France ; et au fond de cette volonté, d’une transparence absolue, l’Europe a pu lire deux choses : un amour sincère de la paix, un inébranlable courage pour l’heure du péril. La France libre n’a qu’une diplomatie : montrer au monde toute son âme. Cette âme a pu être tiraillée par les luttes des partis, mais elle n’a point été déchirée ; et, à la moindre apparence de péril national elle se trouve unie, elle sent que pas une parcelle de sa force ne sera détournée par les querelles ou le soupçon.
Certes, la France n’avait jamais douté d’un seul de ses enfants ; mais sur notre pauvre pays vaincu tant de calomnies avaient été versées du dehors, l’étranger avait si souvent dénoncé notre désorganisation morale, que cet apaisement subit, cet oubli complet des querelles et des haines, cette mutuelle confiance d’adversaires politiques se consultant sur la patrie commune sont pour l’Europe un étonnement, et pour nous tous un réconfort. Nous n’accepterions point qu’on nous félicitât de notre patriotisme, et nous ne ferons pas à nos adversaires l’injure de les féliciter du leur ; mais c’est avec une joie profonde que nous entendions dire à des royalistes : « Au premier coup de canon nous partons au cri de : Vive la République ! Il ne faut pas que l’ennemi puisse compter sur des difficultés intérieures. » Les esprits étaient parfois partagés sur l’attitude à prendre, les uns souhaitant des déclarations pacifiques solennelles du gouvernement français, les autres estimant que notre amour de la paix était suffisamment connu, et que le silence valait mieux. Mais, dans ces questions, ce n’étaient point les groupements politiques, c’étaient les inclinations personnelles qui décidaient ; et quand une fois une majorité tacite était reconnue, les dissidents se ralliaient, et prenaient dans la mesure adoptée leur part de responsabilité.
Ainsi, mardi dernier, la très délicate question des crédits extraordinaires pour la transformation de nos fusils et de nos forteresses venait en discussion. N’y avait-il pas imprudence, dans l’état de l’Europe, à paraître confirmer les intentions belliqueuses que nous prêtent les malveillants ? Ce qui n’est qu’une mesure de défense ne serait-il pas interprété comme un moyen d’attaque ? Aussi les uns eussent-ils préféré un ajournement de la discussion ; d’autres auraient voulu que le ministère accompagnât la demande et le vote des crédits d’assurances formelles de paix. Le plus grand nombre disaient : « Cette question n’est pas nouvelle ; il a déjà été parlé de ce crédit en Allemagne ; il est annoncé par le ministère français depuis plusieurs mois ; il vient à son rang de discussion, ni plus tôt ni plus tard. Si l’Allemagne nous attaquait parce que, suivant son exemple, nous perfectionnons nos fusils, c’est qu’en vérité tout prétexte lui est bon, et alors elle en trouvera aisément un autre. Nous avons dit très haut, et tout le monde sait que nous ne voulons pas la guerre ; à quoi bon le répéter tous les matins ? Pas de bravade, mais pas de panique ; la dignité aussi fait partie de la prudence. » — Cet avis a prévalu, et l’unanimité des mains s’est levée dans un patriotique silence. Pourquoi chacun se donne-t-il tout entier ? Parce que chacun s’appartient tout entier. S’il y avait au-dessus de nous un pouvoir personnel, ayant ses préoccupations secrètes, le trouble, le soupçon, la méfiance réciproque saisiraient les représentants du pays : et la politique française perdrait cette évidence et cette sincérité qui fait aujourd’hui sa grandeur. C’est la liberté qui unit tous les fils de la France dans la sagesse : c’est elle qui, comme elle fait notre fierté au dedans, fait notre force au dehors. Désormais, quoi qu’il arrive, que nous ayons, comme nous l’espérons bien, la paix, ou au contraire, par la criminelle folie de l’agresseur, la guerre sainte pour notre France bien-aimée, Liberté et Patrie sont inséparables.