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Special pages :
La Loi militaire égale pour tous
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 20 juin 1887 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 322-327).
Il y a quelques orateurs de droite, les orateurs catholiques, MM. de Martimprey, de Lamarzelle, de Mun, qui ont très nettement protesté contre les idées de démocratie et d’égalité que nous voulons introduire dans la loi sur l’armée. M. de Mun a dit que l’armée devait être organisée au rebours de la démocratie ; M. de Lamarzelle s’est écrié : « La passion de l’égalité n’est que la passion de l’envie ! » Voilà au moins de la franchise. Mais le privilège n’a pas seulement des défenseurs audacieux, il a aussi des patrons habiles, qui voudraient le maintenir sans trop en avoir l’air.
Au premier rang de ces politiques adroits, brillent le comte de Lanjuinais et le baron Reille. Ils disent : « Vos ressources ne vous permettent pas d’incorporer, pour trois ans pleins, la totalité du contingent. » — Cela est vrai, mais aussi cela a été prévu par les républicains, et nous avons deux moyens, entre lesquels la Chambre devra choisir, de parer à cet inconvénient, sans manquer en rien au principe d’égalité qui est le principe de justice. Nous pouvons, ou bien, comme le propose la commission, renvoyer en congé, au bout de la deuxième année, pendant six mois, un très grand nombre d’hommes, qui reviendront pour les grandes manœuvres d’automne ; ou bien, comme quelques-uns le demandent, nous pourrons simplement renvoyer au bout d’un an, par le tirage au sort, un certain nombre de soldats. Ainsi notre budget sera ménagé, et, en même temps, tous les citoyens resteront égaux devant la loi.
Cela est simple, cela est juste, mais cela ne fait point l’affaire des privilégiés de tout ordre, ni de ceux qui appuient toute leur résistance politique sur la défense habilement dissimulée du privilège. M. le baron Reille veut d’abord qu’on maintienne les anciennes exemptions : ni les futurs instituteurs, ni les futurs professeurs ne serviront. Vous devinez bien que ce n’est ni le souci de la haute culture intellectuelle, tant négligée par l’Empire, ni l’amour passionné de l’enseignement populaire, si suspect à la réaction, qui inspirent cette pensée. Les futurs maîtres de la jeunesse, qui savent que leur influence et leur dignité ne sont qu’au prix du devoir commun virilement accepté, ne se laisseront pas prendre à ce piège. D’ailleurs, ils ne sont exemptés que pour faire nombre : il faut que, mêlée à eux, la grande privilégiée, à qui on songe surtout, se remarque moins.
Je veux parler de l’Église ; c’est elle, en réalité, que le comte de Lanjuinais et le baron Reille veulent soustraire au droit commun. Or, nous avons, nous, sans fanatisme aucun, des raisons décisives de l’y faire rentrer. Elle est devenue le centre de toutes les résistances à la démocratie et au progrès humain. C’est elle qui, pendant des siècles, sauf quelques initiatives individuelles, a laissé le peuple de France dans l’ignorance ; elle s’est bornée presque toujours à dresser quelques acolytes. Il y a un demi siècle, Lamennais lui adressait un pressant appel : « A l’origine du christianisme, l’Église est sortie du peuple : qu’elle se souvienne de son origine ; que, dans la grande lutte entre les peuples et les rois, entre les opprimés et les oppresseurs, entre la science et l’ignorance, la lumière et les ténèbres, la fraternité et l’égoïsme, le bien et le mal, l’Église prenne parti, pour la liberté, la fraternité et la lumière : par là, et par là seulement, elle se sauvera, en sauvant le monde. » L’Église n’a point entendu cet appel. Pour ne parler que de notre pays, elle s’est associée au Deux-Décembre par ses bénédictions, au Seize-Mai par ses propagandes, — ce qui explique d’ailleurs parfaitement la reconnaissance de M. le baron Reille. Tout récemment, son chef abusait de son autorité sur les consciences catholiques au profit du militarisme allemand dirigé contre nous. Elle avait reçu un magnifique dépôt de croyances consolantes et d’espérances. Mais elle a voulu, au nom d’une autre vie, obtenir dans celle-ci, de tous ceux qui travaillent et qui souffrent, le renoncement, la résignation passive, au profit des puissants et des heureux ; le sublime espoir d’immortalité dont elle avait la tradition, elle l’a mis au service de tous les despotismes et de tous les égoïsmes. Si la porte de l’infini, comme je le crois, s’ouvre aux âmes derrière la mort, il ne faut point qu’elles s’y présentent obscures, pesantes et humiliées, avec des guenilles d’esclaves, mais libres, fières, joyeuses, rayonnantes de l’œuvre de justice commencée ici. Nous ne voulons point que par la promesse d’une réparation on fasse accepter au peuple, dans la société des vivants, l’iniquité et la misère indéfinies, et c’est parce que l’Église s’est faite le centre et le point d’appui de tous les privilèges que nous voulons, sans colère mais sans hésitation, abolir les privilèges de l’Église elle-même et préparer ainsi la ruine des autres privilèges.
Il y a une autre personne de qualité qui tient fort à cœur au comte de Lanjuinais, au baron Reille et à leurs amis : c’est madame la Richesse. Quoi ! envoyer à la caserne, tout comme les autres, ceux qui ont beaucoup d’écus ! Ne suffit-il point que, comme M. Benoîton dans la comédie de M. Sardou, ils donnent l’exemple de la fortune ? Autrefois, il y avait le remplacement ; avec un peu d’argent, on se dispensait de tout service. Les temps sont durs, et un tel système n’est plus soutenable ; cherchons, si vous voulez bien, des accommodements : les uns partiront pour trois ans, et les autres pour un an ; on tirera au sort, rien de plus juste ; oui, mais au bout d’un an, celui qui a tiré au sort le service de trois ans pourra dire à celui qui n’aura tiré au sort qu’un an de service : « Pour les deux ans qui me restent à faire, prends ma place, voici de l’argent ! » — Le tour est habile, c’est le remplacement qui reparaît.
Voilà donc les hommes qui nous reprochent, à nous républicains, d’abaisser l’armée, de ne pas comprendre la grandeur du régiment ! Ils veulent que le service militaire devienne pour le riche une corvée qu’un peu d’or abrège ; pour le pauvre, un métier à gagner quelques sous. Au régiment, tel que nous le comprenons et nous le voulons, il n’y a qu’une hiérarchie : celle du mérite ; qu’une souveraineté : celle de la loi, où se résume la patrie. Eux, ils veulent prolonger jusque dans l’armée tous les privilèges de la fortune, toutes les inégalités de la vie sociale ; ils veulent que quelques hommes puissent quitter les drapeaux, non à l’heure sévère marquée par le droit commun, mais à l’heure complaisante marquée par la richesse, et que quelques hommes restent sous les drapeaux, non comme les serviteurs nobles et fiers du pays, mais comme les suppléants salariés d’un autre homme. Ils espèrent, sans doute, que l’espoir d’une petite somme assez tôt gagnée réconcilierait le peuple de France avec cette idée flétrissante. Mais aujourd’hui, outre qu’ils sont avertis par leur fierté, les citoyens de notre pays savent bien que ce qu’il y a de plus important pour eux, au point de vue même du bien-être, c’est l’abolition graduelle des privilèges sociaux : ils ne feront pas aussi naïvement le jeu de leurs adversaires.
J’allais oublier ceci, qui est merveilleux : M. le baron Reille dit aux pauvres gens : « Il est bon pour vous que les plus riches, au bout d’un an, quittent la caserne, parce qu’ils sont plus intelligents, plus instruits que vous et qu’ils enlèveraient tous les grades. » O vous tous qui, pour être ce qu’on appelle dans un certain monde de petites gens, n’avez ni la petitesse de l’âme ni celle de l’esprit, comment trouvez-vous cela ? Savez-vous pourquoi les riches, dans la pensée généreuse de M. le baron Reille, quitteront la caserne avant l’heure et iront s’amuser sans vous ? C’est pour vous laisser quelques galons. Je ne connais pas d’ironie plus cruelle et plus insultante.