La Jeunesse de Lénine

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Chapitre I. Le pays natal[modifier le wikicode]

Avec bien d’autres choses, la révolution a rejeté les vieilles divisions administratives du pays. Disparus, les « gouvernements » créés sous Catherine II et qui, en un siècle et demi, s’étaient si étroitement imbriqués dans le régime politique, les mœurs et la littérature qu’ils en étaient devenus comme une subdivision appartenant à la nature même. Le « gouvernement » de Simbirsk où s’écoulèrent l’enfance et la prime adolescence du futur Lénine, constituait une partie de l’immense territoire que relie en un seul tout et domine la Volga, la reine des fleuves russes. Quiconque a grandi auprès de la Volga en gardera en lui l’image toute sa vie. L’originalité et le charme du fleuve résident dans le contraste de ses bords : la rive droite s’élève en haute barrière montagneuse face à l’Asie, tandis que sur la rive gauche une vaste plaine s’étend à l’infini vers l’Orient. A cent cinquante mètres d’altitude surgit, au-dessus du mouvant miroir du fleuve, le mont aux flancs duquel s’étale, tout de guingois, dans la verdure de ses jardins, la ville de Simbirsk, le plus arriéré, le plus désertique de tous les chefs-lieux des provinces de la Volga. La hauteur qui la porte trace en même temps une ligne de partage entre deux cours d’eau, la Volga et son affluent la Sviaga; coulant parallèlement sur des centaines de kilomètres, ces deux fleuves vont pourtant (tel est le caprice du relief du sol) en sens contraire : la Volga vers le sud, la Sviaga vers le nord, et au pied du mont de Simbirsk, la Sviaga se rapproche tellement de la Volga que la ville se trouve située entre leurs deux rives droites.

A l’époque où commence notre récit, lors de l’installation de la famille Oulianov à Simbirsk, en 1869, la ville existait depuis environ deux cent vingt ans. Sa fondation remontait en effet au temps où les Grands-Russiens avaient pénétré opiniâtrement dans les riches provinces, sur le cours moyen de la Volga, déjà occupées par les Tchouvaks, la Mordva, les Tatars, s’étaient emparés de leurs terres, avaient chassé les nomades vers l’Orient et construit des fortifications en bois. L’année même où l’Angleterre accomplissait sa « great revoit » (1648), fut fondée sur la rive droite de la Volga, au nom du tsar de Moscovie, la petite ville de Simbirsk, comme point administratif de la région colonisée et comme retranchement militaire contre les allogènes. Le large encerclement des colonisateurs, des gardes-frontières, des cosaques, était pourtant non seulement une garde mobile de l’Empire, mais aussi une menace pour lui. C’est là, par ces régions de la périphérie, que s’évadaient les paysans serfs, les soldats et les fonctionnaires en rupture de ban, tous ceux qui en général n’avaient pas consenti à vivre en bon accord avec Moscou, et plus tard avec Pétersbourg, les dissidents et les sectateurs de toute espèce, et bon nombre aussi de la confrérie des criminels. Là circulaient, sur les vastes espaces de la Volga, les vaillants bandits qui inquiétaient les marchands, les boyards, les voiévodes; ils se groupaient en formations régulières de cavalerie, faisaient incursion dans les villes, mettaient la main sur les recettes du fisc, et, en reconnaissance, le peuple opprimé, leur pardonnant les maux qu’ils lui avaient infligés, les célébrait, les chantait.

Un peu plus d’une vingtaine d’années après la fondation de Simbirsk éclata sur la Volga la fameuse émeute de Stépane Razine, qui rassembla de nombreuses légions de volontaires « pour bouter hors les voiévodes et les boyards » et qui, pendant cinq ans, effectua son terrifiant périple de la Volga à la mer Caspienne, plongeant Moscou dans la terreur. Tsaritsyne, Saratov, Samara, l’une après l’autre, les villes de la Volga se rendaient aux émeutiers. Simbirsk tenait bon. Les nobles et les descendants des boyards soutinrent le siège jusqu’à l’arrivée des secours des troupes régulières de Kazan. Là, sous Simbirsk, les partisans de la rébellion subirent une cruelle défaite qui leur fut infligée par l’armée du tsar formée à l’européenne. Les berges de la Volga se couvrirent de potences ; on pendit jusqu’à huit cents personnes. L’ataman lui-même, tout couvert de plaies, fut emmené prisonnier à Moscou, et, comme il est de règle, écartelé.

Pourtant le souvenir de Razine restait vivant dans la région de la Volga et dans toute la Russie. Les collines sur lesquelles se trouve Kamychine, où les émeutiers avaient établi leur camp, ont conservé le nom de « Mamelons de Stenka Razine ». Dans l’épopée populaire, Stépane est resté comme l’une des figures les plus aimées. Les intellectuels radicaux mirent beaucoup d’ardeur à chanter des lieder romantiques, écrits par des poètes radicaux qui célébraient Stenka

Plus de cent ans après, sous le règne de la Grande Catherine, alors que, en France, allait éclater la grande Révolution, un nouvel orage passa sur la Volga; c’était un cosaque du Don, Eméliane Pougatchev, à la tête d’une horde de mécontents et de révoltés; il prit ville après ville, ne toucha pas à Simbirsk, arriva dans le sud jusqu’à Tsaritsyne, mais là fut battu par les troupes régulières, livré par ses propres partisans et, dans une cage de fer, expédié à Moscou où il subit le sort de Razine.

Ces deux révoltes sur la Volga constituent la tradition authentiquement révolutionnaire des moujiks de la vieille Russie. Malgré leur extension formidable, elles n'ont apporté cependant aucun soulagement au peuple. Selon la loi de fer de l’histoire, une jacquerie abandonnée à elle-même ne peut s’élever jusqu’à une véritable révolution. Même dans le cas d’une victoire totale de l’insurrection, la paysannerie n’est capable que d’installer de nouvelles dynasties et de créer de nouvelles castes féodales : telle est toute la vieille histoire de la Chine. C’est seulement sous la direction de la classe révolutionnaire des villes que la guerre paysanne peut devenir l’instrument d’une transformation de la société. Mais les vieilles villes russes, simples agglomérations regroupant cette même noblesse, la bureaucratie et leur domesticité, ne comportaient aucun élément progressiste. Voilà pourquoi, après chacun des grandioses mouvements populaires des xviie et xvme siècles, la Volga lavait sans en laisser aucune trace le sang versé, l’emportant vers la mer Caspienne, alors que l’oppression du tsarisme et des propriétaires devenait plus insupportable encore. Si, dans les deux cas, Simbirsk résista, ce fut en grande partie sans doute grâce à son caractère de vieux nid solide de boyards et de nobles. Cette ville, où Lénine devait voir le jour, joua jusqu’au bout son rôle réactionnaire de cité du cours moyen de la Volga, aussi bien dans la période d’Octobre que plus tard, pendant la guerre civile.

La vieille Russie était presque tout entière un village, et le gouvernement de Simbirsk était un fidèle reflet de la vieille Russie. Même vers la fin du siècle passé, trente années après les journées que nous décrivons, le nombre des habitants du chef-lieu ne s’élevait pas encore au-dessus de 7 % pour tout le « gouvernement », et la composition en était peu différente de celle du village. Dans les steppes et dans les forêts, les antagonismes sociaux apparaissaient à nu, de façon particulièrement brutale. Les paysans de Simbirsk étaient beaucoup moins bien dotés en terre que les ruraux de toutes les autres provinces de la Volga ; le tiers des ménages paysans comptait parmi ceux qui n’avaient pas de chevaux, c’est-à-dire les pauvres les plus authentiques. Le groupe le plus déshérité était constitué par les aborigènes qui subissaient une double oppression. Les meilleures terres et les plus grasses se trouvaient dans les mains des propriétaires nobles, dans la proportion de 73 %. Plus sombre encore était le tableau que pré sentait la carte forestière du pays : sur un demi-million d’hectares de forêts, la grande moitié appartenait aux Apanages, c’est-à-dire à la famille du tsar; environ un tiers à des propriétaires; la part des paysans, qui constituaient 95 % de la population, ne représentait qu’un cinquantième de la superficie forestière. En vérité, quiconque voulait apprendre à détester la barbarie féodale devait naître à Simbirsk.

Déjà, dans l’aspect général de la ville s’exprimait nettement la structure sociale du « gouvernement » comme celle de tout le pays. Le vieux Simbirsk se composait de trois parties extrêmement différentes : le quartier de la noblesse, celui des marchands et celui des petits bourgeois. Au faîte du mont qui s’appelle Vénetz (la Couronne), s’étalait le plus beau quartier, — celui de la noblesse. Là se trouvaient la cathédrale, les services administratifs, les établissements scolaires, le boulevard. Les enseignes et les inscriptions portaient non seulement « Assemblée de la noblesse » et « Patronage de la noblesse », mais aussi « Meublés de la noblesse » et même « Bains de la noblesse ». Dans les vastes rues aux trottoirs de bois se dressaient, à l’aise, entourées de jardins, les demeures des propriétaires nobles, qui avaient plutôt l’air de manoirs ruraux. Sur le boulevard, au-dessus de la rivière, le soir, un orchestre militaire jouait pour le public distingué. La Volga elle-même, avec toute sa misère, ses épidémies, l’esclavage des paysans et le travail de forçats des haleurs, se transformait, quand on l’apercevait du boulevard, sur des dizaines de verstes en amont et en aval, en un incomparable panorama, avec la surface ondoyante de ses eaux, ses îlots boisés et la plaine qui s’estompait dans les lointains,

La noblesse de Simbirsk fournit à la patrie un bon nombre de hauts dignitaires et de grands capitaines, qui d’ailleurs ne réussirent guère à se rendre illustres. Par-dessus tout, le Vénetz était fier de l’historien Karamzine qui, d’après un mot venimeux de Pouchkine, démontra avec simplicité et élégance « la nécessité de l’autocratie et les charmes du knout » : jouissant des faveurs de Nicolas Ier, l’historien officieux fut récompensé après sa mort par un monument allégorique dans sa ville natale. L’antique Muse de l’Histoire, qui s’accordait mal avec le climat, la flore et la faune de la région de la Volga, était connue dans la population sous le nom de « la baba de fonte ». Les paysannes qui affluaient à Simbirsk pour revoir chaque année l’icône de la vierge-mère de Kazan, adressaient des prières ferventes à cette païenne de Clio, la prenant, en toute simplicité de cœur, pour sainte Barbe, la grande martyre.

La pente de la montagne est couverte de vergers et il y en a beaucoup qui ont été travaillés par des dissidents de l’orthodoxie que l’on avait déportés là. Au-delà d’une petite rivière, la Simbirka, qui traverse la ville, s’ouvrent des marchés qui, les jours de commerce, sont encombrés et regorgent, dans la poussière, de teille et de goudron, de poisson de la Volga, sec et salé, de pains nattés, de grains de tournesol, de caroubes et de friandises. C’est autour des marchés que se concentrait l’activité commerciale ; dans des maisons de solide réputation, lourdement cadenassées, vivaient les marchands : drapiers, minotiers, distillateurs, marchands de farine, marchands de bois. Certains d’entre eux brassaient déjà des centaines de milliers de roubles et regardaient de travers la cime aristocratique de la montagne. Enfin, les petits bourgeois, les petites gens, les obscurs et les opprimés peuplaient les faubourgs. Leurs maisonnettes et leurs cabanes, avec des crevasses en guise de fenêtres, avec des colombiers et des nids à étourneaux, étaient éparpillées n’importe où, ici dans des fondrières, là sur des monticules, parfois isolément, parfois en tas, le long des rues étroites et des ruelles tortueuses, derrière les palissades branlantes. Des cochons maigres et sales et des chiens qui perdaient leurs poils animaient ce paysage urbain peu engageant. Et au-delà, c’était déjà la campagne, également déshéritée aussi bien dans sa partie forestière que dans la steppe.

Le système social arriéré de la Russie (système « féodal ») était cruel et misérable, surtout ici, sur la Volga, où la forêt, berceau de l’État grand-russien, se heurtait avec hostilité à la steppe nomade. Les rapports sociaux n’étaient ni développés ni stables; ils ressemblaient à ces constructions minables qu’élevait le colon russe pour s’établir en coupant en toute hâte du bois. Les villes russes aussi ont cet aspect de « provisoire » : construites en bois, périodiquement elles brûlèrent et furent reconstruites en toute hâte. Un immense incendie qui dura neuf jours détruisit, en 1864, près des trois quarts de Simbirsk; des centaines de gens périrent dans les flammes. Mais, dès les années suivantes, le phénix du pin renaissait déjà de ses cendres avec ses vingt-neuf églises. Entre-temps, Simbirsk s’accroissait lentement ; dans le courant des années 70, cette ville ne comptait pas encore trente mille âmes : un « gouvernement » où régnent l’ignorance et la faim, où l’on gratte la terre avec un soc de bois, n’a pas besoin et n’est même pas en état d’entretenir une grande ville.

En revanche, au printemps, Simbirsk devenait ravissant : c’était la floraison de tous les jardins sur la hauteur, le parfum des lilas, des cerisiers, des pommiers, des merisiers qui s’étendaient sur toute la coupole aristocratique de la ville; au bout des rues étincelait la Volga qui avait débordé sur deux ou trois verstes, et, la nuit, les rossignols chantaient dans les jardins. Tel est le paradis perdu que représente la ville natale pour les anciens habitants du Vénetz Mais la fête printanière de la nature passait, le soleil brûlait la verdure des vergers, la ville se dénudait et apparaissait dans son abandon, dans la poussière de ses rues et de ses ruelles, que les automnes pluvieux noyaient dans la boue et, l’hiver, s’endormait sous le lourd linceul de la neige. « Ce n’est pas une ville, c’est un cimetière, comme toutes ces villes-là », écrit Gontcharov au sujet de Simbirsk, sa ville natale.

Sur la hauteur s’écoulait une vie de rassasiés, ivre et retenue. Il n’y avait absolument pas à se hâter d’un côté ou de l’autre. Ce n’est pas par hasard que Gontcharov, qui est né à Simbirsk, et qui y fut élève, a créé la figure d’Oblomov, incarnation de l’immobilité du burine, de la peur devant l’effort, de la bienheureuse inaction, authentique et inimitable type de la vieille Russie, sorti du droit de servage, mais qui lui survécut pour longtemps et n’a pas encore disparu à ce jour. Éloignée de i 500 kilomètres de Pétersbourg, de 900 kilomètres de Moscou, Simbirsk, jusqu’à la fin des années 80, n’a pas eu de chemin de fer. Les Goubernskié Védomosti (Nouvelles départementales), organe de l’État, qui paraissaient deux fois par semaine, étaient le seul journal politique. Jusqu’à la fin du siècle dernier, la ville ne connut même pas l’emploi du téléphone. En vérité, c’était la capitale idéale pour toute la Russie d’Oblomov !

Deux hiérarchies alliées et hostiles entre elles, celle de la bureaucratie et celle de la noblesse, se partageant l’influence, avaient le pouvoir dans la ville et dans toute la province. Le gouverneur était à la tête, c’était l’œil de Saint-Pétersbourg, le détenteur du pouvoir, il veillait sur le bon sommeil des propriétaires nobles que des revenants de l’aventure de Pougatchev eussent pu troubler dans leurs rêves. L’Église, en théorie, occupait la première place — en réalité, les popes avaient une situation inférieure à celle des marchands. Seuls les évêques étaient encore considérés comme des figures de l’Olympe, un genre de gouverneurs spirituels avec voix consultative. Les fonctionnaires possédaient leur inébranlable table de la hiérarchie qui avait pour toujours établi les quatorze grades des dignités humaines. Les nobles se guidaient en outre sur les diverses nuances du sang bleu et s’efforçaient de considérer de leur haut les fonctionnaires parvenus. Savoir qui occuperait telle ou telle place dans la cathédrale, quel serait l’ordre pour approcher de la sainte croix et la baiser, ou bien pour aller baiser la main de la femme du gouverneur, c’étaient là les questions qui provoquaient les plus grandes passions et donnaient lieu à des formations de combat qui entraînaient inévitablement de grandioses beuveries et, fréquemment, des rixes. Quand il s’agissait de l’honneur, les chevaliers de Simbirsk, après les épanchements, n’avaient pitié ni de leurs mâchoires ni de celles des autres. Dans les manoirs de la noblesse fleurissaient pendant ce temps les tendres jeunes filles à la Tourguénev qui se transformaient, d’après les lois de la nature, en propriétaires avares ou bien en fonctionnaires jalouses.

Au début des années 60, lorsque surgit la littérature imprécatrice, un poète à idées radicales, Minaëv, lui-même noble de la province de Simbirsk, célébra à Pétersbourg, en des vers satiriques, son pays natal : « Patrie de la vobla (gardon de la Volga), patrie de la saleté et des médisances. » Les nobles de grande race, avec « leur luxe insolent », avec leurs bouffons, avec toute la lèpre de leur orgueil, avec leurs harems de servantes ; les débauchés notoires qui perdaient des moujiks au jeu de cartes; les libéraux qui prononçaient des discours « en l’honneur des coups de fouet » ; les petits saints qui envoyaient des coups de poing dans la mâchoire d’un serviteur; l’archevêque qui assénait des bleus aux chantres en pleine messe; le directeur du gymnase, maudit par toute la ville, « flibustier de la bureaucratie », tous sont suffisamment désignés par leurs noms, sans aucune gêne, dans des iambes assez sonores. En revanche, lorsque des dizaines d’années se furent écoulées, le poète déjà résigné et calmé, grand vieillard, rentra dans son pays où, pendant ce temps, toute une génération nouvelle avait grandi ; mais aucun des nobles ne lui rendit visite et personne ne suivit plus tard son cercueil. Ces gens-là savaient honorer les traditions familiales !

Cependant, l’heure sonna — il restait une dizaine d’années jusqu’au jubilé séculaire de l’insurrection de Pougatchev et jusqu’au deuxième centenaire du soulèvement de Razine — et le servage, déjà profondément miné par le développement du régime bourgeois, dut être aboli d’en haut. Le tsar obligea le moujik à payer au barine non seulement sa propre liberté, mais aussi la terre qui de tout temps appartenait au paysan et dont il avait été spolié par la réforme au profit du propriétaire noble. L’acte d’« émancipation » se transforma en une formidable opération financière, doublement ruineuse pour les paysans. En revanche, les versements de rachat apportèrent dans l’existence de la classe noble ce qui avait toujours manqué : un bénéfice net. Messieurs les propriétaires célébraient pompeusement, là où chacun le pouvait, les obsèques du siècle d’or : à Paris et sur la Riviera, à Pétersbourg et à Moscou, et pour les moins riches dans leurs manoirs, ou bien à Simbirsk, ce grand manoir de la noblesse provinciale. Les versements de rachat des paysans, cependant, fondaient comme de la cire ; on ne pouvait en prévoir le renouvellement. Les plus entreprenants, ceux qui étaient capables de marcher avec le siècle, s’emparaient du zemstvo ou bien, plus tard, s’installèrent dans les constructions des chemins de fer ; d’autres mariaient leurs fils à des filles de marchands ou bien livraient en mariage leurs filles à des héritiers de marchands. Mais un beaucoup plus grand nombre revenait à une liquidation historique r on hypothéquait les terres, on les sur-hypothéquait, ensuite on vendait les maisons qu’on avait en ville et les manoirs du pays natal, avec toutes les maisons attenantes, avec les vergers ombreux, avec les Muses de plâtre et le court pour le croquet. Ceux qui se ruinaient maudissaient les réformes : à cause d’elles le peuple s’était gâté, la terre s’était appauvrie, et, dans les forêts de Simbirsk, le nombre des fouines et des hermines avait diminué, et ^même la Volga ne fournissait plus de ces gras esturgeons qu on avait connus au bon vieux temps. Les réactionnaires réclamaient des verges et expédiaient à Pétersbourg des rapports sur la nécessité de rétablir immédiatement le servage. Les libéraux s’émouvaient de la lenteur du progrès et, en secret, versaient de l’argent pour la Croix-Rouge révolutionnaire. Les partisans des verges étaient infiniment plus nombreux.

Dans les quartiers marchands de Simbirsk, où la classe marchande se montrait encore plus grossièrement conservatrice que la noblesse, l'époque de la réforme était déjà parvenue à donner à l'avidité traditionnelle une expansion inconnue auparavant. C’est précisément de là que sortaient le plus souvent les acheteurs des domaines nobiliaires et des maisons en ville qui appartenaient encore a des nobles. Dans le sanctuaire de l’Olympe provincial pénétraient des marchands aux grandes barbes, qui éprouvaient encore de la gêne à échanger leur casquette ouatée pour un chapeau et leurs bottes en bouteilles pour des bottines à la française, mais qui avaient déjà rejeté toute servilité de caste. Et c’est ainsi que commença à s’établir, même sur le Vénetz de Simbirsk, cette symbiose sans harmonie mais tout de même durable de la noblesse, de la classe marchande et de la bureaucratie qui, sous diverses incarnations nouvelles, donna son visage à la Russie officielle durant le demi-siècle qui va de l’abrogation du servage en 1861 à l’écroulement de la vieille Russie en 1917.

Le progrès économique est venu de l’Occident vers l’Orient et du centre vers la périphérie. Par le même chemin sont venues aussi ^ les influences politiques. Partie retardataire d’un pays arriéré, la région de la Volga ne pouvait rester isolée des idées et des tentatives d’action qui préparaient la transformation révolutionnaire de la Russie. Dans le premier quart du xixe siècle, un noble instruit de Simbirsk, portant le titre de « Conseiller d’État », N. I. Tourguénev, adepte des encyclopédistes et adversaire du servage, adhère à une société secrète de Pétersbourg, à une de celles qui ont préparé la fameuse demi-insurrection des régiments de la Garde, le 14 novembre 1825. Éclatement héroïque et désespéré de la volonté constitutionnelle d’une jeunesse militaire avancée, qui comprenait, sans aucun doute, dans ses rangs, la fleur même des familles de la noblesse de Simbirsk, et qui fut écrasé par la mitraille ! Tourguénev, qui s’était retiré à l’étranger à l’heure indiquée, fut condamné à mort par contumace ; il acquit bientôt une renommée européenne en écrivant un livre en français sur la Russie. Le soulèvement des décembristes entra pour toujours dans l’histoire de la Russie comme une ligne de partage des eaux entre les révoltes de Palais qui, venant de la Garde, avaient eu lieu au xvme siècle et la lutte émancipatrice postérieure dont il était le prélude dramatique.

C’est dans les traditions des décembristes que fut élevée la génération dite des années 40, laquelle, d’après l’expression d’un autre Tourguénev, l’illustre romancier, fit « le serment d’Annibal » de lutter contre le servage. Le plus remarquable publiciste de cette génération fut A. I. Herzen. Sur l’extrême flanc gauche se dressait la monumentale figure du slavophile démocrate qui devait devenir le père de l’anarchie mondiale, le noble Bakounine. Simbirsk donna, à la génération des années 40, à titre d’exception, non point un propriétaire libéral, mais un enfant de la bourgeoisie marchande, singulièrement conservateur, Gontcharov, qui eut pourtant la chance, en traçant le portrait d’Oblomov, de porter en artiste une sentence sans appel sur la culture russe de l’époque du servage.

La guerre d’Orient (1853-1856) se termina par l’écrasement en Crimée de l’illusoire puissance militaire du tsarisme : le navire à hélice remporta la victoire sur le voilier, le capitalisme l’emporta sur l’exploitation des corvéables. Le système des rodomontades à moustaches cosmétiquées, qui s’était érigé sur les os des décembristes et qui avait duré toute une trentaine d’années, se disloquait dans la putrescence. La mystérieuse mort du tsar que Herzen avait surnommé Nicolas la Trique ouvrit les écluses du mécontentement de la société. La presse se mit à parler un langage extraordinairement audacieux. L’émancipation usuraire des paysans ouvrit l’époque de ce qu’on appela « les grandes réformes ». Trompé dans ses espérances, le village s’agitait sourdement. L’opinion progressiste se scinda ouvertement : en opposition aux modérés se manifestèrent les radicaux.

La cassure entre tendances politiques fut illustrée par l’acerbe Tourguénev, dans son roman Pères et enfants, comme une rupture définitive entre les gens des années 40 et ceux des années 60. Ramener la question à une rupture entre générations, ce n’était là qu’une partie de la vérité, et cette partie masquait le tout. A la base, la lutte avait un caractère social. A la place des propriétaires nobles et instruits, qui exprimaient élégamment leur remords de jouir des privilèges de leur caste, arrivait une nouvelle couche sociale, dépourvue de privilèges, et par conséquent de repentir, dénuée d’éducation esthétique et de bonnes manières héréditaires, mais plus nombreuse, plus résolue et douée de plus d’abnégation : fils de prêtres, de bas officiers, de petits fonctionnaires, de marchands, de nobles ruinés, parfois de petits bourgeois et de paysans — étudiants, séminaristes! maîtres d écoles primaires — en un mot ceux que l’on appelait les raznochintsy (les déclassés), l’intelligentsia hors classe qui, précisément à partir de cette époque, conçut le dessein de diriger les destinées du pays. L’avant-scène est aussitôt occupée par les manifestations protestataires de la jeunesse des écoles, et le mot étudiant devient pour de longues années le synonyme populaire du sobriquet lancé par Tourguénev : nihiliste.

Pendant ce temps, l'abolition du système de corvée avait affranchi la génération aînée de son « serment d’Annibal » et, au point de vue politique, en avait fait, pour ainsi dire, une réserve disponible,

Les libéraux-zapadniki (partisans de l’Occident) s’imaginaient que désormais la Russie se rapprocherait lentement et graduellement de la civilisation européenne. Les raznochintsy par contre, posaient carrément la question des destinées particulières du peuple russe, de la possibilité pour lui d’éviter l’esclavage capitaliste, de la lutte directe contre les oppresseurs. Malgré un assez considérable fond d utopie, la prédication des hommes des années 60 avait des accents infiniment plus courageux que « le serment » des « pères » qui s’était évanoui en fumée. Tourguénev répliquait, non sans défi, en 1863, à des conseils bienveillants : « Je n’ai jamais écrit pour le peuple. J’ai écrit pour cette classe du public à laquelle j’appartiens... » Or, les nouveaux venus cherchaient avidement à se rapprocher du peuple. Au lieu de lancer des réprimandes humanitaires à l’adresse des dirigeants, ils décidèrent d’éveiller la haine des opprimés. Tourguénev comme Gontcharov rejetèrent « les enfants » comme une progéniture fastidieuse : Tourguénev, sans renoncer à la coquetterie qui le caractérisait; Gontcharov, avec exaspération et par la calomnie. Dans son roman Obryv (Le Ravin) dont l’action se déroule dans un manoir de la noblesse aux environs de Simbirsk, Gontcharov a livré au mépris public le nihiliste Marc Volokhov qui ose remplacer dieu par les lois de la chimie, qui emprunte de l’argent à des nobles libéraux sans le rendre, qui entraîne des adolescents dans la voie de l’anarchie et séduit les jeunes filles de bonne maison. Le Volokhov collectif s’est pourtant montré d’une espèce peu couarde, n’a pas été intimidé par la condamnation « des pères »; au contraire, il a pris l’offensive. Les années 60 ouvrent l’époque d’une lutte révolutionnaire incessante, de plus en plus implacable.

Ce n’est pas seulement la littérature d’art, c’est aussi la chronique documentaire qui prouve que Simbirsk avait fait connaissance de bonne heure avec les nihilistes. Les uns étaient expédiés en cet endroit par la police et provenaient de centres plus importants. Les autres se formaient sur place, sous l’influence des déportés. Il est en général cligne d’attention de remarquer que, dans les recoins les plus perdus du pays, se manifestèrent souvent certains des solides révolutionnaires de cette époque. Parmi les étudiants de gauche, une place notable fut occupée par exemple par les Cosaques du Don et les Sibériens, c’est-à-dire par des gens qui abandonnaient le milieu complètement conservateur des koulaks, ainsi que par des natifs des « gouvernements » de nobles arriérés, comme celui de Simbirsk. L’acuité du conflit entre les nouveaux courants et la stagnation des « nids d’ours » amenaient, chez les plus actifs représentants de la jeunesse, une rupture brutale, parfois rageuse, avec les vieilles croyances et relations, qui les entraînaient ensuite à servir sans compter la révolution. Un esprit arriéré est assez souvent disposé, à un certain moment, à se tourner vers le progrès avec une hardiesse irrésistible. La Russie a démontré cela par tout ce qui lui est arrivé.

Le formidable incendie de Simbirsk, en 1864, comme aussi bien d’autres incendies qui se produisirent en ces années-là, à Pétersbourg et dans des villes de province, avait un sens mystérieux, énigmatique. Le gouvernement fit rechercher les coupables parmi les Polonais et les révolutionnaires, mais ne trouva rien. Les partisans du servage mettaient en cause les nihilistes et insistaient, à ce propos, pour que l’on différât la réforme du régime paysan. Pour donner plus de poids, sans doute, à leur argumentation, ils se livrèrent eux-mêmes à des actes incendiaires. Le baron Wrangel, qui procéda à l’instruction des causes de l’incendie de Simbirsk, ne découvrit rien. En qualité de boucs émissaires, deux soldats furent tout de même condamnés à mort. La sentence fut-elle exécutée ? Nous n’en savons rien. Le sénateur Jdanov, qui succéda à Wrangel, après une enquête de deux ans, aurait, paraît-il, rassemblé les preuves irréfutables de la culpabilité d’une bande réactionnaire ; mais, en route pour Pétersbourg, Jdanov mourut subitement et sa serviette ne fut jamais retrouvée Un troisième instructeur, le général Denn, rendit la liberté à tous ceux que son prédécesseur avait soupçonnés et classa l'affaire comme inexplicable, et, en 1869, quand les Oulianov vinrent s'installer a Simbirsk, le Sénat rendit cette décision : « Oublier le litige » Ce qui fut fait.

A l’extrémité des quartiers nobles de la ville, dans la rue des Strelitz, déserté, calme, non loin de la place qui avoisine la prison, dans a cour d une maison en bois à deux étages, dans un petit pavillon naquit, le 10 avril 1870, chez l’inspecteur des écoles primaires Oulianov, le troisième des enfants de la maison. Le pavillon n’existe plus depuis longtemps et l’on ne sait même pas où il se trouvait. Mais il faut penser qu il ne différait pas beaucoup d’autres que l’on trouve dans les villes, construites en bois, de la région de la Volga. Au baptême, le garçon reçut le nom slavon de Vladimir, ce qui signifie maître ou possesseur du monde. Les parents, de même que le prêtre, étaient loin de penser que ce nom comportait une prophétie. Le petit garçon qui venait de naître sur les bords de la Volga devait devenir un meneur et un chef du peuple. Simbirsk avait pour sort de se transformer en Oulianovsk. L'Assemblée de la noblesse de Simbirsk deviendra le Palais du Livre portant le nom de Lénine. La Russie des tsars se transformera en l'Union des républiques socialistes soviétiques.

Chapitre II. La famille[modifier le wikicode]

Les membres de la famille et d’autres personnes, parmi lesquelles celles qui devinrent plus tard des adversaires acharnés, parlent à peu près dans les mêmes termes de l’union et du caractère laborieux de la famille Oulianov, de la pureté, de la transparence radieuse des rapports de ce foyer, de l’entrain et de la belle humeur qui régnaient dans la salle à manger quand tous se rassemblaient pour se mettre à table. Ni gêne humiliante, ni opulence débilitante, mais le continuel et vivant exemple du travail et du devoir, en la personne du père, la vigilance tendre et active de la mère, un intérêt commun pour la littérature et la musique ; toutes ces conditions réunies étaient extrêmement propices à la formation, chez chacun des enfants, d’un caractère sain et vigoureux.

Ilya Nikolaïévitch Oulianov, le chef de famille, était originaire de la petite bourgeoisie d’Astrakhan. Dans la caste des petits bourgeois s’incarnait toute la misère de la culture urbaine de la vieille Russie, Les éléments actifs et capables de cette caste s’empressaient de se transformer en marchands ou bien s’alliaient, en passant par l’école, à la bureaucratie et, de grade en grade, s’élevaient jusqu’à la noblesse. Abstraction faite des ouvriers de l’industrie qui, si l’on en croit leur passeport, continuaient à être classés dans la catégorie des paysans ou des petits bourgeois sans être ni l’un ni l’autre, il restait dans la petite bourgeoisie tout un monde bigarré d’humbles gens, débris de la société, artisans misérables, commerçants au bord de la pauvreté, maraîchers, cabaretiers improvisés, gens sans profession déterminée, qui vivaient à la périphérie et trouvaient quelque pitance auprès de messieurs les nobles, fonctionnaires et marchands. Quelles étaient les occupations du petit bourgeois Nicolas Oulianov, le grand-père de Lénine, nous ne le savons pas; en tout cas, il ne laissa à sa famille aucune ressource. Mais c’était, évidemment, une famille petite-bourgeoise qui sortait de l’ordinaire : elle se distingua particulièrement par le zèle qu’elle montrait pour l’étude. C’est seulement la mort prématurée du père qui, chargeant le fils aîné des soucis de la famille, l’obligea à prendre un emploi chez des particuliers.

Il reporta son rêve d’études sur son frère, Ilya, qui avait sept ans Au prix d'un travail acharné et de privations, l’aîné donna au cadet la possibilité de terminer ses études au gymnase* d’Astrakhan, puis il le prit en charge a l’Université jusqu’au moment où le jeune homme fut en mesure de subvenir à ses propres besoins. Ilya garda toute sa vie un sentiment de gratitude fervente à l’égard de son frère qui s était tellement sacrifié pour lui, de façon incalculable. La fidélité le sentiment du devoir, l’acharnement à atteindre le but fixé, il n’y a pas de hasard a rencontrer de telles qualités dans les premières pages si pauvres qui concernent les ascendants de Lénine.

Ilya étudiait avec obstination et avec succès. Ayant été admis en 1850 a l'Université de Kazan, à la Faculté des sciences physiques et mathématiques, il acheva ses études « avec la mention bien pour toutes les matières, et avec la mention excellent pour les matières spéciales »; des épreuves complémentaires lui conférèrent le titre de « professeur qualifié en mathématiques et en physique dans les gymnases ». La destinée du jeune homme se précisait. Aussitôt après l'Université, il devient professeur à l’Institut de la noblesse de Penza qu il quitte, en 1863, pour le gymnase de Nijni-Novgorod. Étant encore à Penza dans la famille d'un collègue, Veretennikov, Ilya Nikolaïévitch fit la connaissance de sa future femme, Maria Alexandrovna Blank sœur cadette de la maîtresse de maison. La noce célébrée au cours de l’été 1863 créa une famille solide et heureuse , Les années d’études d’Ilya Nikolaïévitch s’écoulèrent à la fin du régné de Nicolas I« alors que, pour un régime détesté, arrivait le temps de l'expiation. Les défaites militaires réjouissaient même les libéraux modérés, et, à fortiori, l’intelligentsia radicale. Cette cassure dans la vie intérieure du pays fut une grande école de civisme pour la jeune génération. Personne ne pouvait, en ces jours-là, tenir la classe paysanne a l'écart de ses préoccupations. Pour la première fois était débattu ouvertement un programme de transformations sociales. Les destinées de la Russie étaient comparées à celles de l'Europe occidentale et de l’Amérique. On croyait que le progrès aurait désormais un caractère constant, que le peuple réveillé parviendrait vite a sa libération au sortir des ténèbres et de la misère, et que l'intelligentsia remplirait honorablement la mission de guide du peuple. C est avec des pensées identiques à celles-là ou analogues idées généreuses et confuses, que le jeune pédagogue s'engageait dans la carrière.

Par ses racines sociales et par l’époque de son éveil à la vie spirituelle, Ilya Nikolaïévitch était le raznotchinez typique des années 60. Cependant, les tendances politiques de cette large couche bigarrée étaient loin d’être homogènes. C’en était seulement la minorité qui s’efforçait effectivement d’organiser ses idées sur les destinées du peuple en un système achevé ; et c’était seulement l’aile gauche de cette minorité qui s’engageait dans la voie de l’action révolutionnaire. L’écrasante majorité des déclassés se contentaient, dans leur jeunesse, d’idées générales sur l’attachement au peuple, pour les oublier complètement dans la suite de leur carrière. Autrement, où donc le gouvernement aurait-il recruté ses chefs de bureau et ses procureurs, où donc la bourgeoisie montante aurait-elle pris ses avocats et ses ingénieurs ? C’est pourquoi il y a de la sagacité dans l’aphorisme qui fut lancé par quelqu’un : « Le Russe est radical jusqu’à trente ans et après, canaille[1]. » Ilya Nikolaïévitch n’appartenait pas à l’aile révolutionnaire ; il n’y a aucune raison de supposer qu’il aurait élaboré pour lui-même un système tant soit peu achevé de considérations sociales ; mais, en revanche, l’idée élémentaire du devoir à remplir envers le peuple, répondant à la nature même de ses origines et à la formation de son caractère, il l’adopta pour toute la vie avec sérieux et fermeté.

Deux ou trois de ses élèves du gymnase, qui acquirent par la suite quelque notoriété, mentionnèrent avec estime dans la presse le nom du jeune professeur de mathématiques et de physique si profondément dévoué à sa tâche. Il était exigeant pour les élèves, plus encore pour lui-même. Le dimanche, il rassemblait ses élèves les moins avancés au gymnase et, gratuitement, les poussait un peu, sacrifiant son jour de repos. Dans le modeste travail d’un professeur de province, il mettait beaucoup d’ardeur et une persévérance désintéressée dans laquelle il y avait quelque héroïsme.

A ce travail se passèrent presque treize ans, dont six années de vie familiale. La fille, Anna, avait cinq ans, le fils, Alexandre, avait trois ans et demi lorsque, dans la vie de la famille, se produisit un changement qui correspondait à un tournant dans les destinées du pays. Les réformes accomplies par le nouveau souverain s’étendirent aussi au domaine de l’instruction publique. Un réseau d’écoles populaires fut créé, en partie par le ministère, mais surtout par les zemstvos. Les écoles avaient besoin du contrôle et de la direction du gouvernement. On proposa à Ilya Nikolaïévitch le poste d’inspecteur des écoles primaires du « gouvernement » de Simbirsk dont la population était d’environ un million d’âmes. Accepter cette nomination, c’était dire adieu aux sciences physico-mathématiques qu il aimait, renoncer à ses habitudes et à ses relations personnelles. Cette nouvelle carrière demandait un travail non point tant pédagogique qu administratif, dans un milieu inconnu, dans des conditions difficiles ; en revanche, la sphère de ses activités s’élargissait, s étendant, déjà, non plus seulement à des enfants privilégiés comme ceux du gymnase, mais aussi aux vrais enfants du peuple, c’est-à-dire à ceux de la classe paysanne. Il est possible aussi que les appointements promis aient été supérieurs à ceux d’un simple professeur. Ilya Nikolaïévitch accepta sans hésiter cette nomination. En septembre 1869, la famille descendit par la Volga de Nijni-Novgorod à Simbirsk. Là, elle devait s’établir pour une vingtaine d’années environ. Le zemstvo institué cinq ans auparavant était devenu, dans le « gouvernement » de Simbirsk plus que partout ailleurs, le domaine des cliques de la noblesse. L’activité scolaire, ne promettant pas d avantages, était ordinairement adjugée à un libéral. Dans ce « gouvernement » pauvre et dépourvu de routes, où vivaient d’assez nombreuses peuplades asiatiques, il n’était pas facile, même avec de la bonne volonté, de mettre en marche la télègue de l’instruction publique. L’inspecteur des écoles primaires tout nouvellement nommé ne trouva que désert dans le domaine qui allait être le sien. La presse radicale de l'époque citait en exemple un district de Russie où l’on comptait, pour 180 000 habitants, 16 écoles et 300 cabarets. Les statistiques culturelles de la majorité des autres districts n’étaient guère meilleures. Ce n’est pas à tort que le jeune publiciste Chelgounov écrivait à sa femme du fond d’une province perdue, à l’aube de l’époque des réformes :

« Quel coin sauvage, sauvage, sauvage, quel marasme et quelle ineptie ! Vrai dieu, cela fait peur ! »

Les paysans avaient appris à redouter tout ce qui venait de l'État : prisons, hôpitaux, écoles. Les « lettrés » étaient nécessaires aux autorités pour opprimer le peuple. Certains maîtres recevaient des pots-de-vin pour ne pas détourner les élèves du travail familial.

Le premier souci de l’inspecteur fut de dénoncer l’hypocrisie officielle et de mettre en évidence ce qui était.

Pour commencer, il fallait partir de zéro : bâtir de nouvelles écoles, transformer les quelques-unes qui existaient déjà, sélectionner et former des maîtres, ou bien en rééduquer d’autres. Il n’existait ni chemins de fer ni routes pavées dans la province. Pourtant, il fallait bien voyager presque continuellement, en télègue ou en traîneau, par de petits chemins, à travers les forêts et les steppes, tantôt dans la boue, tantôt sous les tourmentes de neige. Il fallait inlassablement être en pourparlers avec les fonctionnaires des zemstvos, avec les maîtres d’école, avec les communautés paysannes, avec les fonctionnaires de l’État, s’échauffer, convaincre, souvent se plier, menacer parfois. En dix-sept années de ce travail, environ 450 écoles fuient construites dans la province de Simbirsk, le nombre des élèves doubla. Des résultats en somme très modestes, mais obtenus grâce à l’habileté incomparable dont faisait preuve Ilya Nikolaïévitch lorsqu’il devait traiter avec des gens de conditions diverses et de niveaux culturels très différents. Cette faculté, développée jusqu’à des proportions imprévues, il la transmit à son fils.

Les souvenirs qui ont été écrits sur la famille Oulianov durant les années du régime soviétique doivent être, bien entendu, examinés avec une certaine circonspection : même des auteurs de bonne foi, comme on le verra plus loin, seraient enclins à déceler chez les parents des traits de caractère qui répondraient à ceux du fils. Par bonheur, nous possédons des témoignages très convaincants publiés à l’époque où Lénine était encore un jeune garçon, un adolescent, puis un révolutionnaire persécuté. Un propriétaire noble de la province de Simbirsk, nommé Nazariev, membre d’un zemstvo, de nature enthousiaste, et qui avait collaboré à des publications libérales, a parlé dans la presse de l’inspecteur Oulianov comme d’un « phénomène rare, exceptionnel », et a décrit d’un ton fort animé ses randonnées sans fin à travers la province, malgré les intempéries et l’indifférence des gens : « Pareille résistance et pareille vigueur ne peuvent venir que d’un dévouement allant jusqu’à l’abnégation » (Vestnik Evropy, Le Messager de l’Europe, 1876). Le ministère lui-même reconnaissait, dans un texte officiel, que l’énergie de l’inspecteur de Simbirsk « méritait une entière attention ». Une étude sur l’histoire de l’instruction publique, éditée en 1906, fait remarquer que, parmi les dirigeants de l’Instruction publique dans la province de Simbirsk, « la première place appartient, de l’avis unanime des contemporains, à Ilya Nikolaïévitch Oulianov ». Ce sont des témoignages désintéressés, qui ne peuvent éveiller aucun doute.

La charge explosive d’idéalisme social, qui s’était accumulée chez Ilya Nikolaïévitch à l’époque de sa jeunesse, trouva à s’employer de façon paisible, tout à fait louable. Son équilibre moral était sauvegardé. Il n’avait à renoncer à rien. Au contraire, et maintenant encore, surtout en été, durant les loisirs de la vie à la campagne, Ilya Nikolaïévitch aimait à fredonner la chanson de ses années d’étudiant, dont les paroles étaient du décembriste Ryléev que Nicolas Ier avait fait pendre : c’était un véritable serment de haine à l’adresse des « fléaux du pays natal ». Le premier fléau, c’était le servage — il fut abattu. Le deuxième fléau, c’était l’ignorance dans le peuple — Ilya Nikolaïévitch le combattait maintenant de toutes ses forces. Quant au troisième fléau, l’autocratie, l’inspecteur des écoles primaires préférait ne point en parler et, probablement même, ne point y penser. Fonctionnaire d’esprit progressiste, il n’était pas révolutionnaire.

De par sa nature, de par ses habitudes et ses manières, Ilya Nikolaïévitch ne rappelait pas le moins du monde le type du fonctionnaire sec et taciturne. Au contraire, il était très humain : sociable, observateur, jovial. Dans ses interminables tournées, il aimait, faisant halte au manoir de quelque libéral du zemstvo, faire preuve de son franc-parler au sujet de la vie de la province, et surtout des affaires scolaires. Il rentrait à la maison riche de nouvelles anecdotes pédagogiques dont son existence n’était pas dépourvue. Il les racontait volontiers à la table de famille, grasseyant doucement comme c’était sa manière, riant beaucoup, et de si bon cœur, en se rejetant en arrière de tout son corps, que ses petits yeux marron, bridés comme ceux des Kalmouks, se remplissaient de larmes. Quiconque a vu Lénine, a entendu ses propos et son rire, se représentera clairement, du moins dans ses traits les plus frappants, la figure du père : petite taille, corpulence trapue, vivacité et élasticité des mouvements, les pommettes saillantes, le front élevé, la peau basanée et une calvitie précoce. C’est seulement par la structure que le fils était, visiblement, plus solide et plus râblé que le père.

En 1874, Ilya Nikolaïévitch fut nommé directeur des écoles primaires. Il avait déjà sous ses ordres plusieurs inspecteurs. Maintenant il était devenu un personnage important dans la province. Le grade de « conseiller d’État titulaire » donnait à l’ancien petit bourgeois un titre de noblesse héréditaire. Lors d’innombrables enquêtes de la gendarmerie, jusqu’en 1917, ses fils et filles durent inscrire, dans des rubriques ad hoc, leurs titres de noblesse. Mais, dans son être physique comme dans celui des membres de sa famille, il n’y avait rien d’aristocratique : des nez camus, des pommettes saillantes, les doigts courts dénotaient clairement les origines plébéiennes. Ilya Nikolaïévitch ne se rapprochait, cependant, en aucune manière, du type du « bourgeois gentilhomme » : sa nature viscéralement démocratique, sa répulsion à l’égard de toute fanfaronnade, sa simplicité dans les rapports avec les gens, c’étaient là ses meilleures qualités. Il les transmit intégralement à ses enfants.

Son influence sur les enfants fut dans l’ensemble profonde et féconde. A vrai dire, le père se trouvait le plus souvent en tournée, et il arrivait souvent qu’on ne le vit pas pendant des semaines dans la famille, mais ses absences même prenaient un sens particulier, comme pour inculquer aux enfants cette idée : le devoir avant tout !

Un zèle qui ne se refroidit jamais pour l’œuvre, pour l’essentiel de l’œuvre, et non pour la forme, la franchise et l’aménité effaçaient de l’image du père les traits de bureaucratisme que les enfants n’apprenaient que trop bien à connaître au gymnase. Les récits qu’il faisait à la table de famille sur la façon de surmonter les obstacles pour l’instruction du peuple étaient avidement recueillis par les consciences enfantines. Le père semblait être l’incarnation d’un principe supérieur, dominant les intérêts étroits du cercle de famille. « Son autorité dans la famille, écrit la fille aînée, et l’affection que lui portaient ses enfants étaient très grandes. »

Maria Alexandrovna provenait d’une famille plus aisée et plus cultivée que celle de son mari. Son père, médecin et propriétaire d’un domaine dans le « gouvernement » de Kazan, professait, d’après ce que raconte sa petite-fille, des opinions assez avancées pour l’époque. Son nom de famille n’était pas du tout russe : il s’appelait Blank — nous n’avons malheureusement pas de renseignements sur sa nationalité — et il était marié avec une Allemande qui éleva les enfants selon les traditions germaniques. La famille, semble-t-il, résidait en permanence à la campagne ; le père s’occupait attentivement de l’éducation physique des enfants; la fille, Maria, connut une enfance de bonne santé et une adolescence paisible, exempte de trouble; elle aimait son pays natal, Kokouchkino. Pour l’instruction, tout n’allait pas aussi bien. Des considérations pédagogiques et peut-être aussi certains préjugés empêchaient les parents d’envoyer leurs filles dans des internats. Pour les aînées on appelait des répétiteurs. Mais, vers l’époque où Maria commença à devenir grande, la situation matérielle de la famille fut ébranlée, les ressources ne leur permirent plus d’entretenir des maîtres, la fille cadette eut ce que l’on appelle une éducation familiale, commune à beaucoup d’autres jeunes filles de province de cette époque : elle fit connaissance, sous la direction de la tante allemande, avec les langues et la musique, et, pour le reste, fut abandonnée à elle-même. Plus tard, observant les occupations et les succès de ses propres enfants, elle s’affligea plus d’une fois de n’avoir pu elle-même s’instruire en son temps.

Elle se maria à vingt-huit ans; son mari avait quatre ans de plus qu’elle. Ilya Nikolaïévitch avait une situation sociale modeste mais stable. La dot de Maria ne représentait pas plus d’un cinquième du modeste avoir de son père. A la base du mariage, il y avait, très vraisemblablement, un penchant mutuel, si ce n’est un sentiment plus ardent. Les années 60, placées sous le signe de l’émancipation féminine, portèrent un coup sérieux à l’arbitraire des parents en ce qui concernait les affaires de cœur des enfants. En outre, Ilya Nikolaïévitch était indépendant et le pète de Maria Alexandrovna inclinait vers les idées progressistes.

Les premières années de la vie familiale à Nijni s’organisèrent de façon tout à fait agréable : le logement au gymnase se distinguait, dans la mesure du possible pour une vieille province russe, par un confort suffisant; à côté vivaient d’autres familles d’enseignants; la jeune femme trouva des amies avec lesquelles l’on pouvait faire de la lecture, de la musique, ou bien se délasser en bavardant. On recevait les nouvelles revues de Pétersbourg où battait le pouls du mouvement émancipateur d’alors. Ilya Nikolaïévitch passait ses heures de loisir en famille. Il lisait parfois à haute voix à la veillée : à cette époque, justement, était imprimée par fascicules l’épopée de Tolstoï, la Guerre et la Paix.

Lors du transfert à Simbirsk, où Maria Alexandrovna arriva, portant en son sein le futur Vladimir, les conditions d’existence se modifièrent brutalement. La ville était fort en retard sur Nijni-Novgorod qui, pourtant, ne brillait pas par sa culture; il fallut se loger à la limite même du Vénetz, à l’écart de la société, sans amis, sans avoir « son cercle à soi ». Un inspecteur sorti de la petite bourgeoisie, ayant une épouse à demi allemande, ne pouvait, bien entendu, être reçu dans la société des nobles comme un homme de ce « milieu ». Mais avec le petit monde de la bureaucratie où l’on s’adaptait maussadement aux conséquences de l’époque des réformes, les rapports ne s arrangeaient pas non plus. Le milieu enseignant de Simbirsk était probablement le plus moisi et le plus pourri de la bureaucratie locale. Déjà, le fait qu'Oulianov mettait du zèle à créer des écoles le rendait étranger au cercle des concussionnaires et des sycophantes. A cause de l’affabilité et de la simplicité de ses manières, on le surnomma en ville « le libéral » : la malveillance se combinait dans ce sobriquet avec l’ironie. Le milieu des marchands était trop grossier, et n’était pas moins fermé que celui de la noblesse. D’autre part’ un fonctionnaire du gouvernement, père de famille et loyal citoyen’ ne pouvait certainement pas chercher des relations dans les cercles douteux de l’intelligentsia radicale.

L'isolement de la famille fut un coup d’autant plus dur pour Maria Alexandrovna que la nouvelle fonction de son mari l’éloignait souvent de la maison. La jeune femme languit dans le spleen jusqu’au moment où elle se consacra tout entière à ses enfants et à son ménage. La famille s accroissait. Les modestes émoluments du mari étaient la seule ressource. Sans souffrir d’une véritable indigence, on devait tenir compte de chaque kopeck. Les principes d’économie inculqués par la mère allemande furent des plus utiles. Ilya Nikolaïévitch répéta plus d’une fois par la suite aux aînés de ses enfants que c’était seulement grâce au sens de l’épargne de la mère que la famille joignait les deux bouts.

Les rudiments de la lecture furent enseignés aux aînés pat la mère. Mais ces études étaient forcément interrompues par une multitude d’autres soucis. En 1873, lorsque naquit le cinquième enfant, on engagea un maître, un certain Kalachnikov, qui enseignait dans une école paroissiale et qui survécut longtemps à ses principaux élèves, Alexandre et Vladimir, et publia ensuite des souvenirs vivants sur eux. Ilya Nikolaïévitch, qui décidait pour ce qui touchait à l’instruction, estimait indispensable de mettre le plus tôt possible les enfants au gymnase : en tant que fonctionnaire de l’Instruction publique, il n’avait pas à payer dans les écoles de l’État et, en outre, il craignait l’influence amollissante de la famille, préférant une direction masculine, une marche régulière des études et une discipline scolaire.

Dans les souvenirs d’Anna, qui sont tout pleins de piété filiale, on discerne que le père n’était pas toujours assez attentif aux particularités de chacun de ses enfants et commettait peut-être des erreurs, en exigeant trop, surtout de son fils aîné, alors que celui-ci n’était déjà que trop exigeant vis-à-vis de lui-même. Au caractère autoritaire du père s’ajoutait le poids de la religion. Ilya Nikolaïévitch, mathématicien et physicien, qui avait écrit une thèse universitaire sur la détermination de l’orbite de la comète de Klinkerfûm d’après le procédé de Olbers, gardait intacte la foi orthodoxe des petits bourgeois d’Astrakhan, allait aux vêpres, jeûnait et communiait, non pas uniquement par obligation de fonctionnaire d’État, mais par conviction intime.

Pour l’influence sur les enfants, ce fut sans aucun doute celle de la mère qui prédomina. En quatorze ans, elle mit au monde sept enfants ; l’un mourut peu après l’accouchement, les autres survécurent, et chacun réclamait des soins et de l’attention. La mère avait en elle, semble-t-il, une source inépuisable de forces vitales. Enceinte, venant juste d’accoucher, nourrissant et élevant ses enfants, portant encore un nouveau fardeau, toujours au travail, toujours d’humeur égale, gaie et accueillante, elle était l’image même de la mère, continuatrice et conservatrice de l’espèce. Les deux aînés n’eurent pas d’autre nourrice. Mais à tous les autres aussi, la mère donna le sein ; elle fut leur camarade de jeux, toujours présente au moment voulu, dispensatrice de tous les biens, source de toutes les joies, veillant à la justice dans la chambre des enfants. La profondeur de son influence était pourtant due non point seulement à son attachement constant à ses enfants, mais aussi à la richesse singulière de sa nature.

Le peu que nous savons de tous deux nous permet de penser que la mère était d’une formation spirituelle plus élevée que le père. D’elle provenaient les invisibles rayons qui attiédissent les cœurs d’enfants et leur donnent une réserve de chaleur pour toute l’existence. Elle ne caressait pas ses enfants avec transport, ne les accablait pas de baisers, et si elle ne se jetait pas sur eux, elle ne les repoussait pas cependant. Dès les premiers jours, elle les entoura d’une affection sans bornes, s’abstenant de trop les choyer, sans pour autant les brusquer. Bien des dizaines d’années plus tard, devenue déjà une vieille femme, la fille se rappelle avec une profonde tendresse, et la musique de sa mère et les voyages qu’elles faisaient ensemble sur des chaises transformées dans leur imagination en traîneaux sur une piste de neige à travers pins et sapins.

L’égalité de caractère de la mère provenait non point d’un égoïste repli sur soi, comme il arrive parfois, mais, au contraire, d’une fervente abnégation. Femme d’une profonde sensibilité, elle ressentait intensément les rares joies aussi bien que les peines fréquentes, et mêmes les petits chagrins quotidiens. Mais sa nature particulièrement austère lui rendait impossibles de vives démonstrations de ses sentiments. Elle souffrait des cruautés de la vie non seulement pour elle-même, mais aussi pour les autres, pour son mari, pour ses enfants, et cela déjà l’empêchait de s’irriter, de s’emporter, de faire des scènes, c’est-à-dire d’essayer de rejeter une partie de ses souffrances sur les autres, sur ses proches. Une inépuisable source de force morale, après chaque nouveau coup du sort — et ils ne manquaient pas —, l’aidait à rétablir son équilibre intérieur et à soutenir ceux qui avaient besoin d’être soutenus. Une telle force morale que n’accompagnent pas d’autres dons ne se remarque pas d’emblée, elle ne rayonne qu’à courte distance. Mais s’il n’existait pas de par le monde de ces généreuses natures féminines, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Maria Alexandrovna ne trouva d’expression à ses forces les plus intimes qu’à travers ses enfants. Cette femme mourut tout juste un peu plus d’un an avant la victoire historique de son fils.

Née et éduquée dans une famille non orthodoxe, Maria Alexandrovna, quoique tout à fait russifiée, n’avait pas, à la différence de son mari, de solides traditions religieuses, exception faite de l’arbre de Noël allemand, et elle ne se distinguait pas du tout par sa piété : d’après sa fille, « elle fréquentait aussi peu l’église russe que le temple allemand ». On n’a même pas élucidé si elle resta luthérienne ou si elle se convertit, en se mariant, à la religion orthodoxe. Mais, pourtant, Maria Alexandrovna ne rompit jamais avec la religion et, dans les plus durs moments, elle y recourait avec toute l’ardeur secrète de sa nature. Alors que la vie de son fils, âgé de quatre ans et dangereusement malade, ne tenait qu’à un fil, la mère, dévorée de chagrin, affolée, chuchota a sa fille âgée de six ans : « Prie pour Sacha ! » et tomba elle-même à genoux, désespérée, devant l’icône. Le danger passa cette fois-là, Sacha fut sauvé; et la mère rassérénée recommença à apprendre à marcher au petit garçon convalescent. Dix-sept ans plus tard — combien d’angoisses, de peines et d’espérances ! — la mère, à travers la grille de la prison de Pétersbourg, conjurait sa fille de la même façon : « Prie pour Sacha ! » Mais, cette fois, il ne pouvait plus être question que du salut de son âme, car la corde du tsar avait déjà étranglé le fils aîné bien-aimé, orgueil et espoir de la famille.

Chapitre III. La voix révolutionnaire de l’intelligentsia[modifier le wikicode]

Intellectuel de souche plébéienne, Ilya Nikolaïévitch Oulianov entra dans les rangs de la bureaucratie mais ne se laissa pas absorber par elle. Les enfants n’eurent aucune liaison avec le milieu bureaucratique : leur profession devint la lutte révolutionnaire. Avant de se développer, dès la fin du siècle, en mouvement de masses, la poussée émancipatrice, au cours des premières décades, avait enrichi l’histoire d’expériences de laboratoire. On ne saurait comprendre le sort de la famille Oulianov sans avoir saisi la logique particulière du mouvement révolutionnaire de l’intelligentsia russe et, en même temps, la logique de sa débâcle.

Au cours d’un des fameux procès politiques des années 70, connu sous le nom de « l’affaire des 193 », le principal accusé développa cette pensée qu’après la réforme du régime agraire s’était constituée — en dehors de la classe paysanne même — « toute une fraction... prête à répondre à l’appel du peuple, et qui avait servi de noyau au parti social-révolutionnaire. Cette fraction, c’est le prolétariat intellectuel ». C’est en ces termes qu’Hippolyte Mychkine décrit le phénomène avec exactitude, s’il n’en apprécie pas justement la nature. La société fondée sur le servage se décomposait plus vite que ne se formait la société bourgeoise. L’intelligentsia, produit de la désagrégation des vieilles castes, ne trouvait ni suffisamment d’offres d’emploi, ni carrières en relation avec son influence politique. Elle rompait avec la noblesse, la bureaucratie, le clergé, avec leurs mœurs arriérées et leurs traditions esclavagistes. Mais elle ne se rapprochait pas de la bourgeoisie, encore trop primitive et grossière. Elle se sentait socialement indépendante et, en même temps, étouffait dans l’étau du tsarisme. Ainsi, le terrain nourricier des idées révolutionnaires, après l’abolition du servage, fut presque exclusivement l’intelligentsia, à proprement dire sa jeune génération, les éléments les plus pauvres de la jeunesse des écoles, étudiants, séminaristes, lycéens, qui, par leurs conditions d’existence, ne s’élevaient pas, pour la majorité, au-dessus du prolétariat, et qui bien souvent descendaient au-dessous. L’Etat avait besoin d’intellectuels et, à contrecœur, il en formait dans ses écoles. Or, l’intelligentsia avait besoin d’un changement de régime et se posait en ennemie de l’État La vie politique du pays devint, pour longtemps, un duel entre l’intelligentsia et la police, sans qu’y participent les classes fondamentales de la société. Au procès Mychkine, l’avocat général signalait, de façon sarcastique, mais non sans raison, que « le milieu le plus évolué », c’est-à-dire les classes possédantes et la génération aînée de l’intelligentsia elle-même, de même que les milieux « dépourvus d’instruction », c’est-à-dire les masses populaires, étaient également inaccessibles à la propagande révolutionnaire. Dans ces conditions, un conflit était à prévoir. Mais comme la lutte s’imposait au « prolétariat intellectuel » à cause de sa situation, elle exigeait de grandes illusions.

Ayant à peine eu le temps de s’arracher aux rapports sociaux et aux mœurs de l’âge médiéval, l’intelligentsia croyait naturellement trouver sa force dans ses idées. A partir des années 60, elle s’était assimilé la théorie d’après laquelle la marche en avant de l’humanité serait le résultat de la pensée critique; et qui donc pouvait se présenter comme détenant la pensée critique, sinon elle-même, l’intelligentsia ? Effrayée en même temps de se voir peu nombreuse et isolée, l’intelligentsia se trouvait forcée de recourir au mimétisme, arme des faibles : elle se reniait elle-même, pour avoir d’autant plus de droits à parler et à agir au nom du peuple : ainsi procéda Mychkine dans la suite de son fameux discours. Mais « peuple » signifiait « paysannerie ». Le prolétariat industriel peu nombreux n’en était qu’une ramification accidentelle et débile. La vénération marquée par les narodniki (populistes) pour la paysannerie et son régime communal devint le revers de l’incommensurable prétention du « prolétariat intellectuel » à jouer le rôle de principal, sinon d’unique levier du progrès. Toute l’histoire de l’intelligentsia russe se développe entre ces deux pôles : l'humiliation volontaire et la superbe, reflets déformés de sa faiblesse sociale.

Les éléments révolutionnaires de l’intelligentsia non seulement essayaient de s’identifier théoriquement au peuple, mais s’efforçaient de se confondre avec lui dans la réalité; ils revêtaient la blouse du moujik, mangeaient sa soupe aux choux maigre, apprenaient à conduire la charrue et à manier la hache. Ce n’était pas une mascarade politique, c’était un engagement réel. Mais il était fondé sur un grand quiproquo : l’intelligentsia concevait le peuple à son image et à sa armée contre le tsar, il ne s'était donc écoulé que six ans. C'est ainsi que l’intelligentsia, à l’aube de son activité révolutionnaire, clôt son premier cycle, de petites dimensions : après avoir escompté un soulèvement immédiat des paysans par un essai de propagande et d’agitation, elle en vient au terrorisme individuel. Bien des expériences, des erreurs et des déceptions devaient s’ensuivre. Mais c’est précisément à partir de là, à partir de l’abolition du servage, que commence une entreprise unique dans l’histoire, celle des pionniers révolutionnaires qui, pendant soixante ans, pousseront leurs travaux de sape, préparant les explosions de 1905 et de 1917.

Deux ans après l’affaire Karakozov, un modeste instituteur de province, Netchaïev, qui enseignait le catéchisme dans une école paroissiale — une des plus grandioses figures dans la galerie des révolutionnaires russes — essaie de créer une association de conspirateurs dite « de la vengeance populaire ou de la hache ». Netchaïev fixe l’insurrection paysanne au neuvième anniversaire de la réforme, le 19 février 1870, date à laquelle les rapports transitoires dans le village doivent, d’après la loi, être remplacés par des rapports définitifs. Le travail révolutionnaire préparatoire est méticuleusement réparti sur le calendrier : jusqu’en mai 1869, dans la capitale et dans les centres universitaires; de mai à septembre dans les chefs-lieux de provinces et de cantons ; à partir d’octobre « au plus épais de la masse populaire »; au printemps de 1870 doit s’ouvrir une lutte implacable contre les exploiteurs. Mais le soulèvement ne se produit pas, cette fois encore. Tout se borne au meurtre d’un étudiant soupçonné de trahison. Netchaïev, qui s’était enfui à l’étranger, est livré au tsar par le gouvernement suisse et achève ses jours dans la forteresse Pierre-et-Paul. Dans le langage des cercles révolutionnaires, le mot netchaïevchtchina(lutte conçue à la manière de Netchaïev) aura longtemps un dur accent de réprobation, comme synonyme de moyens d’action risqués et condamnables visant à des fins révolutionnaires. Lénine, des centaines de fois, s’entendra accuser par ses adversaires politiques d’employer les procédés de lutte de Netchaïev.

Les années 70 ouvrent le deuxième cycle de la révolution, d’une ampleur et d’une envergure beaucoup plus considérables, mais reproduisant dans son développement la succession d’étapes que nous connaissons déjà : il part d’espérances fondées sur un soulèvement populaire et de tentatives pour le préparer, passe par un conflit avec la police politique sans la participation du peuple, en arrive au terrorisme individuel. Le complot de Netchaïev, tout entier édifié sur la dictature d’un seul individu, provoqua dans les cercles révolutionnaires une violente réaction contre le centralisme et la discipline aveugle. Renaissant après une courte accalmie, en 1873, le mouvement prend le caractère d’une croisade chaotique de la masse intellectuelle qui va au peuple. Des jeunes gens, en majeure partie d’anciens étudiants et étudiantes, au total à peu près un millier de personnes, portèrent la propagande socialiste aux confins du pays, particulièrement dans la région de la Basse-Volga, à la recherche de l’héritage de Razine et de Pougatchev. Remarquable par son ampleur et son jeune idéalisme, le mouvement, véritable berceau de la révolution russe, se distinguait, comme c’est le propre des enfances, par l’extrême naïveté des procédés. Ni organisation dirigeante, ni programme clair, ni savoir-faire de conspirateurs chez les propagandistes. Et puis, à quoi bon ? Tel jeune homme, ayant rompu avec la famille et l’école, sans profession, sans relations ni obligations personnelles, sans crainte devant les puissances de la terre et du ciel, se voyait lui-même comme la vivante cristallisation du soulèvement populaire. Une constitution ? Le parlementarisme ? La liberté politique ? Non, il ne se laissera pas prendre à ces embûches occidentales. Il lui faut toute la révolution, sans restrictions ni étapes intermédiaires.

Pour les théories, les sympathies de la jeunesse se partageaient entre Lavrov et Bakounine. Ces maîtres des esprits étaient tous deux issus de la noblesse, tous deux avaient été éduqués dans la même école de junkers à Pétersbourg, Michel Bakounine dix ans avant Pierre Lavrov. Tous deux achevèrent leur vie dans l’émigration : Bakounine en 1876, alors que Vladimir Oulianov portait encore des souliers d’enfant; Lavrov vécut jusqu’en 1900, date à laquelle Oulianov se transformait en Lénine. L'ex-officier d’artillerie Bakounine appartenait déjà à la deuxième émigration et avait eu le temps de passer du panslavisme démocratique à l’anarchie pure quand le colonel Lavrov, professeur à l’école d’artillerie, éclectique d’une érudition encyclopédique, développait dans les revues légales la théorie de « la pensée critique chez l’individu », en quelque sorte le passeport philosophique du « nihiliste » russe. La doctrine du devoir à remplir envers le peuple répondait au mieux au messianisme de l’intelligentsia dont l’arrogance théorique se combinait en pratique avec une disposition constante au sacrifice. La faiblesse du « lavrisme » résidait en ce qu’il n’indiquait pas les voies de l’action, sans compter son caractère de propagande abstraite d’un évangile révélé une fois pour toutes. Même de tout pacifiques travailleurs de la culture, dans le genre d’Ilya Nikolaïévitch Oulianov, pouvaient se considérer sincèrement comme les disciples de Lavrov; mais c’est précisément pour cela qu’il ne satisfaisait pas les éléments les plus actifs et les plus résolus de la jeunesse. La doctrine de Bakounine paraissait infiniment plus claire et, surtout, plus hardie : elle définissait le paysan russe comme « un socialiste par instinct et un révolutionnaire par nature »; elle considérait que la tâche de l’intelligentsia était d’appeler à une « destruction générale » immédiate, à partir de laquelle la Russie devait aboutir à une fédération de communes libres. Le propagandisme patient ne pouvait que reculer au deuxième plan sous la poussée de l’esprits subversif intégral. Sous l’égide du bakouninisme, qui devint la doctrine dominante, l’intelligentsia des années 70 considérait comme une évidence qu’il suffisait de répandre les étincelles de la pensée critique pour que la forêt et la steppe en vinssent à s’embraser en un immense incendie.

« Les mouvements de l’intelligentsia — comme le démontrait plus tard, devant le tribunal, Mychkine que nous connaissons déjà — ne sont pas créés artificiellement, mais sont l’écho des troubles populaires. » Incontestable au sens historique large, cette idée, en tout cas, ne pouvait nullement témoigner d’une relation politique directe entre le mécontentement populaire et les visées des révolutionnaires. Par un fatal concours de circonstances, les villages, qui s’étaient agités pendant presque tout le cours de l’histoire de Russie, se calmèrent juste au moment où la ville commençait à s’intéresser à eux, et ils se calmèrent pour longtemps. La réforme paysanne devint un fait accompli, La dépendance ostensible du moujik esclave du barine disparut. Grâce à la hausse des blés au cours des années 60, il y eut un accroissement du bien-être dans les couches supérieures, les plus entreprenantes, de la paysannerie, lesquelles déterminaient l’opinion des campagnes. Quant au caractère spoliateur de la réforme, les paysans étaient enclins à l’attribuer à une résistance opposée par les nobles à la volonté du tsar. Les espoirs en un avenir meilleur se portaient sur ce même tsar : il était appelé à réparer ce qui avait été gâché par les propriétaires nobles et les fonctionnaires. Line telle mentalité non seulement rendait les paysans inaccessibles à la propagande révolutionnaire, mais les incitait à considérer les ennemis du tsar comme leurs propres ennemis. L’élan passionné et impatient de l’intelligentsia vers la classe paysanne se heurta à une défiance exacerbée des ruraux envers tout ce qui venait des maîtres, des citadins, des personnes instruites, des étudiants. Le village, loin d’ouvrir les bras aux propagandistes, les repoussa avec hostilité, et ce fait conditionna la marche dramatique du mouvement révolutionnaire des années 70, ainsi que son issue tragique. C’est seulement la nouvelle génération de la classe paysanne, grandie après la réforme, qui devait ressentir avec une nouvelle acuité l’insuffisance des terres, la lourdeur des impôts, l’oppression d’une caste, et, cette fois, sous l’influence directe du mouvement ouvrier, entreprendre l’enfumage des propriétaires tapis dans leurs terriers. Mais, pour en arriver là, il faudra encore attendre un quart de siècle.

La « marche vers le peuple » aboutit, dans tous les cas, à un complet échec. Ni la Volga, ni le Don, ni le Dniepr ne répondirent à l’appel. La non-observation des précautions les plus indispensables dans le travail illégal amena d’ailleurs la découverte des propagandistes : l’écrasante majorité d’entre eux, plus de 700, fut arrêtée dès 1874. Le Parquet instruisit deux grands procès qui entrèrent pour toujours dans l’histoire de la révolution : « l'affaire des 5 o » et « l’affaire de s 19 3 ». Les accusations lancées par les inculpés à la face du tsarisme, pardessus les têtes des juges, firent vibrer les cœurs de plusieurs jeunes générations.

L’expérience chèrement payée avait montré que de courtes incursions dans les campagnes étaient insuffisantes. Les propagandistes décidèrent d’essayer le système de l’installation permanente dans le peuple, en prenant l’apparence d’artisans, de marchands, de greffiers, d’officiers de santé (feldschers), de maîtres d’école, etc. Par son ampleur, ce mouvement, commencé en 1876, fut bien moins considérable que la vague chaotique de 1873 : les déceptions et la répression avaient eu le temps d’opérer une sélection. En adoptant un genre de vie sédentaire, les propagandistes se trouvaient obligés de diluer le vin fort du bakouninisme avec de la tisane : l’esprit séditieux était refoulé par le militantisme de la culture, dans lequel la prédication socialiste, même individuelle, ne trouvait place qu’à titre d’exception.

En conformité avec la doctrine populiste qui déniait tout avenir au capitalisme russe, on n’attribuait au prolétariat aucun rôle autonome dans la révolution. Mais il arriva tout naturellement que la propagande, dont la teneur était calculée pour agir sur le village, ne rencontra un écho de sympathie que dans les villes. L’école de l’histoire est pleine de ressources pédagogiques. Le mouvement des années 70 est des plus instructifs, peut-être surtout par le fait qu’autour d’un programme soigneusement taillé à la mesure d’une révolution paysanne se rassemblaient exclusivement des intellectuels et quelques isolés parmi les ouvriers de l’industrie. Ainsi se manifestait l’inconsistance du populisme et se préparaient pour sa révision les premiers éléments critiques. Mais avant d’en arriver à une doctrine réaliste s’appuyant sut les tendances réelles de la société, l’intelligentsia révolutionnaire devait encore gravir le Golgotha de la lutte terroriste.

Les échéances trop lointaines et nullement garanties du réveil des masses populaires ne répondaient pas du tout aux espoirs passionnés des cercles révolutionnaires des villes. La féroce répression exercée par le gouvernement contre les propagandistes de la première mobilisation — des années de détention préventive, des dizaines d’années de travaux forcés, des sévices, des cas de folie, des suicides — suscitait l’ardent désir de passer de la parole aux actes. Mais en quoi pouvait se manifester « l’action » immédiate des petits cercles, sinon en des coups portés individuellement aux représentants les plus détestés du régime ? L’état d’esprit terroriste commence à se faire jour de plus en plus. Le 24 janvier 1878, une jeune fille isolée tire sur le préfet de police (gradonatchalnik) de Pétersbourg, Trépov, sur l’ordre duquel le détenu Bogolioubov avait été soumis à un châtiment corporel, peu auparavant. Le coup de feu de V. I. Zassoulitch — femme remarquable avec laquelle Lénine aura à travailler, plus de vingt ans après, à l’étranger, dans la même rédaction — n’était qu’un tribut spontané payé à l’indignation ; mais ce geste était la forme embryonnaire de tout un système. Six mois plus tard, Kravtchinsky, maniant aussi bien le poignard que la plume, tue dans une rue de Pétersbourg le tout-puissant chef des gendarmes, Mézentsev. Et c’est ici encore pour venger des compagnons de lutte qui ont péri. Mais Kravtchinsky n’est déjà plus un isolé : il agit en tant que membre d’une organisation révolutionnaire.

Les « colonies » dispersées dans la population avaient besoin d’une direction. L’expérience de la lutte l’emporta facilement sur les préjugés contre le centralisme et la discipline qui semblaient teintés de l’esprit de Netchaïev. Les groupes provinciaux se rattachèrent avec empressement au centre en formation. C’est ainsi qu’avec des éléments sélectionnés se constitua Zemlia i Volia (Terre et Liberté), organisation du populisme révolutionnaire véritablement remarquable par sa composition et sa cohésion. Mais, hélas ! un scepticisme de plus en plus vif marquait l’attitude de ces populistes vis-à-vis du peuple si indifférent aux sanglants sacrifices des révolutionnaires. Zassoulitch et Kravtchinsky incitaient en quelque sorte, par l’exemple, à prendre immédiatement les armes, sans attendre les masses, pour se défendre, soi et les siens. Six mois après le meurtre de Mézentsev, un jeune aristocrate tire, mais cette fois déjà d’après un ordre précis du parti, sur le nouveau chef des gendarmes, Drenteln. Manqué ! Vers la même époque, au printemps de 1879, un membre fort remarqué du parti en province se présente dans la capitale, s’offrant à tuer le tsar. Fils d’un petit fonctionnaire, devenu instituteur de district après avoir obtenu une bourse d’État, Alexandre Soloviev avait passé par la sérieuse école des colonies révolutionnaires dans les villages de la région de la Volga avant d’en venir à désespérer du succès de la propagande. Les dirigeants de Zemlia i Volia étaient hésitants. Le bond du terrorisme dans l’inconnu les effrayait. Le parti n’avait pas accordé sa caution ; cela n’arrêta point Soloviev. Le z avril, place du Palais, il tire sur Alexandre II trois coups de revolver. Le tsar, cette fois encore, est indemne. Le gouvernement, bien entendu, fit pleuvoir une nouvelle grêle de représailles sur la presse et sur la jeunesse. Le coup de feu de Soloviev se rattache au mouvement des années 70, à « la marche vers le peuple », de même que l’attentat de Karakozov se rattache aux premières tentatives de propagande de la précédente décade. La symétrie saute aux yeux ! Mais le deuxième cycle révolutionnaire est infiniment plus vaste que le premier par le nombre d’individus qu’il entraîne, par leur expérience, leur trempe, par l’acharnement de la lutte. L’attentat de Soloviev, que dès lors Zemlia i Volia ne crut pas possible de renier, n’est déjà plus un acte isolé comme le coup de feu de Karakozov. Le terrorisme systématique est à l’ordre du jour. La guerre avec la Turquie, qui provoqua le désarroi économique et aboutit à la capitulation de la diplomatie russe, au Congrès de Berlin (1879), produisit une forte secousse dans la société, entama le prestige du gouvernement et, suscitant chez les révolutionnaires un essor d’espérances excessives, les poussa dans la voie de la lutte politique directe. Ayant rompu, en juin 1879, avec le groupe des populistes de la vieille école qui ne consentaient pas à se détacher du village, Zemlia i Volia fait peau neuve et entre dès lors dans l’arène politique sous le nom de Narodnaïa Volia (La Volonté du Peuple). A vrai dire, dans sa déclaration-programme, le nouveau parti ne renonce pas à l’agitation dans les masses : au contraire, il est même décidé à y affecter les deux tiers des ressources du parti, un tiers seulement étant assigné au terrorisme. Mais cette décision n’est qu’un tribut platonique à la période précédente. Les chimistes révolutionnaires s’étaient avisés sans peine, sur ces entrefaites, du fait que la dynamite et la pyroxyline, dont l’emploi s’était largement vulgarisé pendant la guerre russo-turque, étaient d’une préparation relativement facile avec ce dont on pouvait disposer chez soi. Le sort en fut jeté. En même temps que la propagande qui a déçu les espérances cède définitivement la place au terrorisme, le revolver, s’étant révélé inefficace, est remplacé par la dynamite. Toute l’organisation est remaniée selon les besoins de la lutte terroriste. Les énergies et les ressources sont tout entières employées à la préparation des attentats. Les propagandistes de village se sentent oubliés dans leurs trous perdus. En vain essayent-ils de créer une organisation indépendante, Tchorny Pérédiel (on pourrait traduire : La Refonte'). Celle-ci aura bien pour destinée de servir de pont vers le marxisme, mais elle est dépourvue de valeur politique autonome.

Le tournant vers le terrorisme est inéluctable. Les révolutionnaires rectifient les conceptions exposées dans leurs programmes conformément aux besoins de la nouvelle méthode de lutte. Zemlia i Volia professait cette doctrine qu’une constitution serait en soi nuisible au peuple : la liberté politique ne doit être qu’un des produits subsidiaires de la révolution sociale; la Narodnaïa Volia, elle, reconnut que la conquête de la liberté politique devait devenir l’indispensable prémisse de la révolution sociale. Zemlia i Volia prétendait voir dans le terrorisme un simple signal d’action, donné d’en haut aux masses opprimées; la Narodnaïa Volia s’assignait pour tâche d’accomplir la révolution en « désorganisant » par le terrorisme le gouvernement. Ce qui, au début, avait été un acte à demi instinctif de vengeance pour des compagnons de lutte lourdement frappés se transforma, par la force des choses, en un système de lutte politique se suffisant à lui-même. Ainsi, coupée du peuple et, en même temps, poussée par le cours des événements à l’avant-poste de l’histoire, l’intelligentsia s’efforçait de donner à sa faiblesse sociale l’adjuvant de la force explosive de la dynamite. La chimie de la destruction, entre ses mains, se transformait en alchimie politique.

A la suite de la modification des tâches et des méthodes, le centre de gravité du travail est nettement déplacé : des villages il passe aux villes, des villes à la capitale. L’état-major de la révolution doit désormais s’opposer directement à l’état-major du pouvoir. En même temps se transforme l’état d’esprit du révolutionnaire, de même que son aspect extérieur. Avec la disparition de la naïve croyance dans le peuple, on se défit également de l’insouciance de jadis en matière de conspiration. Le révolutionnaire se reprit, devint plus prudent, plus clairvoyant, plus résolu. Chaque jour le met de nouveau en danger de mort. Pour se défendre, il porte un poignard à la ceinture, un revolver dans sa poche. Des gens qui, deux ou trois ans auparavant, apprenaient la cordonnerie ou la menuiserie pour se mêler au peuple, s’instruisent à présent dans l’art de faire des bombes, de les lancer et de tirer sur les poursuivants en s’enfuyant, Le guerrier s’est substitué à l’apôtre. Si le propagandiste au village s’habillait presque de haillons pour ressembler en toutes choses au « peuple », le révolutionnaire de la ville tâchait, dans son apparence extérieure, de se distinguer aussi peu que possible du citadin aisé et instruit. Mais, si frappant que fût ce changement, qui se produisit en quelques brèves années, on pouvait sans peine reconnaître, à travers le contraste des deux masques, un seul et même « nihiliste » : vêtu d’une maigre souquenille, il n’était pas le peuple, en complet de gentleman, il n’était pas un bourgeois. En marge du social, désirant faire sauter la vieille société, il était obligé de prendre la couleur protectrice tantôt de l’un, tantôt de l’autre de ses pôles opposés.

La voie révolutionnaire de l’intelligentsia se découvre peu à peu à nous. Ayant commencé par se déifier théoriquement, sous l’appellation de «pensée critique», elle renonçait ensuite volontairement à se dissoudre dans le peuple, et, après l’échec, en venait immédiatement à sa propre déification pratique en la personne du Comité exécutif terroriste : la pensée critique était allée se loger dans un engin explosif qui avait pour rôle de mettre à la disposition d’une poignée de socialistes les destinées du pays. Ainsi, du moins, s’exprimait le programme officiel de la Narodnaïa Volia. Or, le fait de renoncer à la lutte de masses réduisait les fins socialistes à une illusion subjective. Il ne subsistait de réel que la tactique consistant à intimider la monarchie par des bombes, avec la seule perspective d’obtenir les libertés constitutionnelles. Par leur rôle objectif, les anarchistes-rebelles de la veille, qui n’avaient pas même voulu entendre parler de la démocratie bourgeoise, devenaient un détachement de combat au service du libéralisme. L’histoire trouve les moyens de remettre les présomptueux à leur place : ce qui figurait à son ordre du jour, ce n’était pas l’anarchie, mais la liberté politique.

La lutte révolutionnaire se transforma en une compétition furieuse entre le Comité exécutif et la police. Les militants de Zemlia i Volia, puis ceux de Narodnaïa Volia commettaient leurs attentats en tirailleurs, et échouaient dans la plupart des cas. La police les capturait et les pendait sans en manquer un. Du mois d’août 1878 à décembre 1879, contre deux victimes parmi les gens du gouvernement, on compta dix-sept révolutionnaires pendus. Il ne restait rien d’autre à faire que de renoncer à frapper tel ou tel haut dignitaire, pour concentrer tous les coups sur le tsar. On ne peut pas, encore à présent, à un demi-siècle de distance, ne pas s’émerveiller de l’énergie, du courage, des talents d’organisation d’une poignée de militants. Jéliabov, homme politique et orateur ; Kibaltchich, savant et inventeur ; des femmes d’une incomparable force morale comme Pérovskaïa et Figner constituaient l’élite de l’intelligentsia, la fleur de cette génération. Ils savaient se subordonner intégralement au dessein librement consenti et enseignaient aux autres à en faire autant. Il n’existait pas, en quelque sorte, d’obstacle insurmontable pour des héros qui avaient conclu un pacte avec la mort. Avant de les anéantir, le terrorisme leur donnait une trempe surhumaine. Ils creusent une sape sous la voie ferrée par laquelle passe le train du tsar, puis sous la rue que parcourt l’équipage impérial; en la personne de l’ouvrier Khaltourine, ils se faufilent avec une charge de dynamite dans le palais et la font exploser. Échec sut échec : « Le tout-puissant protège l’émancipateur », écrivait la presse libérale. Mais à la fin des fins, l’énergie du Comité exécutif l’emporta sur la vigilance du tout-puissant. Le i«r mars 1881, après que le jeune Rysakov eut manqué son coup, le jeune Grinévitsky, avec une deuxième bombe du système Kibaltchich, tua Alexandre II dans une rue de la capitale, et se tua lui-même en même temps. Le coup était porté, cette fois, au cœur même du régime. Mais bientôt il apparut que, dans le feu du succès terroriste, la Narodnaïa Volia elle-même avait été consumée. La force du parti se concentrait presque en totalité dans son Comité exécutif. Au-delà ne restaient que des groupes auxiliaires, dépourvus de signification autonome. La lutte terroriste, y compris le travail technique préparatoire, était en tout cas conduite par les membres de l’état-major central. Combien y avait-il donc de ces combattants ? Le calcul a été fait de nos jours de façon irréfutable. Le premier effectif du Comité exécutif se composait de z8 personnes. Jusqu’au Ier mars 1881, le total des membres, qui, d’ailleurs, n’agirent jamais simultanément, était de 37. Vivant tous dans l’illégalité, c’est-à-dire ayant cessé toutes les relations sociales et même familiales, ces hommes non seulement tinrent en haleine toutes les forces de la police politique, mais firent même pendant un temps du nouveau tsar « l’ermite de Gatchina ». Le monde entier fut ébranlé par le tonnerre de l’attaque titanique portée au despotisme de Pétersbourg. Il semblait que le mystérieux parti eut à sa disposition des légions de combattants, et le Comité exécutif entretenait soigneusement l’illusion de cette toute-puissance. Mais avec l’illusion seule, on ne peut tenir longtemps. Or, les réserves s’étaient taries avec une rapidité inattendue.

Dans la pensée de la Narodnaïa Volia, chaque coup porté avec succès à l’ennemi devait renforcer l’autorité du parti, lui permettre de recruter de nouveaux combattants, augmenter le cercle des sympathisants, et, sinon éveiller immédiatement les masses populaires, donner en tout cas plus de cœur à l’opposition libérale. Mais tout dans ces attentats se situait au niveau du fantastique. L’héroïsme, indubitablement, suscitait des imitateurs. Il ne manquait pas, certes, de jeunes hommes, de jeunes filles prêts à sauter avec leur bombe. Mais il ne se trouvait déjà plus personne pour les rassembler et les guider. Le parti s’effondrait. Par sa nature même, le terrorisme dépensait infiniment plus vite les forces toutes prêtes qui lui étaient venues de la période du propagandisme qu’il ne parvenait à en former de nouvelles. « Nous mangeons notre capital », disait le leader de la Narodnaïa Volia, Jéliabov. A vrai dire, le procès des régicides éveilla d’ardents échos dans certains cœurs, parmi la jeunesse. Si Pétersbourg se trouva bientôt trop bien épuré par la police, des groupes de la Narodnaïa Volia continuèrent encore à se former en divers endroits de province, jusqu’en 1885. Cependant, cela n’alla pas jusqu’à une deuxième vague de terreur. S’étant brûlé les doigts, l’intelligentsia, dans son ensemble, recula d’un bond devant le bûcher révolutionnaire.

Cela n’allait pas mieux avec les libéraux, du côté desquels les terroristes, ayant détourné les yeux de la classe paysanne, regardaient avec un espoir croissant. Il est vrai que, sous l’influence des échecs diplomatiques du gouvernement et des perturbations économiques, les membres des zemstvos tentèrent, à titre d’essai, une mobilisation de leurs forces. Ce fut, cependant, une mobilisation de l’impuissance. Effrayés devant l’acharnement renforcé des camps belligérants, les libéraux se hâtèrent de découvrir dans la Narodnaïa Volia non pas un allié, mais le principal obstacle sur la voie des réformes constitutionnelles. Selon les termes du plus « à gauche » des membres des zemstvos, I. I. Pétrounkévitch, les actes de terrorisme servaient seulement à « épouvanter la société et à exaspérer le gouvernement ».

Ainsi, autour du Comité exécutif, qui était issu d’un mouvement relativement large de l’intelligentsia, le vide se creusait d’autant plus profondément que les explosions de sa dynamite étaient plus assourdissantes. Aucun détachement de partisans ne peut tenir longtemps au milieu d’une population hostile. Aucun groupe clandestin ne peut agir s’il n’est entouré de sympathies. L’isolement politique mit définitivement les terroristes à la merci de la police qui, avec un succès croissant, balayait les restes des anciens groupes et les embryons des nouveaux. La liquidation de la Narodnaïa Volia par une série d’arrestations et de procès se faisait déjà sur le fond de la complète réaction sociale des années 80. Nous examinerons de plus près cette sombre période à propos de l’entreprise terroriste d’Alexandre Oulianov.

Chapitre IV. Le frère aîné[modifier le wikicode]

Alexandre, par sa physionomie comme par son caractère, ressemblait à sa mère, surtout en son premier âge : « Le même rare alliage, écrit la sœur aînée, d’extrême fermeté et d’égalité de caractère avec une surprenante sensibilité, de la tendresse et de l’esprit de justice. Mais plus austère et plus concentré, encore plus viril. » Le précepteur des enfants, Kalachnikov, affirme que, de son visage d’un blanc laiteux, de sa voix douce et de ses mouvements calmes, dès les années d’enfance, irradiait une grande force intérieure. L’isolement de la famille à Simbirsk dans la première période, l’absence de camarades de jeux enfantins, et aussi en partie les exigences du père ne pouvaient qu’accentuer la nature fermée et concentrée du jeune garçon. Les impressions pénibles et brutales ne manquèrent pas. A commencer par le fait que la maison habitée par les Oulianov sur le vieux Vénetz était située non loin de la place où se trouvait la prison. La mère s’occupait des petits, les aînés n’avaient point de surveillance et ils allaient se promener tout seuls sur la place. Les jours de fête, dans le vieux Vénetz, s’attroupait « le peuple », tandis que sur le nouveau Vénetz se promenait « le public ». La place était bien vite parsemée d’écales de tournesols, de déchets de poissons secs et d’autres mangeailles. Pour les fêtes de Pâques, on s’amusait à faire rouler des œufs durs coloriés. Les robes aux teintes vives et les blouses voyantes se rassemblaient devant le manège, les accordéons faisaient retentir leurs accents discordants. Vers le soir s’élevaient de la place des chansons d’ivrognes, et il s’y produisait des rixes acharnées. Les jours fériés, à vrai dire, on ne laissait pas les enfants aller sur le Vénetz, mais, les autres jours, tandis qu’ils s’ébattaient dans la poussière, contemplaient la Volga ou bien écoutaient le chant des oiseaux dans les vergers, ils furent plus d’une fois interrompus dans leurs jeux par le cliquetis des chaînes, de grossiers appels ou des invectives. C’est avec une curiosité poignante que le petit Alexandre surprenait un regard jeté à travers les grilles; en lui montaient l’effroi et la pitié.

On se trouvait bien à Kokouchkino, propriété du grand-père maternel, dans le gouvernement de Kazan, où se retrouvaient pour les vacances les filles mariées avec leurs nombreux enfants. Ici c’étaient des divertissements animés, des promenades, le canotage, plus tard la chasse à laquelle Alexandre se livrait avec ardeur. Mais tout autour régnait la misère des ruraux, et le milieu tout entier restait encore profondément imprégné des mœurs de l’époque du servage. Un paysan du voisinage, nommé Karpei, chasseur et pêcheur, racontait à Anne et à Alexandre comment il avait vu, de ses propres yeux, trotter à travers le gouvernement de Kazan « de petits youpins » qu’on expédiait en Sibérie : des gosses d’une dizaine d’années, arrachés par la force à leurs parents, dont on voulait faire des orthodoxes et des serviteurs du tsar. Les récits de Karpei causaient une douleur plus vive, plus brûlante que les vers de Nékrassov. Plus tard, alors qu’il était déjà à l’Université, Alexandre lut, dans un livre de Herzen publié clandestinement, comment celui-ci, en route pour la déportation, avait rencontré un convoi de petits garçons juifs que l’on envoyait en Sibérie; parmi eux il y avait des enfants de huit ans qui tombaient de fatigue, qui mouraient en route. Herzen s’enfermant dans son traîneau, pleura amèrement; et dans son impuissance il maudissait Nicolas et son régime. Mais Alexandre pleura-t-il ? D’après sa sœur, même enfant, il ne pleurait presque jamais. Mais il n’en ressentait que plus vivement l’injustice et il connaissait la brûlure des larmes intérieures.

Comme on lui demandait « quels étaient les plus grands vices », Alexandre, encore enfant, répondit : « Le mensonge et la lâcheté. » Il avait toujours son opinion à lui, le plus souvent inexprimée, mais profondément vécue et par conséquent ferme. Ce garçon renfermé ne parlait jamais dans sa famille du fait qu’il avait perdu la foi, mais lorsque son père, qui était croyant, lui demandait d’un ton soupçonneux : « Tu iras aux vêpres ce soir ? » Alexandre répondait « non » avec une telle conviction que le père n’osait insister.

Alexandre entra au gymnase en 1874, dans la classe préparatoire. Bien que l’époque des réformes fût déjà achevée, le gymnase de ce temps-là était dans son genre quelque chose comme une maison de correction pour les jeunes garçons. Le principal instrument de supplice, c’était l’enseignement des classiques. « La connaissance des langues mortes, comme l’expliquaient les créateurs du système d’instruction, par la difficulté même de la réussite, donne une leçon de modestie, et la modestie est le premier signe et la première nécessité d’une véritable instruction, » L’enseignement classique était destiné à être le boulet accroché à la raison enfantine. La fréquentation de l’église était contrôlée avec le plus grand soin et empoisonnait les jours de fête. Entre deux génuflexions, le directeur jetait un coup d’œil scrutateur sur les élèves des classes supérieures : quelqu’un d’entre eux n’aurait-il pas l’audace de rester debout alors que lui, le directeur, était prosterné devant son dieu ? Les jeux de cartes, l’ivrognerie et autres distractions de même sorte étaient considérés comme des vétilles auprès de la participation à des cercles éducatifs indépendants, de la lecture des revues libérales, de la fréquentation des théâtres ou bien même d’une coupe de cheveux insuffisamment martiale. Un air renfermé ou bien une allure fière étaient, aux yeux des chefs, et non toujours sans raison, les signes qui indiquaient une protestation dissimulée. Des rapports constamment tendus amenaient de violentes explosions dans certains gymnases, et même des conspirations contre des pédagogues particulièrement détestés. Les choses en arrivèrent au point qu’en 1880 le comte Loris-Mélikov, qui joua pendant un certain temps, auprès d’Alexandre II apeuré, le rôle d’un dictateur policier libéral, communiquait au tsar que l’Instruction publique avait réussi à monter contre elle « et les hauts dignitaires, et le clergé, et la noblesse, et les universitaires, et les zemstvos, et les villes... » Sur un coup de tête, on fît démissionner le comte D. Tolstoï, créateur détesté du système « classique », et on le remplaça par le ministre « libéral » Sabourov; mais ce nouveau courant ne fut que passager. Oscillant de côté et d’autre, et plutôt dans le sens de la réaction, le système scolaire subsista un quart de siècle et, avec certains adoucissements, jusqu’aux derniers jours de la monarchie. La haine à l’égard du gymnase devint en quelque sorte une tradition nationale. Ce n’est point par hasard que Minaëv, dans un poème satirique dont on a déjà parlé, darda une strophe des plus virulentes contre le directeur du gymnase de Simbirsk. Un autre poète, Nadson, qui appartenait à la même génération que celle d’Alexandre Oulianov, écrivait, sur la période scolaire de son existence :

Maudites soyez-vous, mes années de jeunesse,

Oui passées sans amour, liberté, ni tendresse...

La rudesse et la cruauté du régime scolaire furent plus pénibles à endurer pour Alexandre que pour la plupart des jeunes gens de son âge. Mais, se mordant les lèvres, il continuait d’étudier. Quand il passait à la maison, Ilya Nikolaïévitch se renseignait soigneusement sur les études de son fils, exigeant de lui un travail sans reproche. La pression du père coïncidait avec les qualités innées du jeune garçon qui, très doué, travaillait beaucoup. Dans cette famille, tous travaillaient beaucoup.

Alexandre arrivait à sa cinquième année d’études lorsque le directeur Vichnievsky, homme d’avant la réforme, fut remplacé par Kérensky, le père du futur héros de la révolution de Février. Le nouveau directeur changea un peu l’air du gymnase, qui ressemblait à celui de la caserne et de la police; mais les bases du régime scolaire restèrent, bien entendu, inchangées. Le 1er mars 1881, alors qu’Alexandre était en sixième année, arriva de Pétersbourg une nouvelle ahurissante : des révolutionnaires avaient tué le tsar. Toute la ville fut pleine de rumeurs et de suppositions. Le directeur, Kérensky, fit un discours sur l’acte scélérat commis contre le tsar émancipateur. Le prêtre du gymnase, décrivant le martyre de l’oint de Dieu, traitait les révolutionnaires de « monstres de la race humaine ». Mais l’autorité du bon père, de même que celle des dirigeants du gymnase, ne pesait plus beaucoup dans l’âme d’Alexandre. A la maison, le père, alarmé en tant que chef de famille, citoyen et fonctionnaire, déblatérait contre les terroristes. De la cathédrale où l’on avait officié pour le repos du tsar assassiné, Ilya Nikolaïévitch revint tout secoué. Ses années d’études s’étaient écoulées pendant l’époque très sombre qui avait suivi la révolution écrasée de 1848. L’avènement d’Alexandre II était pour toujours devenu dans sa conscience le symbole d’une ère de liberté : en tout cas, pour un travailleur intellectuel s’ouvrait une carrière dont on n’aurait pu rêver du temps de Nicolas Ier. C’est avec amertume que, par la suite, il fit remarquer plus d’une fois la réaction qui était survenue après le 1er mars et qui se faisait sentir péniblement dans la vie scolaire aussi. Dans les critiques de son père, Alexandre ne pouvait s’empêcher de discerner la voix d’un fonctionnaire libéral épouvanté par un tel drame. Mais l’événement était si extraordinaire, la pression de l’indignation publique si écrasante qu’Alexandre ne trouvait pas de mots pour traduire ses confuses pensées. En tout cas, sa sympathie allait plutôt aux révolutionnaires exécutés. Mais cela, il ne le disait pas à haute voix : d’abord parce qu’il n’était pas suffisamment sûr de lui, et aussi parce qu’il redoutait d’influencer ses cadets et qu’il craignait de s’attirer une sévère remontrance de ses parents. Il fut toujours ainsi.

Au cours de ses neuf années d’études, Alexandre ne fut pas une seule fois l’objet d’une plainte : c’était un très bon élève qui passait de classe en classe toujours avec le premier prix, n’était jamais insolent ni grossier, non point faute de courage, mais parce qu’il savait se contenir : le gymnase n’était pour lui qu’un pont menant à l’Université et, sans joie, mais avec éclat, il passait ce pont, finissant ses études au gymnase avec la médaille d’or, classé premier, en avance d’un an ou même de deux sur les camarades de son âge.

Les années de gymnase d’Alexandre coïncidèrent très exactement avec le cycle principal du mouvement révolutionnaire de l’intelligentsia : il était entré en classe préparatoire en 1874, au plus fort du mouvement populiste, et il termina ses études secondaires en 1883, lorsque la Narodnaïa Volia semblait encore au zénith de sa puissance. Simbirsk ne restait nullement à l’écart du mouvement : on y expédiait les suspects des centres plus importants, on y retenait les déportés qui rentraient de Sibérie et enfin, par Simbirsk, de temps à autre, passaient, dans des voitures tirées par trois chevaux au galop, de mystérieux voyageurs escortés par des gendarmes moustachus. En 1877 et 1878, les idées populistes s’implantèrent à Simbirsk grâce à un maître du gymnase nommé Mouratov, actif militant du Tchorny Pérédiel (organisation visant à un nouveau partage des terres), sous l’influence de qui se trouvaient des groupes de la jeunesse scolaire et militaire et même un certain nombre de professeurs. Bien que Mouratov, après un an et demi d’enseignement, eût été éloigné de Simbirsk, les cercles de la jeunesse ne cessèrent point d’exister pendant les années qui suivirent. Mais Alexandre n’avait avec eux aucune accointance. L’atmosphère de la famille où l’on vivait pour le progrès par l’éducation, où l’on aimait Nékrassov et Chtchédrine, donnait, évidemment, pour un temps, une satisfaction suffisante aux besoins idéologiques qui s’éveillaient chez lui, jeune garçon, adolescent, jeune homme. Mais même dans les trois premières années de sa vie d’étudiant, Alexandre continuait à rester à l’écart des cercles révolutionnaires. Il faut en chercher la cause dans son caractère, très entier, et même dans une certaine lenteur naturelle chez lui. Il était étranger à tout dilettantisme intellectuel ou moral, à tout rapprochement ou à toute rupture facile avec les gens et les idées. Il ne se décidait pas facilement. En revanche, quand il s’était décidé, il ne connaissait ni crainte ni hésitation.

Alexandre passa une grande partie de l’été de 1882, ses dernières vacances de lycéen, dans la cuisine d’un petit pavillon qu’il avait transformée en laboratoire de chimie. Il était le dernier à venir prendre le thé, s’arrachant difficilement à ses occupations; souvent l’on était obligé de l’appeler deux fois. Ilya Nikolaïévitch plaisantait un peu son fils au sujet de son emballement pour la chimie. Alexandre, gardant le silence, souriait avec « indulgence ». « Il participe peu à la conversation générale. A peine a-t-il pris le thé qu’il se retire chez lui. » D’après ce que raconte Anna, la passion d’Alexandre pour la chimie commença, dès la fin du gymnase, à les éloigner l’un de l’autre. En réalité, la cause de cet éloignement croissant ne se trouvait pas seulement dans les sciences, et celles-ci n’étaient même pas au premier plan. Alexandre était entré dans une période de révision des valeurs, quand les adolescents et les jeunes gens pèsent ceux qui, la veille, leur étaient encore proches et les trouvent souvent trop légers. Alexandre participait de moins en moins aux distractions de la famille, préférant la chasse ou bien une conversation avec une cousine pour laquelle il avait une sympathie qui devint bientôt un premier amour timide.

Dans un roman de Tchirikov, consacré à l’existence de la ville de Simbirsk, très familière à l’auteur, l’engouement d’Alexandre pour l’étude de la chimie est représenté comme une préparation consciente à son activité de terroriste : c’est là une des nombreuses exagérations d’un auteur qui a commencé par avoir des sympathies pour le bolchevisme et qui a fini en émigré blanc. Alexandre aimait la chimie. Son regard concentré, méditatif, un peu lent, était bien celui d’un scientifique dont la vocation est l’expérimentation. En 1883, il quitta Simbirsk. Faisant ses recommandations à son fils à son départ pour Pétersbourg, Ilya Nikolaïévitch le conjurait d’être prudent : les derniers grondements du terrorisme retentissaient encore dans les mémoires. Le fils pouvait très sincèrement dire à son père quelques paroles apaisantes : il restait encore loin, par la pensée, de la lutte révolutionnaire. Alexandre n’avait de goût que pour la science, son cerveau était plein des formules de Mendéléev. La capitale, pour lui, c’était surtout l’Université.

C’était encore le vieux Pétersbourg qui ne comptait même pas un million d habitants. Alexandre prit une chambre chez une vieille femme qui représentait admirablement la vieille Russie, et chez laquelle, d’après le récit de sa sœur, « le calme et le bien-être, avec l’odeur des veilleuses qui brûlaient devant les icônes, étaient répandus partout ». La confuse sensation de mécontentement à l’égard de tout le régime qu’Alexandre avait apportée avec lui ne se renforça point et ne s’aggrava point dans ses premières années universitaires; si elle ne faiblit point, elle fut en tout cas refoulée au plus profond de sa conscience. L Université ouvrait au jeune esprit de nouveaux horizons, Alexandre était possédé par le démon de la connaissance. Il plongea tête baissée dans les sciences naturelles et, bientôt, attira sur lui l’attention de ses camarades et des professeurs.

Le père avait fixé à sa fille et à son fils une mensualité de quarante roubles. Cette somme, peut-on penser, était au moins le double, sinon plus, du budget moyen d’un étudiant de l’époque. Bien qu’Alexandre assurât à son père qu’il lui suffisait de trente roubles, le père continuait à lui envoyer autant qu’à sa fille. Alexandre se tut là-dessus. Mais lorsqu’il revint à Simbirsk pour les vacances, il remit à son père quatre-vingts roubles pour les huit mois qui s’étaient écoulés. Le trait le plus caractéristique de cette petite histoire est qu’AIexandre, pendant tout l’hiver, n’avait pas dit un mot à sa sœur de sa manière d’agir : il ne voulait pas exercer une pression sur elle ni la gêner dans la liberté de ses mouvements. Au surplus, il n’eut jamais pour elle un grand attachement. Le père était transporté à la vue de la retenue du jeune homme pour qui, dans la capitale, les tentations ne manquaient pas. D’autre part, le même épisode montre combien Alexandre se tenait loin, dans la première période de sa vie universitaire, non seulement des organisations révolutionnaires mais, en général, de tous les groupements de la jeunesse : autrement il aurait sans aucun doute trouvé un emploi aux dix roubles qu’il avait en trop chaque mois. D’après le récit de l’étudiant Govoroukhine, sur le témoignage duquel on peut parfaitement se fonder, Alexandre Oulianov, à la fin de 1885, étant encore en troisième année, refusait d’entrer dans les cercles d étudiants : « On y bavarde beaucoup, on y apprend peu. » De même que, en médecine, il est inadmissible qu’un profane se mêle d’établir un traitement, d’après son opinion, qui repose sur un certain pédantisme, un ignorant en matière de questions sociales aurait été criminel de s’engager dans la voie révolutionnaire. C est sous les mêmes traits qu’est dépeint Alexandre, pour cette période, par d’autres observateurs, en particulier la sœur aînée, si on laisse de côté certaines phrases conventionnelles. ’

On rencontre pourtant d’autres témoignages qui répondent peut-être davantage à l’image abstraite que l’on peut se faire d’un révolutionnaire qui le serait dès le berceau, mais elle diffère de la réalité. Dans un petit livre consacré à la mémoire d’I. N. Oulianov, la plus jeune des filles, Marie, écrit que le père « savait, ne pouvait pas ne pas savoir » les intentions révolutionnaires du fils aîné. En réalité, le père ne pouvait pas les connaître, puisqu’elles n’existaient pas : elles ne pouvaient s’être formées que durant l’automne de 1886, quand le père n’était déjà plus au nombre des vivants. Au moment de la mort d’IIya Nikolaïévitch, Marie était dans sa huitième année, elle ne pouvait être capable de porter des jugements politiques. Elle se réfère d’ailleurs non à des souvenirs personnels, mais à des considérations psychologiques générales : « Trop grande était leur affection l’un pour l’autre, une trop étroite amitié les unissait... » Mais, sans compter que l’amour pour les parents a forcé plus d’un révolutionnaire à leur cacher jusqu’à la dernière heure le danger qui le menaçait, dans le cas présent le fils n’avait rien à cacher : ceci peut être en tout cas considéré comme solidement établi. Il est douteux d’ailleurs que les rapports réels entre Ilya Nikolaïévitch et Alexandre puissent être exprimés par les mots « une étroite amitié ». La sœur aînée allègue plus d’une fois l’attitude fermée d’Alexandre, dans sa famille, dès les premières années, et note l’influence, sur cet esprit réticent, des trop grandes exigences du père Nous savons déjà par elle qu’Alexandre ne confiait pas à son père croyant ses doutes sur la religion, La première fois que le fils refusa d’aller aux vêpres, ce fut pour Ilya Nikolaïévitch quelque chose d’imprévu; de l’une et de l’autre part, on évita apparemment les explications. Pouvait-il en être autrement dans le domaine de la politique où les heurts, s’ils avaient eu le temps de venir à maturité du vivant du père, devaient être infiniment plus graves ? Marie cite le témoignage de son frère Dimitri qui, à l’âge de onze ans, assista à une longue conversation entre le père et Alexandre, dans une allée du jardin, six mois avant la mort du père, un an et demi avant l’exécution du fils. Le jeune garçon ne comprit pas ce qui se disait dans cette conversation; mais, pour toute la vie, il lui resta l’impression de quelque chose d’extrêmement important et significatif. « Actuellement, déclare Dimitri, je suis parfaitement persuadé que la conversation portait sur des thèmes politiques et que, sans aucun doute, elle n’était ni unique ni fortuite. » Cette supposition de Dimitri — et il s’agit d’une supposition faite quarante ans plus tard — ne peut être admise qu’à la lumière des instructions que transmettait le père par l’intermédiaire d’Anna qui vivait déjà à Pétersbourg : « Dis à Alexandre qu’il fasse attention, ne serait-ce que pour nous. » Au moment de sa dernière entrevue avec son père, pendant l’été de 1885, Alexandre se trouvait dans cet état de transition où un jeune homme, dans ses entretiens avec des révolutionnaires, tend à défendre son droit de se livrer à la science, et où, rencontrant des conseillers assagis par l’expérience de la vie, il éprouve le besoin de défendre l’activité révolutionnaire. Sur ce plan-là pouvaient avoir lieu des conversations entre le fils et le père; bien qu’ici il faille ajouter qu’Alexandre ne devait guère ressentir le besoin d’ouvrir son âme à son père, dont il ne pouvait, si peu que ce fût, attendre une assistance idéologique dans les questions de révolution. Mais, indépendamment des aveux d’Alexandre, il était normal que le père s’inquiétât. Les potences et les condamnations au bagne étaient constamment sous les yeux de bien des pères et des mères. Ilya Nikolaïévitch dut plus d’une fois se demander si son fils bien-aimé ne serait pas entraîné dans un malheur irrémédiable. C’est dans ce sens que pouvaient, que devaient même se dérouler les derniers entretiens de vacances, surtout à la veille de la séparation. Combien d’admonestations de ce genre furent adressées dans tous les coins et recoins de la Russie, par des parents conservateurs et libéraux, à des enfants plus radicaux ! Les uns cherchaient à sortir des cruautés du régime et de ses mensonges ; les autres montraient l’horreur des conséquences. Le dernier argument du père : « Aie du moins pitié de ta mère et de moi », était douloureux, mais rarement persuasif.

Pendant les trois ans et demi que durèrent ses études universitaires, Alexandre ne fit que s’instruire. Il semblait qu’il fît provision de connaissances pour des dizaines d’années. Mais il n’échappa point à son destin... La résistance qu’Alexandre avait d’abord opposée aux influences révolutionnaires, de même que le caractère que prit ensuite sa courte activité révolutionnaire, étaient déterminés par les profondes modifications qui avaient eu le temps de se produire dans l’atmosphère politique du pays et particulièrement dans les opinions de l’intelligentsia. C’est là qu’il faut chercher la clef, l’explication du sort d’Alexandre Oulianov.

Chapitre V. Les années quatre-vingt[modifier le wikicode]

Aussitôt après le 1er mars 1881, le Comité exécutif de la Narodnaïa Volia offrit, dans une lettre ouverte à Alexandre III, d’en finir avec la lutte terroriste si lui, le nouveau tsar, convoquait les représentants du peuple. « La marche des choses » n’est pas une métaphore, c’est une réalité : elle sait désavouer ceux qui ne la comprennent pas. Il n’y avait pas longtemps, les populistes faisaient fi d’une constitution en tant qu’introduction liminaire au capitalisme. Maintenant, en échange de la constitution, ils promettaient de renoncer à la lutte révolutionnaire. Le tsar épouvanté pleurait dans le gilet de son précepteur Pobiédonovtzev. Cependant, les hésitations ne durèrent pas longtemps dans les cercles dirigeants. L’action terroriste n’avait rencontré aucun écho dans le pays. Les paysans considéraient l’assassinat du tsar comme une vengeance de la noblesse. Les ouvriers qui adhéraient au mouvement révolutionnaire étaient extrêmement rares. Les libéraux s’étaient tapis. Personne ne soutint les revendications du Zemsky Sobor (Assemblée de la terre). Le gouvernement reprit courage, persuadé que les terroristes ne représentaient rien ni personne, sauf leur héroïsme personnel. Le 29 avril, le tsar promulgue un manifeste déclarant inébranlable l’autocratie. En même temps, on prépare un mouvement de pogromes. Désormais on sait ou l’on va. L’oberprocuror du synode Pobiédonovtzev, le ministre comte D. Tolstoï et le publiciste moscovite Katkov deviennent les inspirateurs du règne qui s’ouvre. Zemsky Sobor? Mais il suffit de jeter un coup d’œil sur les « parlotes » des zemstvos de province. Quels sont les dirigeants là-bas ? « Des gens de rien, immoraux, qui ne vivent pas avec leur famille, qui se livrent à la débauche... » C’est ainsi que Pobiédonovtzev instruisait le jeune tsar qui passait pour un bon chef de famille.

Il ne restait aux terroristes rien d’autre à faire que d’ouvrir la chasse au nouveau tsar. En ce sens, un des représentants les plus considérés de la Narodnaïa Volia formula le programme d’action : « un Alexandre après l’autre » ! Mais cette formule resta en l’air. Le capital était épuisé. On était loin d’un renouvellement des effectifs. En 1883, le provocateur Dégaëv livra V. N. Figner, une des figures les plus remarquables du Comité exécutif. En 1884, G. A. Lopatine, qui avait eu le temps de devenir le familier, à l’étranger, de Marx et Engels, rentra à Pétersbourg pour ressusciter le terrorisme dans la capitale. Mais cela ne marchait plus du tout. Lors de l’arrestation de Lopatine, on mit la main sur de nombreuses adresses qui permirent à la police de liquider tout ce qui restait encore de la Narodnaïa Volia. Dans cet enchaînement de revers, il y avait une logique fatale. Le mouvement politique de l’intelligentsia isolée s’était réduit à la technique du régicide, isolant même les terroristes de l’intelligentsia. Dans les tout premiers effets du terrorisme, la surprise jouait un grand rôle. Dès que la police fut en alerte et qu’elle se mit à utiliser l’arme de la provocation, elle étrangla le petit groupe des terroristes. La continuité organisationnelle fut définitivement brisée, resta la tradition de plus en plus rongée par des doutes. De nouvelles tentatives d’activité révolutionnaire sous l’ancien drapeau eurent un caractère dispersé, en quelque sorte fortuit, et n’aboutirent même pas à des réussites épisodiques. Néanmoins, l’inertie provoquée dans le palais impérial par l’épouvante ne disparut pas de sitôt. Alexandre III ne quittait pas Gatchina. Dans la crainte des attentats, le couronnement fut différé jusqu’à mai 1883. Mais il n’y eut pas d’attentats. Le jour du couronnement, le tsar exposa devant les doyens de cantons un programme clair : « Obéissez à vos maréchaux de la noblesse et ne croyez pas à des bruits absurdes, insensés, sur un nouveau partage des terres... » Le brusque revirement de la noblesse du côté de la réaction, qui caractérise les années 1880, était favorisé par les perturbations du marché mondial : la crise agraire qui commençait avait apporté de grands changements dans le domaine des idées et des programmes. L’abolition du servage ne coïncidait pas par hasard avec la période de la hausse des prix du blé. L’agriculture capitaliste, en développant l’exportation, donnait de plus gros avantages aux propriétaires fonciers. Dans les premiers temps qui suivirent les réformes, seuls les nobles les plus parasitaires, qui ne sortaient pas d’embarras même en touchant les indemnités de rachat versées par les paysans, se ruinèrent. Les sympathies des propriétaires d’esprit avancé pour les mesures libérales, qui avaient transformé la Russie du servage en un pays de noblesse embourgeoisée, se maintinrent tant que subsista la hausse des prix sur le blé. La crise agraire mondiale des années 80 porta un coup sérieux au libéralisme de la noblesse. Les propriétaires ne pou-valent désormais tenir qu’à l’aide de gratifications directes de l’État, et à la condition d’un rétablissement même incomplet de l’exploitation du travail paysan. Dès 1882, l’on crée la Banque paysanne qui aide la bourgeoisie paysanne à payer aux nobles qui se ruinent des indemnités excessivement élevées pour leurs terres. Trois ans plus tard, le tsar, par un manifeste spécial, confirme à la noblesse son droit de primauté dans l’État et institue, cette fois, la Banque de la noblesse, destinée à verser des allocations directes à la caste noble.

La baisse des exportations de blé vers l’Europe ouvrait, d’autre part, la possibilité d’une forte hausse des taxes d’importation sur les marchandises industrielles venant d’Europe. C’est précisément ce que cherchait à obtenir la jeune et cupide industrie russe. Les idées de travail libre dans l’agriculture et de libre-échange avec l’extérieur étaient apparues simultanément. Alexandre ÜI rétablissait des rapports de demi-servage dans l’intérêt des propriétaires nobles et imposait des taxes douanières à demi prohibitives dans l’intérêt des industriels. Le mot d’ordre officiel du règne, « la Russie pour les Russes », signifiait : rien des idées occidentales, surtout aucune idée constitutionnelle; les fonctions de l’État réservées à la noblesse russe, le marché intérieur à l’industrie russe; le ghetto pour les Juifs; l’esclavage pour la Pologne et la Finlande, dans l’intérêt du fonctionnaire russe et du marchand russe. Une demi-restauration du servage et une poussée renforcée du capitalisme — deux processus opposés — constituaient en se combinant la politique économique d’Alexandre III. Et les propriétaires nobles et les industriels tiraient tout ce que l’on pouvait tirer du peuple : du travail à bon marché, des fermages élevés, les prix forts sur les marchandises industrielles et, de surcroît, ils obtenaient des subsides, des allocations, des commandes de l’État. Les nobles cessaient le petit jeu du libéralisme, les marchands ne commençaient pas encore à le jouer. La bureaucratie prenait sa revanche pour compenser l’époque des grandes réformes. La réaction gouvernementale se développa sans obstacles durant tout le cours du règne. Les transformations qui provenaient du printemps du règne précédent étaient soumises à une révision conséquente qui tendait à renforcer les privilèges de la noblesse, les limitations nationales et la tutelle policière. En face de l’anniversaire décennal des « grandes réformes » (1861-1870) se dessina cet autre anniversaire des contre-réformes (1884-1894).

Lié avec les hautes sphères, le libéral extrêmement conservateur Kavéline écrivait, confidentiellement, en 1882, à un dignitaire en disgrâce : « Ce n’est partout que stupidité et crétinisme, la plus sotte routine ou bien la corruption... Sur cette pourriture, sur cette charogne on ne peut rien construire de durable. » La marche des choses donna à sa façon un démenti à Kavéline Avec la pourriture et la charogne se bâtit un règne d’un style monumental. Après les premières années, qu’il lui fallut pour se tranquilliser, Alexandre III finit par croire en lui-même et en sa vocation. Énorme, pléthorique, mal dégrossi, porté sur la vodka, les grasses mangeables et les plaisanteries grossières, il n’admettait même pas l’idée que ses sujets pussent avoir des droits. Grâce à l’antagonisme mortel entre la France et l’Allemagne, la situation internationale de la Russie semblait doublement garantie, La cour de Pétersbourg vivait en plein accord avec la cour de Berlin. En même temps, l’amitié française ouvrit au tsarisme d’inépuisables perspectives financières. Le monde occidental avec les « boîtes foraines » de son parlementarisme, Alexandre traitait cela comme de la canaille. Un jour d’été, se refusant à répondre à une dépêche diplomatique urgente, il ajoutait cette explication pour le ministre : « L’Europe peut attendre quand le tsar de Russie est à la pêche. » Au sujet de ses collègues couronnés, le tsar s’exprimait sans grand ménagement : il disait de la reine Victoria qu'elle était une vieille jacassière, de Guillaume II qu’il était « dingo », du roi Milan de Serbie qu’il était une brute, du sultan de Turquie qu’il était un vieux bonnet de nuit. Ces jugements n’étaient pas tous absolument faux.

Le tsar ne manquait pas de bon sens. Kavéline lui reconnaissait « une grande circonspection, une grande réserve, une grande défiance, peut-être une certaine part de matoiserie ». Le fidèle sujet libéral s’affligeait seulement de penser que le tsar n’avait pas assez « de connaissances et d’éducation ». En revanche, Alexandre III était inébranlablement persuadé que son physique pesant était d’origine divine et que, dans toutes ses fonctions, il servait au bien de la Russie et aux fins de la providence. Dans un esprit si borné, il y avait un caractère : on craignait le tsar. Chenus ou chauves, des grands-ducs, qui, ivres, se colletaient avec des acteurs français, dissimulaient leurs frasques comme des écoliers froussards. Lorsque le directeur du département de la police Dournovo se laissa trop imprudemment embarquer dans une vilaine histoire, le tsar écrivit : « qu’on m’enlève ce cochon », ce qui d’ailleurs n’empêcha point Dournovo de devenir, sous Nicolas II, un tout-puissant ministre. Pour justifier la bassesse des dignitaires devant le grossier personnage qui occupait le trône, le ministre de la Guerre Vannovsky disait : « C’est un nouveau Pierre Ier avec sa trique. » Le ministre des Affaires étrangères Lamsdorf notait dans son journal intime : « Rien que la trique, pas de Pierre Ier. » La gent policière faisait tout marcher sans effort, au doigt et à l’œil. Les sergents de ville, avec leurs grosses moustaches et leurs médailles, le fameux préfet Gresser qui parcourait « sa » ville dans un équipage attelé de deux chevaux pommelés, le Conseil d’État, le très saint synode, Pobiédonovtzev, la flèche immuable de la forteresse Pierre-et-Paul, le vieux canon qui annonçait midi, quel ensemble ! Il ne fallait pas avoir froid aux yeux pour ordonner à l’orchestre de l’opéra, comme le fît Gresser, de ne pas jouer trop fort, afin de ne pas déranger les augustes auditeurs. Et l’orchestre obéissait, bien que la partition fût de Wagner lui-même. Le bruit était rigoureusement interdit : en littérature, dans la rue, même en musique.

L’esprit du règne fut incarné par la suite, peut-être pas tout à fait consciemment, par le sculpteur russo-italien Paolo Troubetskoï, dans le fameux monument à Alexandre III, qui joint l’apothéose à la satire. Un géant adipeux écrase de son puissant postérieur de fonte un coursier qui ressemble plutôt à un porc engraissé. C’est dans ce style d’inébranlable porcherie que se présentait toute la Russie officielle. A l’examen, ce quart de siècle, qui avait commencé par l’émancipation des paysans et qui s’était terminé par le meurtre d’Alexandre II avait, dans une certaine mesure, révélé de nouveau la solidité des bases nationales : autocratie, orthodoxie, divisions nationales. N’était-il pas prouvé par l’expérience que les bastions de granit du tsarisme étaient imprenables, même à la dynamite ? Tout semblait coupé et cousu à la mesure de l’éternité.

Le vieux maître de la satire russe, Saltykov-Chtchédrine, aux approches de sa fin, se plaignait amèrement dans son journal : « La vie devient ennuyeuse et pénible... on se sent comme dans une casemate où, par-dessus le marché, l’on a reçu des coups sur l’occiput. » Actuellement, on arrive difficilement à imaginer la ferveur qui entourait, dans les cercles de l’intelligentsia de gauche, les Otétchestvennyé Zapiski (Annales de la Patrie), courageuse revue mensuelle, la plus proche, par l’esprit, du populisme révolutionnaire. « On attendait le fascicule, raconte un des contemporains, comme un cher visiteur qui sait tout, qui expliquera et racontera tout... » Il s’agissait non point simplement d’une publication littéraire, mais aussi d’un point de rassemblement idéologique. Le regroupement des tendances dans la société russe instruite avait lieu depuis longtemps, surtout depuis la réforme paysanne, autour de ce que l’on appelait « les grandes revues ». Mais la pieuse trinité qui avait déclaré la guerre « au diable des années 60 », Pobiédonovtzev, D. Tolstoï, Katkov, était là, pour le coup. Le « coup sur l’occiput » ne tarda pas : en 1884, les Otétchestvennyé Zapisky furent interdites. Le monde de l’intelligentsia radicale en fut désaxé. En même temps l’on retirait des bibliothèques les œuvres de Mill, de Bockle, de Spencer, sans parler encore de Marx et de Tchernychevsky.

Le dernier numéro du journal Narodnaïa Volia, sorti le 1er octobre 1885 alors que le parti lui-même n’existait déjà plus, décrivait sous de bien sombres couleurs l’état moral de la société cultivée : « complet désarroi intellectuel, un chaos d’opinions les plus opposées sur les questions les plus élémentaires de la vie sociale..., du pessimisme individuel et collectif d’une part, du mysticisme social-religieux d’autre part... ». Les militants les moins en vue des années 70, qui avaient survécu et étaient restés en liberté, regardaient avec stupéfaction autour d’eux : tout était devenu pour eux méconnaissable.

Ceux qui prônaient le terrorisme étaient à vrai dire en nombre relativement considérable. On peut faire le silence sur tout, répétaient-ils, mais on ne fait pas le silence sur l’explosion d’une bombe. Pourtant les terroristes n’étaient déjà plus les mêmes. Ayant renoncé à l’idée utopique de la prise du pouvoir, ils espéraient seulement arracher, au moyen des bombes, des concessions libérales. Mais, pour inciter la jeunesse à risquer la mort, il fallait une grande idée ou du moins une grande illusion : ce qui n’existait plus. Devenus en somme constitutionnels d’esprit, ceux qui prêchaient le terrorisme regardaient avec espoir du côté des libéraux. Mais parmi les possédants, l’opposition gardait le silence. Ainsi, le terrorisme se trouva brisé par les deux bouts. Il y avait des « prédicateurs » et des avocats du terrorisme, mais il n’y avait pas de terroristes. Dans les cercles révolutionnaires qui se créaient çà et là régnait la prostration. Le chant préféré de l’époque ne proposait qu’un seul réconfort : « De nos ossements surgira l’implacable vengeur. » Un des derniers militants de Narodnaïa Volia, Iakoubovitch stigmatisa sa génération comme « maudite par Dieu », en des vers pathétiques.

Le populisme des années 70 se caractérisait par une haine révolutionnaire à l’égard de la société de classes et par un programme utopique. Dans le courant des années 80, l’intransigeance révolutionnaire se volatilisa, l’esprit utopique subsista; mais, n’ayant plus aucune envergure, il se monnaya en un programme de réformes au profit des petits propriétaires. Pour la réalisation de ce programme, il ne restait aux épigones du populisme que de s’en remettre à la bonne volonté des classes dirigeantes. « Notre temps n’est pas celui des vastes problèmes », disaient, après les libéraux, les populistes amadoués. Mais le processus ne s’arrêta à cette étape que pour une petite minorité. Les larges cercles de l’intelligentsia, d’après l’expression frappante d’un des publicistes de la réaction, « renoncèrent complètement à la succession » des années 60 et 70. En philosophie, cela signifiait que Ton rompait avec le matérialisme et l’athéisme, en politique, que l’on se détachait de la révolution. L’apostasie sous tous ses aspects se répandit largement. Les couches les plus larges de l'intelligentsia déclarèrent franchement qu’elles en avaient assez du moujik et qu’il était temps de vivre un peu pour soi ! Les revues tanées des radicaux et des libéraux dénonçaient une décadence de l’opinion sociale. Gleb Ouspensky, le plus remarquable des écrivains populistes, se plaignait de constater que, dans le train, on n’entendait plus du tout de ces conversations naguère générales et si animées sur des sujets politiques : on n’avait plus rien à se dire. Mais, « la vie pour soi » se révéla extrêmement pauvre de contenu. Pétersbourg, comme s’en plaignait la presse avancée, n’avait jamais encore été si incolore qu en ce temps-là : c’était le marasme dans le commerce et un marasme intellectuel total qui devenait de la prostration. La situation était encore pire en province. Les chefs-lieux des provinces ne diffèrent guère les uns des autres qu’en ce que dans les uns l’on boit plus et que dans les autres l’on joue plus souvent aux cartes. L’art qui s’adressait directement au peuple était de plus en plus souvent condamné comme tendancieux. L’intelligentsia réclamait de « l’art pur » qui ne fût pas susceptible de l’inquiéter en lui rappelant des problèmes non résolus et des obligations non remplies.

Le chantre des cercles de gauche devint le jeune poète Nadson, aux ailes à demi brisées, à la lyre fêlée, aux poumons tuberculeux! Dans ses vers plaintifs qui furent reproduits en peu de temps à plusieurs éditions, la note principale était celle du doute. « Nous ne connaissons point d’issue », disait le poète, pleurant sut sa génération qui avait perdu toute foi en ses héros et en ses prophètes de naguère. L’étoile d’Anton Tchékhov se levait lentement dans la littérature. Tchékhov essaya de rire, mais son rire se brisa bientôt dans une atmosphère de décadence et d’accablement. Tchékhov se révéla à lui-même et de façon conforme à son temps dans « des récits crépusculaires » et dans « des histoires ennuyeuses », où des plaintes sur la cruauté et la stupidité de l'existence se joignaient à de vains espoirs en un meilleur monde « dans trois cents ans ». Tchékhov était complété en peinture par Lévitane qui représentait les bouses du village assaillies par les corbeaux et le chemin de traverse délavé par les pluies dans la morne lumière des crépuscules automnaux. Le gris formait la toile de fond de toute l’époque.

Plus particulièrement significative pour les années 80 est l’influence du comte Léon Tolstoï, non de l’artiste qui était depuis longtemps illustre à juste titre, mais du prédicateur, du sermonnaire. L évolution de Tolstoï fut plus d’une fois en interférence avec l’orbite de l’intelligentsia russe mais ne coïncida jamais avec elle. Tenant par toutes ses racines à la vie aristocratique et s’effrayant de sa dissolution, Tolstoï cherchait pour lui-même un nouvel axe moral. Le libéralisme bourgeois lui était odieux par son esprit borné, son hypocrisie et ses manières de parvenu, de même que l’intelligentsia radicale qui, dépourvue de base, était nihiliste et avait tendance à manger en se servant seulement de son couteau. Tolstoï cherchait le calme et l’harmonie, désirait échapper à l’angoisse sociale et, en même temps, à une appréhension de la mort poignante et constamment présente. Alors que l’intelligentsia radicale s’efforçait de fertiliser la commune rurale avec sa « pensée critique », pour Tolstoï toute l’attirance du moujik venait de son manque de sens critique et généralement de pensée personnelle. En fin de compte, Tolstoï était un aristocrate russe repenti — un type qu’il n’était pas rare de rencontrer depuis l’époque des décembristes — seulement c’était le passé, et non l’avenir, qui donnait son orientation à son repentir. Il avait médité de refaire le paradis perdu de l’harmonie patriarcale, mais cette fois sans contrainte ni violence. L’artiste était devenu moraliste. Le moraliste appela à son secours une religion stérilisée. Le plus sanguin des réalistes se mit tout à coup à enseigner que le véritable but de la vie consiste en la préparation à la mort. N’admettant chez personne une attitude critique à l’égard de sa révélation, il raillait la science et l’art, livrait à l’anathème leurs prêtres et prêchait la résignation avec un magnifique enthousiasme. Si l’on dépouille sa pensée philosophique des séductions dont l’enveloppait l’artiste qui ne consentait pas à s’effacer, il ne reste rien d’autre qu’un quiétisme accablant. Toute lutte contre le mal ne fait qu’augmenter le mal. Que chacun cherche le bien en lui-même. L’opprimé ne doit pas empêcher l’oppresseur de renoncer de bon gré à l’oppression. Toute la prédication de Tolstoï est par nécessité d’un caractère négatif : « Ne te fâche pas. Ne fornique pas. Ne jure pas. Ne bataille pas. » A cela s’ajoutaient quelques autres recettes plus pratiques : ne fume pas et ne mange pas de viande. Le christianisme, dans le fond, n’est pas une doctrine pour l’amélioration du monde, c’est une méthode prophylactique de salut individuel, un art de s’abstenir de tout péché. Son idéal, c’est la vie monastique, de même que le plus extrême aboutissement de la vie monastique, c’est la vie du stylite. Ce n’est pas pour rien que le tolstoïsme avait des affinités avec le bouddhisme.

L’appel à la non-résistance prit le mieux du monde sur le terrain préparé par l’écroulement des desseins et des espoirs de la Narodnaïa Volia. Du moment que la quintessence de la violence révolutionnaire s’était révélée inconsistante, il fallait mettre à sa place la solution bénéfique de « la charité » chrétienne. Si l’on n’avait pas réussi à renverser le tsarisme, il restait à le condamner moralement. « Le royaume de Dieu est en vous. » L’idée d’un perfectionnement moral spontané se substitua à un programme de transformations sociales. Dans les cercles de l’intelligentsia, le tolstoïsme faisait des conquêtes dévastatrices. Les uns s’efforçaient, d’après l’exemple du maître, de coudre de mauvaises bottes ou bien de maçonner des poêles qui ne valaient rien. Les autres renonçaient au tabac et à l’amour charnel, pas pour longtemps dans la plupart des cas. D’autres encore créaient des colonies agricoles dans lesquelles le vin évangélique de la charité tournait bientôt au vinaigre de l’hostilité réciproque. Cinq demoiselles de Tiflis demandaient à Tolstoï — et toute la presse reproduisait leur question — comment elles pourraient vivre saintement. Mais la vie en odeur de sainteté ne réussissait pas. Bien au contraire, plus on allait chercher haut des réglés de morale individuelle, plus on s’embourbait dans le fumier de l’existence. Le philosophe idéaliste Vladimir Soloviev, dix ans plus tard, tenta de résumer la position du mouvement éducateur de Russie dans la formule suivante : « L’homme n’est qu’une variété du singe, et c’est pourquoi nous devons... nous consacrer de tout notre cœur à nos frères inférieurs. » Le paradoxe avait été conçu comme un persiflage de l’esprit borné du matérialisme; en réalité, il tournait à la satire de la cagoterie idéaliste. Ce n’est pas en vain qu’à l’époque du matérialisme grossier et athée, où des hommes se donnaient corps et âme pour frayer la route à un meilleur avenir, avait succédé une dizaine d’années d’idéalisme et de mystique où chacun tournait le dos à autrui pour sauver d’autant plus sûrement son âme.

Le sens politique de ces métamorphoses idéologiques ne présente rien de mystérieux, surtout dans une appréciation rétrospective : sortant dans sa grande majorité d’un milieu où prédominaient encore les mœurs pré-bourgeoises, et passant, pour ce qui est de son aile gauche, par la période du sacrifice héroïque pour la cause du peuple, l’intelligentsia, après les cruels revers qu’elle avait essuyés, s’engagea dans la voie d’une régénération bourgeoise. Chez l’héroïque militant de 3a veille commença à poindre l’égocentriste. Il lui fallait avant tout se défaire de l’idée du « devoir devant le peuple ». La littérature et la philosophie s’empressèrent, bien entendu, de saluer et de célébrer l’éveil timide de l’individualisme bourgeois. Les classes possédantes faisaient ce qu’elles pouvaient pour apprivoiser l’intelligentsia qui leur avait déjà causé tant de tracas. Le processus du rapprochement et de la réconciliation de la bourgeoisie, qui se civilisait, avec l’intelligentsia, qui s’embourgeoisait, était, à vrai dire, inévitable. Pourtant, la barbarie des conditions politiques en excluait d’avance un développement égal et ininterrompu. Il était écrit que le destin de l’intelligentsia russe serait d’accomplir plus d’un autre détour.

Il nous était indispensable de prendre connaissance d’un peu plus près des années 80 durant lesquelles Alexandre Oulianov, étudiant, entra dans la lutte, tandis que son frère cadet, Vladimir, continuait ses études au gymnase de Simbirsk.

Chapitre VI. Le 1er mars 1887[modifier le wikicode]

Bien que les nouveaux statuts universitaires établis en 1884 eussent interdit toutes les organisations d’étudiants, il restait encore dans la capitale une vingtaine de groupements régionaux qui comptaient environ 1.500 personnes. Les groupements régionaux étaient d’un caractère absolument inoffensif, se réunissant autour des gargotes et des caisses d’assistance mutuelle. En raison de la pauvreté de la grande majorité des étudiants, les organisations de cette sorte étaient d’un intérêt vital. Cependant, le gouvernement, non sans raison, les redoutait : les révolutionnaires utilisaient les associations de tout genre pour recruter des partisans, et, dans les moments d’agitation politique, le groupement régional le plus paisible mobilisait la jeunesse pour la lutte. Mais, à dater de l’écrasement de la Narodnaia Volia, Pétersbourg fut considéré comme complètement débarrassé des révolutionnaires ; ceux qui avaient survécu, peu nombreux, se cachaient en province, La mentalité du monde étudiant semblait si calme aux autorités qu’elles fermaient l’œil sur les groupements régionaux. L’écrasante majorité des étudiants s’était effectivement écartée de la politique. Sur le fond grisâtre de l’Université se profila plus nettement la couche des jeunes carriéristes, futurs fonctionnaires, qui, déjà, par leur costume et leur coiffure, présentaient un type absolument opposé à celui du nihiliste. Famélique et accablée par le régime policier, la jeunesse restait mécontente, mais ne sortait pas d’une passivité morose.

Le flot général de la décadence connaissait cependant encore des flux et des reflux, principalement entre les berges étroites du monde des étudiants. C’est seulement dans sa troisième année d’études à l’Université qu’Alexandre se mêla à leurs cercles : ceux de biologie, d’économie, de science et de littérature. Mais, là encore, il s’agissait d’élaborer des points de vue, et non une politique active. Sur ce terrain, s’établirent pour lui des rapports plus étroits avec les éléments radicaux des associations régionales. Il consacra plus de temps à l’étude des questions sociales. Dans les cercles se manifesta l’idée de célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la réforme paysanne (19 février 1861) par un service funèbre au cimetière Volkovo, pour le repos de ceux qui préparèrent « l’émancipation ». Quelle transmutation des valeurs ! Le grand publiciste Tchernychevsky vitupérait la réforme comme une spoliation et une duperie, et il paya cher cette opinion sainement audacieuse qui devint la base du mouvement révolutionnaire des vingt années suivantes. Quand Alexandre II demanda : « Pourquoi as-tu tiré sur moi ? » Karakozov, qui était déjà dans les mains de la police, répondit : « Parce que tu avais promis aux paysans la liberté et la terre, et que tu les as trompés. » Le même jugement sur le 19 février était porté par Hippolyte Mychkine, par ses camarades et par les populistes. Mais à mesure que se renforçait la réaction, « les grandes réformes » du règne précédent, célébrées par la presse libérale, commencèrent à apparaître à la jeunesse étudiante sous un jour plus favorable. Derrière la lourde silhouette d’Alexandre III, la figure d’Alexandre II prenait des contours presque libéraux. La célébration de l’anniversaire de la réforme paysanne revêtait peu à peu un caractère d’opposition et était exposée aux poursuites de la police. Cette fois-ci, il fut prescrit à la presse de s’abstenir de tout article de jubilé. Le service funèbre à la mémoire des officiels qui avaient participé à la réforme devenait ainsi un acte de protestation. Le pope du cimetière ne consentit pas sans trembler à accomplir le rite pour le repos de l’âme des émancipateurs, dont bien sûr Alexandre II qui avait été tué tout au plus six ans auparavant par les frères aînés de ceux qui assistaient au Requiem. Dans ce déplacement politique, plus clairement encore que dans toutes les persécutions policières, se découvre à nous la profondeur de la réaction sociale ! A vrai dire, une partie des manifestants dédiait le service funèbre non à la mémoire des bureaucrates, mais à celle des écrivains qui avaient combattu pour l’émancipation des paysans. Il n’y avait là rien de clair, les lignes de démarcation étaient floues.

Le cimetière Volkovo devint la première arène de l’activité publique d’Alexandre Oulianov qui avait participé avec beaucoup de zèle à la préparation du service funèbre. Les cercles libéraux auxquels avaient fait appel les responsables de cette manifestation ne répondirent pas du tout comme il est d’usage. Il n’y eut que des étudiants, environ 400 personnes. Apparemment, la police ne se décida pas à troubler une cérémonie religieuse d’opposition, ou bien tout simplement elle la manqua. La jeunesse se dispersa presque avec le sentiment d’avoir remporté une victoire. Les plus résolus décidèrent que l’on pouvait continuer dans la même voie.

Les leaders du monde des étudiants se regroupèrent et, dans les mois qui suivirent, créèrent l’Union des organisations régionales. Dans les centres dirigeants était inscrit aussi Oulianov. Mais l’activité de l’Union, extrêmement modeste en soi, fut bientôt interrompue par les vacances, les dernières qu’Alexandre ait passées sur la Volga, dans sa famille d’où avait déjà disparu le père. A l’automne l’activité des cercles et des organisations régionales recommença. Les dirigeants, partout les mêmes, ailleurs et là, imaginèrent de profiter du vingt-cinquième anniversaire de la mort du fameux critique Dobrolioubov, disciple et compagnon de lutte de Tchernychevsky, pour organiser un nouveau service funèbre. Cette fois, la réunion fut de 600 personnes, d’après d’autres données de 1 000. La grand-porte du cimetière Volkovo se trouva pourtant fermée : la police ne s’était pas laissée prendre au dépourvu. Quand une députation demanda d’autoriser le service funèbre, le préfet de la ville, Gresser, répondit par un refus. Lorsque la foule des étudiants s’en retourna en ville, elle fut encerclée par des cosaques et retenue deux heures sous la pluie. Ensuite, quarante des manifestants furent expulsés de Pétersbourg. Cet événement insignifiant en soi, au sens propre du mot, bouleversa et transforma les initiateurs de la manifestation, surtout Oulianov. C’était pour lui une expérience personnelle, particulière, et d’un seul coup il concentra les observations faites antérieurement et les conclusions tirées des livres en un brûlant besoin d’action. Comment répondre aux fauteurs de violence ? Les discussions furent interminables, les plans audacieux le furent aussi, seulement on n’avait pas assez de forces pour les exécuter. On rédigea une proclamation « à la société », c’est-à-dire aux professeurs, aux dirigeants des zemstvos aux avocats et aux écrivains. La plus grande partie des enveloppes contenant le manifeste fut, cependant, retirée des boîtes postales par la police, sans que cela inquiétât la paisible torpeur des libéraux. L’agitation parmi les étudiants s’apaisa peu à peu. Mais, durant ces chaudes journées, se détacha un groupe des plus résolus qui, de leur indignation personnelle et de leur impuissance politique, tirèrent une conclusion déjà consacrée par le passé : le terrorisme ! Oulianov essaya encore quelque temps de se maintenir sur son ancienne position : on ne peut pas entreprendre une œuvre révolutionnaire sans avoir élaboré des principes justes. On lui répondait : pendant que tu es assis devant tes livres, la violence triomphe et se renforce. L’argument était d’autant plus persuasif qu’Alexandre n’avait plus envie de résister. Il ne voulait plus reculer. Un des principaux initiateurs de la manifestation pour laquelle d’autres étaient tombés en victimes, auteur de la proclamation « A la société », à laquelle personne n’avait répondu, Alexandre se trouvait déjà sous le signe de l’impératif terroriste. Après de brèves discussions dans un cercle étroit, il adhéra définitivement à un petit groupe de tendances terroristes. Deux ou trois des conspirateurs disposaient d’une faible expérience et de modestes relations. C’est ainsi que se prépara l’affaire du i« mars 1887.

Alexandre partagea la dernière période de sa vie entre le laboratoire de l’Université où il étudiait Idothea entonon, les araignées de mer, et le laboratoire secret de la conspiration où se préparait de la dynamite au magnésium. Se disposant à livrer sa tête pour l’avenir de l’humanité, il continuait à étudier en observateur passionné les facultés oculaires des vers. La science le tenait fortement, il avait peine à se délivrer de ses embrassements, comme un guerrier qui doit se détacher de sa bien-aimée à la veille du premier et dernier combat. Il n’est pas moins caractéristique de ce jeune homme que, dans les jours qui précédèrent l’attentat, quand toutes les fibres de son être devaient être tordues dans les affres les plus surhumaines, il trouva en lui assez de maîtrise pour écrire, d’une main maladroite, le programme de la « fraction terroriste », qu’il avait lui-même rédigé.

Du Requiem pour ceux qui avaient préparé la réforme paysanne jusqu’au Requiem pour l’écrivain radical mort prématurément; et de ce Requiem qui ne fut pas chanté jusqu’à la préparation du meurtre du tsar, tel est le chemin parcouru en quelques mois par ceux qui participèrent à l’attentat. Plus tard, devant le tribunal, le principal avocat présentait assez exactement la jeunesse du complot : « Ces hommes, disait-il, n’ont pas toujours été des terroristes; en août 1886, ils étaient simplement des « mécontents »; en novembre, après le service funèbre qui a été interdit sur la tombe de Dobrolioubov, ils ont été des « protestataires », et c’est seulement en janvier qu’a mûri en eux la tendance terroriste... » L’avocat libéral n’ajouta pas que le bond accompli dans le passage d’une messe de Requiem à une bombe se trouva possible uniquement parce que, sous le lourd couvercle du nouveau règne, avait pu s’accumuler assez de secret mécontentement dans les milieux les plus démocratiques de l’intelligentsia, sans parler du peuple. Mais peu importe ! L’audacieuse entreprise d’un petit groupe isolé était d’avance condamnée à un échec. Si l’offensive révolutionnaire des années 1860-1866, depuis la première proclamation jusqu’au coup de feu de Karakozov se présenta en gros, dans la succession intérieure de ses étapes, comme une esquisse du grand mouvement de l’intelligentsia des années 1873-1881, l’épisode des années 1886-1887 en était l’écho attardé et le signe d’une décadence.

Le 1er mars, dans l'après-midi, sut la perspective Nevsky, des agents de police arrêtèrent sis jeunes gens. L’un d’eux portait un gros livre dont la reliure portait au dos les mots : Dictionnaire de médecine. Il s’agissait en réalité de la médecine politique du terrorisme. Le faux dictionnaire contenait de la dynamite et des balles à la strychnine. Deux engins de forme cylindrique furent aussi trouvés dans les mains d’autres terroristes. Le projectile était destiné à Alexandre III. Perquisitions et arrestations commencèrent et se multiplièrent. Les participants à l’audacieux attentat contre le maître tout-puissant de la Russie étaient tous des étudiants; un seul de ceux qui étaient désignés pour lancer les bombes avait atteint l’âge de vingt-six ans; un des organisateurs avait vingt-trois ans; les cinq autres participants directs avaient de vingt à vingt-et-un ans. La préparation des projectiles avait été principalement la tâche d’un étudiant en sciences de la nature qui avait encore trois mois à attendre jusqu’à sa majorité. Le nom de ce constructeur était Alexandre Oulianov. Il avait alors tiré parti de ses recherches de chimiste amateur dans la cuisine du petit pavillon de Simbirsk. L’initiateur de toute l’entreprise était un étudiant malade, nommé Chévyrev, âgé de vingt-trois ans. C’était lui qui recrutait et qui distribuait le travail. Son expérience révolutionnaire personnelle n’était pas et ne pouvait être considérable. Entre le fougueux et sanguin Chévyrev et Oulianov, plus réfléchi, il y avait eu plus d’une fois des disputes au sujet du recrutement de gens insuffisamment éprouvés. Cependant, le choix n’était pas grand. Deux étudiants fortuitement introduits dans le complot livrèrent par la suite Oulianov. L’organisation ne disposait que d’insignifiantes ressources techniques et financières. Pour se procurer de l’acide azotique et 150 roubles pour couvrir les frais, on dut se rendre à Vilna; mais l’acide se trouva trop faible, et l’argent n’arriva pas tout de suite. Pour donner à l’un des organisateurs le moyen de gagner l’étranger, Oulianov engagea, pour 100 roubles, la médaille d’or qu’il avait reçue au gymnase. Le browning que l’on avait procuré au lanceur de la bombe, Guénéralov, pour lui donner la possibilité de se sauver en tirant sur ses poursuivants était hors d’usage. On retrouvait les mêmes faiblesses à toutes les étapes de la conspiration. Toutes ces entreprises étaient cousues de fil blanc.

Même dans la préparation du 1er mars 1881, alors qu’agissaient des révolutionnaires incomparablement plus expérimentés, la tension terrible se transformait, à mesure qu’approchait l’heure fatale, en fatigue et en apathie. Comment des doutes n’auraient-ils pas rongé les cœurs d’Oulianov et des autres jeunes conspirateurs ? La rumeur courut que le gouvernement était déjà au courant de l’attentat qui se préparait. Quelqu’un dans le groupe proposait de remettre l’affaire à l’automne. Mais cela comportait de nouveaux dangers. D’après certaines informations, Alexandre aurait prévu l’échec de l’attentat. Plus exactement, l’état d’esprit d’une poignée de sacrifiés oscillait violemment entre l’optimisme et le désespoir. Mais la volonté l’emportait sur les doutes. Les préparatifs ne s’interrompaient pas. Des projectiles furent préparés, les rôles distribués, les postes fixés, il ne restait plus qu’à tuer et, en tout cas, qu’à périr.

En réalité, le gouvernement ne se doutait de rien. Quelques années de tranquillité avaient fait perdre à la police l’habitude de penser au terrorisme. Faute de provocateurs, la police est en général incapable de découvrir des complots. Il n’y avait pas de provocateur parmi les jeunes conspirateurs. Mais ils trouvèrent le moyen de se livrer eux-mêmes : par jeunesse, par naïveté, par l’étourderie de l’un d’eux. C’est seulement après la Révolution, lorsque l’on dépouilla les archives de la police, que l’on réussit à découvrir la cause de l’échec. L’étudiant Andréiouchkine, désigné pour lancer une bombe, avait écrit, six semaines avant le dénouement, à un étudiant de sa connaissance, à Kharkov, une lettre amicale contenant une sorte d’hymne au terrorisme, La lettre, dont la signature était illisible, fut examinée par la police. Le destinataire de Kharkov, convoqué à la police, livra son correspondant de Pétersbourg. Les écritures des instances policières prirent beaucoup de temps, à Kharkov on ne voyait aucune raison de se hâter. Enfin, la police de Pétersbourg obtint le nom et l’adresse de l’auteur de la lettre et le mit en surveillance : cela se passait le 28 février, juste à la veille de l’attentat préparé. Andréiouchkine et d’autres furent observés sur la perspective Nevsky, de midi jusqu’à cinq heures, et ils étaient chargés d’objets lourds. La police ne pouvait pas se figurer qu’il s’agissait de bombes. On cherchait l’auteur de la lettre suspecte, et seulement lui. Le lendemain, « les mêmes individus, au nombre de six, sont de nouveau remarqués sur la perspective Nevsky, dans les mêmes conditions ». C’est seulement alors qu’on les arrêta. La stupéfaction fut sans bornes quand on apprit qu’on était tombé sur un groupe de terroristes. Cette découverte fut immédiatement communiquée, bien entendu, à Alexandre III. Le tsar écrivit sur le rapport : « Pour cette fois, Dieu nous a sauvé, mais est-ce pour longtemps ? » N’étant pas très sûr du secours divin, le tsar ajouta un mot d’encouragement pour sa garde terrestre : « Merci à tous les fonctionnaires et agents de la police d’avoir bien veillé et agi efficacement. » En réalité, les fonctionnaires et agents ne méritaient guère de remerciements : ils avaient été favorisés par le hasard On ne sait pas, d’ailleurs, comment aurait tourné l’attentat sans l’intervention de la police et du hasard. Pour ce qui est de la qualité des bombes, la question ne fut jamais élucidée, lorsqu'Ossipanov, à qui, au moment de son arrestation dans la rue, on n’avait même pas eu l’idée d’enlever son engin, jeta l’objet dans le commissariat de police pour en finir et avec lui-même et avec ses gardiens, la bombe ne fit pas explosion. Il n’y a aucune raison de penser que les autres engins valaient mieux. Un général d’artillerie, en qualité d’expert, reconnut que « la fabrication des engins était imparfaite ». Tout était imparfait dans cette entreprise tragique : les idées, le personnel, la conspiration, la technique de la fabrication des bombes.

Le procureur caractérisa ainsi la situation sociale des inculpés : neuf étudiants, un licencié d’académie ecclésiastique, un élève en pharmacie, un petit bourgeois, deux sages-femmes, une institutrice primaire. Le banc des accusés représentait la couche inférieure, la plus démocratique, de l’intelligentsia ; et, exclusivement, la jeune génération. « Les accusés n’ont pas tous atteint leur majorité civile », fut obligé de reconnaître le procureur; ce qui ne l’empêcha pas de les considérer comme suffisamment mûrs pour la potence. Les avocats libéraux ne se distinguaient pas trop, par le ton de leurs plaidoiries, du procureur général. En « vrais Russes », ils ne pouvaient croire qu’un pareil forfait eût été commis par la jeunesse russe; derrière elle ils recherchaient « une turpitude allogène commise à l’égard de la sainte Russie ». La plupart des accusés ne surent pas se comporter convenablement à l’instruction et devant le tribunal. Il y eut des pusillanimes qui livrèrent les autres. Mais les courageux aussi parlèrent trop et favorisèrent l’accusation, et contre eux-mêmes, et contre les autres. Parmi les inculpés se trouvait Bronislaw Pilsudski, fils d’un riche propriétaire, qui avait mis à la disposition d’Oulianov son logement d’étudiant pour l’impression du programme. Le frère de Bronislaw, Joseph Pilsudski, fut amené à la prison du tribunal en qualité de témoin. Bronislaw se conduisit bassement, reniant toute sympathie pour la Narodnaïa Volia, alléguant son manque de caractère et son étourderie. Joseph témoigna avec une grande circonspection, mais il fut convaincu d’avoir expédié de Vilna des télégrammes dans « un jargon révolutionnaire conventionnel ». Plus tard, Joseph Pilsudski, dictateur de la Pologne, a remplacé avec succès <t le jargon révolutionnaire » par celui du fascisme.

Les débats au tribunal démontrèrent d’une façon indubitable que, si la direction générale n’avait pas appartenu à Alexandre Oulianov, il était en tout cas la figure la plus imposante de la conspiration. Et, dans les journées les plus difficiles, lorsque l’initiateur et l’organisateur, conformément au plan fixé d’avance, eurent disparu de Pétersbourg, Oulianov, selon la juste précision donnée par le procureur, « paya de sa personne pour les deux instigateurs et dirigeants ». Sans avoir joué aucun rôle dans la rue au dernier acte, ni en qualité de lanceur de bombe, ni en qualité d’éclaireur, Oulianov fut arrêté dans le logement de l’étudiant Kantcher où il était tombé dans une souricière de la police. C’est seulement par Kantcher, qui dévoila tout ce qu’il savait, que les autorités découvrirent le rôle réel d’Oulianov. A partir de ce moment-là, l’accusé Loukachévitch lut dans les yeux de son collaborateur pour la fabrication des bombes « la résolution inébranlabe de mourir ». « Si vous en avez besoin, mettez tout sur mon compte ! » chuchota, pendant le jugement, Oulianov au même Loukachévitch. L’accusée Anna déclarait à sa fille, de nombreuses années plus tard : « Il se serait fait pendre vingt fois s’il avait pu ainsi alléger le sort des autres. »

La conduite d’Oulianov à l’instruction et devant le tribunal donne la pleine mesure de cet adolescent : il veut se charger le plus possible pour décharger ses camarades; en même temps, il craint de se désigner dans son véritable rôle de dirigeant de peur de vexer les autres dans leur dignité personnelle. Il prétend assumer exclusivement la responsabilité, mais non point s’arroger exclusivement l’honneur. « J’accorde pleine confiance, disait le procureur, aux déclarations de l’accusé Oulianov dont les aveux, s’ils ne sont pas absolument conformes à la vérité, n’ont que le tort de reporter sur lui-même ce qu’il n’a pas fait en réalité. » Le tribut d’estime du procureur garantissait d’autant plus sûrement son supplice à Oulianov.

Il y avait dans le procès, indépendamment des juges, du procureur, des défenseurs et des accusés, un autre personnage, encore invisible, mais très actif : le tsar. Dans un certain sens, le procès était un duel entre deux personnalités : Alexandre Romanov et Alexandre Oulianov. Le tsar avait alors trente-trois ans. Il ne se penchait pas sur le microscope et ne se cassait pas la tête à étudier Marx. En revanche, il croyait aux icônes et aux reliques; il se considérait comme un tsar « vrai-russe », mais il n’était pas capable de rédiger correctement une seule phrase en russe (ni d’ailleurs en aucune autre langue). Sur le programme élaboré par Oulianov, le tsar écrivit de sa propre main : « Le mémoire n’est même pas d’un fou, il est d’un pur idiot. » Au sujet des affirmations du programme, déclarant qu’en raison du régime politique existant il était presque impossible d’agir pour le relèvement du niveau du peuple, le Romanov écrit : « C’est consolant. » Enfin, dans les marges de la partie pratique du programme, qui comprenait, avec l’exigence d’un régime démocratique, celle d’une nationalisation de la terre, des fabriques et de tous les instruments de production, le tsar note : « La Commune toute pure. » Enfin son attention fut particulièrement attirée par les mots d’Oulianov, en date du 21 mars : « En ce qui concerne ma participation morale et intellectuelle en cette affaire, elle a été complète, c’est-à-dire que j’ai donné tout ce que me permettaient mes capacités et la force de mes connaissances et de mes convictions. » Le tsar écrivit en marge : « Cette franchise est même touchante ! ! ! » Ce qui n’empêcha pas le tsar, si touché, de faire pendre cinq des accusés qui ne cumulaient guère ensemble que cent dix ans.

Les terroristes des années 70 passaient par l’école préparatoire de la propagande et de l’organisation révolutionnaire; c’est ainsi qu’ils acquéraient maturité et expérience. Avant de monter sur l’échafaud, Jéliabov, Kibaltchitch, Pérovskaïa avaient eu le temps d’acquérir une maturité politique, une trempe révolutionnaire de haute qualité. Sortie de la tentative d’un mouvement de masses, la Narodnaïa Volia s’assignait comme but, du moins sur le papier, celui de provoquer l’insurrection en lui assurant d’avance la collaboration des ouvriers et la sympathie d’une partie des troupes. En réalité, comme nous le savons, le Comité exécutif se trouva forcé de concentrer toutes ses forces sur le tsaricide. Le groupe de 1887 commença tout de suite par examiner un point sur lequel le Comité exécutif s’était cassé la tête. La mentalité décadente de l’intelligentsia avait en quelque sorte coupé d’avance les voies qui menaient aux masses. La conspiration de Chévyrev-Oulianov n’essaie même pas de sortir des limites d’un cercle d’étudiants. Il n’y a pas de tentative de propagande, d’appel aux ouvriers, d’organisation d’imprimerie, de publication de journal. Les initiateurs de l’attentat terroriste ne comptent ni sur l’aide du peuple, ni sur le soutien des libéraux. Us se dénomment non pas parti, mais fraction, c’est-à-dire segment d’un ensemble qui n’existe déjà plus. Us renoncent à la centralisation : ils n’ont ni rien ni personne à centraliser. Ils veulent croire que dans le pays se trouveront d’autres groupes prêts à agir spontanément, et que cela suffira pour assurer le succès.

Dans son discours au tribunal, Oulianov donna une très vivante explication sinon de la lutte terroriste, du moins des sources de la foi que l’on avait en elle. « Nous n’avons pas, disait-il, de classes fortement groupées qui pourraient retenir le gouvernement... » En même temps « notre intelligentsia est physiquement si faible et inorganisée qu'actuellement elle ne peut s’engager dans une lutte ouverte ». De cette appréciation pessimiste des forces sociales devait découler une désespérance politique, selon la mentalité dominante des années 80.

Mais on sait suffisamment que l’extrême désespoir devient fréquemment la source d’espoirs chimériques. « La faible intelligentsia, très faiblement pénétrée des intérêts des masses, conclut Oulianov, ne peut défendre son droit à la pensée que sous la forme du terrorisme. » Telles sont les sources psychologiques de l’affaire du 1er mars 1887, de cette étonnante tentative d’une dizaine d’adolescents qui ne s’appuyaient sur personne et qui tentèrent de donner une autre direction à la vie politique de la société.

A l’élaboration du programme du groupe participèrent six personnes : trois d’entre elles, et dans ce nombre Oulianov, se considéraient comme des membres de la Narodnaïa Volia, trois autres inclinaient à se nommer social-démocrates. La différence entre les unes et les autres était pourtant très conventionnelle. Ceux que l’on désignait comme social-démocrates commençaient à reconnaître la possibilité d’appliquer le marxisme non seulement à l’Occident, mais à la Russie. Cependant, sur la question d’une « lutte politique immédiate », eux aussi en tenaient inébranlablement pour le terrorisme. Si un mouvement révolutionnaire de masses -— telle était la marche de leur pensée — ne se produit qu’en fonction du développement ultérieur du capitalisme, l’intelligentsia révolutionnaire n’a plus présentement à faire autre chose qu’à se saisir de l’arme qui est tombée des mains de la Narodnaïa Volia. Sur ce point se mettaient d’accord des gens qui avaient des opinions divergentes sur beaucoup d’autres problèmes. La terreur, comme problème crucial, repoussait fatalement toutes les autres questions au deuxième plan. Il n’est pas étonnant que les deux tendances aient fusionné sous la dénomination de « Fraction terroriste de la Narodnaïa Volia » : les uns et les autres regardaient non pas devant eux, mais en arrière. Leurs esprits étaient tout entiers occupés par l’exemple éblouissant du 1er mars 1881. Si le terrorisme préconisé par le Comité exécutif n’avait pas conduit au but envisagé, c’est seulement parce qu’il n’avait pas été poussé jusqu’au bout. «Je n’ai pas foi dans le terrorisme, disait Alexandre Oulianov qui se considérait comme un militant d’un nouveau genre de la Narodnaïa Volia ; je crois en un terrorisme systématique. »

Alexandre lisait avec application Marx et d’autres livres d’économie et de sociologie. On peut affirmer sans le moindre doute que, possédant de grandes facultés et de l’application, il parvint dans la dernière année de sa vie à recueillir un bon nombre de connaissances en un domaine nouveau pour lui. Mais ce n’étaient là que des connaissances. Il n’avait pas élaboré pour lui une somme de représentations du monde, ni. une méthode. De la théorie du marxisme, il n’avait pas tiré les conséquences indispensables à la réalité russe, et il reconnaissait lui-même, dans l’intimité, qu’il restait un profane sur les questions de la commune rurale et du développement du capitalisme. Il avait écrit un programme portant sur le fait déjà accompli de la conspiration terroriste. De là son effort pour atténuer l’importance des désaccords qui, durant les années 80, commencèrent à scinder le mouvement révolutionnaire en deux camps, irréconciliables plus tard. Le fond de la discussion se ramenait avant tout à cette alternative : la lutte de classe du prolétariat ou bien l’étudiant avec sa bombe ? Le programme d’Oulianov reconnaissait, il est vrai, la nécessité de « l’organisation et de l’éducation de la classe ouvrière ». Mais ce problème était reporté par le programme dans un avenir indéterminé; le document déclarait que l’activité révolutionnaire dans les masses, « en présence du régime politique existant, était presque impossible ». Cette manière de poser la question laissait tout simplement de côté le fond même de la discussion. C’est dans le développement de la lutte de la classe ouvrière que les véritables marxistes, comme Plékhanov et ses amis, voyaient la force essentielle pour le renversement de l’autocratie. Au contraire, la fraction terroriste estimait que l’intelligentsia, « physiquement faible », devait préalablement renverser l’autocratie, par les moyens de la terreur, pour que la classe ouvrière pût s’engager dans l’arène politique. De là cette déduction inévitable qu’il serait au moins prématuré de créer des organisations social-démocrates.

Pour juger du rapport de chacun des participants avec la perspective marxiste, nous avons un document humain d’un intérêt psychologique de tout premier ordre. Désigné pour lancer une bombe, l’étudiant Andréiouchkine, qui, lui aussi, avait adopté, « dans l’ensemble et pour le tout », la doctrine de Marx, écrivait à un ami, dans cette malheureuse lettre qui contribua à la découverte de toute la conspiration : « Énumérer les qualités et les avantages de la terreur rouge, je ne le ferai pas, car j’en aurais pour des siècles, étant donné que c’est mon dada, et c’est de là, sans doute, que procède mon aversion pour les social-démocrates. » L’expansif Andréiouchkine avait raison à sa manière. Si l’espoir en une transition directe de l’économie rurale, fondée sur la commune, au socialisme, pouvait encore, vaille que vaille, être transféré dans le brumeux domaine de « la théorie », le dogme de « la valeur indépendante de l’intelligentsia » avait une signification pratique des plus brûlantes. Un révolutionnaire qui avait l’intention de se changer en bombe ne pouvait admettre non seulement qu’on niât, mais même qu’on exprimât le moindre doute sur la valeur irremplaçable et salvatrice de la dynamite.

Les tentatives des officieux historiens soviétiques pour présenter « la fraction terroriste » comme une sorte de pont entre le mouvement précédent et la social-démocratie, afin de pouvoir ainsi présenter Alexandre Oulianov comme un chaînon entre Jéliabov et Lénine, ne se justifient nullement par l’analyse des faits et des idées. Dans la sphère de la théorie, le groupe d’Oulianov vivait de considérations éclectiques, caractéristiques des années 80, période de décadence. Pratiquement, ce groupe doit être rattaché aux épigones de la Narodnaia Volia, dont il poussa les méthodes jusqu’à l’absurde. L’exploit du 1er mars 1887 ne portait aucun embryon d’avenir, il constituait en somme la dernière convulsion, véritablement tragique, des prétentions déjà condamnées « de la personnalité qui pense de façon critique » à un rôle historique indépendant. C’est tout juste en cela que résidait un enseignement qui avait coûté si cher.

Chapitre VII. L’enfance et les années scolaires[modifier le wikicode]

En l’espace de quatorze ans (de 1864 à 1878) les Oulianov eurent sept enfants. Si l’on fait exception du cinquième, Nicolas, qui ne vécut que quelques jours, on peut, sur la base de toutes les données que nous possédons, arriver à cette déduction édifiante : les plus remarquables par le caractère et les dons de tous les enfants de la famille — Alexandre, Vladimir et Olga — constituent le groupe du milieu dont Vladimir occupe la place centrale. La fille aînée, Anna, et deux des cadets de la famille, Dimitri et Maria, malgré toutes sortes de qualités honorables, ne s’élèvent que peu au-dessus du niveau moyen. Lorsque naquit Vladimir, le père avait trente-neuf ans, la mère trente-cinq — l’âge de la pleine éclosion des forces physiques et morales — et si les autres enfants, exception faite de la cadette, Maria, naquirent à une année ou deux de distance, avant la naissance de Vladimir la mère avait eu un répit de quatre ans.

Il serait, bien entendu, extrêmement instructif de remonter la lignée des aïeux de Lénine pendant quelques générations. Jusqu’à présent pourtant, dans le sens de la généalogie, presque rien n’a été fait. Il est très probable qu’il ne sera pas facile d’établir la lignée des aïeux du côté paternel, que ce sera même tout à fait impossible, en raison de l’origine plébéienne du grand-père, petit bourgeois d’Astrakhan : les registres de l’état civil des petits bourgeois et des paysans n’étaient pas tenus convenablement, et, en outre, les livres de l’état civil et autres brûlaient périodiquement dans le royaume des constructions en bois. On peut cependant établir une particularité généalogique avec beaucoup plus d’assurance qu’on ne saurait le faire d’après les documents les plus probants : les traits d’Ilya Nikolaïévitch, particulièrement les pommettes saillantes et les yeux bridés, témoignaient, sans aucun doute, d’un mélange de sang mongol. Le visage de Lénine en disait tout autant. Ce n’est pas étonnant : une bonne partie de la population d’Astrakhan se composait depuis longtemps de Tatars, chez qui, d’après les observations de l’école biologique de Mendel, l’œil mongol, héréditairement, se rencontre plus souvent que l’œil européen. Ce qui est moins explicable, c’est que, jusqu’à présent, l’on n’ait presque rien publié sur l’ascendance de Lénine du côté maternel. On sait que Maria Alexandrovna était la fille d’un médecin nommé Blank, marié à une Allemande. En ce qui concerne cette aïeule de Lénine, on peut présumer sans risque d’erreur qu’elle tirait son origine d’une des colonies allemandes de la Volga qui donnèrent naissance à un assez bon nombre de familles aisées et relativement cultivées. Mais Blank, qui était-il ? M. Oulianov déclare que le grand-père était d’origine petite-bourgeoise, d’esprit avancé et indépendant et que, précisément pour cette raison, il prit sa retraite de bonne heure et s’occupa d’exploitation agricole. Au sujet de sa nationalité l’on ne nous apprend rien. Pourtant, ce nom de famille, Blank, surtout désignant un homme de la moyenne bourgeoisie, témoigne indubitablement d’une origine non-russe. N’est-ce point cette circonstance qui explique d’étranges réticences ? Car enfin, les mémorialistes officiels sont capables de penser que tel ou tel détail généalogique peut diminuer ou grandir la figure de Lénine. Mais même en laissant de côté la question de l’origine des Blank, nous constatons que, dans les veines de Lénine, coulait le sang d’au moins trois « races » : grand-russienne, allemande et tatare. Si l’on peut y voir une quelconque tare, elle ne peut être que dans le culte de « la race pure ».

Sur l’enfance de Vladimir, nous avons, en somme, moins de renseignements que sur celle d’Alexandre. Cela s’explique par l’échelonnement des naissances dans la famille. Les enfants grandissaient par couples. Anna, la plus observatrice et la plus féconde mémorialiste de la famille, qui avait regardé de plus près la croissance et l’évolution d’Alexandre, avait six ans de plus que Vladimir. Maria était plus jeune que lui de presque huit ans. La différence, dans les deux cas, est trop grande pour donner lieu à d’exactes observations et à des souvenirs précis. Celle qui avait partagé de plus près les années d’enfance de Vladimir, sa sœur Olga, mourut à l’âge de dix-neuf ans. La figure du garçon et de l’adolescent s’éclaire pour nous par divers épisodes qui sont restés dans la mémoire de la sœur aînée ; elle s’intéressa davantage à Vladimir quand il fut parvenu à l’âge de l’adolescence. Il ne reste point de lettres enfantines de Vladimir, mais il est probable qu’il n’en a point écrit : toute la famille vivait ensemble. Il n’est pas resté de journaux intimes; et d’ailleurs il ne semble pas que Vladimir en ait jamais rédigé : dès l’enfance, il vivait trop intensément pour enregistrer ses sensations.

Vladimir apprit très tard à marcher, presque en même temps que sa petite sœur Olga qui était plus jeune que lui de dix-huit mois. Et ses premiers exploits dans le domaine de la marche n’étaient pas très heureux : le garçonnet tombait souvent et lourdement, et toujours en se cognant la tête, de sorte que les voisins du dessous pouvaient toujours se rendre compte sans erreur de la force de son élan. « Probablement sa tête était-elle plus lourde que le reste », écrit la sœur. A chaque chute, Vladimir poussait des hurlements à faire trembler la maison : dans ses premières années, il ne perdait pas une occasion de développer ses cordes vocales. « La passion de la destruction, a dit Bakounine qui mourut en exil lorsque Lénine n’avait encore que six ans, est une passion constructive. » Vladimir était un partisan farouche de cette formule : il cassait les joujoux avant de commencer à jouer avec eux. Sa nourrice lui fît cadeau d’un traîneau attelé de trois chevaux en papier mâché : il commença par se cacher derrière une porte pour échapper au contrôle vexant des adultes de la maison, et il tourna, retourna les jambes des petits chevaux jusqu’au moment où elles se détachèrent.

L’indépendance et l’ardeur passionnées de son caractère apparurent de très bonne heure avec évidence. Les adultes se trouvaient souvent obligés de rappeler à l’ordre le garçonnet impétueux et bruyant. Il n’avait pas peur de se montrer tel en public. « On ne crie pas comme ça sur un vapeur », lui dit sa mère au moment du départ pour les vacances dans la région de Ka2an. « Eh bien, le vapeur, il crie bien, lui ! », répond Vladimir sans baisser la voix. La mère agissait sur ses enfants surtout par la persuasion et la persévérance. Mais lorsque ces ressources pédagogiques se trouvaient insuffisantes, on menait Vladimir dans le cabinet vide de son père et on le faisait asseoir dans « le fauteuil noir ». Vladimir se résignait et se taisait; parfois, sous le coup qui venait de le frapper, et peut-être à cause de l’odeur du cuir, il s’endormait...

Ce gamin qui avait commencé à marcher tard était très remuant. A cause de sa silhouette trapue et de sa petite taille, on l’avait surnommé à la maison le « barriquot ». S’il restait assez indifférent à l’égard des joujoux, en revanche, dans les jeux qui exigeaient du mouvement, de l’alacrité, de la force, il s’efforçait, non sans succès, d’occuper la première place. Les jeux de cache-cache, de colin-maillard, celui de la glissoire, plus tard le croquet et le patinage s’emparaient de lui tour à tour ou simultanément.

Alexandre était inventif dans les jeux, mais retenu même dans l’emportement. Vladimir voulait invariablement « dépasser et surpasser », étant assez disposé d’ailleurs pour cela à jouer des coudes. Et par beaucoup d’autres traits de caractère, Vladimir, dès sa première enfance, différait de son aîné. Alexandre était assidu, il aimait à collectionner, il aimait à travailler le bois à la scie : c’est ainsi qu’il s’exerçait à l’application et à la patience, lui, le futur naturaliste. Pour Vladimir, les études méticuleuses n’étaient pas de son caractère. Pendant un temps, Alexandre collectionna des affiches théâtrales, et il les disposait soigneusement sur le plancher. Le petit Vladimir sauta sur les précieuses feuilles bariolées, les foula aux pieds, les froissa, en déchirant quelques-unes. Alexandre ne put comprendre ce vandalisme, ses yeux s’assombrirent; mais il ne battit pas, il ne gronda même pas l’effronté, ce n’était pas dans ses habitudes ; il gardait pour lui ses chagrins, les petits et les grands. Mais quelle que fût la différence de tempérament entre Vladimir et Alexandre, le premier faisait tout pour imiter l’autre. Quand on lui demandait s’il allait manger la kacba1 avec du beurre ou avec du lait, il répondait : <t comme Alexandre ». Et tout à fait comme Alexandre, il descendait plus tard sur des patins une pente escarpée. La force morale et le ferme caractère du frère en imposaient au « barrîquot ». Et en même temps, l’émulation le poussait à se mettre au niveau de l’aîné. La formule « comme Alexandre », que l’on raillait fréquemment à la maison, avait un double sens : l’aveu de la supériorité d’autrui et la volonté de « dépasser et de surpasser ».

Alexandre était d’une franchise organique et presque maladive : ruser et mentir étaient pour lui aussi impossibles que dire des grossièretés et narguer; dans les cas difficiles, il gardait le silence. Dans la saine franchise de Vladimir, il y avait un élément de malice. Même avec sa nature expansive à l’excès, il était absolument incapable de renoncer au mensonge défensif ; il était incapable de se régaler d’une pelure de pomme sans l’avoir volée à la cuisine en l’absence d’une mère vigilante; il était incapable de tordre les pattes à des chevaux en papier mâché sans s’être caché derrière la porte; et lui était-il possible d’avouer à une tante peu connue que c’était précisément lui, Vladimir, qui, en visite chez elle, avait en courant brisé une carafe ? Et pourtant, trois mois plus tard, avant de s’endormir, le garçonnet fondit en pleurs dans son lit, révélant à sa mère que non seulement il avait cassé la carafe, mais qu’il avait menti à sa tante. Nous voyons par là que l’impératif catégorique de la morale n’était pas du tout aussi étranger à Vladimir que l’ont affirmé par la suite les innombrables ennemis de Lénine.

Il convient peut-être de noter que Vladimir n’était en aucune façon un « enfant prodige », cette appellation peut être plutôt réservée à la sœur cadette, Olga. Il avait grandi en enfant normal, sain, peut-être avec un certain retard dans les premières années. D’après le récit d’Elisarova, il apprit à lire grâce à sa mère, à l’âge de cinq ans, et encore, en même temps que sa sœur cadette, Olga. Il résulterait de cela, il est vrai, que la fillette avait commencé à lire beaucoup trop tôt. Peut-être faudrait-il ajouter au moins six mois ou une année. En qualité de spécialiste de la pédagogie, Ilya Nikolaïévitch recevait beaucoup de livres destinés à l’enfance. Pour la lecture et la récitation de poésies, cependant, c’était Olga qui se passionnait le plus; elle était étroitement liée avec Vladimir par son développement intellectuel, mais par son caractère, plus proche d’Alexandre. Vladimir lisait couramment, mais abandonnait volontiers les livres enfantins pour le remue-ménage et les galopades. Il aimait la vie surtout à travers le mouvement. Dans le cabinet de son père apparaissaient de temps à autre de nouveaux appareils de physique et autre matériel à l’aide desquels les enfants, à leurs moments de loisir, communiaient avec les mystères des sciences. Vladimir, sans aucun doute, savait saisir l’essentiel en deux mots. Il se développait et acquérait du jugement avec une grande rapidité.

A la différence d’Alexandre, qui était très attentif à l’égard des jeunes de la famille, Vladimir se plaisait, en différentes occasions, à éprouver sur eux sa supériorité. Lorsque les enfants, accompagnés au piano par la mère, chantaient la chanson du bouquetin attaqué par le loup gris, Dimitri, qui était très sentimental, versait ordinairement des pleurs. On cherchait à lui faire comprendre qu’il ne fallait pas prendre aussi vivement à cœur l’histoire d’un bouquetin inconnu. Dimitri tâchait de se retenir. Mais il ne s’agissait pas de cela ! Le loup gris guettait Dimitri lui-même. Dès que la chanson en arrivait à l’endroit critique, Vladimir, avec des gestes et des intonations contristés, achevait la strophe finale : « Il ne restait à grand-mère que cornes et licornes », et le pauvre Dimitri se mettait à sangloter.

Grâce à la mère, la musique était généralement fort appréciée dans la famille. Les enfants chantaient volontiers, « criaient » selon l’expression de la vieille bonne, accompagnés par leur mère. D’après la tradition, Vladimir, dans ces cas-là, montrait non seulement de l'entrain, mais aussi une oreille avertie. Les facultés musicales du garçonnet, si elles existaient effectivement, ne se développèrent pas, en tout cas, par la suite. Mais l’amour de la musique lui resta pour toute la vie.

Le répétiteur Kalachnikov, puis l’institutrice Kachkadamova préparèrent Vladimir à passer ses examens d’entrée au gymnase. Kalachnikov se souvient d’un jeune garçon de forte constitution, avec une chevelure roussâtre frisant sur un large front, peu semblable d’apparence aux. autres enfants de la famille, plus actif, comprenant vite, et enclin à la raillerie. Ayant le plus souvent affaire à l’école communale à des enfants d’allogènes, Kalachnikov avait pris l’habitude de prononcer lentement et en modulant ; l’impatient Vladimir, qui n’avait pas besoin de ce système-là, persiflait sans cérémonie son répétiteur. Ce curieux petit trait montre que le sentiment du respect n’était pas développé chez le jeune garçon et qu’il avait commencé de bonne heure à essayer ses petites griffes autrement que sur ses cadets.

En 1878, lorsque Vladimir eut huit ans, les Oulianov déménagèrent et allèrent habiter dans une maison à eux, une maison en bois très modeste, mais qui avait tout de même un verger, lequel devint l’objet des soucis et des soins de toute la famille. Vladimir était peut-être le plus agile et le plus empressé de tous à courir, l’arrosoir en main, aux travaux du jardin; il n’était pas le dernier non plus, doit-on penser, à profiter des fruits. Curieux était le régime établi à cet égard dans la famille : on indiquait exactement aux enfants les arbustes et les arbres qui leur étaient réservés, ceux que l’on gardait pour les provisions d’hiver ou bien pour la fête du père, et tous observaient rigoureusement la discipline de la gourmandise. Une fillette, venue en visite, mordit par espièglerie à une pomme qui tenait encore à l’arbre et fila droit devant elle. Un demi-siècle après cette catastrophe, A. Elisarova s’en souvient encore : « Pour nous, pareille conduite de voyou (!) est étrange et incompréhensible. » Ce jugement, d’un pédantisme surprenant, n’éclaire pas mal l’esprit patriarcal de la famille où la discipline était maintenue de façons différentes, mais avec grand succès, tant par la mère que pat le père. L’esprit d’économie, le souci de l’ordre, le respect du travail et de ses fruits furent assimilés, dès les jeunes années, par le futur grand destructeur. S’il eût été, bien entendu, incapable d’appeler conduite de voyou une plaisanterie enfantine bien innocente, en tout cas la négligence et la prodigalité chez les adultes lui furent, par la suite, profondément antipathiques.

A l’âge de treize ans, Alexandre imagina de publier une revue hebdomadaire familiale; ne se sentant pas de dispositions pour le métier d’écrivain, il se chargea du secrétariat de rédaction et il fournissait en outre des charades, des rébus et des illustrations. Âgé de neuf ans, Vladimir devint le principal collaborateur de la publication sous le pseudonyme de Koubychkine (« Barriquot »). Même la petite Olga, une enfant de sept ans, enrichissait la revue de ses griffonnages. La publication se faisait chaque samedi et portait un titre approprié (Soubbotnik[2]). Anna qui, à l’âge de quinze ans, connaissait déjà les œuvres du célèbre critique Bélinsky, accablait d’articles sarcastiques une nouvelle du jeune écrivain Koubychkine. Vladimir prêtait l’oreille aux critiques, sans se montrer le moins du monde vexé : il apprenait et prenait bonne note, A ces débats littéraires participaient aussi le père et la mère. Leurs visages s’éclairaient de joie à regarder leurs enfants. « Ces soirées, écrit Elisarova, marquèrent le plus haut sommet de notre intimité familiale, celle des quatre aînés avec les parents. Quel radieux et allègre souvenir il nous en est resté ! »

A neuf ans et demi, Vladimir fut inscrit dans la classe élémentaire d’un gymnase. Maintenant, il portait un uniforme « comme Alexandre » et se trouvait placé sous l’autorité des mêmes maîtres revêtus de livrées dont les boutons de métal portaient l’aigle bicéphale. Mais, de par tout son caractère, Vladimir supportait beaucoup plus facilement qu’Alexandre le régime du gymnase, avec son oppression et sa fausseté. Même les études classiques ne lui furent pas à charge : le futur écrivain et orateur prit bientôt goût aux antiques maîtres du verbe. Vladimir s’instruisait avec une facilité extraordinaire. Ce garçon remuant et bruyant, dont l’esprit embrassait un large horizon intellectuel, possédait à un degré inégalable le don d’une attention concentrée. Assis immobile devant son pupitre, il recueillait toutes les explications des maîtres et s’en imprégnait; c’est ainsi qu’une leçon à apprendre devenait déjà pour lui une leçon apprise. Rentré à la maison, il achevait rapidement les devoirs pour le lendemain. Tandis que les deux aînés s’installaient pour travailler à la grande table de la salle à manger, Vladimir commençait déjà sa vie trépidante, il faisait du vacarme, il jacassait, il taquinait les cadets. Les aînés protestaient. L’autorité de la mère n’était pas toujours suffisante. Vladimir marchait à quatre pattes. Parfois, le père, s’il se trouvait à la maison, emmenait le petit turbulent dans son cabinet pour voir s’il en avait déjà fini avec ses leçons. Mais Vladimir répondait sans aucune hésitation. Le père prenait les vieux cahiers et examinait les connaissances de l’enfant sur toute l’étendue du programme. Vladimir, là encore, était imbattable : les mots latins se fixaient solidement dans sa mémoire. Le père ne savait s’il devait s’en réjouir ou s’en affliger : le garçon se tirait vraiment trop facilement de ses études, et il était possible que l’application au travail ne se développât point en lui...

De retour du gymnase, Vladimir racontait à ses parents les incidents de la journée, parlait surtout des questions qui lui avaient été posées sur différentes matières et des réponses qu’il avait faites. Comme ses succès avaient pris un caractère assez uniforme, il passait vivement devant le cabinet de son père et faisait son rapport en deux mots : « le grec, très bien; l’allemand, très bien ». Le lendemain ou le surlendemain, la même chose : « le latin, très bien; l’algèbre, très bien ». Le père et la mère échangeaient à la dérobée des sourires de satisfaction. Ilya Nikolaïévitch n’aimait pas à louer ouvertement les enfants, surtout ce garçon présomptueux qui apprenait tout trop facilement. Mais les succès des enfants apportaient, bien entendu, une note joyeuse dans la vie de la famille. Le soir, tous se retrouvaient contents devant la grande table où l’on prenait le thé. Ilya Nikolaïévitch n’avait pas perdu le goût de la plaisanterie et de l’anecdote scolaire. On riait beaucoup, et le principal boute-en-train était souvent le directeur des écoles primaires, « On se sent réchauffé et à l’aise dans cette famille si unie, raconte l’institutrice Kachkadamova ; le plus babillard est Vladimir, ainsi que sa sœur Olga. Leurs voix joyeuses et leurs rires communicatifs retentissent. »

La voix de Vladimir, il faut le reconnaître, était parfois trop bruyante. Étant donné qu’à l’intérieur des murs du gymnase le garçon se montrait très discipliné, la tension nerveuse accumulée se libérait inévitablement à la maison, et pas toujours pour la plus grande tranquillité des siens. Sa conduite au sein de la famille était d’ailleurs très inégale, selon que le père se trouvait ou non à la maison. De toute évidence, Vladimir craignait son père, qui était capable non seulement de jouer en enfant avec ses enfants, mais de manifester de temps à autre quelque rigueur. Elisarova estime que le père, surmené, ne tenait pas assez compte de l’individualité des enfants, particulièrement d’Alexandre, mais que son système pédagogique était tout de même « tout à fait juste » à l’égard de Vladimir, comme contrepoids à «sa grande présomption et à son outrecuidance». C’est avec gratitude que nous ramassons ces précieuses miettes, et nous regrettons seulement qu’il y en ait si peu. Entrait-il dans le système d’Ilya Nikolaïévitch de s’abstenir de louanges en même temps que de punitions ? En qualité d’inspecteur des écoles primaires, il écrivait déjà en 1872 : « Les maîtres dévoués n’ont pas besoin de recourir aux punitions.,, » Cependant, dans sa famille, ce père appliquait-il ses propres préceptes pédagogiques ? A cet égard, nous n’avons pas de témoignage direct. Les souvenirs de famille, comme toujours, sans édulcorer quoi que ce soit, insistent sans la moindre réticence sur l’égalité de caractère et la fermeté de la mère; il n’en est que plus naturel de penser qu’avec le père, il en allait autrement. Le caractère autoritaire d’Ilya Nikolaïévitch, susceptible de céder à l’emportement, ne peut que confirmer cette hypothèse. Toute famille a son envers. Et peut-il en être autrement quand elle est accablée d’obligations qui bien évidemment l’écrasent ? Une bonne famille, cela ne signifie pas une famille irréprochable, mais seulement une famille qui vaut mieux que les autres placées dans les mêmes conditions. La famille Oulianov était une bonne famille, d’esprit conservateur, une famille provinciale, avec des intérêts sérieux et une atmosphère saine. Les parents vivaient en parfait accord, et les enfants n’étaient absolument pas exposés à l’influence démoralisante de disputes ou de conflits entre le père et la mère. L’existence des aînés, surtout d’Alexandre, était propice au développement des cadets. Bien qu’il arrivât à Vladimir d’être malade pendant ses jeunes années de scolarité, son organisme était suffisamment solide et se développait bien. En raison de ses capacités, il ne pouvait être question d’excessive tension de ses forces. Il poussait comme un jeune chêne, enfonçant de profondes racines et se nourrissant abondamment d’air et de lymphe. Comment ne pas dire : heureuse enfance !

L’été à Kokouchkino, pays natal de la mère, était, comme pour tous les enfants plus ou moins privilégiés, le meilleur moment de l’année. Là se rencontraient, après une longue séparation, de nombreux cousins et cousines, on organisait des jeux interminables, de longues promenades, et des amitiés enfantines ou des passions amoureuses se formaient. Vladimir était le plus fougueux dans les jeux, surtout dans les compétitions de tout genre, A Kokouchkino, il lui arriva de voir de près le monde des paysans, une ou deux fois il lui fut même permis d’aller avec les petits bergers garder les chevaux la nuit. Le littérateur Koubychkine était loin de penser que de tels contacts avec le peuple seraient interprétés, un demi-siècle plus tard, comme la source de l’idée d’une union ouvrière et paysanne ! Mais il est hors de doute que, dans cette tête de petit garçon, particulièrement réceptive, ces rencontres passagères de vacances accumulaient une précieuse réserve de sensations qui devaient porter leurs fruits plus tard.

Quand on tua Alexandre II, Vladimir se trouvait en deuxième année d’études, il n’avait pas encore tout à fait onze ans. A cet âge, à vrai dire, Alexandre lisait déjà Nékrassov et méditait à sa façon sur le sort des opprimés. Mais le père n’encourageait pas les plus jeunes de ses enfants à lire la littérature « radicale ». Déjà, il y avait dans l’atmosphère un courant de réaction dont le souffle se faisait sentir non seulement au gymnase mais dans la famille. On peut dire avec certitude que l’intérêt pour les choses politiques ne s’éveilla guère chez Vladimir avant la fin de ses études au gymnase. L’événement du 1er mars 1881, avec les services funèbres et les discours qui suivirent, ne devait produire sur lui qu’un effet d’excitation, pareil à celui d’un incendie ou d’une catastrophe de chemin de fer. Le fila du directeur des écoles primaires, élevé dans l’esprit de la discipline et de la foi orthodoxe, n’avait pas encore commencé à douter de la justesse des choses telles qu’elles sont. Il est assez intéressant de remarquer que son futur compagnon de lutte le plus proche, Julius Cederbaum (Martov), qui devint ensuite le leader des menchéviks et un adversaire irréconciliable, élevé dans une famille israélite libérale, à Odessa, réagit, à l’âge de huit ans, sans aucun doute plus vivement que Vladimir devant l’événement du 1er mars. A la cuisine, il entendit parler des nobles qui avaient assassiné « l’émancipateur », au salon l’on parlait des insensés qui rêvaient de conquérir la liberté à coups de bombes. Les pogromes antisémites qui marquèrent le début du nouveau règne fixèrent de bonne heure la ligne politique de Julius, enfant impressionnable et doué. Avec sa joyeuse humeur et son activité, Vladimir, au contraire, devait bien vite se débarrasser de l’impression causée par l’extraordinaire événement qui s’était déroulé à des hauteurs inaccessibles et qui ne l’atteignait en rien, personnellement, pas plus que ses proches. Il passait tout simplement à l’ordre du jour : « arithmétique, très bien ; latin, très bien... »

Le père avait tort de s’inquiéter, Vladimir ne présumait pas trop de lui-même; au contraire,plus il avançait, plus il se prenait en mains. Pendant un temps, il eut beaucoup de goût pour le patinage; mais comme après le sport dans l’air glacial il se sentait porté au sommeil, il renonça aux patins dans l’intérêt de ses études. Racontant cet épisode d’après Lénine lui-même, Kroupskaïa ajoute : « Vladimir Ilitch, dès sa première jeunesse, savait se débarrasser de tout ce qui était gênant. » Son attention, dispersée sur diverses matières, nous le savons déjà, était capable de se concentrer et prenait en fin de compte une direction utilitaire. Il observait fort bien chez autrui, non seulement les faiblesses et les côtés comiques, mais les traits de caractère forts qui lui manquaient. Peut-être ne désignait-il pas toujours ces traits-là à haute voix : Vladimir avait appris de bonne heure de son père à ne point trop s’empresser de faire des éloges, mais c’est avec d’autant plus d’ardeur qu’il s’efforçait de s’assimiler les traits positifs d’autrui. Dans sa famille, les autres travaillaient avec plus d’assiduité et plus méthodiquement que lui, surtout Alexandre. L’exemple de l’aîné ne sortait jamais de son horizon. Depuis qu’Ilya Nikolaïévitch s’était acheté une maison, les deux frères logeaient dans des chambres voisines, à l’entresol, à l’écart des autres. Enfoncé dans ses réflexions, Alexandre, doit-on penser, passait assez souvent sans s’arrêter devant son jeune frère trop bruyant et désinvolte. Mais Vladimir observait attentivement Alexandre, prenait exemple sur Alexandre, se mettait au pas d’Alexandre. Il en fut ainsi jusqu’au départ de l’aîné pour l’Université, alors que le cadet entrait dans sa cinquième année d’études. Ce voisinage avait sans aucun doute exercé sur Vladimir une influence bienfaisante : il lui avait appris à multiplier ses capacités par l’assiduité. Bien plus : alors qu’Alexandre s’attirait l’attachement de tous par sa douce réserve, Vladimir, lui, de même que son père, se distinguait par une grande irritabilité qui devait lui causer bien des déboires. Parvenant à l’adolescence, il s’efforçait, sous ce rapport aussi, de devenir « comme Alexandre ». Ce n’était pas facile car, dans ses explosions de dépit, se trahissait un indomptable tempérament. Quand la sœur aînée écrit : « en ses années de maturité plus avancée, nous n’observâmes pas du tout, ou presque pas du tout, d’emportements de sa part », elle ne se prive pas ici de quelque exagération. Mais, sans aucun doute, Vladimir apprenait avec succès à se discipliner.

Il y avait à la maison un jeu d’échecs, dont les pièces avaient été tournées par le père à Nijni-Novgorod, et qui était devenu peu à peu une sorte de relique. Du côté masculin, à commencer par le père, on s’adonnait avec ardeur à la casuistique désintéressée de ce jeu antique dans lequel la supériorité de certaines facultés intellectuelles, à vrai dire non des plus élevées, trouve son expression la plus immédiate et sa satisfaction. Les fils répondaient toujours avec empressement à l’appel du père quand il les invitait à faire une partie, mais les rapports de forces tournaient de plus en plus à l’avantage de la jeune génération. Alexandre s’était procuré un manuel du jeu d’échecs et, avec la calme persévérance qui le caractérisait, avait approfondi la théorie du jeu. Au bout de quelque temps, Vladimir suivit son exemple. De toute évidence, les frères avaient obtenu des succès foudroyants car, un soir, en remontant l’escalier, Vladimir tomba sur son père qui revenait de l’entresol avec le manuel, dans le but évident de s’armer un peu mieux pour les duels futurs.

Mais s’il y a l’heure de la récréation, le travail réclame du temps. En suivant les étapes du programme du gymnase, Vladimir progressait sans difficulté, et toujours en recevant des récompenses. C’est seulement en septième année qu’il y eut un conflit entre lui et le professeur de français, individu ignare, malotru que Vladimir avait pris pour cible de ses brocards, L’imprudence fut châtiée : le Français lui fit décerner une mauvaise note de conduite pour le trimestre. Ilya Nikolaïévitch s’émut et Vladimir lui promit fermement d’en finir avec les expériences risquées. L’incident n’eut pas de suites. Dans une insolence à l’égard d’un maître qui n’était pas respecté, la direction pédagogique ne voulut pas voir la manifestation d’un état d’esprit répréhensible. Et, pour ce temps, elle ne se trompait pas.

Dans les annales du gymnase de Simbirsk, Vladimir Oulianov éclipsait, évidemment, Alexandre. Dans le domaine des goûts et prédilections intellectuels, on observait, chez les frères, d’éclatantes et intéressantes différences. Les dissertations n’étaient pas le fort d’Alexandre, au contraire il ne les rédigeait que courtes et sèches. Les freins intérieurs qui rendaient si séduisant son caractère l’empêchaient de s’extérioriser. Il haïssait la phraséologie et tout ce qui, dans un entretien, dépassait les limites de l’indispensable, le gênait. Sa pensée, honnête jusqu’à la timidité, était dépourvue de souplesse. Et comme, tout en possédant un remarquable sens critique, il manquait de don littéraire, il réduisait ses rédactions à un minimum ascétique.

Vladimir, en revanche, s’était illustré en classe comme « littérateur ». Lui non plus n’avait pas de prédilection pour le style en soi. Bien au contraire : le souci de l’ornement superficiel lui restait, en littérature, aussi étranger que dans le vêtement. Son sain appétit intellectuel n’avait pas besoin d’assaisonnements. Mais la sécheresse littéraire d’Alexandre n’était pas du tout propre à Vladimir, La forte et agressive confiance en soi, qui alarmait le père et ne pouvait que répugner de temps à autre au frère aîné, ne se démentait pas, chez Vladimir, même dans le domaine de la création littéraire. En se mettant à écrite une composition, non point à la dernière minute, mais en temps utile, il savait d’avance qu’il dirait tout ce qu’il fallait et comme il le fallait. Ayant choisi un crayon à la mine dure et l’ayant finement taillé pour que les caractères se dessinassent avec de fins déliés sur le papier, il esquissait, avant tout, son plan pour s’assurer de développer pleinement sa pensée. Autour du schéma établi se groupaient ensuite des annotations et des citations tirées non seulement des manuels scolaires, mais aussi d’autres livres. Quand le travail préparatoire était terminé, les annotations numérotées, l’entrée en matière et la conclusion fixées, la composition s’étalait presque d’elle-même sur le papier; restait ensuite à mettre le travail au net, soigneusement. Le professeur de lettres Kérensky, qui était aussi directeur du gymnase, approuvait fort ce vigoureux prosateur aux cheveux roussâtres, donnait ses écrits en exemple et le récompensait en lui attribuant la note la plus haute. Dans ses entrevues avec les parents — et les rapports entre Kérensky et les Oulianov étaient amicaux — le directeur du gymnase ne manquait jamais l’occasion de faire l’éloge de son élève.

A l’égard des sciences naturelles, Vladimir, dans la période du gymnase, se montrait assez froid : il n’allait pas, comme son frère aîné, courir après les papillons ou pêcher, il ne posait pas de pièges pour les oiseaux et n’accompagnait pas Alexandre dans ses promenades estivales en canot. L’amour de la nature ne se développa visiblement en lui que plus tard. Sa nature à lui, avec des dons et des possibilités qui ne cessaient de s’épanouir, absorbait trop son attention, en ces années d’éveil spirituel et de première croissance. Il s’adonnait à la littérature, à l’histoire, aux classiques latins, c’est-à-dire à cette sphère de connaissances qui touche directement à l’homme et à l’humain. Cependant, il serait inexact de définir le caractère général de ses intérêts comme étant ceux d’un humaniste. Ce mot sent trop le dilettantisme, les lieux communs, les jolies citations. Or, la pensée de Vladimir était organiquement pénétrée, dès ses jeunes années, d’un réalisme profond. Il savait observer, saisir, presque épier la vie dans ses diverses manifestations, il avait un goût très vif pour le fait dans toute sa matérialité, et il cherchait avec méfiance les dessous des apparences trompeuses, de même qu’en ses années d’enfance il avait cherché à atteindre le mystère le plus intime des joujoux, des dadas. La préférence qu’il montrait au gymnase pour le domaine des sciences caractérisait non point tant la tendance essentielle de son intellect qu’une certaine étape dans son développement. Ni la littérature, ni l’histoire, et encore moins la philosophie classique n’entrèrent pat la suite dans le cercle immédiat de ses intérêts intellectuels. Bientôt après la fin de ses études au gymnase, il passa outre, se dirigeant vers l’anatomie de la société, c’est-à-dire vers l’économie politique.

Nous n’avons jusqu’à présent rien dit de l’attitude de Vladimir à l’égard de la religion. Et ce n’est point par hasard : la question de l’orthodoxie et de l’Église ne se posa à sa conscience d’une façon critique que dans la dernière période de ses études secondaires. Cette circonstance, si invraisemblable qu’on la puisse juger, fort explicable pourtant en raison des conditions du milieu, du temps et de son caractère personnel, semble gêner les biographes officiels. Pour atteindre la vérité, il faut actuellement surmonter tout un amoncellement d’obstacles. En revanche, l’exemple de la rupture du jeune Lénine avec la légende du christianisme peut nous amener à discerner clairement comment surgit et se développe la légende léniniste.

L’ingénieur Krjijanovski, militant soviétique bien connu, écrit : Lénine « me disait que dès sa cinquième année d’études au gymnase, il en avait brusquement fini avec toutes les questions de religion : il s’était défait de la croix qu’il portait au cou comme la plupart des Russes et il l’avait jetée aux ordures ». Krjijanovski a rédigé ses souvenirs sur Lénine — auquel il avait été Hé dans sa jeunesse par l’activité révolutionnaire, la prison et la déportation — à peu près trente ans après la conversation à laquelle il se réfère. Est-il exact que la crise de conscience religieuse se soit produite chez Vladimir en sa cinquième année d’études, et est-il vrai qu'alors la petite croix ait été jetée « aux ordures », ou bien Lénine aurait-il seulement employé dans la conversation une des fortes métaphores auxquelles il était porté ? Pour résoudre ces questions, le témoignage tardif de Krjijanovski a besoin, comme on le verra, d’être sérieusement vérifié : après un si long délai, la mémoire déforme non seulement l’expérience vécue par autrui, mais même ce que l’on a vécu soi-même. D’autant plus frappante est la version arrangée du témoignage de Krjijanovski sous la plume d’un autre vieux bolchevik, l’un des dirigeants de l’historiographie du parti : d’après Lépéchinsky, dès que Vladimir en fut venu à conclure qu’ « il n’existe aucun dieu », « il aurait arraché la croix de son cou, aurait craché avec mépris sur la sainte relique et l’aurait jetée par terre ». On pourrait donner encore d’autres variantes, décrire comment Vladimir non seulement jeta la croix par terre, mais aussi la piétina. Les motifs pédagogiques de la libre interprétation du texte fondamental sont très nettement formulés par Lépéchinsky dans une revue destinée à la jeunesse : que les jeunes communistes (komsomols) sachent donc comment le jeune Lénine se débarrassa des préjugés religieux, « à sa manière, en vrai Ilitch, révolutionnairement... » D’autres mémorialistes et commentateurs nous montrent, non pas tant Lénine dans ses jeunes années, qu’eux-mêmes — hélas ! — au déclin de leurs jours.

Kroupskaïa, qui rencontra pour la première fois Lénine à la même époque que Krjijanovski et Lépéchinsky, ne nous dit rien, dans ses propres souvenirs, sur la question de la religion et de l’Église C’est seulement en passant et en l’atténuant qu’elle évoque le récit de Krjijanovski. « La nocivité de la religion, écrit-elle dans ses Mémoires bien connus, Ilitch l’avait comprise dès l’âge de quinze ans. Il se débarrassa de la croix, cessa de fréquenter l’église. A cette époque-là, ce n’était pas aussi simple que maintenant. » Comme pour justifier Lénine d’avoir rompu trop tard avec la religion orthodoxe Kroupskaïa commet cependant une erreur sur son âge : si cela s’est passé au cours de sa cinquième année d’études, Vladimir n’avait pas quinze ans, il en avait quatorze seulement. Toutes ces versions, qui ne concordent pas entre elles, ont été reproduites une multitude de fois. Or, sur la question qui nous occupe, il existe un témoignage qui est non seulement incomparablement convaincant, mais qui est aussi un document absolument authentique.

A. Elisarova est le seul des témoins vivants qui soit capable de parler de l’évolution de Vladimir, non d’après une phrase fugitive ou une conversation renvoyant à une époque toute récente, mais d’après ses propres observations, vécues en liaison avec toutes les circonstances du passé de la famille, et, par conséquent, avec des garanties d’authenticité infiniment plus grandes concernant les faits et la psychologie. Il faudrait, semble-t-il, commencer par l’écouter. Pendant l’hiver de 1886, rapprochés par la perte du père, la sœur et le frère se promenaient fréquemment ensemble, et Anna observa que Vladimir « était dans une disposition d’esprit très hostile à l’égard de la direction et de l’enseignement du gymnase, ainsi que de la religion »... Au sujet de la petite croix qui aurait été jetée aux ordures, son frère ne lui a rien dit. Le témoignage d’Elisarova nous sera encore nécessaire plus loin, pour définir l’évolution politique de Lénine. Pour l’instant, il suffit de noter que c’est seulement quand Vladimir est au seuil de sa dix-septième année que sa sœur se heurte à quelque chose de nouveau en lui, à une attitude négative vis-à-vis de la religion, qui, d’après elle, est en liaison avec sa révolte contre les autorités du gymnase. Comme pour excuser ce développement tardif en comparaison des temps nouveaux, Elisarova écrit : « A cette époque, la jeunesse, surtout dans une province reculée, étrangère à la vie sociale, ne prenait pas si tôt une attitude politique. » Indépendamment de ce témoignage inappréciable d’Elisarova sur les souvenirs de laquelle on peut, dans le cas présent, d’autant plus se fonder qu’après plusieurs mois de séparation, les changements, survenus dans l’état d’esprit et les conceptions de son frère avaient dû lui sauter aux yeux, nous avons encore un autre témoignage, cette fois absolument incontestable : celui de Lénine lui-même. Dans la feuille d’enquête du parti, méticuleusement remplie par lui de sa propre main, à la question : « Quand avez-vous cessé de croire en la religion », il a répondu : « à seize ans ». Lénine savait être exact. Mais sa déposition, concordant parfaitement avec le témoignage de la sœur aînée, n’est pas bien accueillie, n’étant évidemment pas suffisamment édifiante pour l’éducation des komsomols.

Ce que dit Elisarova du caractère tardif du développement politique de la jeunesse dans une province perdue n’est vrai qu’en partie, et en tout cas insuffisant. D’après ce qu’elle raconte elle-même, Alexandre s’était détourné plus tôt de l’Église Dans cette différence entre les deux frères, il n’y a rien d’énigmatique. Lorsque Alexandre passa par le gymnase, l’athéisme combatif s’était emparé sans partage de l’intelligentsia avancée et se frayait un chemin même dans les rangs du personnel enseignant des gymnases. Durant les années 80, au contraire, « l’instruction religieuse et morale » qu’imposait d’en haut Pobédonostsev, était bien accueillie par la réaction idéologique, même dans la société la plus cultivée. Mais il ne faut surtout pas perdre de vue leur différence de caractère. Replié sur lui-même et extrêmement sensible à tout mensonge, Alexandre pouvait et devait s’éveiller plut tôt à l’esprit de critique et de mécontentement. Quant au jovial Vladimir, sa fougue l’empêchait, pour un temps, de prêter l’oreille au doute. Dans l’attitude religieuse de Vladimir, on n’aurait pu découvrir la moindre profondeur mystique. Ses rapports avec l’Église étaient pour lui tout simplement un élément de la vie familiale et scolaire dans laquelle il nageait comme un poisson dans l’eau, à travers les succès, les jeux et les plaisanteries. En un certain sens, il n’avait pas le temps de régler ses comptes avec la tradition religieuse. Il fallut une forte impulsion du dehors pour que le travail interne de critique, qui avait déjà amassé un bon nombre d’observations inconscientes, s’extériorisât brusquement. Cette impulsion devait être la mort du père, la première mort d’homme vue de près, et de plus, celle d’un proche aimé.

Chapitre VIII. Une famille sous les coups du sort[modifier le wikicode]

« Toutes les familles heureuses se ressemblent, dit Tolstoï; chaque famille, malheureusement, est malheureuse à sa façon. » La famille des Oulianov, durant près de vingt-trois ans, connut une vie heureuse et ressembla aux autres familles où régnaient la bonne entente et la prospérité. En 1886, elle reçut le premier coup : la mort du père. Mais un malheur ne vient jamais seul. Le premier fut bientôt suivi d’autres : l’exécution d’Alexandre, l’arrestation d’Anna. Et bien d’autres malheurs devaient suivre encore. Désormais, les proches aussi bien que les étrangers commencèrent à considérer la famille des Oulianov comme une famille malheureuse. Et, effectivement, elle devint malheureuse, mais à sa manière...

Lorsque Ilya Nikolaïévitch eut vingt-cinq ans de service, le ministère ne lui accorda qu’une année supplémentaire de fonction, et non point cinq comme on en octroyait à la majorité des hauts fonctionnaires. C’est avec amertume qu'Ilya Nikolaïévitch vit ainsi méconnaître ses mérites. Quand elle émet l’hypothèse que le père aurait été brimé, ou plus exactement aurait failli l’être, pour le zèle excessif qu’il apportait à l’instruction publique, Elisarova s’avance évidemment trop : le ministre qui refusa de garder Oulianov cinq^ ans de plus était ce Sabourov, « le libéral » qui devait représenter, en 1880, « la dictature du cœur » dans le domaine de l’instruction publique. Il est possible aussi que, désirant renouveler le personnel, Sabourov ait commencé par éliminer les routiniers émérites, et qu’Ilya Nikolaïévitch se soit trouvé, par une inadvertance ministérielle, compris dans cette catégorie. Cependant, Sabourov lui-même, fut bientôt forcé de démissionner, de même que son chef Loris-Mélikov ; et le successeur de Sabourov, ayant examiné l’affaire, maintint Oulianov en fonction pour cinq ans encore. Il est hors de doute, en tout cas, qu’Ilya Nikolaïévitch supporta mal ces tribulations inattendues. Sa mise à la retraite prématurée menaçait non seulement de l’enlever à son travail habituel, mais aussi de causer des difficultés matérielles à sa famille.

Le changement d’orientation du gouvernement en matière d’enseignement se produisit, en réalité, après la mise à la retraite d’Oulianov. Le Zemstvo tomba en disgrâce, et, avec lui, les écoles des zemstvosEn même temps que l’on établissait de nouveaux statuts universitaires, en 1884, des décrets sur les écoles paroissiales furent promulgués. Ilya Nikolaïévitch n’avait pas de sympathie pour cette réforme : non point par hostilité à l’Église, bien entendu — au contraire, il mettait beaucoup de zèle à obtenir que le catéchisme fût régulièrement enseigné dans les écoles des zemstvos — mais par dévouement à sa tâche d’éducateur. A mesure que le vent de la réaction soufflait plus fort, le directeur des écoles primaires de Simbirsk, à cause même du soin qu’il apportait à l’instruction populaire, se trouvait involontairement en opposition avec le cours nouveau. Ce qui avait constitué d’abord son mérite semblait lui être maintenant reproché. Il fut forcé de reculer et de s’adapter. Toute l’œuvre de sa vie s’effondrait du même coup. A l’occasion, Ilya Nikolaïévitch ne se dispensait pas d’indiquer aux enfants les plus âgés les conséquences funestes de la lutte révolutionnaire qui avait engendré la réaction au lieu du progrès. Tel était l’état d’esprit de la majorité des paisibles travailleurs culturels de cette époque. Un propriétaire noble de Simbirsk, Nazarev, envoyant au rédacteur en chef de la revue libérale Vestnik Evropy (Le Messager de l'Europe) sa correspondance habituelle, ajoutait confidentiellement, au sujet d’Oulianov : « Il ne jouit pas des attentions du ministère et il est loin de prospérer. » Ilya Nikolaïévitch supportait mal, bien qu’avec résignation, les brimades gouvernementales infligées aux écoles populaires. L’allégresse d’antan disparut. Les dernières années de sa vie furent empoisonnées par l’incertitude et l’anxiété. Il tomba malade subitement, en janvier 1886, au moment où il rédigeait son rapport annuel. Alexandre se trouvait à Pétersbourg, entièrement plongé dans une dissertation de zoologie. Vladimir, qui n’avait plus que dix-huit mois à attendre pour quitter le gymnase, devait déjà songer à l’Université. Anna était venue à la maison pour les vacances de Noël. Personne dans la famille — et le médecin non plus — ne considérait la maladie d’Ilya Nikolaïévitch comme sérieuse. Il continuait à travailler à son rapport, sa fille lui lisait des papiers, quand, soudain, elle s’aperçut que son père commençait à délirer. Le lendemain matin, le 12, le malade n’entra pas dans la salle à manger, il s’approcha seulement de la porte et jeta un coup d’œil. « Comme s’il était venu faire ses adieux », écrivit plus tard dans ses souvenirs Maria Alexandrovna. Vers les cinq heures de l’après-midi, la mère, inquiète, appela Anna et Vladimir. Ilya Nikolaïévitch était étendu sur le divan qui lui servait de lit, il agonisait déjà. Les enfants virent leur père tressaillir à plusieurs reprises et s’apaiser pour jamais. Il n’avait pas encore cinquante-cinq ans. Le médecin détermina comme cause du décès, « hypothétiquement, bien qu’avec la plus grande vraisemblance », une hémorragie cérébrale. C’est ainsi que la famille Oulianov fut frappée cruellement pour la première fois.

« Les obsèques du père montrèrent, raconte Elisarova, de quelle popularité il jouissait à Simbirsk. » Les discours et propos énuméraient, comme il est d’usage, les mérites d’Oulianov dans le domaine de l'instruction. Les souvenirs les plus chaleureux étaient ceux des maîtres d école de Simbirsk. Le directeur avait été pour eux exigeant, parfois même rigoureux, mais il ne s’était pas peu dépensé pour améliorer leur situation matérielle. « Il n’y aura pas d autre Ilya Nikolaïévitch », disaient-ils en se dispersant après les funérailles.

Anna resta quelque temps à Simbirsk pour tenir compagnie à sa mère. C’est lors de cette période hivernale que se produisit le rapprochement que l’on connaît déjà entre la sœur aînée et Vladimir, avec les promenades en commun et les longues causeries au cours desquelles le frère se découvrit à elle comme un protestataire, habité par un esprit de négation, qui ne se tournait encore que contre « les dirigeants et l’enseignement du gymnase, ainsi que la religion ». Durant les vacances de l’été précédent, cet état d’esprit n’existait pas encore.

La mort du père brisa brusquement le cours berceur de la vie familiale au bien-être de laquelle, semblait-il, il ne devait pas y avoir de fin. Comment ne pas présumer que ce fut précisément ce coup qui donna une nouvelle direction critique aux pensées de Vladimir ? Les réponses du catéchisme aux questions concernant la vie et la mort devaient lui sembler misérables et avilissantes devant la rigoureuse vérité de la nature. Qu’il ait effectivement jeté sa petite croix aux ordures ou bien, ce qui est plus probable, que la mémoire de Krjijanovski ait transformé une expression imagée en un geste physique, une chose ne fait aucun doute : Vladimir devait rompre avec la religion brutalement, sans longues hésitations, sans tentative de conciliation éclectique entre la vérité et le mensonge, avec une jeune audace qui, pour la première fois, lui donna des ailes.

Alexandre passait des nuits à travailler lors qu’arriva la nouvelle inattendue de la mort de son père. « Durant plusieurs jours, il lâcha tout, raconte un de ses camarades de l’Université ; il allait et venait d’un coin à l’autre de sa chambre comme un blessé. » Mais obéissant tout à fait à l’esprit de cette famille où les sentiments forts s’accompagnaient de discipline, Alexandre n’abandonna pas l’Université, ne se précipita pas vers Simbirsk, mais se reprit et revint à ses études. Sa mère reçut de lui, quelques semaines plus tard, une lettre, courte comme toujours : « Pour mon étude zoologique sur les vers annelés, j’ai obtenu la médaille d’or. » Maria Alexandrovna pleurait, unissant la joie que lui procurait son fils à l’affliction causée par la perte de son mari.

Il fallait vivre désormais sur la pension de la mère, peut-être aussi sur de petites économies qu’avait laissées le père. On se serra dans la maison, on prit des locataires. Mais l’organisation de l’existence resta la même. Maria Alexandrovna veillait sur les plus jeunes enfants et attendait que l’aîné eût terminé ses études universitaires. Tout le monde travaillait. Vladimir apportait des satisfactions par ses succès, mais de l’inquiétude par ses outrances. Ainsi passa l’année de deuil. La vie s’engageait déjà dans une sente nouvelle, plus étroite, lorsque s’abattit sur la famille un coup absolument imprévu et à double portée : le fils et la fille se trouvèrent inculpés dans l’affaire d’un complot tsaricide. Il était même épouvantable de prononcer des mots pareils.

On arrêta Anna, le 1er mars, dans la chambre de son frère où elle s’était présentée juste au moment de la perquisition. Plongée dans une terrible incertitude, la jeune fille était emprisonnée pour une affaire à laquelle elle n’avait pris aucune part. Ainsi, voilà de quoi s’occupait Alexandre ! Ils avaient grandi au coude à coude, ils s’étaient amusés dans le cabinet paternel avec le bâton de cire et l’aimant, ils s’étaient souvent assoupis en écoutant leur mère jouer dé la musique, ils avaient étudié ensemble à Pétersbourg, et elle le connaissait si peu ! Plus Alexandre prenait de l’âge, plus il se détachait de sa sœur. C’est avec amertume qu’Anna se rappelait comment Alexandre, quand elle venait en visite chez lui, ne lâchait son livre qu’avec un regret visible. Il ne lui faisait pas confidence de ses pensées. A chaque nouvelle information sur les actes infâmes des autorités tsaristes, il s’assombrissait et se renfermait encore plus en lui-même. « Même alors, un observateur perspicace aurait pu prédire sa voie... » Mais Anna n’était pas une observatrice perspicace. Dans la dernière année, Alexandre refusa de loger avec elle, expliquant à un camarade qu’il ne voulait pas compromettre sa sœur, laquelle ne manifestait point de dispositions pour l’action sociale. En hiver, Alexandre fut surpris par Anna alors qu’il tenait en mains d’étranges objets. Comme elle était loin de penser à des explosifs ! Bientôt elle tomba, dans son logement, sur une réunion de conspirateurs. Mais ses amis à lui n’étaient pas ses amis à elle. On ne l’initia à rien. Un des derniers jours, le 26 février, alors que son âme était plongée dans une mortelle angoisse, il vint à l’improviste chez elle, s’assit, réfléchit, attendit, comme s’il espérait le miracle d’un rapprochement. Mais elle ne comprit pas l’état d’esprit de son frère, elle essaya de causer avec lui de choses frivoles. Le miracle ne s’accomplit pas, Alexandre s’en alla, renfermé, étranger, condamné. Et elle resta mesquinement vexée de ce qu’il lui cachait quelque chose. C’est en cellule seulement qu’elle comprit que son frère était venu la voir pour lui adresser un dernier appel et qu’elle ne lui avait pas donné ce qu’il attendait. Dès l’enfance, elle s’était habituée à chercher dans le regard d’Alexandre l’approbation ou le blâme. Maintenant elle sentait nettement qu’elle n’avait pas rencontré l’approbation et que c’était, cette fois, pour toujours. Elle écrivit à son frère d’une prison à l’autre : « Il n’y a pas meilleur que toi, plus noble que toi sur la terre. » Mais le gémissement tardif de l’aveu n’arriva pas à destination.

Après l’arrestation d’Alexandre et d’Anna, une parente des Oulianov qui habitait Pétersbourg écrivit à l’ancienne institutrice des enfants, la priant d’avertir leur mère avec précaution. Fronçant ses jeunes sourcils, Vladimir garda longtemps le silence, considérant la lettre de Pétersbourg. Le coup de tonnerre avait éclairé pour lui d’une lumière nouvelle la figure d’Alexandre, « Mais c’est une affaire sérieuse, dit-il, cela peut tourner mal pour Sacha. » Évidemment, il ne doutait pas de l’innocence d’Anna. Le soin de préparer sa mère à recevoir cette nouvelle lui incomba. Mais celle-ci, ayant deviné un malheur dès les premiers mots, réclama la lettre et commença tout de suite ses préparatifs de départ. Il n’existait pas encore de voie ferrée partant de Simbirsk, il fallait aller en voiture jusqu’à Syzrane. Par mesure d’économie et pour plus de sûreté durant le voyage, Vladimir se mit en quête d’un compagnon de route pour sa mère. Mais la nouvelle des événements s’était déjà répandue dans la ville; tout le monde s’écartait d’eux peureusement, personne ne consentait à voyager avec la mère d’un terroriste. Vladimir prit bonne note de cette leçon. Ces jours-là comptèrent pour beaucoup dans la formation de son caractère et de ses inclinations. Il revoyait le jeune homme sévère et taciturne qui s’enfermait le plus souvent dans sa chambre, quand il n’était pas obligé de s’occuper des cadets que l’on avait confiés à ses soins. Le voici donc tel qu’il était, cet infatigable chimiste, cet observateur de vers annelés, ce frère silencieux, si proche et tellement inconnu ! Lorsqu’il lui fallait parler delà catastrophe avec Kachkadamova, Vladimir répétait : « Eh bien, c’est qu’Alexandre ne pouvait pas faire autrement ! » La mère venait voir ses enfants pour de courtes visites, racontait ses démarches et espérait pour Alexandre le bagne à perpétuité. « Je partirais alors avec lui, mes aînés sont déjà grands, et je prendrais les petits avec moi. » Ce n’étaient plus une chaire et une célébrité de savant, mais les chaînes et l’as de carreau du costume de forçat qui étaient devenus l’objet de ses espérances.

Maria Alexandrovna n’obtint une entrevue avec son fils que le 30 mars, un mois après l’arrestation. Alexandre pleura, embrassa ses genoux, la supplia de lui pardonner, se justifia en disant qu’à part ses devoirs de famille, il avait un autre devoir envers la patrie, et il s’efforça de préparer sa mère au sort qui l’attendait. « Il faut se résigner, maman ! » disait-il. Mais maman ne voulait pas se résigner. Quittant son fils, elle allait voir sa fille, quittant sa fille, elle allait voir les autorités et des personnages influents. Son affliction était incommensurable, mais son courage s’éleva à la hauteur de son affliction. Elle ne se rendait pas, frappait à toutes les portes, s’efforçait de ranimer l’espoir chez son fils, donnait des espérances à sa fille. Elle fut admise à la séance du tribunal. En un mois et demi de détention, Alexandre avait acquis de la virilité, et même sa voix possédait, de façon toute nouvelle, une autorité impressionnante. L’adolescent était devenu un homme. « Comme il parla bien, Alexandre, d’une manière si persuasive, si éloquente ! » Mais la mère ne put pas tenir dans la salle jusqu’à la fin de son discours : cette éloquence lui brisait le cœur. La veille de l’exécution, espérant encore, elle répétait à son fils à travers les deux grillages du parloir : « Courage !» Le 5 mai, en route pour aller voir sa fille, elle apprit, par une feuille qui se vendait dans la rue, qu’Alexandre déjà n’était plus. Nul ne connaît les sentiments que la mère infortunée porta en elle jusqu’à la grille derrière laquelle se trouvait Anna. Mais Maria Alexandrovna ne plia pas, ne s’effondra pas, ne livra pas le secret à sa fille. Quand celle-ci lui demanda des nouvelles de son frère, la mère répondit : « Prie pour Alexandre. » Anna ne sut pas deviner, derrière le courage, le désespoir. Avec quel respect les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, qui avaient déjà appris l’exécution d’Alexandre, laissaient passer devant eux cette femme austère vêtue de noir ! Sa fille ne savait pas encore que le deuil du pète était déjà devenu le deuil du frère.

Simbirsk était parfumé de toutes les fleurs de ses jardins, quand arriva de la capitale la nouvelle de la pendaison d’Alexandre Oulianov. La famille du conseiller d’État, hier encore respectée de tous, était devenue la famille d’un criminel d’État supplicié. Les connaissances et les amis, tous sans exception, se détournaient de la maison de la rue de Moscou. Même le bon vieux maître d’école, qui était venu bien des fois jouer aux échecs avec Ilya Nikolaïévitch, ne montrait plus le bout de son nez. Vladimir observait d’un œil pénétrant son entourage, sa lâcheté et sa félonie. Il trouva là des leçons irremplaçables de réalisme politique.

Anna fut rendue à la liberté quelques jours après l’exécution de son frère; au lieu de l’expédier en Sibérie, les autorités consentirent à l’envoyer, sous la surveillance de la police, à Kokouchkino, pays natal de la mère. Pour Maria Alexandrovna s’ouvrit une nouvelle phase de l’existence. Elle avait non seulement à recréer ses rapports avec l’extérieur, mais à se refaire elle-même. Le mouvement lent et rigoureux de la révolution tusse, passant sur les têtes des jeunes générations de l’intelligentsia, refit l’éducation de plus d’une mère conservatrice. Des femmes de la noblesse, de la bourgeoisie ou des milieux petits-bourgeois étaient obligées de quitter leurs foyers pour passer de longues heures dans les parloirs des gendarmeries, dans les cabinets des procureurs et dans les conciergeries des prisons. Elles ne devenaient pas révolutionnaires, mais, pour défendre leurs enfants, elles menaient leur propre lutte contre le régime, à l’arrière du front de la révolution. Elles rendaient l’autorité plus odieuse par les plaintes qu’elles élevaient contre ses vindictes et ses cruautés. La fonction maternelle devenait une fonction révolutionnaire. De ce milieu se détachaient des figures véritablement héroïques, d’un élan spirituel plus élevé que celui de la mater dolorosa évangélique qui ne savait que se prosterner devant l’autocratie des cieux. Maria Alexandrovna entra pour les trente années qui lui restaient à vivre dans l’ordre des mères souffrantes et militantes.

C’est précisément durant les semaines où se décidait, dans la capitale, le sort de son frère que le cadet devait se préparer aux examens de fin d’études au gymnase (certificat de maturité). Comme Alexandre après la mort du père, Vladimir, après l’exécution de son frère, n’interrompit que quelques jours son travail intensif. Le Conseil pédagogique caractérisa parfaitement l’élève de huitième année Oulianov : « Il étudie avec zèle toutes les matières, et particulièrement les langues de l’antiquité ». Pour dix des matières du programme, Oulianov obtint la mention « très bien », c’est seulement pour la logique qu’il eut la mention « bien ». N’est-ce pas parce que Hegel, son futur maître, appelait la logique scolaire dies tote Gebein[3] et comparait avec mépris les syllogismes à un jeu de patience pour enfants ? Ou peut-être la logique du futur révolutionnaire faisait-elle déjà un écart du « très bien » au « bien » par rapport à la logique officielle ? Malgré la remontrance toute récente qu’il avait reçue de Pétersbourg pour avoir récompensé de la médaille d’or et du diplôme le plus élogieux le futur criminel d’État Alexandre Oulianov, le Conseil pédagogique ne put refuser la médaille d’or à son frère cadet : aux derniers examens, Vladimir obtint pour toutes les matières la note « très bien ». Quand il quitta le gymnase, il était âgé de dix-sept ans et deux mois.

Dans les zemstvos et la presse de l’époque, des plaintes s’élevaient contre le système des études classiques qui donnait au pays « des hommes faibles de poitrine, nerveux, à la colonne dorsale déformée et d’esprit plutôt débile ». Ce n’est pas étonnant : le système lui-même, tout entier, avait pour objet de déformer les esprits et les épines dorsales. Vladimir Oulianov sortit cependant du gymnase sain et sauf : bien que le « Barriquot » eût considérablement maigri, il avait la poitrine bien développée, les nerfs en bon état, l’esprit, de même que la colonne vertébrale, solide et droit. On n’aurait pas pu dire le moins du monde de cet adolescent qu’il était beau : il avait un teint grisâtre, des yeux bridés à la mongole, des pommettes saillantes, des traits forts et cependant mal accusés, des cheveux roussâtres sur une solide caboche. Mais les petits yeux marron étincelaient de perspicacité et de crânerie sous les sourcils roux et le jeu de la physionomie reflétait fidèlement la musique des forces intérieures. Dans un groupe d’élèves figés devant l’appareil photographique, Vladimir ne pouvait nullement attirer sur lui l’attention. En revanche, dans une conversation animée, dans les divertissements et particulièrement dans le travail, il se trouvait inévitablement le premier, et le second était bien loin derrière lui.

L’appréciation officielle que donna sur Vladimir Oulianov le directeur du gymnase, Kérensky, vaut d’être reproduite intégralement : « Très doué, constamment appliqué et soigneux, Oulianov a toujours été à la tête de sa classe et, à la fin de ses études, a été récompensé par la médaille d’or, s’en étant montré le plus digne par ses succès, son développement et sa conduite. Ni au gymnase, ni à l’extérieur, on n’a jamais signalé un seul cas où Oulianov, soit par la parole, soit par un geste, aurait suscité un jugement défavorable de la part des chefs et des professeurs du gymnase. L’instruction et le développement moral d'Oulianov ont toujours été attentivement suivis par les parents, et, à partir de 1886, après la mort du père, par la mère toute seule, qui consacra tous ses soins et toute son attention à l’éducation des enfants. Cette éducation était fondée sur la religion et sur une discipline raisonnable. Les heureux fruits de l’éducation familiale ont été évidents dans l’excellente conduite d’Oulianov. En observant de plus près le genre de vie familial et le caractère d’Oulianov, je n’ai pu me dispenser de noter en lui une réserve excessive et un air distant, même à l’égard des personnes de connaissance, et, en dehors du gymnase, à l’égard de camarades qui étaient l’honneur de leurs écoles; et en général il était très renfermé. La mère d’Oulianov n’a pas l’intention de perdre de vue son fils durant ses études à l’Université. » Kérensky lui-même, à en juger par ses rapports annuels, fondait l’éducation sur « le développement du sentiment religieux, la déférence à l’égard des personnes plus âgées, la soumission aux autorités et le respect de la propriété d’autrui ». A la lumière de ces principes irréprochables, il n’est pas facile de croire que l’attestation exemplaire qu’il avait délivrée concerne celui qui devait plus tard saper la religion, les autorités et la propriété. A vrai dire, le directeur du gymnase était en même temps un intime de la famille Oulianov, et, d’après Elisarova, il voulait, par un avis favorable, aider Vladimir à surmonter les difficultés dont il était menacé dans sa carrière à cause de ce qui était advenu à son aîné. Mais quels que fussent les motifs de Kérensky, il ne se serait jamais décidé, sous les yeux de tout le Conseil pédagogique, à décerner à son pupille une attestation aussi favorable s’il n’avait pas été sûr qu’elle répondait à la réalité. L’honorable directeur agissait avec d’autant plus d’assurance que, justement, son intimité avec les Oulianov, qui n’était certainement pas fortuite, lui avait permis de compléter les observations faites à l’école sur Vladimir par celles qu’il faisait dans la famille.

L’indication selon laquelle la base de l’éducation familiale résidait dans « la religion et une discipline raisonnable », est confirmée par Elisarova elle-même dans les termes suivants : « Ilya Nikolaïévitch était... un croyant profondément sincère, et il élevait ses enfants dans cet esprit », exigeant d’eux en même temps « une subordination poussée jusqu’au pédantisme. » Jusqu’à seize ans, Vladimir resta croyant. Et par les conditions mêmes du développement de l’opinion russe comme par les traits distinctifs de son caractère très entier, il ne pouvait, en aucune manière, s’il gardait des convictions religieuses, nourrir simultanément des idées destructrices dans le domaine de la politique. Il faut, quoi qu’en pensent les cagots de la révolution, accepter ce fait tel qu’il est : le noyau de la personnalité de Vladimir, tout en se gonflant de sucs vitaux, se dissimulait pour quelque temps sous l’écorce protectrice de la tradition. Vladimir avait appris à mettre une bride à sa causticité naturelle là où il le fallait, surtout après sa mésaventure avec le « Français ». Il ne cherchait pas les aventures et n’aimait pas faire du bruit pour rien. Sans renoncer à son individualité, il savait s’arranger avec le régime du gymnase, lui opposant sa résistance morale, son ingéniosité, sa belle humeur.

Il est vrai qu’environ un an auparavant, Vladimir avait tourné le dos à la religion, prenant ainsi le départ pour la révision générale de toutes les conceptions traditionnelles. Mais ce processus s’accomplissait encore obscurément. Vladimir commençait seulement à devenir « une personnalité douée de pensée critique », Et, en même temps, la sagesse acquise par expérience à dix-sept ans lui apprit à dissimuler le changement qui s’était opéré en lui à un maître qui l’observait de près. Il n’y a par conséquent aucune raison de reprocher au digne directeur d’avoir le moins du monde maquillé, au nom d’une amitié personnelle, ses sentiments de fidèle sujet.

Certains doutes peuvent naître, non point à cause des passages élogieux, mais justement à cause de ce qu’il y a de critique dans l’attestation. Un état de dépression passager, dû aux malheurs familiaux, ne devait pas permettre, en tout cas, de classer l’adolescent disert et railleur dans la catégorie des êtres renfermés et inabordables. Resterait seulement à supposer que Kérensky le père était aussi mauvais psychologue que, par la suite, son fils se révéla l’être, si, sous la formule peu précise « d’air distant », ne se cachait un autre trait que le directeur avait remarqué, mais qu’il n’avait pas su comprendre et appeler de son vrai nom. Le problème, d’ailleurs, n’était pas des plus faciles. Derrière la contenance et l’esprit disciplinés de Vladimir, on pressentait une sorte d’élément psychique insolite. On le percevait aussi dans ses rapports avec les jeunes gens de son âge. Tout paraissait aller bien et cependant les choses n’étaient pas tout à fait normales. Vladimir faisait largement profiter les autres de ses connaissances. Il enseignait avec succès le latin à sa sœur aînée. Deux années durant, il travailla sans se faire payer avec un instituteur tchouvaque, le préparant au diplôme de fin d’études secondaires. Il rédigeait volontiers des dissertations pour les autres, s’efforçant de s’adapter au style d’autrui. Mais il n’amenait jamais personne chez lui. Vladimir Oulianov était séparé des jeunes gens de son âge, même de ceux qui « étaient l’honneur de l’école », par une sorte de cloison invisible qui excluait l’intimité, de même que la familiarité. Il avait d’excellents rapports avec nombre d’individus, il n’était l’ami de personne. « Mon frère, écrit Elisarova, brocardait souvent ses camarades et certains professeurs. » Les railleries, faut-il penser, portaient juste et n’épargnaient pas toujours les amours-propres; mais, ce qui est encore plus grave, c’est qu’elles marquaient une distance entre le railleur et sa victime. « Il n’avait pas de grands amis, même lors de ses années de gymnase », reconnaît Elisarova. La vantardise, l’arrogance, la jactance étaient absolument étrangères au garçonnet, puis à l’adolescent : les dimensions mêmes de sa personnalité excluaient déjà de tels défauts. Mais l’énorme supériorité personnelle du futur pêcheur d’hommes se refusait à des rapprochements qui exigent, sinon l’égalité, du moins certaine équivalence. Malgré sa sociabilité, Vladimir restait à l’écart. Dans la mesure où il pouvait le comprendre, le directeur avait pressenti ce trait de caractère qui, par la suite, lui valut tant de reproches et de blâmes, jusqu’au moment où il finit par s’imposer. Peut-être le plus juste serait-il d’y voir une manifestation du génie. Vladimir Oulianov, au gymnase, était l’embryon de Lénine.

En ce qui concerne l’intention de la mère de « ne pas laisser partir » Vladimir tout seul, Kérensky ne parlait pas à la légère. Le directeur du département de la police, au cours des interminables démarches de Maria Alexandrovna en faveur d’Alexandre, lui avait donné « le conseil » de fixer son fils cadet le plus loin possible du foyer de contagion de la capitale, dans une des universités les plus calmes de la province. Il fut donc décidé que Vladimir étudierait à Kazan. Maria Alexandrovna résolut de s’y installer avec toute la famille : elle voulait croire que, sous sa sauvegarde, Vladimir ne se laisserait pas entraîner aussi facilement dans une voie funeste. Et de plus, rester à Simbirsk eût été désormais intolérable : tout y rappelait trop un passé récent, et les amis d’hier, par leur lâche hostilité, expulsaient en quelque sorte la famille de son vieux nid. Maria Alexandrovna se hâta de vendre la maison et, quelques semaines après, elle déménageait avec les enfants qui lui restaient pour aller à Kazan rejoindre Vladimir. Dans son nouvel établissement, la famille se trouva de nouveau isolée comme elle l’avait été dans la première période de sa vie à Simbirsk et, en outre, à présent, sous la noire nuée de la disgrâce.

La ville, qui comptait environ une centaine de milliers d’habitants, et qui s’appelait « la capitale de la Volga », conservait, bien qu’elle possédât une université, le caractère d’une province tout à fait reculée. Les idées et les espérances qui avaient agité la société cultivée vingt ans auparavant s’étaient déflorées et fanées. « L’ennui qui ronge la vie à Kazan, écrit un journaliste dans une revue de l’époque, a pénétré partout et a infusé dans les institutions publiques de Kazan, dans la Douma, dans les zemstvos, une sorte d’apathie. » Fondée au début du xixe siècle, l’université de Kazan avait eu une histoire dramatique. Lorsque la Sainte-Alliance déploya sur l’Europe ses ailes noires, la science universitaire, en Russie, si résignée qu’elle fût, tomba sous la suspicion des cagots de cour. Quand l’inspecteur général Magnitsky découvrit avec épouvante que le droit naturel était déduit par les professeurs de Kazan de la raison et non pas de l’Évangile, il proposa de fermer l’université et d’en raser l’édifice. Alexandre Ier poursuivit le même but par un autre chemin : il nomma l’inspecteur général recteur de l’université. Magnitsky établit pour toutes les sciences des règlements très sévères, rédigés par un caporal et complétés par un moine soûl. Désormais, les paraboles se développaient au nom de la Sainte-Trinité et les réactions chimiques ne se produisaient qu’avec l’approbation du Saint-Esprit. Réduite pour longtemps à un état de complète humiliation, l’université connut par la suite un certain renouveau, durant le rectorat, long de vingt ans, du célèbre Lobatchevsky, créateur d’une géométrie non euclidienne, dite « hypothétique ». Oulianov père avait été le disciple de Lobatchevsky, mais, à vrai dire, durant les années d’une nouvelle décadence des universités russes, provoquée par l’effroi que ressentit Nicolas Ier devant la révolution de 1848. Enseignant à Penza, Ilya Nikolaïévitch, sur la recommandation de Lobatchevsky, avait dirigé, durant plusieurs années, la station météorologique, laborieusement et non sans succès.

Vladimir entra à l’université de Kazan trente-sept ans après son père, non pas à la faculté des sciences, mais à la faculté de droit. Le directeur du gymnase de Simbirsk fut chagriné de ce choix : il espérait que son meilleur élève deviendrait un philologue. Mais la carrière d’enseignant séduisait peu Vladimir : il voulait se faire avocat. Le milieu étudiant de Kazan était, pourrait-on dire, encore plus démocratique que dans les autres universités. Mais la vie des établissements d’enseignement supérieur était en ces jours-là frappée de panique : il ne s’était passé que trois mois depuis l’exécution d’Alexandre Oulianov et de ses camarades. Le gouvernement, qui disposait d’une puissante police et d’un million de soldats, ne cessait de redouter les étudiants dont le nombre s’élevait à peine à quinze mille. Le statut de 1884 entrait maintenant tout à fait en vigueur. Les professeurs libéraux furent chassés, les inoffensifs groupements régionaux dissous, les étudiants suspects exclus, ceux qui restaient furent contraints de porter un uniforme détesté. Le ministre de l’Instruction publique, comte Délianov, perfide nullité, interdit par une circulaire spéciale l’admission dans les gymnases des « enfants de cuisinières ». Léonide Krassine, qui avait l’âge de Lénine et qui devait plus tard militer avec lui, raconte dans ses souvenirs : « Pendant l’automne de 1887, lorsque je vins pour la première fois à Pétersbourg passer mes examens à l’Institut technologique, la capitale vivait la plus sombre des réactions. » A Kazan, en tout cas, cela n’allait pas mieux.

Et pourtant, le milieu étudiant trouva en lui-même des forces de révolte. Les premiers accents de protestation avaient retenti dans les murs de l’université de Pétersbourg au printemps, quand le recteur Andréevsky prononça, à l’occasion du complot d’Oulianov et de ses camarades, une harangue dans l’esprit qui caractérise si bien les héros de la chaire professorale, ces rampants pathétiques : « Pourquoi ces malheureux se sont-ils fait ouvrir la porte de notre université ? Ils sont entrés dans notre charmante famille universitaire pour la déshonorer... », etc. Le lendemain, une proclamation de l’Union des groupements régionaux déclarait déshonorée une université qui « était tombée servilement, derrière son recteur, aux pieds du despotisme... » L’exécution de cinq étudiants jeta l’université dans les transes. Les vacances atténuèrent quelque peu cet état d’esprit. Mais, à partir de l’automne, les étudiants se sentirent pris dans l’étau. L’atmosphère des amphithéâtres et des couloirs, du coup, devint pesante. En novembre déferla une vague de « désordres ». Partie de Moscou, elle atteignit en décembre la Volga.

Les étudiants de l’université de Kazan se réunirent d’autorité en assemblée le 4 décembre, firent appeler l’inspecteur, lui présentèrent avec fracas leurs revendications, refusèrent de se disperser. L’inspecteur remarqua, dans les premiers rangs, un jeune étudiant qui, à la sortie, exhiba une carte d’inscription portant le nom d’Oulianov. La même nuit il fut arrêté dans son logement. S’était-il signalé par sa conduite protestataire, ou bien avait-il été compris dans la liste des quarante étudiants arrêtés à cause de la mauvaise réputation de son nom, il n’est pas facile de répondre à cette question. En tout cas, le rôle de dirigeant n’était pas à la hauteur d’un novice : les organisateurs des « désordres » étaient toujours des étudiants des cours supérieurs, plus expérimentés, qui agissaient de concert et qui étaient en liaison avec d’autres centres universitaires. Cependant, les documents officiels de l’époque essaient d’éclairer autrement la conduite du jeune étudiant. Le recteur d’académie fit savoir dans un rapport que, d’après les termes de l’inspecteur, Vladimir Oulianov, durant son court séjour à l’université, s’était distingué par « sa dissimulation, son incurie et même son impolitesse ». Et même, deux jours avant l’assemblée, il aurait, prétendait-on, attiré sur lui l’attention des surveillants : il causait dans le fumoir avec « les étudiants les plus suspects », sortait, rentrait, apportait différents objets; le 4 décembre, il s’élança dans la salle des fêtes, avec le premier groupe, et se précipita en criant par les couloirs, « avec de grands gestes comme pour inciter les autres à faire de même ». De cette esquisse pittoresque, un fait ressort clairement : dès la première heure de son séjour à T université, Vladimir était tombé sous la loupe vigilante de la police qui découvrit aussitôt en lui trois vices : « de la dissimulation, de l’incurie et même de l’impolitesse ». On peut parfaitement ajouter foi à un témoignage imprimé d’après lequel Lénine, comme il le raconta lui-même plus tard, « n’avait joué aucun rôle remarquable » dans les désordres. Mais l’inspecteur ne s’était guère trompé quand, d’avance, dirigeant sur Oulianov son verre grossissant, il le découvrit « dans le groupe de tête ». Et peut-être l’œil expérimenté du policier sut-il remarquer une haine ardente dans le regard de cet adolescent qui portait un nom gênant. « Étant donné les circonstances exceptionnelles dans lesquelles se trouve la famille Oulianov, ajoute le recteur d’académie dans son rapport, cette attitude d’Oulianov dans l’assemblée a donné motif aux inspecteurs de le juger tout à fait capable de manifestations de tout genre, illégales et criminelles. » L’arrestation était par conséquent d’un caractère préventif. Dans le fait qu’Oulianov, en sortant de la réunion, remit à l’inspecteur sa carte d’étudiant, Elisarova et d’autres voient un défi supplémentaire. En réalité, la signification de ce geste n’est pas éclaircie. Il est possible que des étudiants plus avisés aient réussi à éviter d’avoir à présenter leurs cartes, et qu’Oulianov se soit trouvé pris à l’improviste. Mais il n’est pas impossible aussi que, dans un état d’extrême excitation, il ait mis sous le nez de l’inspecteur, comme carte de visite d’un protestataire, sa carte d’inscription, Le commissaire de police qui emmena Oulianov au commissariat essaya de lui faire la leçon en route : « Pourquoi vous révoltez-vous, jeune homme ? Vous avez une muraille devant vous... — Une muraille, oui, mais croulante, répliqua aussitôt le détenu, et elle va s’effondrer. » Cette réponse du tac au tac était cependant empreinte d’un excès d’optimisme : une seule poussée sur la muraille ne fut pas suffisante. Mais le mutin n’a guère plus de dix-sept ans. Il apprendra avec les années à apprécier les problèmes d’une façon plus réaliste. Après plusieurs jours de détention, Vladimir fut exclu de l’université où il avait passé moins de quatre mois, et expulsé de Kazan. C’est ainsi que six mois après l’exécution d’Alexandre, un nouveau coup frappa la famille, moins tragique, certes, mais tout de même pénible : la carrière du cadet semblait brisée.

Au printemps encore, le directeur du gymnase en témoignait solennellement : « On n’avait jamais signalé un seul cas où. Vladimir Oulianov aurait, soit par ses paroles, soit par un geste... suscité un jugement défavorable. » Mais les rues de Kazan ne s’étaient pas encore couvertes de neige qu’Oulianov entreprenait déjà de saper les bases de la société : il se dissimulait dans le fumoir, s’entretenait avec des étudiants suspects, gesticulait et exhortait les autres à agir. Le changement fut-il si brusque, ou bien les notes des autorités du gymnase et de l'université donnaient-elles de lui une image absolument contraire à la réalité ? Elles comportaient quelques déformations. Mais là n’est pas l’essentiel. Au cours des mois qui venaient de s’écouler, Vladimir avait connu le plus grand bouleversement intime de sa vie : le tsar avait fait pendre son frère.

Chapitre IX. Le père et les deux fils[modifier le wikicode]

Dans la littérature soviétique, il est presque de règle maintenant de représenter la tendance révolutionnaire des frères Oulianov comme le résultat de l’influence de leur père. Tel est le mécanisme de la légende. Quiconque a eu dans le passé des relations avec la famille du directeur des écoles primaires a estimé de son devoir, en ces dernières années, d’exposer dans la presse, de façon rétrospective, ses idées sur le caractère révolutionnaire de la famille. De même que dans la littérature chrétienne, non seulement les saints mais, si possible, leurs aïeux sont parés des attributs de la plus grande piété, ainsi les évangélistes moscovites-byzantins de ces derniers temps jugent inadmissible de ne voir, dans le père de Lénine, que ce qu’il fut, c’est-à-dire un fonctionnaire dévoué à l’instruction publique. En vain ! Personne ne réclame du père d’un poète qu’il ait eu des dons poétiques, et le père d’un révolutionnaire n’est pas tenu d’être un conspirateur. C’est déjà bien si les parents n’empêchent pas leurs enfants de développer leurs dons naturels. Mais le biographe, lui, de façon générale, n’a rien à exiger des parents. Il doit les montrer tels qu’ils étaient. Quelles leçons peut-on en effet tirer d’une biographie, si elle pèche par la base a l’égard des faits ? « Ilya Nikolaïévitch considérait avec beaucoup de sympathie le mouvement révolutionnaire »; la maison des Oulianov dans la rue de Moscou était, paraît-il, quelque chose comme un club politique; dans les débats sur des thèmes révolutionnaires, « le ton était donné pat Alexandre », mais Vladimir aussi — pouvait-il en être autrement ? — « participait souvent aux discussions, et avec beaucoup de succès ». Un écrivain aussi autorisé que feu Lounatcharsky a déclaré qu’Ilya Nikolaïévitch « avait de la sympathie pour les révolutionnaires et élevait ses enfants dans l’esprit révolutionnaire ». Un pas encore, et l’on trouve chez lui que Lénine était « rattaché par le sang, à travers son père et son frère, à la révolution d’antan, celle de la Narodnaïa Volia ». C’est avec stupéfaction que nous apprenons de la fille cadette, M. Oulianova, qu’Ilya Nikolaïévitch « avait formé » les nouveaux cadres d’instituteurs primaires « dans l’esprit des années 60 et 70 ». Il est hors de doute que l’enseignement qu’il dispensait a contribué à répandre les idées progressistes des années 60 et 70. Mais l’histoire de la pensée sociale russe a coutume d’entendre, par là, les idées du populisme révolutionnaire, à savoir la rupture avec l’Église, la reconnaissance de la doctrine du matérialisme, la guerre implacable aux classes d’exploiteurs et au tsarisme. Il ne pouvait être question d’une pareille éducation dans les écoles normales primaires, même si l’organisateur en personne partageait « les meilleures idées des années 70 ». Mais il ne les partageait pas du tout. Il était dans la nature d’Ilya Nikolaïévitch d’apporter un pieux zèle à l’instruction, qui n’excluait pas, cependant, sa foi en l’eucharistie. Cela ne peut s’expliquer par de vaines références concernant « l’époque » : les esprits avancés, non seulement des années 60 mais même des années 40, étaient athées et socialistes utopiques. Ilya Nikolaïévitch ne se rattachait pas à eux, que ce fût par le caractère de son activité, ou par sa façon de penser. Il suffit de noter que dès le début de ses fonctions d’inspecteur, il était soucieux d’attirer l’attention de ses supérieurs sur le manque de zèle des prêtres dans l’enseignement du catéchisme. Les maîtres qui avaient passé par les cours d’Oulianov se révélèrent, d’après des témoignages dignes de foi, les meilleurs maîtres de la province ; mais dans l’histoire du mouvement révolutionnaire, ils n’ont joué aucun rôle. Les idées d’Ilya Nikolaïévitch et de ses disciples n’étaient pas les idées révolutionnaires de Tchernychevsky, de Bakounine, de Jéliabov, mais c’étaient les idées modérément libérales des pédagogues dispensateurs de la culture : Pirogov, Ouchinsky, le baron Korff. Pourtant, même dans l’enseignement se rencontraient, en ces années-là, des révolutionnaires; avec quelques-uns d’entre eux, Ilya Nikolaïévitch, dans la première période de son service de professeur, avait d’étroites relations de travail. Mais aucun d’entre eux ne fut maintenu dans son poste, tous furent exclus de l’enseignement. Ainsi en fut-il d’un des professeurs de l’Institut noble de Penza qui se permit de prononcer, à la cérémonie annuelle de 1860, un discours d’opposition. Pareil exploit ou bien pareille « divagation » n’aurait pu venir à l’esprit d’Ilya Nikolaïévitch. Déjà, en 1859, il reçoit « pour ses excellents services et son zèle » cent cinquante roubles de gratification. Un sénateur chargé d’une mission d’enquête le signale bientôt comme « remplissant consciencieusement ses fonctions ». Trois ans plus tard, un nouvel inspecteur hautement qualifié, exprimant une opinion défavorable sur un certain nombre d’autres maîtres, fait l’éloge d’Oulianov. L’année suivante, en 1863, quand, lors de l’insurrection polonaise, le général aide-de-camp Ogarov recherche parmi les instituteurs des provinces de la Volga les rouages de la sédition et arrive à conclure que « l’esprit de négation et d’incrédulité » a pour foyer l’université de Kazan, Ilya Nikolaïévitch, élève de l'Alma mater contaminée, reste comme auparavant bien noté. Trois ans plus tard encore, dans l’affaire de Karakozov, un des anciens collègues et amis d’Oulianov se trouva inculpé. Quant à lui, en cette occasion, il ne fut même pas l’objet accidentel d’une suspicion imméritée : sa mentalité religieuse traçait, aux yeux des autorités, et tout à fait justement, une sûre démarcation entre lui et le monde des séditieux. Ainsi, dès l’aube de son activité, en ses années de jeunesse et de célibat, Ilya Nikolaïévitch se tenait strictement dans les limites de ses fonctions de pédagogue. Nulle part et en rien, il ne se montrait enclin à s’engager dans la voie interdite.

L’établissement d’un office d’inspecteurs des écoles primaires était déjà, en soi, une mesure due à la réaction bureaucratique, dirigée contre l’autonomie des zemstvos en matière d’instruction. Un pédagogue quelque peu suspect du point de vue de sa « moralité » politique n’aurait pu, en aucun cas, être nommé à un poste de si haute confiance. Relatant l’histoire de la lutte gouvernementale contre les 3'zemstvos, Lénine, dans un article de 1901, détache particulièrement deux dates : 1869 et 1874, quand la bureaucratie, refoulant les administrations locales autonomes, s’empara définitivement de la curatelle de l’instruction populaire. Ces deux dates sont d’un intérêt non seulement historique, mais aussi biographique ; en 1869, le père de Lénine fut nommé inspecteur, en 1874, directeur des écoles primaires. Ilya Nikolaïévitch, fort bien noté au ministère, gravissait régulièrement les échelons hiérarchiques; il reçut en temps voulu le titre d’« Excellence » et la décoration de Saint-Vladimir, accompagnée d’un anoblissement héréditaire. Non, ce curriculum vitae ne ressemble pas du tout à la carrière d’un révolutionnaire, ni même d’un paisible citoyen de l’opposition. Nous pouvons parfaitement croire la fille aînée quand elle dit que « son père ne fut jamais un révolutionnaire ». Si Elisarova, forcée, comme tous les autres, d’apporter son tribut à la légende officielle, écrit dans de plus récents essais que, par ses convictions, Ilya Nikolaïévitch était « un populiste », cette dénomination doit être prise dans un sens très large : les tendances populistes coloraient non seulement l’idéologie des libéraux, mais aussi celle des conservateurs-ultras. Sous l’influence du renforcement de la lutte révolutionnaire dans la seconde moitié des années 70, Ilya Nikolaïévitch, comme la majorité des libéraux, se porta non vers la gauche, mais vers la droite de ses opinions déjà bien modérées. Il avait un jour fait cadeau aux aînés de ses enfants d’un recueil des poèmes de Nékrassov, et Alexandre s’enivrait des strophes, mordantes comme l’ortie, de la poésie plébéienne. Mais déjà, trois ou quatre années plus tard, au moment où Vladimir entrait dans son adolescence, le père, loin de pousser les cadets, commença à retenir les aînés. Bientôt il se retira définitivement dans sa coquille de personnage officiel. Quand une nièce se plaignit à lui, avec indignation, de l’injuste révocation d’une institutrice primaire dont l’activité n’avait rien eu d’antigouvernemental, Ilya Nikolaïévitch écouta sans mot dire, « concentré en lui-même, la tête baissée ». Aux questions de sa fille, âgée de quatorze ans, il opposait le silence. Cet épisode pris sur le vif éclaire bien la figure du père et tout le climat familial. Quant aux débats révolutionnaires dans lesquels « Alexandre donnait le ton », il n’en pouvait être question. « Notre père qui ne fut jamais un révolutionnaire, continue Elisarova, étant âgé de plus de quarante ans et chargé de famille, voulait, en ces années-là, nous préserver, nous les jeunes », et ces simples termes en finissent une fois pour toutes avec la légende de l’influence révolutionnaire du père. Mais justement, les témoignages irréfutables de la fille aînée sont le plus souvent laissés de côté.

Julius Cederbaum, le futur Martov, raconte comment, en 1887, un des jeunes avocats apporta subrepticement chez son père le réquisitoire de l’affaire Lopatine, et comment lui, garçon de quatorze ans, retenant sa respiration et tendant toutes les forces de sa pensée, écouta, la nuit, la lecture du discours du procureur sur les attentats, les évasions et les rébellions à main armée. La famille de Cederbaum était une paisible famille libérale, nullement liée avec les cercles révolutionnaires. La lecture d’un pareil document secret sur une affaire de terrorisme eût été, cependant, absolument inconcevable dans la maison de Son Excellence le conseiller d’État Oulianov. Si, dans les premières années de ses fonctions à Simbirsk, Ilya Nikolaïévitch, en qualité d’étranger au milieu et de « libéral », se trouva isolé dans le petit monde des gouvernants de la province, il finit par être, de l’aveu général, « une personnalité très populaire, aimée et respectée dans la ville », c’est-à-dire qu’il eut des accointances avec la bureaucratie. Ce n’est point par hasard que le directeur du gymnase Kérensky, ferme conservateur qui fondait sa méthode pédagogique sur « le saint-évangile et sur le culte divin », éprouvait une grande sympathie pour la famille Oulianov. En ce qui concerne les dernières années de la vie d’Ilya Nikolaïévitch qui s’écoulèrent sous le règne d’Alexandre III, c’est peut-être dans un propos de Délarov, ancien député de Simbirsk, à la IIe Douma d’Empire, qu’on touche au plus près la vérité : « I. N. Oulianov était un homme aux conceptions conservatrices, mais ni rétrograde, ni conservateur à l’ancienne mode; il avait ses visées particulières dans l’existence..., du zèle à servir pour le bien du peuple. »

Si l’on parle de l’influence directe d’Ilya Nikolaïévitch sur le choix que ses enfants firent d’une carrière, elle ne s’exerça pendant un certain temps que sur la fille aînée : sa première volonté consciente fut de devenir institutrice et, durant environ deux ans avant de partir pour les cours supérieurs, elle travailla dans une école primaire. Mais c’est précisément chez sa sœur aînée qu’Alexandre ne trouvait pas de préoccupations révolutionnaires. En ce qui concerne les fils, durant leurs années de gymnase, quand ils étaient sous l’influence directe du père, ni Alexandre ni Vladimir n’adhérèrent à aucun des cercles clandestins où, par la lecture des livres tendancieux, se formaient de futurs révolutionnaires. Il est fort probable que personne n’essaya même d’entraîner dans une voie condamnable les fils d’un haut fonctionnaire qui restaient invariablement les meilleurs élèves de leur classe et gardaient une impeccable tenue scolaire. Mais il y avait une autre cause, plus profonde. Dans la famille d’un propriétaire esclavagiste, d’un fonctionnaire concussionnaire ou bien d’un prêtre rapace, le fils et la fille, du moment qu’ils étaient entraînés pat de nouveaux courants, devaient rompre de bonne heure et brutalement avec leurs parents pour aller se chercher un autre milieu hors de leur famille. Au contraire, les enfants Oulianov trouvèrent longtemps une réponse à leurs besoins spirituels dans l’enceinte de la maison paternelle. En outre, enclins par nature à prendre tout au sérieux, ils devaient considérer avec quelque défiance la solution que donnaient aux grandes questions, bien à la légère, des jeunes gens de leur âge qui bien souvent ne réussissaient pas dans leurs études. Mais le conflit des deux générations était prédéterminé même dans cette famille : les enfants achevaient de méditer et de formuler les conclusions devant lesquelles hésitaient les parents. Le conflit inévitable avec les enfants sur le terrain politique ne fut épargné à Ilya Nikolaïévitch que par son décès prématuré.

« Qui ne sait, écrivait Lénine onze ans après la mort de son père, la facilité avec laquelle s’accomplit dans la sainte Russie la transformation d’un intellectuel radical, d’un intellectuel socialiste, en un fonctionnaire du gouvernement impérial, fonctionnaire qui se console en pensant qu’il est « une utilité » dans les limites de la routine des bureaux, fonctionnaire qui justifie par cette « utilité » son apathie politique, son obséquiosité devant le gouvernement du knout et de la nagaïka ? » Il serait injuste d’appliquer sans réserves ces paroles sévères à Ilya Nikolaïévitch Oulianov, mais seulement parce que, dans sa jeunesse, il n’avait été ni socialiste, ni radical au vrai sens du mot. Mais il reste incontestable qu’il a servi durant toute son existence en fonctionnaire soumis de l’autocratie. Les admirateurs par trop zélés qui, à cause du fils, s’efforcent de donner une nouvelle nuance à la physionomie politique du père, manifestent ainsi un excès de vénération à l’égard des liens de parenté de Lénine et un manque de respect pour ses véritables idées.

L’opinion généralement admise d’après laquelle Vladimir aurait subi en premier lieu l’ascendant révolutionnaire de son frère terroriste paraît si totalement vérifiée par toutes les circonstances de sa vie qu’elle n’a même pas besoin, à ce qu’il semble, d’être démontrée. En réalité, cette hypothèse est également fausse. Alexandre n’introduisait aucun des membres de la famille dans son monde intime, et Vladimir moins que tout autre. « C’étaient, d’après les termes d'Elisarova, des individualités indubitablement très brillantes, chacune en son genre, mais absolument différentes. » Le parallèle entre les deux frères, bien qu’il puisse mener à anticiper sur l’évolution du cadet, s’impose ici par la marche même de notre narration. Un publiciste radical, Vodovosov, qui avait fait la connaissance d’Alexandre à Pétersbourg et qui avait ensuite fréquenté les Oulianov à Samara, écrivit, bien des années plus tard, alors qu’il avait émigré par antisoviétisme, que la famille Oulianov, d’une « rare aménité », offrait « deux types différents fortement accusés » : l’un, que représentait parfaitement Alexandre, avec l’ovale de son visage pâle et ses yeux au regard méditatif et pénétrant, captivait par sa jeune fraîcheur et sa spiritualité ; l’autre type, détestable pour Vodovosov, trouvait sa plus complète réalisation en Vladimir : « Toute la face était saisissante dans l’ensemble par une sorte d’amalgame d’esprit et de grossièreté, je dirais même d’animalité. Le regard était frappé de voir ce front intelligent, mais rejeté en arrière ; un nez charnu ; Vladimir Ilitch était presque complètement chauve à 21-22 ans. » Le contraste ainsi établi, visiblement inspiré par les images d’Ormuzd et d’Ahriman, n’est pas la propriété exclusive de Vodovosov. Kérensky le fils qui, d’ailleurs, n’a connu personnellement ni l’un ni l’autre des frères — il avait six ans quand Vladimir achevait ses études au gymnase —, les appelle « des antipodes moraux» : « Au charme brillant» d’Alexandre s’oppose d’après lui « l’insurpassable cynisme » de Vladimir. Les mêmes couleurs, à peu de chose près, sont employées par un écrivain de Simbirsk, Tchirikov, et par d’autres : la sympathie sincère ou fictive pour le frère aîné doit donner du poids à l’aversion pour le cadet. Mais le contraste établi n’est tout de même pas une invention; il n’est pas difficile d’y discerner le reflet, déformé par la haine, d’un contraste réel.

« La différence de nature entre les deux frères, écrit Elisarova, apparut dès l’enfance et il n’y eut jamais d’intimité entre eux. » Vladimir considérait Alexandre avec « un respect sans bornes », mais ne jouissait visiblement pas de la sympathie d’Alexandre (Elisarova s’exprime sur ce point plus discrètement : « Alexandre avait une bien plus grande sympathie pour Olga, parmi les cadets »). Se fondant sur d’anciens récits fragmentaires de son mari, dont elle se souvenait mal, Kroupskaïa essaie d’élucider en peu de lignes les rapports des deux frères dans leur jeunesse : « Ils avaient beaucoup de goûts en commun, l’un et l’autre ressentaient le besoin de rester longtemps seuls... Ils vivaient d’ordinaire ensemble... et lorsqu’un des nombreux jeunes de leur entourage venait leur faire visite... les garçons aimaient à dire : Faites-nous le plaisir de vous en aller. » Cette « phrase favorite », à elle seule, démontre sans erreur que Kroupskaïa ne se représente pas clairement le caractère d’Alexandre et les rapports mutuels entre les frères. « Faites-nous le plaisir de vous en aller », ainsi pouvait fort bien s’exprimer Vladimir. Mais Alexandre, qui ne tolérait pas les mots d’esprit sarcastiques, ne pouvait alors que faire la grimace.

De physionomie et de caractère, Alexandre ressemblait plutôt à sa mère. Dans le visage et la psychologie de Vladimir prédominaient les traits du père. Très important pour le fond, ce contraste, cependant, est trop élémentaire pour épuiser la question. La virilité — en russe ce mot est réservé exclusivement au mâle — était le trait de caractère le plus net de Maria Alexandrovna. Mais c’était la virilité d’une mère qui se donne tout entière et jusqu’au bout à la famille et aux enfants. Et la virilité d’Alexandre était avant tout le courage d’aller au sacrifice. L’autoritarisme, la fougue, l’esprit railleur, le grasseyement, la calvitie précoce et la mort prématurée, tout cela, Vladimir le doit à Ilya Nikolaïévitch. Mais si l’aîné n’était pas un double de la mère, le cadet était encore moins le pendant de son père. Chacun d’eux recueillit de ses parents et, par leur intermédiaire, d’ancêtres plus éloignés, certains « chromosomes » qui, par leur croisement, donnèrent ces deux figures humaines, tout à fait exceptionnelles, mais si dissemblables.

Indiscutablement, les deux frères avaient des traits communs : de grandes aptitudes, quoique inégales ; l’amour du travail ; la capacité de se donner tout entier à l’action ; une parcimonie qui était même étonnante pour de si jeunes gens. Enfin, last but not hast, tous deux devinrent révolutionnaires. Les auteurs de la littérature réactionnaire ne se lassaient pas de représenter les révolutionnaires russes comme ignares et dénués de tout talent. Au fond, Tourguéniev comme Gontcharov n’étaient pas loin d’avoir la même opinion. Pourtant, certes, ce n’étaient pas des incapables qui déterminaient la physionomie générale des rangs révolutionnaires. Les frères Oulianov — aussi bien Alexandre que Vladimir —, de même qu’avant eux les dirigeants des décembristes, des groupes éducateurs, des populistes, de la Volonté du Peuple, représentaient la fleur même de l’intelligentsia russe.

« Dans toute ma vie qui est déjà assez longue, écrit Vodovosov, je ne pourrais compter que peu de personnes qui aient produit sur moi une impression aussi enchanteresse, au plein sens du mot, qu’Alexandre Ilitch Oulianov. » Ceux qui connurent le frère aîné sont tous d’accord pour dire la séduisante harmonie de sa nature, exempte de « la moindre pose ou affectation », sa franchise organique et ses scrupules attentifs à l’égard de la personnalité d’autrui, même dans les petites choses. Il n’est pas difficile de penser que, dans les relations personnelles, Alexandre avait infiniment plus de séduction que Vladimir. Il est vrai que, pour être exempt de fausseté et de pose, pour détester la gloriole, Vladimir ne le cédait en rien à Alexandre. Il en était de même pour son caractère entier ; seulement, sa nature était toute différente ; elle n’était pas vouée aux relations personnelles. Chacun des frères était fait d’une seule pièce, mais les éléments étaient différents. Et lorsque Lounatcharsky affirme avec bonhomie qu’Alexandre « pour le génie ne le cédait en rien à Vladimir Ilitch », on ne peut s’empêcher de dire : ces gens-là utilisent une bien courte échelle, pour mesurer le génie. Cette épithète emphatique appliquée à Alexandre est en réalité un reflet rétrospectif de la figure historique de Vladimir,

L’aîné, dès les années de gymnase, lisait Dostoïevsky avec plaisir et émotion : la recherche psychologique tourmentée de son œuvre répondait au monde intérieur de ce garçon concentré et profondément sensible, déjà blessé par la réalité ambiante. Pour Vladimir, l’auteur de Crime et Châtiment resta un étranger, même dans ses années de maturité. En revanche, il relisait avidement Tourguéniev que Dostoïevsky détestait, puis Tolstoï, le plus puissant des réalistes russes. Dans l’antithèse de Tolstoï et de Dostoïevsky, qui n’était pas par hasard l’un des thèmes favoris de l’ancienne critique littéraire russe, il y a bon nombre d’aspects divers; mais le plus important, c’est le contraste qui peut être établi entre une tragique introspection et une radieuse assimilation du monde extérieur. Il serait trop simpliste de reporter intégralement cette antithèse sur les deux frères; mais elle n’est nullement indifférente pour la compréhension de leurs caractères.

Alexandre était de constitution mélancolique. Ilya Nikolaïévitch estimait que Vladimir avait le tempérament « cholérique ». Anna nous peint l’aîné des frères comme renfermé, souvent même morose dans sa tendresse inexprimée. « Je ne l’ai jamais vu d’une joyeuse insouciance, écrit un de ceux qui participèrent au complot ; il était constamment méditatif et mélancolique. » C’était absolument l’opposé de Vladimir dont le trait le plus saillant était une jovialité toujours débordante, expression d’une force sûre de soi. Parlant d’Alexandre comme d’un organisateur réfléchi, un autre des conspirateurs note discrètement : « Il était peut-être un peu lent. » En revanche, Vladimir se distinguait avant tout, et pas seulement en ses jeunes années, par l’impétuosité de son élan et sa célérité dans le travail, qualités nourries par la richesse, la diversité et la rapidité des associations subconscientes : n’y a-t-il pas là une des principales ressources du génie ?

L’une de ses caractéristiques essentielles, écrit Elisarova au sujet d’Alexandre, c’est qu’il ne savait pas mentir. S’il ne voulait pas dire quelque chose, il se taisait. Cette qualité qui lui était propre se manifesta brillamment devant le tribunal. » On a envie d’ajouter : quel malheur ! Dans une lutte sociale implacable, une telle mentalité vous laisse sans défense en politique. Les moralistes austères ont beau ratiociner, eux qui sont menteurs par vocation, le mensonge est le reflet des contradictions sociales, mais aussi, parfois, un moyen de lutte contre elles. On ne peut, par un effort moral individuel, échapper à la texture du mensonge social. En l’espèce, Alexandre ressemblait plus à un chevalier qu’à un politicien. Et cela dressait une cloison psychique entre lui et le frère cadet, beaucoup plus résistant, plus opportuniste dans les questions de morale individuelle, mieux armé pour la lutte, mais en tout cas non moins intransigeant à l’égard de l’injustice sociale.

Tourguéniev disait du frère de Léon Tolstoï, Nicolas, subtil observateur et psychologue, qu’il ne lui manquait que certains défauts pour devenir un remarquable écrivain. Léon Tolstoï lui-même considérait cette appréciation paradoxale comme « très juste ». Peut-être indirectement y trouvait-il une justification des traits de son caractère qui l’empêchaient d’avoir de bons rapports même avec les membres de sa famille. Le propos de Tourguéniev signifie que, pour remplir une fonction publique, il est nécessaire de posséder des qualités supplémentaires qui sont loin de servir toujours à l’ornement de la vie individuelle. Si cette remarque est juste à propos de l’écrivain, elle l’est encore plus à propos de l’homme politique et, à un degré incommensurablement plus grand, du dirigeant. Mais il ne résulte nullement du jugement de Tourguéniev que, sur la balance de la morale, s’il existe une balance pour les impondérables, Léon Tolstoï ait moins pesé que son frère Nicolas. L’influence d’Alexandre sur le cercle des personnes qu’il approchait était grande. Mais il est improbable qu’elle eût pu dépasser ce cercle. Alexandre n’avait pas la volonté de dominer, l’aptitude à utiliser pour la cause non seulement les qualités, mais aussi les défauts d’autrui, et à ne pas tenir compte des personnes, en cas de besoin. Il était trop égocentrisme, trop possédé par ses propres impressions, trop enclin à considérer un problème comme résolu quand il l’avait résolu pour lui. L’esprit d’offensive infatigable du prosélytisme n’était pas dans sa nature. Et justement, l’existence chez le cadet des traits caractérisant le futur homme public, écrivain, orateur, agitateur, tribun, le rendait étranger et même peu avenant aux yeux d’Alexandre.

On voit Vladimir, en toutes circonstances, initiateur, réformateur, conducteur de masses humaines. Quant à Alexandre, en des conditions de culture plus avancée, on peut l’imaginer paisible savant et père de famille. Entraîné par la marche des événements dans la révolution, il recueillit la méthode consacrée par la tradition du terrorisme, fabriqua des bombes d’après le modèle de Kibaltchich et, couvrant de son corps les autres, marcha à la mort. Alexandre offre l’Image d’un martyr alors que, chez Vladimir, en tout point, se révèle un chef. L’un est entré dans l’histoire de la révolution comme la plus tragique des figures de l’échec, l’autre comme la plus grande des figures de la victoire.

L. Kaménev, qui fut au début le rédacteur en chef des Œuvres complétés de Lénine, écrit prudemment : « H est possible que ce soit précisément de la bouche de son frère aîné que Vladimir Ilitch ait entendu parler pour la première fois de la doctrine de Marx et des idées et tendances qui occupaient l’intelligentsia de ces années-là. » Un autre notable publiciste soviétique, ancien rédacteur en chef des Isvestia, Stéklov, s’exprime de façon bien plus catégorique : « Justement, peu de temps avant son arrestation, l’aîné avait remis à son frère cadet... le tome premier du Capital. Ainsi, Alexandre Oulianov l’instituait non seulement comme son successeur, mais aussi comme l’héritier et le continuateur de Karl Marx. » Cette version s’est répandue dans le monde entier; or, elle est en complète contradiction avec les faits et les circonstances psychologiques. « Jamais, en présence de plus jeunes, raconte Anna, Alexandre ne contestait ou ne niait rien. » Et à sa sœur aînée, qui vivait tout près de lui à Pétersbourg, il ne faisait point de confidences sur ce qui était pour lui le plus important. Entre les frères n’existait nullement cette sphère intime d’intérêts et d’entretiens — sur Dieu, l’amour, la révolution — qui, dans d’autres familles, lie étroitement les aînés et les plus jeunes. Nous avons déjà entendu dire par Anna : « La différence de nature entre les deux frères apparut dès l’enfance et il n’y eut jamais d’intimité entre eux. » Durant l’été de 1886, le dernier que les frères passèrent ensemble, ils furent plus loin l’un de l’autre que jamais. S’étant repris relativement vite après la mort du père, Vladimir se sentit devenu dans la maison comme le chef de famille. Sa récente émancipation à l’égard des idées religieuses devait du coup relever l’opinion qu’il se faisait de lui-même. Comme il arrive souvent chez les jeunes gens qui ont de la volonté, le besoin d’une certaine autonomie se manifestait gauchement chez lui en cette période de mue, aux dépens de la personnalité des autres et, pour une part notable, aux dépens de l’autorité de la mère. « La raillerie était un trait constant du caractère de Vladimir, et particulièrement à cet âge de transition. » Nous pouvons d’autant plus ajouter foi à ces paroles que la sœur aînée, telle qu’elle se dessine elle-même dans ses écrits, ne semble guère avoir oublié les moqueries. En ce qui concerne Alexandre, il n’admettait qu’avec peine les moqueries au sujet des tierces personnes : quant à lui, nul n’aurait jamais eu l’idée de le narguer. Alexandre reprit contact pour la première fois, cet été-là, avec la famille où le père n’était plus. Sa tendre affection pour la mère, avivée par la séparation et par la perte commune, se manifestait avec une particulière intensité. Indépendamment de la profonde différence des caractères, les frères étaient maintenant orientés en des sens différents. A l’enfantine adoration du temps où Vladimir voulait tout faire « comme Alexandre » succéda une lutte pour son indépendance personnelle; inévitablement, il commença à s’éloigner de son frère aîné : à la concentration d’esprit d’Alexandre, à ses attentions pour les gens, à sa crainte de faire montre de sa supériorité, Vladimir opposait une bruyante agressivité, des railleries, sa passion organique d’être le premier. L’été se passa en malentendus.

Écoutons Elisarova. La brusquerie et les persiflages de Vladimir « se manifestèrent particulièrement... après la mort du père dont la présence avait toujours eu une action modératrice sur les garçons ». A sa mère, Vladimir « se mit à répondre parfois avec une brusquerie qu’il ne se serait pas permise du temps du père ». Il semble, remarquons-le en passant, que, dans les insolences affichées de Vladimir, il y ait eu une protestation à retardement contre la férule du père. La mère se rappelait plus tard d’un air peiné comment Alexandre eut quelquefois à intervenir pour elle en ce dernier été. Un jour, Vladimir jouant aux échecs d’un geste négligent rembarra sa mère qui lui rappelait une commission à faire, et quand Maria Alexandrovna insista avec irritation, il répliqua pat une plaisanterie insouciante. Alexandre intervint alors : « Ou bien tu vas faire tout de suite ce que maman te dit, ou bien je ne joue plus avec toi. » L’ultimatum était posé calmement, mais si fermement que Vladimir s’acquitta aussitôt de la commission. Anna, bien que, dit-elle, elle fût choquée par « les railleries, l’insolence, l’outrecuidance » de Vladimir, tomba tout de même sous sa coupe, et en tout cas elle entretenait volontiers avec lui des conversations où se succédaient plaisanteries, pointes et rires. Alexandre non seulement ne participait point à de tels entretiens, mais il les tolérait à peine : il avait son propre lot de sentiments, et Anna le surprit plusieurs fois à jeter sur elle un regard désapprobateur. En automne, à Pétersbourg, elle trouva le courage de demander à Alexandre : « Qu’est-ce que tu penses de bon de notre Vladimir ? » Alexandre répondit : « Sans aucun doute, il est très capable, mais nous ne nous entendons pas. » Peut-être même avait-il dit : « Nous ne nous entendons pas du tout », ajoute Elisarova, se corrigeant elle-même; en tout cas son frère s’était exprimé « résolument et nettement». « Pourquoi ? » demanda la sœur stupéfaite. Mais Alexandre éluda la réponse, soulignant seulement ainsi la profondeur du désaccord. L’aîné traitait le cadet non pas avec hauteur de « garçon capable », mais comme un égal, d’ « homme capable », et tout porte à penser que la mémoire d’Anna a fidèlement conservé cette nuance. Mais en même temps, ce qui frappa sa sœur fut la distance morale à laquelle il se plaçait à l’égard de son frère. Le manque de parenté spirituelle pour Alexandre suffisait à exclure la possibilité de conversations avec Vladimir sur des sujets intimes. Il existait pourtant une autre cause, non moins profonde. Pendant l’été de 1886, Alexandre n’avait encore rien décidé pour lui-même. Il lisait Marx, mais ne savait pas du tout encore quelle application pratique il ferait de cette lecture. Même en automne, à Pétersbourg, il essayait encore de repousser les déductions révolutionnaires auxquelles il parvenait. Pouvait-il confier ses hésitations et ses doutes à son frère cadet avec lequel, d’ailleurs, « il ne s’entendait pas du tout » ?

Il ne peut par conséquent être question d’une influence politique directe d’Alexandre sur Vladimir. Mais l’influence morale devait, même si ce ne fut pas sur-le-champ, trouver son expression politique. En suggérant à son frète par toute sa nature de plus hautes exigences à l’égard de lui-même et des autres, Alexandre, sans le chercher, rapprochait le conflit, à dire vrai inévitable, entre Vladimir et le milieu qui l’entourait. Anna se rappelle comment Alexandre, étant venu passer ses vacances à la maison, serra la main au vieux commissionnaire de son père d’une façon « amicalement simple », ce qui « attira des observations, comme quelque chose de peu habituel ». Cet épisode intéressant, qui n’est pas resté fortuitement dans la mémoire de la sœur, projette, disons-le à ce propos, un reflet sur les mœurs du fonctionnariat bourgeois d’alors, telles qu’elles se manifestaient même dans une des meilleures familles de ce temps-là : l’atmosphère générale était encore saturée jusqu’à l’asphyxie des vapeurs du droit de servage ! Il est hors de doute que les gestes sincèrement « démocratiques » d’Alexandre eurent pour la formation de la personnalité de Vladimir une importance supérieure à celle qu’auraient pu avoir de brèves conversations sur la Narodnaïa Voila ou bien sur Marx. Mais ils ne tinrent jamais de pareilles conversations.

Quelles étaient les idées, les états d’âme de Vladimir durant l’été de 1S86, à la veille de sa dernière année d’études au gymnase ? Depuis l’hiver précédent, il était entré, d’après Elisarova, dans la période « où l’on rejette les autorités, dans la période où, pour la première fois, par une attitude négative, disons, se forme la personnalité ». Mais sa critique, malgré toute sa véhémence, n’avait encore qu’un rayon d’action très limité ; elle était dirigée contre le gymnase, les maîtres, partiellement contre la religion. « Il n’y avait rien de précisément politique dans nos entretiens. » A sa sœur qui était arrivée de la capitale, Vladimir ne posait aucune question sur les organisations révolutionnaires, les publications illégales, les groupements politiques d’étudiants. Anna ajoute : « Je suis persuadée qu’avec les rapports qui existaient alors entre nous, Vladimir ne m’aurait pas dissimulé de pareilles préoccupations », s’il en avait eu de telles. Ce que l’on raconte des discussions politiques qui auraient eu lieu dans la maison des Oulianov déjà du vivant du père, du rôle dirigeant d’Alexandre dans ces débats et des adroites répliques de Vladimir, tout cela est inventé d’un bout à l’autre. Bien que, parmi les élèves du gymnase de Simbirsk, comme le prouvent les découvertes récemment faites dans les archives de la gendarmerie, il existât, même dans la période la plus sombre des années 80, des cercles clandestins et de petites bibliothèques tendancieusement sélectionnées, Vladimir, six mois après la mort de son père, n’avait encore été nullement touché par la politique et ne manifestait pas le moindre intérêt pour les brochures économiques dont était chargée la planche à livres d’Alexandre dans la chambre commune des deux frères. Le nom de Marx ne disait absolument rien à l’adolescent qui accordait son intérêt presque exclusivement aux belles-lettres. Mais, en ce qui concerne la littérature, il s’y intéressait passionnément. Il absorbait, durant des journées entières, les romans de Tourguéniev, page après page, allongé sur une couchette et se laissant porter par l’imagination dans le royaume « de ceux qui sont de trop » et des jeunes filles idéalisées, sous les tilleuls de nobles allées. Ayant lu jusqu’au bout, il recommençait : son avidité n’était jamais assouvie.

Ainsi, malgré une étroite proximité, chacun des frères vécut cet été-là dans son propre univers. Alexandre, de l’aube au crépuscule, se penchait sur le microscope. Kroupskaïa, à ce sujet, met dans la bouche de Lénine la phrase suivante : « Non, jamais mon frère ne fera un révolutionnaire, pensais-je alors, un révolutionnaire ne peut pas consacrer tant de temps à l’étude des vers annelés. » Évident anachronisme ! Le Vladimir d’alors, étranger à la politique, ne pouvait concevoir de telles réflexions sur son frère que toute la famille considérait comme un futur savant. En revanche, après l’arrestation et l’exécution d’Alexandre, Vladimir dut effectivement se répéter : qui aurait pu croire que mon frère remplacerait un jour le microscope par une bombe ?

Relaxée, Anna, épargnant Vladimir, ne lui communiqua pas ce que le frère supplicié avait dit de lui. Mais Vladimir n’était ni sourd ni aveugle. Dans l’attitude d’Alexandre à son égard, il ne pouvait se dispenser de sentir un éloignement nuancé d’une secrète irritation, sinon même d’une aversion. Rien d’irréparable, tout cela est temporaire et changeant : ainsi devait-il se consoler; le rapprochement viendra inévitablement plus tard; lui, Vladimir, montrera ce qu’il vaut et Alexandre sera forcé de le reconnaître ; il y a encore toute une vie à parcourir, c’est-à-dire une éternité. Mais, pour aujourd’hui, l’on en est encore au monde merveilleux de Tourguéniev. Et pourtant non, ce qui advint, ce fut la forteresse Pierre-et-Paul et l’exécution d’Alexandre.

Quelques années plus tard, un social-démocrate, Lalaïantz, questionnait Lénine sur l’affaire du 1er mars. Celui-ci répondit : « Pour nous tous, la participation d’Alexandre à un acte terroriste fut tout à fait inattendue. Peut-être ma sœur savait-elle quelque chose, moi, je ne savais rien. » En réalité, la sœur ne savait rien non plus. Le témoignage de Lalaïantz confirme entièrement le récit d’Anna et coïncide avec ce que, d’après Lénine, Kroupskaïa rapporte à ce sujet dans ses souvenirs. Pour expliquer ce fait qui détruit complètement sa propre version concernant l’intimité des frères, Kroupskaïa essaye d’alléguer la différence d’âge; mais cette allégation, pour le moins insuffisante, ne change rien au fait. L’affliction que lui inspirait la mort de son frère ne pouvait, en Vladimir, que se teinter d’amertume à penser qu’Alexandre lui avait caché le plus important et le plus profond de lui-même, et de mécontentement de soi pour n’avoir pas accordé assez d’attention à son frère, pour avoir souligné d’une façon provocante son indépendance. La vénération qu’enfant il avait eue pour Alexandre devait maintenant revenir décuplée, aiguisée par un sentiment de culpabilité envers lui, et par la conscience de l’impossibilité de réparer « la faute ». « Devant moi se trouvait non plus le garçon turbulent, jovial, écrit dans ses souvenirs son ancienne institutrice qui lui remit la lettre fatale de Pétersbourg, mais un homme mûr, qui réfléchissait profondément. » C’est en serrant les dents que Vladimir passa par les dernières épreuves du gymnase. On a conservé sa photographie, faite, probablement, pour l’examen de sortie : sur un visage aux traits encore incertains mais où se lit déjà une forte concentration, avec la lèvre supérieure relevée d’une façon provocante, s’est étendue l’ombre du chagrin et de la première haine profonde. Ainsi, il y a deux morts au début de cette nouvelle période de la vie de Vladimir. Convaincante dans sa nature physiologique, la fin de son père favorisa son attitude critique vis-à-vis de l’Église et du mythe religieux. Le supplice du frère éveilla une ardente haine à l’égard des bourreaux. Le futur révolutionnaire se trouvait déjà en puissance dans le caractère de l’adolescent et dans les conditions sociales qui le formaient. Mais il fallait une première impulsion, et elle fut donnée par l’exécution inattendue du frère. Les premières pensées politiques de Vladimir devaient inévitablement procéder d’un double besoin : venger Alexandre, et par l’action infliger un démenti à sa méfiance.

Pourquoi, en pareil cas, Vladimir s’engagea-t-il dans la voie du marxisme, et non de la terreur ? demandent les biographes officiels, et ils répondent tous en alléguant banalement « le génie ». En réalité, non seulement la réponse, mais la question même sont d’un caractère fictif : comme on le verra, Vladimir ne s’engagea que quelques années plus tard dans la voie du marxisme; ce fut le résultat d’un profond travail de réflexion, et encore resta-t-il longtemps encore partisan de la terreur. Les grossiers anachronismes procèdent fatalement d’une répugnance à considérer l’homme vivant dans sa vivante évolution. Kroupskaïa elle-même a été victime d’une représentation de Lénine marxiste en 18871 Essayant d’expliquer pourquoi l’exécution d'Alexandre ne provoqua pas en Vladimir « la résolution et l’empressement à suivre la voie du frère », elle formule une hypothèse absolument dépourvue de fondement d’après laquelle Vladimir, « vers cette époque, avait déjà ses idées à lui sur bien des choses, avait déjà résolu pour sa part la question de la nécessité de la lutte révolutionnaire ». Plus loin encore, dans le même sens, s’avança la cadette des Oulianov, Maria, qui, à la cérémonie de commémoration de Lénine, le 7 février 1924, raconta comment, apprenant la nouvelle de l’exécution de son frère, Vladimir se serait écrié : « Non, nous ne suivrons pas le même chemin. Ce n’est pas par là qu’il faut marcher. » On pourrait laisser de côté l’évident non-sens du récit de Maria Oulianov qui, au moment de l’événement, n’avait même pas neuf ans, si la phrase imprudemment mise en circulation par elle n’avait été littéralement consacrée, comme une preuve de la profondeur de la pensée politique du lycéen de Simbirsk, qui venait seulement la veille de se débarrasser de la coquille de la religion, qui ne connaissait pas encore le nom de Marx, qui n’avait lu aucune brochure illégale, qui ne connaissait rien et ne pouvait rien connaître de l’histoire du mouvement révolutionnaire russe et qui même n’en était pas encore arrivé à découvrir en lui-même quelque intérêt pour la politique. Que pouvaient, en ces conditions, signifier les paroles que lui attribue sa sœur cadette ? En tout cas, certainement pas une opposition entre la lutte révolutionnaire des masses et la terreur pratiquée par des intellectuels. Si l’on admet pour un instant que la phrase rapportée ait été effectivement prononcée, elle pouvait exprimer non un programme, mais seulement du désespoir : Alexandre n’aurait pas dû, non, il n’aurait pas dû marcher dans cette voie ! Pourquoi ne s’est-il pas adonné à la science ? Pourquoi a-t-il cherché sa perte ?

A la différence des pièces de monnaie, les récits imaginaires, on le sait, ne s’effacent pas, mais, au contraire, grossissent en circulant. Le vieux bolchevik Chelgounov raconte : « Quand on lut le télégramme annonçant l’exécution d’Alexandre, Vladimir Ilitch se frotta le front et dit : Eh bien, nous allons chercher une voie plus efficace. » Toutes les lois de la psychologie humaine sont foulées aux pieds. Vladimir ne se débat point dans le désespoir en apprenant l’effroyable nouvelle, ne s’afflige point sur la perte irréparable, mais « se frotte le front » et déclare la nécessité de suivre « une voie plus efficace ». A qui s’adressaient ces mots ? La mère se trouvait à Pétersbourg, Anna était encore en prison. Évidemment, Vladimir confiait ses révélations de tacticien à Dimitri qui avait treize ans et à Maria qui en avait neuf !

Ces disciples dévoués ne se jouent si facilement des faits et de la logique que parce qu’ils ne sont pas suffisamment contents du maître tel qu’il était. Ils veulent un meilleur Lénine. Ils lui attribuent en sa première jeunesse la puissance intellectuelle qu’il ne put acquérir qu’au prix d’un travail titanesque. Ils lui dispensent par excès de zèle des qualités supplémentaires. Ainsi se créent-ils un autre Lénine, un Lénine parfait. Pour nous, il nous suffit de celui qui exista en réalité.

Selon Kroupskaïa, le jeune Vladimir, s’il n’avait pas eu déjà ses propres idées révolutionnaires, après l’exécution de son frère, aurait marché sur ses traces. Mais, en somme, c’est bien ce qu’il fit ! Il ne se dirigea ni vers le village, ni vers les paysans, ni vers la fabrique, ni vers les ouvriers, mais, de même qu’Alexandre, vers l’université. Là il rencontra ce milieu de la jeunesse démocratique qui commençait par lutter pour avoir le droit d’organiser ses réfectoires et ses salles de lecture, et finissait par des complots terroristes. Ayant été chassé pour une protestation d’ordre strictement universitaire, Vladimir s’affermit dans l’idée du terrorisme. S’il ne s’engagea pas pratiquement dans la voie du complot, ce ne fut pas pour des considérations de principe, mais parce que, après la catastrophe du 1er mars 1887, les attentats étaient devenus, pour longtemps, psychologiquement et physiquement impossibles. Des unités révolutionnaires, sans expérience ni perspectives, étaient si isolées du milieu social et même estudiantin, si désunies que personne n’avait le courage de lever le bras pour accomplir une action pratique. La vieille sente de l’intelligentsia se ferma définitivement sur la tombe de cinq étudiants. Aucune autre route ne s’ouvrait. Aucun appel à la lutte, nulle part, ne s’élevait. Comment exercer la vengeance, Vladimir ne le savait. Le caractère accentué de la réaction et la décadence politique de l’intelligentsia donnèrent un délai au jeune homme. Nous verrons qu’il sut bien l’employer.

Chapitre X. La préparation[modifier le wikicode]

Les étudiants exclus pour des raisons d’hygiène politique étaient susceptibles d’être renvoyés des centres universitaires dans leur « pays natal ». Mais à Simbirsk, où Vladimir avait vécu plus de dix-sept ans, presque le tiers de sa vie, il ne lui restait aucune parenté. Il lui fut gracieusement accordé de loger dans l’ancien domaine du grand-père Blank, dont un cinquième était échu en héritage à Maria Alexandrovna. En décembre, Oulianov partit pour Kokouchkino, à quarante verstes de Kazan. C’est là qu’il dut vivre, sous une surveillance discrète de la police, jusqu’à l’automne de l’année suivante. Un peu plus tard arrivèrent de Kazan la mère, Maria Alexandrovna, et les plus jeunes enfants. La famille vécut dans une aile, froide et mal aménagée, du logis qui appartenait à une des tantes. Les voisins ne pouvaient avoir grande envie de frayer avec les Oulianov. De temps à autre, M. le Capitaine de gendarmerie faisait une apparition, désireux de savoir si l’élément criminel était toujours à sa place. Les tantes, alarmées, abreuvaient, comme il est d’usage, le capitaine de gendarmerie, lui servant du thé et des confitures, ou bien de l’eau-de-vie de cerise, et on s’en tenait là. Quelquefois venait aussi en visite un cousin qui ne se distinguait en rien. L’hiver à Kokouchkino fut calme. Les vents grondèrent, le chasse-neige entra en action, le logis fut pris sous l’avalanche. La mère soupirait en détournant la tête. A l’occasion, les tantes hochaient la tête d’un air de reproche. Quelle raison vraiment Vladimir avait-il pu avoir de gâcher sa vie ? Ce qui était arrivé a Alexandre n était-il pas suffisant ? D’ailleurs, on évitait de prononcer le nom d’Alexandre.

Vladimir parvenait à l’âge de la maturité, il était devenu plus attentif à l’égard de sa mère qui, comme par le passé, dépensait pour ses enfants d’inépuisables ressources d’amour et de soins. Anna, qui se distinguait en général par des sautes d’humeur, se montrait nerveuse, plus encore que d’habitude après les épreuves de la prison. La famille menait une vie languissante, au jour le jour, sans savoir ce qu’il fallait attendre du lendemain. Par bonheur, dans l’aile du logis, on découvrit Parmoire aux livres du défunt oncle qui avait eu, en son temps, une réputation d’érudit. Des oncles de cette sorte, fréquemment de l’espèce des Gens de trop de Tourguéniev, se rem contraient dans de nombreuses familles de propriétaires nobles; en déménageant pour le cimetière, ils laissaient à leurs neveux et à leurs nièces une ou deux centaines de livres dépareillés et des collections de vieilles revues russes. Vladimir se jeta sur Parmoire de l’oncle. Le premier accès à la lecture « sérieuse » ne pouvait se produire sans désordre ; le choix des livres se faisait au petit bonheur ; personne n’étant là pour le guider, les regards du jeune homme s’égaraient avec convoitise.

En commençant à prendre connaissance des revues progressistes d’antan, Vladimir, pour la première fois, aperçut le sens de la lutte qui opposait les diverses tendances au sujet des destinées économiques de la Russie. La connaissance des publications des années 60 et 70, qu’il ne cessa par la suite de compléter, lui fut plus tard d’une grande utilité pour ses débats avec les populistes et pour ses premiers travaux littéraires. Mais Parmoire du village ne suffisait pas, il fallut recourir à la bibliothèque de Kazan. En même temps, on s’abonna à un journal, très probablement aux Rousskie Védomosti (Informations russes) de Moscou qui projetaient une terne lueur de libéralisme dans le crépuscule des années 80. Vraisemblablement, c’est durant son séjour de dix mois à Kokouchkino que Vladimir apprit pour la première fois à lire un journal quotidien, art compliqué où il devint plus tard un virtuose. Pour les rapports avec le monde extérieur, on attendait d’heureuses occasions. L’arrivée d’un panier contenant des livres, des journaux, des lettres était chaque fois un événement. Vladimir, d’ailleurs, n’entretenait pas de correspondance. Une fois seulement, il tenta de mettre un de ses anciens camarades de gymnase au courant de ses récents différends avec les autorités universitaires, accablant ses adversaires, dans sa lettre, de critiques de poids; mais disposée à la prudence, la sœur aînée se mit à démontrer qu’il n’était pas raisonnable d’encourir un risque pour soi et de le faire encourir au destinataire, et Vladimir, bien qu’il n’aimât pas du tout se rendre aux arguments d’autrui, renonça pourtant à expédier une lettre qu’il avait écrite avec verve.

Entre Parmoire de l’oncle et le panier d’osier contenant le courrier de Kazan, la vie s’écoulait à Kokouchkino sous la surveillance de la police. Imperceptiblement se cicatrisaient les blessures de la famille, rapidement chez les enfants, lentement chez la mère. Vladimir donnait des leçons à son frère cadet Dimitri, faisait du ski, pourchassait, le fusil à la main, lièvres et autre gibier, à vrai dire sans résultat. Au sujet des déconvenues cynégétiques de Vladimir, Anna écrit : « Au fond de l’âme, de même que mes deux autres frères, il ne fut jamais un chasseur. » Il est difficile de tomber d’accord là-dessus. Lénine était en réalité un chasseur passionné, mais trop fougueux : dans ce domaine il se conformait mal à la discipline. Son ardeur excessive l’empêcha encore par la suite de devenir un bon chasseur, bien que, du temps de sa déportation, il fût parvenu à certains résultats.

Arriva le printemps, le premier que Vladimir ait connu à la campagne, Il avait dix-huit ans accomplis, l’âge printanier. Il devait mieux comprendre à présent pourquoi Alexandre aimait tant la nature et l’isolement qu’il y trouvait. Vers l’été arrivèrent des cousins et cousines, la famille s’était remise des coups reçus. Kokouchkino se ranima, il y eut des promenades en groupe, des parties d’échecs, des chants, la chasse. Parmi ces visiteurs de l’été, il n’y avait personne avec qui il valait la peine d’échanger des idées sur les questions troublantes ; en revanche on pouvait impunément persifler les cousins : bien qu’ils fussent plus âgés, « ils étaient en nette infériorité devant un mot bien ajusté et un sourire malicieux de Vladimir ». En mai, cinq mois après son exclusion, Vladimir avait essayé de se faire rouvrir les portes de l’université. Le curateur de l’arrondissement scolaire de Kazan soumit au ministre un rapport d’après lequel il était clair que l’ex-étudiant Oulianov, « malgré des capacités remarquables et des renseignements excellents, ne pouvait être pour l’instant reconnu comme une personne sûre ni sur le plan moral, ni du point de vue politique ». Une formule brève, « pour l’instant », indiquait que le curateur ne perdait pas l’espoir. Le directeur du département de l’Instruction publique, sans avoir lu le rapport jusqu’au bout, écrivit en marge : « Ne serait-ce pas le frère de l’autre Oulianov ? Est-il lui aussi de Simbirsk ? » Ayant ensuite constaté dans la dernière partie du document que « le solliciteur était le frère de l’Oulianov qui avait subi la peine de mort », il ajouta : « Il ne convient nullement de le réintégrer. » Le ministre de l’Instruction publique était le comte Délianov Witte le caractérisait comme « un homme bon, gentil », et, en même temps, comme « un faiseur matois d’Arménie » qui louvoyait dans toutes les directions. Il était absolument inutile de louvoyer avec un Oulianov : le ministre le rejeta purement et simplement.

Deux mois plus tard, Maria Alexandrovna adresse à Délianov une supplique, mais signée alors par elle-même. Avant que ne soit arrivé le refus, sûr d’avance, de « l’homme bon et gentil », Vladimir envoie au ministre de l’Intérieur une demande d’autorisation de départ pour l’étranger en vue de continuer ses études. La réponse négative du directeur du département de la Police à cette demande de passeport pour l’étranger fut communiquée à Vladimir par l’intermédiaire de la police de Kazan, en raison du fait que les autorités, sur les instances réitérées de la mère infatigable, venaient de lui permettre de s’installer de nouveau à Kazan. La famille s’y transporta pendant l’automne de 1888, à l’exception d’Anna; elle n’obtint la permission de quitter Kokouchkino que quelque temps plus tard.

A dater de la mort d’Ilya Nikolaïévitch, les Oulianov vécurent d’une pension. Mille deux cents roubles par an, versés par le Trésor à la veuve et aux enfants, représentaient en province une somme considérable; mais la famille étant nombreuse, il fallait vivre chichement. L’argent provenant de la vente de la maison de Simbirsk constituait une réserve. Maria Alexandrovna loua, dans la banlieue de la ville, une maisonnette pourvue d’une terrasse et d’un verger en pente. Au rez-de-chaussée, il se trouva qu’il existait, pour quelque raison, deux cuisines. Une de ces deux pièces étant superflue, elle fut occupée par Vladimir, qui, jouissant là d’une solitude relative, s’abîma dans la lecture. Pour lui commencèrent les années de préparation. Elles durèrent, si l’on compte à partir de son exclusion de l’université jusqu’à son départ pour Pétersbourg et à ses activités révolutionnaires, presque six ans. C’est précisément ici, sur la Volga, à Kokouchkino, à Kazan, plus tard clans la province de Samara, que se forma le futur Lénine. Pour le biographe, ces années critiques 1888-1893 sont très intéressantes mais, en même temps, elles sont les plus difficiles à étudier.

Le moindre déplacement du jeune Oulianov faisait l’objet de rapports secrets des instances policières. De tels rapports, comme des pavillons plantés sur la carte biographique, marquent sa voie apparente et facilitent le travail du chercheur. Mais pour la voie intérieure de Vladimir, en cette période préparatoire, alors qu’il n’est pas encore devenu un écrivain, ces pavillons-là n’existent pas encore. Ilya des témoignages dispersés, non dépourvus d’intérêt, certes, mais trop informes, et pour certains tout simplement apocryphes. Il n’y avait auprès de lui personne de plus mûr en politique qui lui servît de guide, ou qui, du moins, pût être un observateur attentif. En dehors de sa sœur aînée qui nous a communiqué tout ce qu’elle savait sur l’évolution de son frère, Vladimir n’avait de rapports qu’avec des jeunes gens de son âge qui étaient en somme des écoliers; et, pour la plupart, ils disparurent de la scène sans laisser de Mémoires, Vladimir ne se révéla pas comme écrivain avant 1893; aucun document concernant son évolution n’a été conservé, aucune de ses rédactions si soignées, rien même de sa correspondance personnelle.

Aux récriminations fréquentes sur la pauvreté des matériaux qui caractérisent les années cruciales de Lénine, Elisarova réplique : « On ne pourrait pas beaucoup en parler. Il lisait, étudiait, discutait. » Une nuance d'irritation dans ces paroles montre seulement avec plus de netteté qu’Elisarova observait la vie spirituelle de Vladimir uniquement de l’extérieur. Pour elle, la question ne se posait point de savoir ce qu’il avait lu, ce qu’il avait étudié, ce qu’il avait discuté, quelle pouvait être son attitude à l’égard du populisme et de la Narodnaïa Volia, comment se modifiait cette attitude sous l’influence de Marx, des chocs avec la réalité, des rencontres et des influences personnelles. En un mot, comment, étant encore étranger à la politique, ayant à peine rompu avec l’Église orthodoxe, le lycéen de Simbirsk, qui, sans souci, s’enivrait de Tourguéniev, devint dans une province perdue de la Volga un marxiste parfait, un révolutionnaire inflexible, le dirigeant de demain. « Je ne me rappelle pas comment s’appelaient ses connaissances », écrit Anna qui ne s’intéressait pas à la vie intérieure de Vladimir, pas plus qu’elle n’était entrée précédemment dans la sphère des intérêts d’Alexandre. De là la pauvreté du contenu et le peu de solidité de ses notes relatives à l’évolution idéologique de Vladimir, alors qu’elle fut son plus proche témoin dans la période critique de la préparation,

La ligne générale de l’évolution de Vladimir n’était pas, à vrai dire, une exception : au début des années 50, la jeune génération de l’intelligentsia dans son ensemble bifurqua brusquement vers le marxisme. Les causes historiques de ce tournant n’étaient pas elles non plus un mystère : c’étaient la transformation capitaliste de la Russie; l’éveil du prolétariat; l’impasse à laquelle avait abouti la marche révolutionnaire indépendante de l'intelligentsia. Mais on ne doit pas faire disparaître une biographie dans l’histoire. Il faut montrer comment, de façon générale, les forces historiques et les tendances se cristallisent dans un individu, avec tous ses traits individuels et ses particularités personnelles. Bon nombre de jeunes gens des deux sexes étudièrent Marx en ces années-là, il y en eut sur les rivages de la Volga. Mais un seul parmi eux réussit à s’assimiler à fond la doctrine, lui subordonnant aussi bien ses pensées que le monde de ses sentiments, et sut par là s’élever au-dessus d’elle, devenir un maître, tandis que la doctrine était un instrument. Et cet être unique fut Vladimir Oulianov. Mais, même si nous possédions des données sur le processus de sa formation durant les années de préparation, la situation du biographe n’en resterait pas moins encore désespérée. Il existe un certain nombre de points importants qui permettent de déterminer avec précision son orbite spirituelle. En ce qui concerne les lacunes, il faudra formuler des hypothèses psychologiques, tout en fournissant au lecteur les données indispensables à leur vérification.

A Kazan, la famille demeurait encore assez isolée, encore que, probablement, elle le fût moins que dans les derniers mois vécus à Simbirsk. Maria Alexandrovna s’était détachée d’un milieu et pour le moment n’en trouvait pas encore un autre. Anna vivait par la pensée en dehors de la famille : elle se préparait à épouser Elisarov. Vladimir n’était pas un étranger à Kazan. Il rechercha quelques-unes de ses anciennes connaissances et, par leur intermédiaire, en fit de nouvelles. Vraisemblablement, Vladimir n’amenait personne à la maison; il ne l’avait pas fait du temps de ses études au gymnase et, depuis son exclusion, il préservait soigneusement les siens des visites indésirables et des désagréments possibles. D’ailleurs, la jeunesse radicale devait éviter la famille d’Alexandre Oulianov pour ne pas attirer sur elle un surcroît d’attentions de la police.

Parmi les nouvelles connaissances de Vladimir, on cite une ancienne affiliée de la Narodnaïa Volia, Tchetvergova, que le jeune homme considérait, d’après certains récits, « avec une grande sympathie ». Elisarova rappelle à ce sujet que Lénine ne renonçait pas en général à « la succession » de l’ancienne Narodnaïa Volia ; mais ici, évidemment, elle tombe dans un de ses anachronismes habituels : par la suite, quand Lénine eut examiné de près les composantes du passé révolutionnaire, il adopta effectivement une certaine partie de l’héritage de la Narodnaïa Volia : une lutte implacable contre le tsarisme, le centralisme, la conspiration; mais si, en 1888, il « ne reniait pas » l’esprit de la Narodnaïa Volia, c’est seulement parce qu’il n’avait pas encore eu le temps de l’envisager de façon critique. Les idées et les tendances n’avaient pas encore de démarcation nette dans sa tête. Pour les autres comme pour lui-même, il restait encore le frère cadet d’Alexandre Oulianov, héros et martyr. Il considérait Tchetvergova comme un bleu à la caserne peut regarder un vétéran couvert de cicatrices.

Quand et comment Vladimir rencontra-t-il pour la première fois son futur maître Marx ? Alexandre avait lu Le Capital durant ses dernières vacances. En raison du sort de son frère, le nom de Marx pouvait tout d’un coup, pour Vladimir, sortir de la sphère d’indifférence où reposent tant de noms humains. Un de ses camarades du gymnase écrit qu’à eux deux, ils avaient essayé, dans la classe supérieure, après l’exécution d’Alexandre, de traduire de l’allemand Le Capital. Si ce souvenir, que la sœur aînée met en doute, n’est pas une simple erreur de mémoire, la tentative ne pouvait avoir en tout cas qu’un caractère épisodique et ne fut point poussée au-delà des premières pages : « Comment de tout jeunes élèves du gymnase, remarque justement Elisarova, auraient-ils été capables de réaliser pareille entreprise ? »

Un autre témoignage, plus certain, en dépit des erreurs de fait qui y sont contenues, place à peu près une année plus tard la rencontre avec Marx. Se fondant sur des entretiens avec Lénine dans l’émigration, durant la guerre impérialiste, Radek raconte : « Étant encore élève au gymnase (?) Ilitch tomba dans un cercle de la Narodnaïa Volia. C’est là que, pour la première fois, il entendit parler de Marx. Une causerie était faite par l’étudiant Mandelstamm, futur cadet, et il développait... les idées du Groupe de l’Émancipation du travail... Ilitch discerna, comme à travers un brouillard, une puissante théorie révolutionnaire. Il se procura le premier tome du Capital qui lui révéla le monde extérieur. » Cela se passait non point à Simbirsk, mais à Kazan, Vladimir n’était pas un élève de gymnase, mais un étudiant exclu. Pour le reste, la narration, bien que stylisée, n’appelle point de sérieuses réserves. Quant à Mandelstamm, futur avocat libéral, que, dans sa jeunesse, il ait eu une rougeole de marxisme, c’est la première fois que nous rencontrons ce détail intéressant que Radek n’avait pu recueillir que de Lénine lui-même. La référence au cercle de la Narodnaïa Volia confirme que le frère du terroriste participait bien aux réunions de ce cercle.

Il ne faut pourtant en aucun cas se représenter le cercle de Kazan comme un groupe de conspirateurs, et encore moins comme une organisation terroriste. Tout simplement, un certain nombre de jeunes gens se groupaient autour d’un individu surveillé par la police, peut-être autour de la même Tchetvergova. Si l’on prend à la lettre ce que dit Radek, lorsqu’il prétend que Lénine, ce soir-là, entendit pour la première fois prononcer le nom de Marx, il nous faudra non seulement renvoyer aux apocryphes le récit de la tentative faite à Simbirsk pour traduire de l’allemand Le Capital, mais il faudra aussi admettre que, pendant l’été de 1886, Vladimir ne s’était absolument pas intéressé au gros volume sur lequel Alexandre avait passé des soirées, ce qui n’est nullement impossible : lisant Tourguéniev et jouant aux échecs, l’élève du gymnase pouvait, d’un regard rapide, parcourir une reliure sans se rappeler même le nom de l’auteur.

De la première édition russe du Capital, la ville universitaire de Kazan ne reçut guère qu’environ une douzaine d’exemplaires; la plus grande partie du tirage fut bannie des bibliothèques et confisquée lors des perquisitions. Depuis longtemps, l’ouvrage était devenu une rareté. Vladimir réussit-il à se procurer ce trésor dans l’armoire secrète de quelque libéral cultivé, lui fut-il communiqué par des déportés de la Narodnaïa Volia ou bien par des étudiants du chef-lieu, nous n’en savons rien. Il est possible que ce soit précisément sa recherche du Capital qui l’ait amené, par l’intermédiaire de Mandelstamm ou par d’autres voies, à prendre contact avec les premiers cercles marxistes.

Quoi qu’il en soit, exclu de l’université impériale, l’étudiant se rattacha à l’université clandestine de Marx. Et quel étudiant ! Le biographe donnerait beaucoup pour regarder par une fente le jeune Lénine dans un coin de cuisine de la maisonnette de Kazan, plongé dans le premier chapitre du Capital. Lorsque, le soir, son regard tombait sur Anna, il la choisissait immédiatement comme auditoire. Vladimir ne pouvait garder pour lui ses pensées, comme l’avait fait Alexandre. Elles le possédaient, le soumettaient à elles et exigeaient qu’il leur en soumît d’autres. Assis sur le fourneau de la cuisine couvert de vieux journaux, gesticulant follement, il révélait à sa sœur aînée les mystères de la plus-value et de l’exploitation.

Nous avons très peu d’informations sur le cercle de Kazan auquel adhéra Vladimir. « Il n’y eut point de dirigeant plus autorisé, écrit Elisarova, plutôt par hypothèse, dans ce cercle. » Un certain nombre d’étudiants lisaient ensemble de bons livres et échangeaient leurs idées sur ce qu’ils avaient lu. Vers le printemps de 1889, les études prirent, apparemment, un caractère plus systématique. Vladimir s’absenta plus souvent le soir. Pendant ces mois, il avait réussi à progresser dans l’étude du Capital et, dans l’ensemble, il avait mûri ; on peut supposer avec quelque certitude qu’il devint, dans le cercle, le premier parmi ses pairs et qu’il s’acquitta de ses obligations de dirigeant non officiel très sérieusement et consciencieusement. Mais il ne s’agissait encore que de chercher sa voie.

Il existait un certain nombre de cercles semblables dans la ville universitaire. Le plus sérieux était le cercle de Fédoséev dont le rôle était de premier plan. Le dirigeant du cercle, qui était né en 1869 et qui mourut tragiquement à l’âge de vingt-neuf ans, était une figure véritablement remarquable. A cause de son influence révolutionnaire sur ses camarades, il avait déjà été exclu de la classe supérieure du gymnase. Cette leçon ne l’avait en rien corrigé ; bien au contraire elle l’avait incité à élargir son action. « Fédoséev, d’après le rapport d’un officier de gendarmerie de la ville, jouissait, bien que très jeune, d’une autorité très considérable du point de vue révolutionnaire dans le milieu de la jeunesse étudiante de Kazan... » Le cercle de Fédoséev, disposant d’une petite bibliothèque illégale, avait monté ses propres éditions clandestines. En cette époque de profonde réaction, c’était une grande et audacieuse initiative qui, à vrai dire, ne connut pas un large développement.

Vladimir, qui n’appartenait pas au cercle central, avait entendu parler de ses projets, mais n’y avait point participé. Il voulait étudier. Le sort d’Alexandre le poussait certes dans la voie révolutionnaire, mais il l’avertissait aussi des dangers. Se lancer la tête la première, se sacrifier déraisonnablement, cette idée-là lui était étrangère même en ses jeunes années. La conscience de sa valeur personnelle s’était déjà éveillée en lui. Il se préparait sans précipitation ni secousses fiévreuses. Non point, certes, que la passion lui fit défaut ! Mais la faculté de discipliner la passion était une de ses plus hautes aptitudes, et c’est précisément elle qui fit de lui le conducteur des autres.

C’est de l’hiver de 1888-1889 qu’Elisarova date, sans nous donner aucune indication concrète, « le début de l’élaboration chez Vladimir Ilitch de convictions social-démocrates ». La formule circonspecte : « le début de l’élaboration » ne dit presque rien. Mais, en tout cas, nous voici loin de l’affirmation de la sœur cadette, d’après laquelle le choix de la route social-démocrate aurait eu lieu dès 1887. Pourtant, la sœur aînée, elle aussi, anticipe sur les événements. Il ne s’agissait pour l’instant que de l’étude de la théorie économique de Marx avec laquelle s’avouaient d’accord à leur façon même les populistes. Vladimir étudiait cette théorie plus sérieusement que d’autres, mais il restait loin encore des indispensables déductions politiques. On en a, en particulier, la preuve, quoique indirecte, dans son attitude à l’égard de Fédoséev. Elisarova estime qu’ « il n’y a pas lieu de parler d'influence de l’un sur l’autre », étant donné qu’il s’agit de « forces approximativement égales ». Pour la question qui nous occupe, il n’y a pas lieu de comparer le poids spécifique particulier de l’un et de l’autre de ces jeunes gens dont Fédoséev était le plus âgé d’un an. Il s’agit de savoir quelles furent les étapes dans l’évolution vers la social-démocratie. D’après tout ce que l’on connaît au sujet de Fédoséev, il est évident qu’il avait pris une considérable avance sur Oulianov. D’après l’affirmation de Maxime Gorki qui vivait, en ces années-là, sur les bords de la Volga et fréquentait les cercles radicaux, Fédoséev, dès 1887, déclarait sa solidarité avec Nos différends de Plékhanov. Bien que la mémoire de Gorki, quand il s’agit d’idées et de dates, ne se distingue pas par sa fidélité, son témoignage est indirectement confirmé par d’autres contemporains. « Fédoséev était déjà (1888) un marxiste en formation », écrit Lalaïantz, ancien étudiant de Kazan. En réponse à une question qui lui avait été posée, Lénine lui-même écrivait, quelques années avant sa mort : « N. E. Fédoséev fut un de ceux qui commencèrent les premiers à proclamer leur appartenance au courant marxiste, » Sous l'influence d’un aîné dans la social-démocratie, P. Skvortzov, Fédoséev rejetait d’ailleurs résolument le terrorisme de la Narodnaïa Volia, ce qui n’était nullement de règle, en ces années-là, dans un milieu marxiste. C’est précisément ce point qui devait être pour le frère d’Alexandre Oulianov la principale pierre d’achoppement.

On peut à bon droit supposer que, dans la périphérie de la propagande de Fédoséev, Vladimir se trouva pour la première fois introduit dans la sphère des intérêts marxistes; c’est probablement les mêmes cercles qui lui procurèrent le précieux tome du Capital. Vladimir, cependant, ne fît pas la connaissance de Fédoséev et ne le rencontra pas une seule fois jusqu’à son départ de Kazan, bien qu’il eût des rapports très proches avec des membres moins distingués du même groupe. Ce fait, sur lequel les auteurs de mémoires et les biographes n’ont point porté leur attention, réclame une explication. Lénine lui-même, dans la note mentionnée ci-dessus, fait cette remarque : « J’ai entendu parler de Fédoséev quand je vivais à Kazan, mais je ne l’ai jamais rencontré personnellement. » Nous verrons plus tard que Lénine recherchait toujours des connaissances et des liaisons parmi ceux qui partageaient sa pensée. A bref délai, il entrera en correspondance avec Fédoséev sur les questions théoriques du marxisme et entreprendra spécialement un voyage pour essayer de faire personnellement connaissance avec ce Fédoséev. Pourquoi donc, à Kazan, où il était si simple de faire connaissance, Oulianov ne recherchait-il pas Fédoséev, et pourquoi même l’évitait-il pratiquement, pourrait-on dire ? L’hypothèse d’après laquelle Fédoséev qui occupait une place centrale dans la vie « clandestine » des marxistes d’alors aurait éludé cette connaissance pour des raisons dues à la clandestinité nous paraît complètement invraisemblable : le nom de Fédoséev, au dire de Grigoriev, qui habitait Kazan, était fréquemment prononcé parmi la jeunesse et « non point d’une façon tout à fait clandestine »; d’autre part, Vladimir, déjà exclu de l’université, était le frère d’un terroriste qu’on avait pendu : cette recommandation était accablante. Il est beaucoup plus probable que c’est Vladimir lui-même qui évitait de lier connaissance. Tout en s’étant attaché à l’étude du Capital, il ne se disposait nullement à se détacher de la tradition de la Narodnaïa Volia. En même temps, il ne pouvait en aucune manière se sentir suffisamment fort pour défendre cette tradition contre la critique d’un social-démocrate qui rejetait le terrorisme. Si l’on ajoute qu’il n’aimait pas se rendre aux arguments d’autrui, surtout ceux d’un homme de son âge, on comprendra pourquoi Vladimir pouvait préférer ne pas s’exposer prématurément aux coups de l’adversaire. Par l’intermédiaire des autres membres du cercle, il se trouvait suffisamment au courant des pensées et des arguments de Fédoséev pour en tenir compte dans ses études. Lénine recourut plus d’une fois encore par la suite à de tels procédés de prospection circonspecte qui témoignent avant tout d’une formidable maîtrise de soi et de cette qualité qu’exprime la locution « penser à part soi ». Le caractère psychologiquement probant de ces déductions permet d’énoncer l’hypothèse — nous en trouverons bientôt une série de confirmations — que pendant au moins quatre années (1887-1891) les tendances révolutionnaires de Vladimir n’avaient pas reçu la teinte social-démocrate et que l’étude du marxisme ne signifiait pas pour lui une rupture avec le drapeau qu’avait brandi son frère aîné.

Avant d’avoir pris connaissance des œuvres de Plékhanov, Vladimir ne pouvait même pas se poser sérieusement la question du choix entre la social-démocratie et le courant de la Narodnaïa Volia. A vrai dire, Kaménev, le premier éditeur des œuvres de Lénine, affirme avec assurance que la littérature du Groupe de l’Émancipation du travail qui circulait alors dans les cercles radicaux de Kazan « vint indubitablement à la connaissance de Vladimir Ilitch ». Mais nous n’en sommes pas du tout certain, Vladimir passa à Kazan au total sept mois environ. Le nom de Plékhanov ne lui disait encore rien. Même si les publications du Groupe de l’Émancipation du travail circulaient sous le manteau, ce n’était qu’en un seul exemplaire. Vladimir était suffisamment absorbé par Le Capital. Enfin, si Nos différends lui tombèrent à cette époque entre les mains, faute de connaître l’A. B. C. de l’économie politique et l’histoire du mouvement révolutionnaire russe il n’est pas probable qu’il ait pu tirer grand-chose d’un livre de polémique nullement fait pour les débutants.

Quant à savoir quand Vladimir commença à prendre connaissance de la littérature social-démocrate russe, nous avons, en laissant de côté l’hypothèse de Kaménev, un seul témoignage positif, celui de Radek : Lénine lui raconta au cours d’une promenade qu’il avait déjà étudié non seulement Le Capital mais aussi l'Anti-Dühring d’Engels avant d’avoir pu se procurer les publications du Groupe de l’Émancipation du travail. On peut considérer comme établi que Vladimir ne se procura pas l'Anti-Dühring à Pétersbourg avant l’automne de 1890; la connaissance des ouvrages de Plékhanov, indispensable au ralliement à la social-démocratie, se situe ainsi en 1891. Si l’on n’élimine pas les anachronismes enthousiastes, on ne peut fixer les jalons réels du développement de Vladimir et montrer, ne serait-ce qu’approximativement, comment ce jeune homme qui, à l’âge de dix-neuf ans, commençait seulement à étudier les sciences sociales, s’engagea dans l’arène quatre ans plus tard en jeune guerrier armé de pied en cap. Les dates que l’on vient d’indiquer s’enrichiront pour nous par la suite d’un contenu plus vivant. Pour l’instant, il nous suffit de répéter ceci : en Lénine, il n’y avait aucune précipitation, son génie était organique, obstiné, à certaines étapes même dilatoire, car il était profond. Comment ne pas conseiller de nouveau aux mémorialistes, aux biographes, aux admirateurs et aux sœurs : ne cinglez pas Lénine avec des fouets d’enfant, laissez-le marcher à son pas, il trouvera la route et, soyez-en sûrs, à l’heure voulue !

L’hiver passé à Kazan fut un temps de vive passion pour les échecs. Deux circonstances favorisèrent cette fièvre : l’âge de l’adolescence qui éprouve le besoin de toute espèce de gymnastique, d’une dépense désintéressée des forces physiques et intellectuelles, et l’incertitude de la situation ; Vladimir était un étudiant exclu et ne savait vers quoi se diriger. Dès le gymnase, il avait déjà obtenu des succès remarquables pour un amateur, l’emportant de loin sur son père. Aux dernières vacances d’Alexandre, les frères s’étaient livré bataille le soir, obstinément, silencieusement, l’esprit concentré. En jouant avec Dimitri, son frère cadet, et en général avec des joueurs plus faibles, Vladimir ne connaissait pas cette magnanimité débilitante qui permet à l’adversaire de retirer un coup malheureux, démoralisant l’un comme l’autre. L’observation des règles était pour lui un élément constitutif du plaisir même du jeu. L’inintelligence et la négligence doivent être châtiées et non point faire prime. Le jeu est une répétition de la lutte; or, dans la lutte, on ne permet point de se reprendre. Vladimir fréquentait régulièrement le club d’échecs de Kazan et essayait ses forces à la maison en ne regardant point le damier. Cet hiver-là, Elisarov lui organisa une partie par correspondance avec l’avocat Khardine, amateur distingué de Samara. Le duel par l’intermédiaire de cartes postales arriva à un point critique. Il semblait à Vladimir que, par un dernier coup, il avait poussé son adversaire dans une situation sans issue. En attendant la réponse, il déplaçait à tout instant les figures et de nouveau était convaincu que l’adversaire n’avait pas de salut à espérer. Khardine répliqua par un coup tellement inattendu que Vladimir tomba dans une stupéfaction qui, après une soigneuse analyse, se traduisit par une exclamation respectueuse : « Oouin ! ça, c’est un joueur, une puissance de l’enfer ! » La force d’autrui, même celle d’un adversaire, il la découvrait toujours avec une satisfaction esthétique. Trois ans plus tard, l’avocat Khardine devait devenir le patron du clerc d’étude Vladimir Oulianov.

C’est à la période de Kazan que se rapporte un curieux épisode raconté par la sœur. Vladimir commença à fumer, vraisemblablement sous l’influence de ses camarades de cercle où de confus débats sur le capitalisme s’enveloppaient d’inévitables nuages de fumée. La mère en conçut de l’inquiétude, comme il convient à toute mère. Les arguments concernant sa santé restant vains, Maria Alexandrovna allégua que, comme il ne gagnait rien par lui-même, il ne lui convenait pas de causer à la famille des dépenses inutiles. Vladimir, apparemment, ressentit très vivement le reproche qui se dissimulait dans les paroles de sa mère au sujet d’espoirs qui ne s’étaient pas justifiés. Il renonça aussitôt à fumer et ce fut pour toute sa vie, de façon définitive.

L’appréhension que Vladimir ne se fît « pincer » poussa la mère, d’après Anna, à acquérir « une petite ferme dans le gouvernement de Samara et à demander l’autorisation d’aller y passer l’été ». Le récit d’Anna a le défaut de n’être pas complet. « La petite ferme », ainsi que le rapporta immédiatement le gouverneur Sverbéiev au département de la police, comprenait un lot de terre de quatre-vingt-dix hectares avec un moulin; pour le seul séjour d’été, c’était beaucoup trop. En réalité, Maria Alexandrovna poursuivait des fins économiques : car enfin il fallait songer à des moyens d’existence pour la famille. Le père de Maria Alexandrovna, quoique médecin de formation, s’occupait à Kokouchkino d’agriculture, tandis que la mère de Maria était apparemment d’une famille de colons allemands de la région de la Volga, cultivateurs modèles. Maria Alexandrovna elle-même avait depuis longtemps, dans la famille, la charge du jardin et du potager. Il n’est pas étonnant qu’elle en soit venue à l’idée d’acheter un lot de terre et de s’y installer durablement. Transformer Vladimir en propriétaire terrien et en agriculteur aurait eu un avantage supplémentaire, celui de le préserver des entraînements et des dangers de la politique.

Anna se disposait pendant ce temps à épouser un camarade d’université d’Alexandre, l’ancien étudiant pétersbourgeois Elisarov. C’est à lui qu’incomba la tâche de trouver une propriété dans le gouvernement de Samara, son pays natal. Avec l’aide de son frère, un koulak, Elisarov s’acquitta avec succès de la commission en saisissant l’occasion d’acheter une ferme qui appartenait à Sibiriakov, propriétaire de mines d’or. D’un naturel généreux à la russe, richard, dispensateur de lumières et libéral de gauche, Sibiriakov avait eu antérieurement l’intention de créer dans le gouvernement de Samara des exploitations modernes, des fermes et des écoles modèles. De toutes ces initiatives il ne sortit rien, et il fallut vendre l’immense domaine par lotissements Pour un lot de quatre-vingt-dix hectares, comprenant un moulin et un manoir, situé à une cinquantaine de kilomètres de Samara, le prix payé fut de sept mille cinq cents roubles. Ce n’était pas une petite somme pour l’époque : on l’obtint par la vente de la maison de Simbirsk, en y ajoutant peut-être aussi la part de Maria Alexandrovna dans le domaine de Kokouchkino. Ainsi les Oulianov devinrent-ils de petits propriétaires dans la steppe.

Le silence gardé par Elisarova sur le côté économique de l’opération a visiblement pour but de protéger la figure de Vladimir de tout contact avec la prosaïque existence quotidienne. En réalité, l’on détache seulement de l’enchaînement de sa vie un chaînon très intéressant. Par bonheur, Kroupskaïa nous transmet à ce sujet une remarque fugitive mais extrêmement précieuse de Lénine lui-même : « La mère voulait que je m’occupe des travaux de la campagne. Je m’y mets, mais je vois que ça n’ira pas : les rapports avec les moujiks deviennent anormaux. » Nous ne savons rien d’autre sur cet épisode. C’est seulement par des lettres qu’écrivit plus tard Vladimir à sa mère qu’on voit que les problèmes économiques et les difficultés d’Alakaïevka ne lui étaient pas complètement étrangers. Soyons doublement reconnaissants à Kroupskaïa pour ses deux lignes parcimonieuses : nous apprenons par là que Vladimir s’était mis pratiquement à réaliser les projets économiques de sa mère et qu’il avait même pu se convaincre par expérience du fait que « les rapports avec les moujiks devenaient anormaux ». Cet épisode est plus important que ce qui se chante en prose et en vers sur les visites rendues aux petits bergers, en plein air, et les rencontres du lycéen avec les moujiks de Kokouchkino au cours de ses promenades. A l’expérience agricole fut consacré, sans aucun doute, le premier été ; étant donné qu’au printemps de 1850 Vladimir reçut l’autorisation de passer ses examens, les projets économiques furent naturellement abandonnés. Mais ils n’avaient pas été sans laisser des traces sur la formation de la personnalité de Vladimir. Pendant un certain temps, quoique bien court, il n’avait pas simplement observé les paysans, mais il avait eu des heurts avec eux sur le terrain des rapports d’affaires. Et ce n’est pas du tout la même chose !

Comme on ne possédait pas de matériel à la ferme et qu’il n’y avait pas d’ouvriers permanents, le travail de la terre ne pouvait se faire que par des transactions avec les paysans d’Alakaïevka, le hameau voisin, véritablement pitoyable et indigent. Sur quatre-vingt-quatre maîtres de maison, neuf ne possédaient ni chevaux ni vaches, quatre n’avaient même pas une isba à eux, les parcelles étaient misérables; s’il n’y avait pas d’école, il y avait un cabaret; sur une population de deux cents âmes, quatre garçons seulement faisaient quelque part de vagues études, le reste de la population ne savait ni lire ni écrire. Sur cette indigence, régnaient plusieurs maisons de koulaks, à vrai dire assez misérables, mais qui tenaient en main le village. Il n’était possible de réaliser des bénéfices qu’en faisant alliance avec les koulaks et en exploitant implacablement les pauvres. Si, par la suite, Lénine montra une perspicacité absolument exceptionnelle à déceler toutes les formes d’asservissement dans le domaine des rapports agraires, on doit penser que le contact qu’il avait pris de façon concrète avec les paysans d’Alakaïevka ne joua pas sur ce point un rôle insignifiant.

Il fallut renoncer à administrer le bien, on mit la terre en fermage, et le manoir servit à la famille de maison de campagne pendant les quatre ou cinq mois d’été. La vie libre et le calme de la steppe, un vieux jardin inculte, descendant par un ravin jusqu’au ruisseau, l’étang où l’on se baignait à cœur joie, et non loin de là la forêt où l’on cueillait la framboise, cette résidence convenait à merveille aux Oulianov. Dans le jardin, chacun avait son coin préféré pour la lecture et l’étude. La famille vivait moins isolée qu’à Kokouchkino, la peur d’approcher les Oulianov s’était déjà émoussée, mais pourtant les visiteurs, au début, ne se montrèrent pas fréquemment. Maria évoque la gêne des frères et sœurs, dont celle de Vladimir qui, lors de la visite des gens peu connus, sautait par la fenêtre pour se cacher dans le jardin. La prévention contre les inconnus, de même que le penchant à utiliser la fenêtre, sont en général, on le sait, particuliers à la jeunesse, surtout à la campagne où les nouveaux venus sont rares et les croisées basses. Mais peut-être le duvet de la timidité n’avait-il pas encore perdu sa couleur sur ce jeune homme présomptueux; en tout cas, en cette timidité s’affirmait tout de même la tendance à ne pas se dépenser pour des gens qui n’en valaient pas la peine.

Dans la région d’Alakaïevka, les populistes, vers la fin des années 70, avaient essayé de faire de la propagande et, durant les années 80, avaient créé des communes agricoles sur des terres acquises du même Sibiriakov : après s’être souciés de sauver les paysans par la révolution, ils en étaient venus à se sauver eux-mêmes en utilisant le travail des ruraux. Le gouvernement considérait avec beaucoup de méfiance de telles initiatives; mais les communes et les artelsd’intellectuels, qui avaient surgi en différents points du pays, végétaient si paisiblement que, pour la plupart, elles ne donnaient pas motif à la répression policière. Quelques initiatives se transformaient, par la marche des choses, en entreprises capitalistes, le plus grande nombre s’effondraient dès les premiers pas. Telle était la commune voisine d’Alakaïevka : ceux qui en faisaient partie se dispersèrent bientôt dans différentes directions, à l’exception de l’organisateur entêté de l’affaire, Préobrajensky. Vladimir fit sa connaissance, et, par son intermédiaire, celle de quelques autres représentants du populisme provincial. Il avait de longs entretiens avec Préobrajensky, souvent fort tard dans la nuit, allant et venant sur la route entre la ferme et la commune. Vladimir écoutait et observait. Non, ces hommes résignés, qui travaillaient mal la terre, peut-être au nom du communisme, ou bien pour le salut de leur âme, ne pouvaient le conquérir.

Alakaïevka ne sortait pas, bien entendu, du champ d’observation des autorités policières. Le chef de la gendarmerie de Samara, dans un rapport, annonçait au département de la police l’arrivée à la ferme de la famille Oulianov, dont celle d’Anna, placée sous le régime de la haute surveillance, et de Vladimir, placé sous celui de la simple surveillance, ainsi que celle de l’ancien étudiant Elisarov, « suspect du point de vue politique ». Le ministère de l’Instruction publique recevait du curateur de l’arrondissement scolaire Maslennikov, dans tous les cas qui s’imposaient, des rapports détaillés sur la famille Oulianov. Dans le cercle des observations se trouvait aussi inclus le lycéen Dimitri, au sujet duquel l’on envoyait au curateur des rapports mensuels. L’affaire se compliquait du fait que les Oulianov vivaient dans une des anciennes fermes de Sibiriakov, ami des déportés politiques et protecteur des communes agricoles. « Les circonstances se sont compliquées, communiquait à Pétersbourg Maslennikov, du fait que les questions concernant les fermes de Samara et la famille Oulianov se sont trouvées en étroite liaison. » En un mot, les observateurs ne manquaient pas et, d’après les termes du curateur, la surveillance « ne passait pas inaperçue auprès des surveillés ». Les résultats furent pourtant modestes : « On n’a rien remarqué de répréhensible », écrivait mélancoliquement la gendarmerie de Samara. Il était difficile de remarquer quoi que ce soit, étant donné que les processus répréhensibles ne se déroulaient encore que dans les plus secrètes circonvolutions du cerveau. En revanche, c’étaient des processus très dangereux !

Sans transformer Vladimir en maître cultivateur, le transfert à Alakaïevka le préserva d’une arrestation prématurée, en compagnie de ses amis de Kazan, en juillet 1889, lorsque l’on appréhenda non seulement le cercle central de Fédoséev, mais aussi les membres du cercle auxiliaire dont faisait partie Vladimir. Lui-même écrivait, bien des années plus tard : « Je pense que j’aurais pu facilement être arrêté si j’étais resté à Kazan cet été-là. » Sous ce rapport, les calculs de la mère furent justifiés, du moins pour un temps. La nouvelle des arrestations effectuées à Kazan produisit sur Vladimir une forte impression. Elle ne pouvait que le confirmer dans cette pensée : il ne faut pas se livrer aux mains de l’ennemi à tort et à travers, pour des babioles; il faut mener convenablement le travail pour causer à l’adversaire le plus de mal possible; mais, pour cela, il est indispensable de se préparer.

Dans le jardin, à l’ombre des tilleuls, Vladimir avait son coin habituel, protégé du soleil par la frondaison, avec une table et un banc fixés dans la terre : c’est là qu’il passait ses heures d’étude. « Durant cinq ans, de 1889 à 1893, écrit Dimitri Oulianov, ce fut le véritable cabinet de travail » de Vladimir. A proximité était fixée, sur deux poteaux, une barre transversale pour les exercices de gymnastique, que l’on appelait, à l’allemande, le Reck. Le frère cadet considérait avec stupéfaction toute l’énergie et la passion que déployait Vladimir à apprendre comment s’élever sur le Reck non sur la poitrine mais sur le dos. Longtemps il ne put y réussir. Finalement, il appela Dimitri pour qu’il fût témoin de son triomphe : « J’ai enfin effectué le balancement; regarde ! » Tout illuminé de joie, il est déjà assis sur le Reck. Surmonter la difficulté, discipliner ses propres efforts, s’élever et s’asseoir sur le Reck, « opérer un balancement », il n’y a rien de meilleur ! Montrer à Dimitri un nouveau tour de gymnastique, c’est un besoin, de même que dévoiler à Anna les mystères de la plus-value.

Vladimir se baignait souvent dans l’étang d’Alakaïevka et nageait fort bien ; il allait à la chasse, surtout quand cela comportait une belle promenade, par exemple dans les bois voisins, à la poursuite des tétras, mais il ne pouvait supporter de rester assis immobile avec une canne à pêche. Le sport n’était pas du tout en faveur alors dans l’intelligentsia démocratique. Mais Vladimir avait cette particularité de chercher infatigablement à maintenir un équilibre actif entre les forces spirituelles et les forces physiques. Dans les exercices sur le Reck, dans la natation, dans les promenades, dans le chant, il manifestait une fougue inépuisable et, en même temps, disciplinée. De même qu’en sa première enfance, il prenait la vie avant tout comme un mouvement, avec cette différence qu’à présent la première place était occupée par le mouvement de la pensée.

Vladimir aidait dans ses études sa sœur cadette, Maria; il lui apprenait à coudre un cahier avec du fil blanc et non avec du noir, lui montrait à quadriller du papier pour une carte géographique, et s’appliquait à ces menus travaux avec la conscience qui le distinguait dans tous les travaux et qui devait se graver dans la mémoire de Maria pour toute la vie. Après le dîner, dans le même coin du jardin, Vladimir s’adonnait à des lectures plus faciles, parfois aux belles-lettres; à lui se joignait fréquemment Olga qui se préparait à suivre les cours supérieurs de Pétersbourg, et ils lisaient ensemble Gleb Ouspénsky, l’artiste du populisme.

Le perron sous l’auvent servait de terrasse : c’est là que l’on prenait le thé et que l’on lisait le soir pour ne pas attirer, par la lumière, les moustiques dans les chambres; c’est là encore que l’on soupait avec une simplicité presque biblique : on apportait de la cave une grande cruche de lait, et les enfants en buvaient en mangeant du pain de froment gris. Le soir, souvent, l’on s’adonnait au chant et à la musique. On chantait en chœur ; Elisarov, le mari de la sœur aînée, faisait le solo, accompagné par Olga. Souvent aussi Vladimir tenait sa partie. Dans son répertoire figurait au premier plan la romance ;

Tu as de charmants petits yeux.., et quand on en arrivait à la strophe pathétique :

J’en suis tout perdu, perdu...

la voix du chanteur se brisait toujours sur la note haute ; Vladimir faisait un geste désespéré de la main et criait à travers les rires : « perdu, perdu !... »,

Nous avons déjà mentionné qu’aussitôt installé à Alakaïevka, Vladimir avait fait une seconde demande d’autorisation pour se rendre à l’étranger, soi-disant « pour une cure », en réalité pour se faire admettre dans une des universités étrangères. Le département de la police estima, cependant, qu’il était possible de se soigner aussi dans le Caucase, et n’accorda point de passeport. Le refus était, bien entendu, vexant, mais le malheur n’était tout de même pas si grand. Les deux années et demie que Fédoséev passa en cellule, Vladimir resta sous l’aile de sa mère, dans des conditions aussi favorables pour sa santé physique que pour sa santé morale. Le destin protégeait évidemment ce jeune homme, l’ayant comme marqué d’avance pour des fins particulières. Mais le jeune homme savait aussi tirer parti de la bienveillance du destin. Il y avait, vraisemblablement, entre eux accord secret de réciprocité.

Chapitre XI. Dans l’ombre de la réaction[modifier le wikicode]

Le régime d’Alexandre III atteignait son apogée. Promulguée en 1889, la loi sur les chefs de zemstvos rétablissait le pouvoir administratif et judiciaire de la noblesse sur les paysans dans les localités. De même que les propriétaires nobles d’avant la réforme, les nouveaux chefs reçurent le droit de soumettre le moujik, à leur gré, non seulement à des arrestations, mais même à la bastonnade. La contre-réforme des zemstvos de 1890 livrait définitivement l’administration autonome des localités à la noblesse. A vrai dire, déjà, le statut des zemstvos de 1864 assurait suffisamment la domination des propriétaires nobles sur les administrations autonomes, grâce au cens agraire. Mais comme la terre échappait aux mains de la classe noble, il fallut renforcer le cens de la propriété par celui de la caste. La bureaucratie prenait une force qu’elle n’avait possédée que du temps du grand-père Nicolas-Ia-Trique, de sainte mémoire. La propagande révolutionnaire, qui se manifestait de plus en plus rarement, était maintenant châtiée, à vrai dire moins rigoureusement que du temps du « tsar émancipateur », d’ordinaire par quelques années de prison ou de déportation; le bagne ou bien la pendaison n’étaient maintenus que contre les terroristes. En revanche, pour la déportation, on se mit à choisir des localités particulièrement malsaines. Les traitements féroces appliqués aux révolutionnaires détenus pour les moindres actes de protestation étaient approuvés personnellement par le tsar. En mars 1889, trente-cinq déportés qui s’étaient enfermés dans une des maisons de Iakoutsk, subirent en masse la fusillade : il y eut six tués, neuf blessés, ainsi que trois exécutions, et les autres furent expédiés au bagne. En novembre de la même année, une bagnarde, Siguida, condamnée à cent coups de verges pour avoir insulté un chef de prison, mourut le lendemain; trente forçats, en guise de réplique, s’empoisonnèrent; cinq trépassèrent immédiatement. Mais telle était la désagrégation des cercles révolutionnaires, noyés dans un océan d’indifférence, que la répression sanglante non seulement ne provoqua aucune résistance active, mais resta même longtemps ignorée. Il est douteux, par exemple, que la rumeur des tragiques événements survenus à Iakoutsk et sur la Kara soit parvenue à Vladimir Oulianov avant, au plus tôt, un délai d’une année, et il vivait alors à Samara.

Après l’écrasement des universités, l’état d’esprit révolutionnaire de la jeunesse étudiante fut au plus bas. Pas une seule tentative ne fut faite pour répondre par la terreur à la violence gouvernementale. L’affaire du 1er mars 1887 fut l’ultime convulsion de la période de la Narodnaïa Volia. « Le courage de gens tels qu’Oulianov et ses camarades, écrivait Plékhanov à l’étranger, évoque pour moi la virilité des antiques stoïciens... Leur trépas prématuré ne pouvait que stigmatiser l’impuissance et la caducité de la société qui les entourait... Leur courage était celui du désespoir. »

L’année 1888 fut la plus sombre de cette sinistre période. « L’attentat de 1887, écrit Brousnev, étudiant à Pétersbourg, écrasa les moindres velléités de liberté de pensée chez les étudiants... On avait peur l’un de l’autre, et chacun en général se méfiait de tout le monde. » « La réaction sociale était parvenue à son point extrême, dit dans ses souvenirs un étudiant de Moscou, Mickiewicz. Ni avant ni après il n’y eut une si sombre année... A Moscou, je ne trouvai pas une seule publication illégale. » Les trahisons, les actes de félonie, d’apostasie se succédèrent de façon éhontée. Le meneur et théoricien de la Narodnaïa Volia, Léon Tikhomirov, qui, cinq ans auparavant, prêchait la prise du pouvoir pour une immédiate révolution socialiste, se déclara, au début de 1888, partisan de l’autocratie tsariste et publia dans l’émigration un pamphlet : Pourquoi j'ai cessé d’être révolutionnaire. Un découragement général poussait des centaines et des milliers d’anciens révoltés à fusionner, non plus maintenant avec le peuple, mais avec les classes possédantes et la bureaucratie. Une strophe de Nadson, qui précéda de peu sa mort : « Non je ne crois plus en votre idéal », retentit comme l’aveu de toute une génération. Les moins souples se pendaient ou se tuaient d’un coup de revolver. Tchékhov écrivait au publiciste Grigorovitch, au sujet des suicides de ces jeunes gens : « D’un côté... une soif passionnée de vie et de justice, le rêve d’une activité immense comme la steppe...; d’autre part, une plaine sans bornes, un climat rigoureux, un peuple ignare et grossier, avec sa dure et froide histoire, le joug tatare, le fonctionnariat, la pauvreté, la vie inculte... L’existence ici assomme l’homme russe... comme un rocher de plusieurs tonnes. »

Au début même de cette brumeuse décennie de réaction, un très grand événement politique s’était pourtant produit : la social-démocratie russe venait de naître. A vrai dire, dans les premières années, elle végéta presque exclusivement à Genève et à Zurich ; elle apparaissait alors comme une secte d’émigrés sans point d’appui, dont les membres pouvaient se compter sur les doigts de la main. En étudiant sa genèse, nous verrons pourtant que la social-démocratie était un produit organique du développement de la Russie et que ce ne fut point par hasard que Vladimir Oulianov, au début des années 90, lia sa vie à celle de ce parti.

Hippolyte Mychkine, le principal accusé au procès des cent quatre-vingt-treize, a déclaré que les actes révolutionnaires de l’intelligentsia étaient l’expression — il eût été plus juste de dire le reflet indirect — des troubles dans la paysannerie. Effectivement, si, dans la vieille Russie, -il n’y avait pas eu de question révolutionnaire à caractère paysan, engendrant périodiquement des famines et des épidémies, ou bien des révoltes élémentaires, il n’aurait pas non plus existé d’intelligentsia révolutionnaire avec son héroïsme et ses programmes utopiques. Le régime tsariste portait en gestation une révolution dont la base sociale était constituée par la contradiction entre les survivances du féodalisme et les besoins du développement capitaliste ; les complots et les attentats de l’intelligentsia n’étaient que les premières douleurs d’accouchement de la révolution bourgeoise. Mais si la tâche la plus immédiate de celle-ci était l’émancipation de la classe paysanne, c’est dans le prolétariat qu’elle devait trouver sa force décisive. Dès les premiers pas de l’histoire révolutionnaire de la Russie, on peut déjà établir la dépendance immédiate et évidente qui reliait les actes révolutionnaires de l’intelligentsia aux troubles qui se produisaient chez les ouvriers de l’industrie.

Le bouleversement général provoqué dans le pays par la réforme paysanne de 1861 se traduisit dans les villes par des grèves ouvrières qui confirmaient le mécontentement du « peuple » et donnaient du courage aux premiers cercles révolutionnaires. L’année de la naissance de Lénine fut marquée par les premières grandes grèves de Pétersbourg. Ne cherchons pas, dans cette coïncidence, des présages mystiques. Mais quelle nuance particulière prennent à la lumière de ce rapport les paroles du manifeste de Marx adressé aux membres de la section russe de la Ire Internationale, en cette même année 1870 : « Votre pays commence lui aussi à participer au mouvement général de notre siècle.» Vers le milieu des années 70, des centaines d’ouvriers étaient déjà entraînés dans le mouvement révolutionnaire. A vrai dire, selon la théorie qui prédominait, eux-mêmes s’efforçaient de se considérer comme des membres de la commune rurale ayant temporairement abandonné la charrue. Mais faisant activement écho à la prédication paysanophile, à laquelle les paysans eux-mêmes restaient sourds, les ouvriers avancés lui donnaient l’interprétation f qui correspondait à leur propre situation sociale, alarmant ainsi fréquemment leurs tuteurs intellectuels. Les enfants prodigues du populisme créaient, dans les villes du Nord et du Midi, les premières organisations prolétariennes, formulaient les revendications qui avaient trait à la liberté des grèves, des associations, des réunions, de la convocation de représentants du peuple, et mettaient la marque de leur influence sur les rébellions spontanées des ouvriers de l’industrie.

Les grèves pétersbourgeoises de 1878-1879 qui, d’après Plékhanov, témoin oculaire qui avait participé aux événements, « devinrent le fait du jour, auquel s’intéressait presque tout le Pétersbourg cultivé et pensant », élevèrent fortement la température des cercles révolutionnaires et précédèrent immédiatement le passage des populistes dans la voie de la lutte terroriste. A leur tour, les hommes de la Narodnaïa Volia, à la recherche de combattants prêts à prendre la relève, s’occupèrent entre autres choses de faire de la propagande parmi les ouvriers. Les mouvements révolutionnaires des deux milieux sociaux, l’intellectuel et le prolétarien, bien que se développant en étroite liaison, possédaient cependant chacun sa logique particulière. Alors que la Narodnaïa Volia elle-même se trouvait déjà entièrement démantelée, les cercles ouvriers que ses membres avaient créés continuèrent à exister, particulièrement en province. Mais les idées du populisme, bien que passant par le prisme de la pensée ouvrière, les empêchèrent longtemps encore de se diriger vers la bonne voie.

La lutte que menaient les marxistes contre ces idées était gênée, en particulier, par le fait que les populistes eux-mêmes n’avaient pas une attitude défavorable du tout à l’égard de Marx. En raison d’un grand malentendu théorique qui avait des racines historiques, ils le comptaient sincèrement au nombre de leurs maîtres. La traduction russe du Capital, commencée par Bakounine et continuée par le populiste Danielson, parut en 1872; elle trouva un accueil très favorable dans les cercles radicaux et fut aussitôt distribuée à trois mille exemplaires. La seconde édition fut interdite par la censure. En fait, le succès apparent du livre s’expliquait par l’insuccès interne de la doctrine. L’analyse scientifique du capitalisme était considérée par l’intelligentsia, — par les bakouninistes comme par les lavristes, — comme la dénonciation des graves erreurs de l’Europe occidentale et comme un avertissement les invitant à se garder de prendre une fausse route. Le Comité exécutif de la Narodnaïa Volia écrivait à Marx en 1880 :

« Citoyen, la classe intellectuelle et progressiste de Russie... a accueilli avec enthousiasme la publication de vos travaux scientifiques. Là, au nom de la science, est reconnue la valeur des meilleurs principes de la vie russe. » Il ne fut pas difficile à Marx de deviner le quiproquo : les révolutionnaires russes avaient découvert dans Le Capital, non point ce qui s’y trouvait, c’est-à-dire l’analyse scientifique du système capitaliste, mais une condamnation morale de l’exploitation ; ils avaient, par conséquent, cru y reconnaître des vues scientifiques sur « les meilleurs principes de la vie russe » : le système de vie communale et le système corporatif (artel). Marx lui-même voyait dans la commune rurale du système russe non point un « principe » socialiste, mais un système historique d’asservissement des paysans et le fondement matériel du tsarisme. Il n’était pas avare de sarcasmes dirigés contre Herzen qui, comme beaucoup d’autres, avait découvert « le communisme russe» dans l’ouvrage d’un Prussien, voyageur et conservateur, le baron Haxthausen. Le livre de ce dernier avait paru en langue russe deux ans avant Le Capital, et la classe « intellectuelle et progressiste de Russie » s’entêtait à concilier Marx et Haxthausen. Cela n’a rien d’étonnant : combiner un objectif socialiste avec l’idéalisation des bases du servage constituait en effet le système théorique du populisme.

En 1879, Zemlia i Volia (Terre et Liberté) se sépara, comme le lecteur s’en souvient, en deux organisations : la Narodnaïa Volia qui exprimait la tendance démocratico-politique et regroupait les éléments les plus combatifs du mouvement précédent, et le Tchorny Pérédiel (Partage noir) qui s’efforçait de sauvegarder les principes purement populistes d’une révolution paysanne socialiste. S’opposant à la lutte politique qui était provoquée par toute la marche du mouvement, le Tchorny Pérédiel perdit toute force d’attraction. « Dès les premiers jours de sa création, l’organisation n’eut pas la moindre chance », déclare avec regrets un de ses fondateurs, Deutch, dans ses souvenirs. Les meilleurs ouvriers, tels que Khaltourine, se dirigeaient vers la Narodnaïa Volia. Dans le même sens s’orientait la jeunesse étudiante. Pire encore était la situation du côté de la paysannerie : « De ce côté-là, nous n’avions absolument rien », Tchorny Pérédiel n’y joua aucun rôle révolutionnaire. Mais il lui fut réservé, en revanche, de faire le pont entre le mouvement populiste et la social-démocratie.

Les dirigeants de l’organisation — Plékhanov, Zassoulitch, Deutch, Axelrod — se trouvèrent forcés, dans le courant des années 1880-1881, d’émigrer l’un après l’autre. Ces populistes opiniâtres, qui n’avaient pas voulu se dissoudre dans une lutte pour une constitution libérale, devaient justement rechercher avec un zèle tout particulier la portion du peuple à laquelle ils pourraient s’accrocher. Leur expérience propre, malgré leurs intentions, démontra indubitablement que seuls les ouvriers de l’industrie étaient accessibles à la propagande pour le socialisme. En même temps, la littérature populiste, tant artistique que scientifique, en était arrivée, en dépit de sa tendance, à ébranler suffisamment les représentations faites a priori d’une « production populaire» harmonieuse, qui se trouva, en fait, reconnue comme un stade primitif du capitalisme. Il restait « seulement » à en tirer les inévitables conclusions. Mais ce travail supposait toute une révolution idéologique. Pour une grande part, le travail de révision des conceptions traditionnelles et d’initiation à la nouvelle orientation fut incontestablement accompli par le dirigeant du Tchorny Pérédiel, Georges Valentinovitch Plékhanov. Nous le rencontrerons encore plus d’une fois, comme notre maître d’abord, ensuite comme notre aîné dans l’action, et enfin comme l’irréconciliable adversaire de Lénine.

Déjà la Russie s’est engagée dans la voie du développement capitaliste. Et l’intelligentsia ne peut pas la détourner de ce chemin. Les rapports de la bourgeoisie avec l’autocratie en viendront à une opposition de plus en plus grande et, en même temps, créeront de nouvelles forces pour la lutte contre cette dernière. La conquête de la liberté politique devient la condition indispensable d’une lutte ultérieure du prolétariat pour le socialisme. Les ouvriers russes doivent soutenir la société libérale et l’intelligentsia dans leurs efforts pour obtenir une constitution, et la classe paysanne dans son soulèvement contre les survivances du servage. De son côté, l’intelligentsia révolutionnaire, si elle veut se faire un puissant allié, doit, pour la théorie, se placer sur le terrain du marxisme et dépenser ses forces à la propagande parmi les ouvriers.

Telle était, dans les grands traits, la nouvelle conception révolutionnaire. Actuellement, elle peut sembler un enchaînement de lieux communs. En 1883, elle avait un profond retentissement, celui du plus insolent défi aux préjugés les plus sacrés. La situation des novateurs se compliquait extraordinairement du fait que, tout en annonçant théoriquement l’avènement du prolétariat, ils furent forcés dans les premiers temps de s’adresser directement à la couche sociale à laquelle ils appartenaient eux-mêmes. Entre les pionniers du marxisme et les ouvriers qui s’éveillaient, se dressait la cloison intermédiaire, traditionnelle, de l’intelligentsia. Les anciennes opinions, dans ce milieu, étaient si fortement implantées que Plékhanov et ses camarades décidèrent même d’éviter l’appellation de social-démocratie et prirent le nom de Groupe de l’Émancipation du travail.

Ainsi surgit, dans la petite Suisse, la cellule d’un futur grand parti, la social-démocratie russe, de laquelle, par la suite, devait sortir le bolchevisme, créateur de la République des Soviets. Le monde se bâtit de façon si imprévue que, lors de l’enfantement des grands événements historiques, les hérauts ne sonnent point de la trompette et les astres célestes n’envoient point de présages. La naissance du marxisme russe sembla pendant les huit ou dix premières années un épisode peu digne d’attention.

Craignant de décourager la peu nombreuse intelligentsia de gauche, le Groupe de l’Émancipation du travail, durant plusieurs années, ne toucha point au dogme du terrorisme. Il considérait que l’erreur de la Narodnaïa Volia consistait seulement à ne point compléter son activité terroriste par « la constitution d’éléments pour le futur parti ouvrier socialiste en Russie ». Plékhanov s’efforçait, et non sans raison, d’opposer les terroristes enfant que politiques au populisme classique qui avait rejeté la lutte politique. « La Narodnaïa Volia, écrivait-il en 1883, ne peut trouver sa justification, et ne doit pas la chercher, en dehors du socialisme scientifique moderne. » Mais les concessions faites au terrorisme restaient sans effet et les remontrances théoriques ne trouvaient point d’écho.

Dans la deuxième moitié des années 80, la décadence du mouvement révolutionnaire gagna tous les courants et, engendrant une inertie spirituelle, fit obstacle à une extension plus large des idées marxistes. Plus l’intelligentsia, dans son ensemble, désertait le champ de bataille, et plus des éléments, demeurés fidèles à la révolution, se montraient obstinés dans leur attachement aux traditions consacrées par un héroïque passé. L’assimilation des idées marxistes aurait pu être facilitée par la lutte révolutionnaire du prolétariat européen. Mais les années 80 furent en Occident également des années de réaction. En France, les plaies de la Commune ne s’étaient pas encore cicatrisées. Les ouvriers allemands étaient confinés par Bismarck dans la clandestinité. Le trade-unionisme britannique était profondément pénétré de la morgue des conservateurs. Sous l’influence de causes temporaires sur lesquelles nous reviendrons, le mouvement de grèves dans la Russie même s’était également endormi. Il n’est donc pas étonnant que le groupe de Plékhanov se soit trouvé complètement isolé. On l’accusait de pousser artificiellement à la discorde entre classes au lieu de faire l’indispensable union de toutes « les forces vives » contre l’absolutisme.

Rédigé en hâte par Alexandre Oulianov, que préoccupait la fabrication de l’acide azotique comme le remplissage des balles de revolver avec de la strychnine, le programme de la fraction terroriste déclarait, il est vrai, que ses dissentiments avec les social-démocrates étaient « peu profonds », mais il se contentait seulement de formuler aussitôt l’espoir d’ « un passage immédiat de l’économie publique vers une forme supérieure », en passant sous silence le stade capitaliste de l’évolution, et de reconnaître « la grande valeur indépendante de l'intelligentsia, son aptitude à mener immédiatement la lutte politique contre le gouvernement ». Pratiquement, le groupe d’Alexandre Oulianov se trouvait plus éloigné des ouvriers que les terroristes de la génération précédente.

Les relations du Groupe de l’Émancipation du travail avec la Russie étaient fortuites et peu sûres. « Sur la fondation en 1883 du Groupe de l’Émancipation du travail de Plékhanov, relate Mickiewicz, il ne nous parvenait que de vagues rumeurs. » Dans les cercles hostiles de l’émigration, l’on racontait, non sans plaisir, comment, à Odessa, un groupe de radicaux avait solennellement brûlé l’opuscule de Plékhanov Nos différends, et de telles rumeurs étaient accueillies avec confiance, car elles répondaient bien à l’état des esprits, sinon aux faits. Les quelques partisans du groupe parmi la jeunesse russe résidant à l’étranger le cédaient de beaucoup aux révolutionnaires de la décade précédente pour la largeur des vues et le courage personnel; certains se disaient marxistes dans l’espoir que cela les dispenserait de leurs obligations révolutionnaires. Plékhanov, qui n’épargnait personne quand il lançait des pointes, appelait ces partisans douteux de sa pensée « des invalides qui ne s’étaient jamais trouvés sur le champ de bataille ». Au début des années 90, les dirigeants du groupe avaient pu, définitivement, revenir de leurs illusions, c’est-à-dire de leurs espoirs de conquérir l’intelligentsia. L’incapacité de celle-ci à s’assimiler les idées du marxisme fut interprétée par Axelrod dans le sens d’une déformation bourgeoise. Exacte pour l’ensemble des faits historiques et confirmée par la suite des événements, cette explication devançait par trop les faits ; il fallait encore que l’intelligentsia russe passât par la phase d’un enthousiasme presque unanime pour le marxisme, et ce moment-là était déjà tout proche.

Sans attendre que son existence fût reconnue par la théorie, le capitalisme accomplissait efficacement, pendant ce temps, dans l’ombre de la réaction, son travail de bouleversement. Les conséquences des mesures esclavagistes et capitalistes du gouvernement ne parvenaient point à se lier en un tout harmonieux. En dépit du large soutien financier de l’État, la noblesse terrienne se ruinait rapidement. Dans les trente années qui suivirent la réforme, la caste dirigeante abandonna plus de 35 % de ses terres, et il faut noter que c’est précisément le règne d’Alexandre III, époque de la restauration de la noblesse, qui fut aussi la grande époque de sa ruine. C’était surtout, bien entendu, la petite et moyenne noblesse qui était dépossédée. En ce qui concerne l’industrie, dont les revenus, grâce à des taxes élevées sur l’importation, atteignaient 60 %, elle ne cessait point de progresser, surtout vers la fin de la décade. Ainsi, malgré les contre-réformes nobiliaires, s’accomplissait une transformation capitaliste de l’économie nationale. Resserrant de plus en plus les nœuds du régime médiéval, surtout dans les campagnes, la politique gouvernementale contribuait d’autre part à l’accroissement des forces des villes qui étaient destinées à trancher de tels nœuds. Le règne réactionnaire d’Alexandre III devint la serre chaude de la révolution russe.

Au tableau général des années 80 qui a été donné dans un des chapitres précédents, il convient maintenant d’apporter un correctif très important : la prostration politique atteignait différentes couches de la société cultivée — fonctionnaires libéraux des zemstvos, intellectuels radicaux, cercles révolutionnaires — mais, en même temps, dans l’ombre de la réaction, s’accomplissait, dans les profondeurs de la nation, le réveil des ouvriers de l’industrie; il se produisait des grèves orageuses, parfois l’on saccageait des fabriques et des usines, il y avait des échauffourées avec la police, sans claires visées révolutionnaires encore, mais avec déjà des victimes révolutionnaires. En même temps que les revendications s’éveillait la solidarité ; dans la masse se formait une personnalité; çà et là apparaissaient des dirigeants. Dans l’histoire du prolétariat russe, les années 80 s’inscrivent comme le début de sa montée.

La vague de grèves qui avait commencé à déferler dès les dernières années du règne d’Alexandre II, mais qui connut son apogée au cours des années 1884-1886, contraignit la presse de différentes nuances à s’alarmer et à reconnaître la naissance en Russie d’un « problème ouvrier » particulier. L’administration tsariste, il faut lui rendre justice, comprit, beaucoup plus tôt que les intellectuels de gauche, l’importance révolutionnaire du prolétariat. Les documents officiels secrets, dès la fin des années 70, commencent à souligner le rôle des ouvriers de l’industrie, en tant que classe extrêmement peu sûre, alors que les publications populistes continuent encore à dissoudre le prolétariat dans la classe paysanne.

En 1882, en même temps que s’exerce contre les grévistes une cruelle répression, une législation sur les fabriques commence à s’élaborer rapidement : travail interdit aux enfants, création de l’inspection des fabriques, réglementation embryonnaire du travail des femmes et des adolescents. La loi du 3 juin 1886, qui suivit immédiatement de grandes grèves du textile, établit l’obligation, pour les patrons, de payer en argent liquide les salaires a dates fixes, et ouvrit la première brèche dans la muraille de l’arbitraire patriarcal. C’est ainsi que, enregistrant avec satisfaction la capitulation de tous les groupes d’opposition de la société cultivée, le gouvernement tsariste se vit lui-même forcé de commencer à capituler devant la classe ouvrière qui s’éveillait alors. Faute d’estimer ce fait avec exactitude, on ne peut comprendre toute l’histoire ultérieure de la Russie, y compris la révolution d’octobre.

Malgré la continuation et même l’aggravation de la crise agraire, la crise industrielle, en dépit de toutes les théories populistes, fait place, vers la fin des années 80, à un redressement. Le nombre des ouvriers s’accroît rapidement. La nouvelle législation sur les fabriques et la baisse des prix pour les objets de consommation courante améliorent la condition des ouvriers habitués à la misère des villages. Pour un temps, les grèves s’apaisent. C’est précisément pendant ce délai que le mouvement révolutionnaire tombe au plus bas niveau qu’il ait jamais atteint dans les trente années précédentes. C’est ainsi que l’étude concrète des zigzags politiques de l’intelligentsia russe fournit un chapitre extrêmement instructif de la sociologie : la libre « pensée critique » se trouve à chaque pas dépendre de causes matérielles ignorées d’elle. Si un duvet que le moindre souffle peut emporter était capable d’avoir conscience de lui-même, il se considérerait comme l’être le plus libre de la terre.

Dans le mouvement des grèves du début des années 1880, le rôle dirigeant fut tenu par des ouvriers éduqués dans le mouvement révolutionnaire de la décade précédente. A leur tour, les grèves donnèrent une impulsion aux ouvriers les plus conscients de la nouvelle génération. Il est vrai que les recherches mystiques, en ces jours-là, pénétrèrent aussi les milieux ouvriers. Mais si, pour l’intelligentsia, le tolstoïsme signifiait la renonciation à la lutte active, pour les ouvriers il était fréquemment la première forme, encore vague, de protestation contre l’injustice sociale. Ainsi des idées tout à fait identiques remplissent souvent des fonctions opposées dans les diverses couches sociales. Les échos du bakouninisme, les traditions de la Narodnaïa Volia, les premiers mots d ordre du marxisme se combinent, chez les ouvriers avancés, avec leur propre expérience des grèves et prennent inévitablement la teinte d’une lutte de classe. Justement, en 1887, Léon Tolstoï se livrait à de tristes réflexions sur le résultat de la lutte révolutionnaire dans les vingt années précédentes. « Combien de véritables aspirations au bien, de dispositions au sacrifice, ont été dépensées par notre jeunesse intellectuelle pour instituer la justice... Et qu’a-t-on fait ? Rien ? Pis que rien, » Le grand artiste se trompait en politique cette fois encore. Les forces morales anéanties de l’intelligentsia s’étaient enfoncées plus profondément dans le sol et devaient resurgir bientôt avec les premiers bourgeons de la conscience des masses.

Abandonnés par leurs dirigeants de la veille, les cercles ouvriers continuaient à chercher indépendamment leur propre voie ; ils lisaient beaucoup, recherchaient dans les anciennes et les nouvelles revues des articles sur les conditions de vie des ouvriers de l’Europe occidentale, établissaient des comparaisons avec leur propre existence. Un des premiers ouvriers marxistes, Chelgounov, rappelle que, durant les années 1887-1888, c’est-à-dire dans la période maudite entre toutes, « les cercles ouvriers se développaient de plus en plus... Les ouvriers progressaient... allaient fouiller chez les bouquinistes et achetaient des livres ». Les livres avaient sans aucun doute été vendus aux brocanteurs par une intelligentsia désenchantée. Un tome du Capital chez les bouquinistes était estimé de quarante à cinquante roubles. Et, néanmoins, les ouvriers de Pétersbourg s’arrangeaient pour se procurer ce livre de sapience. « Moi-même, écrit Chelgounov, j’étais obligé parfois de déchirer Ce Capital en morceaux, de le détacher en chapitres pour qu’on pût le lire simultanément dans quatre ou cinq cercles. » L’ouvrier Moïséenko, organisateur d’une formidable grève du textile, étudiait aussi avec des camarades, d’après un renvoi du Capital, les œuvres de Lassalle. Le grain ne tombait pas sur la pierre.

Dans un hommage adressé au vieux publiciste Chelgounov (qu’il ne faut bien entendu pas confondre avec l’ouvrier nommé ci-dessus, son homonyme), peu de temps avant sa mort survenue en 1891, un groupe d’ouvriers de Pétersbourg le remerciait particulièrement d’avoir indiqué, par ses articles sur la lutte du prolétariat en France et en Angleterre, la bonne voie aux ouvriers russes. Les articles de Chelgounov étaient écrits pour les intellectuels. Dans les mains des ouvriers ils furent la source de déductions qui allaient au-delà des pensées de l’auteur. Bouleversé par la visite d’une délégation ouvrière, le vieillard emporta dans la tombe l’image d’une force qui s’éveillait. Le plus remarquable des écrivains populistes, G. I. Ouspensky, avant de tomber dans la démence, put prendre conscience que les ouvriers avancés l’appréciaient et l’aimaient, et il félicita publiquement les écrivains russes « de voir venir à eux de nouveaux lecteurs ». Les orateurs ouvriers, à Pétersbourg, fêtant clandestinement le 1er mai en 1891, évoquaient avec gratitude la lutte menée jusque-là par l’intelligentsia, et en même temps exprimaient d’une manière non équivoque leur intention de prendre sa place. «La jeunesse d’aujourd’hui, disait l’un d’entre eux, ne pense pas au peuple. Cette jeunesse n’est pas autre chose qu’un élément parasitaire de la société. » Le peuple comprendra mieux les ouvriers propagandistes « parce que nous sommes plus près de lui que les intellectuels ».

Cependant, au tournant des deux décennies, de nouveaux souffles parcouraient, bien que très lentement, même les milieux de l’intelligentsia. Les étudiants entraient en contact avec les ouvriers et s’imprégnaient de leur courage. Apparurent alors des social-démocrates, pour la plupart de très jeunes gens dont la voix muait en même temps que leur respect pour les vieilles autorités. Un jeune de l’époque, Grigoriev, qui habitait Kazan, écrit dans ses souvenirs : « En 1888, parmi les jeunes, à Kazan, l’on manifesta de plus en plus d’intérêt pour le nom de Marx. » Au centre des premiers cercles marxistes de Kazan se place le remarquable jeune révolutionnaire Fédoséev D’après Brousnev, à partir de l’hiver de 1888-1889, à Pétersbourg, « l’intérêt porté aux livres traitant des questions sociales et politiques s’était considérablement accru. On se mit à réclamer de la littérature illégale ». On lut les journaux d’une manière différente. Les Rousskie Védomosti (Informations russes), organe central du libéralisme des zemstvos, publiaient au cours de ces années de larges communications de Berlin, avec de longues citations empruntées aux discours de Bebel et d’autres dirigeants social-démocrates. Le journal libéral voulait ainsi dire au tsar et à ses conseillers que la liberté n’était pas dangereuse : l’empereur d’Allemagne restait solidement assis sur son trône, la propriété et l’ordre étaient solidement garantis. Mais les étudiants révolutionnaires trouvaient autre chose dans de tels discours. Les propagandistes rêvaient d’éduquer des ouvriers pour en faire des Bebel russes. Les nouvelles idées avaient été introduites par des étudiants polonais : le mouvement ouvrier en Pologne s’était développé plus tôt qu’en Russie. D’après Brousnev qui, dans les mois suivants, est au centre d’un groupe social-démocrate à Pétersbourg, dans les cercles des étudiants en technologie de 1889 prédominait déjà le courant marxiste : les futurs ingénieurs qui se préparaient à servir le capitalisme avaient bien du mal à garder leur foi en des voies originales pour la Russie.

Les étudiants en technologie menèrent une propagande assez active dans les cercles ouvriers. L’animation gagnait en même temps les anciens cercles assoupis. Revenus de la déportation, des membres de la Narodnaïa Volia s’efforçaient, pour le moment encore sans résultat, de reconstituer le parti terroriste.

Léonide Krassine, qui était alors apparu dans l’arène de Pétersbourg, revenant de la lointaine Sibérie, avec son frère Hermann, décrivit plus tard, non sans humour, ses débuts dans le marxisme. « On suppléait à l’insuffisance d’érudition par l’ardeur de la jeunesse et par des voix tonitruantes... Vers la fin de 1889, les qualités combatives de notre cercle étaient considérées comme solidement établies. » Léonide avait à cette époque dix-neuf ans ! Mickiewicz observait aussi dans la vie des étudiants de Moscou un changement de l’état des esprits : on ne désespérait plus autant qu’auparavant ; on vit se former un plus grand nombre de cercles de culture spontanée, l’intérêt pour l’étude de Marx s’accrut. Au printemps de 1890, après un intermède de trois ans, de graves désordres éclatèrent chez les étudiants. En résultat de quoi les frères Krassine, étudiants en technologie, se trouvèrent relégués de Pétersbourg à Nijni-Novgorod. C’est de leur bouche que Mickiewicz, déporté au même endroit, entendit pour la première fois la vivante prédication du marxisme et se jeta sur Nos différends de Plékhanov. « Un nouveau monde s’ouvrit devant moi : la clef était trouvée pour comprendre la réalité environnante. » Le Manifeste du Parti communiste, lu ensuite, produisit sur Mickiewicz une énorme impression : « Je compris les bases de la grande théorie historico-philosophique de Marx. Je devins marxiste et, dès lors, pour toute la vie. » Pendant ce temps, Léonide Krassine obtenait l’autorisation de rentrer dans la capitale et il y faisait de la propagande parmi les tisserands. Nevzorova, étudiante du début des années 90, raconte la révélation que furent pour la jeunesse de l’époque les premières publications du Groupe de l’Émancipation du travail. « Je me rappelle encore maintenant le bouleversement profond causé par le Manifeste communiste de Marx et Engels. » Krassine, Mickiewicz, Nevzorova et leurs amis, tels sont les cadres en formation du futur bolchevisme.

Le nouvel état d’esprit de l’intelligentsia russe était entretenu aussi par les événements d’Occident où le mouvement ouvrier sortait du marasme. La fameuse grève des dockers anglais sous la direction du futur renégat John Burns frayait la voie à un nouveau trade-unionisme combatif. En France, les ouvriers se remettaient de la catastrophe ; c’est alors que s’éleva la prédication des marxistes Guesde et Lafargue, Pendant l’automne de 1889, eut lieu à Paris le Congrès constitutif de la nouvelle Internationale. Plékhanov prononça au Congrès sa déclaration prophétique : « La révolution russe ne pourra vaincre qu’en tant que révolution ouvrière, il n’y a pas d’autre issue et il ne peut y en avoir. » Ces paroles, qui avaient retenti dans une salle de Congrès sans être presque remarquées, éveillèrent un écho en Russie dans les cœurs de plusieurs générations révolutionnaires. Enfin, en Allemagne, aux élections de 1890, la social-démocratie illégale rassembla presque un million cinq cent mille voix, La loi d’exception contre les socialistes, maintenue douze ans, s’écroulait dans l’opprobre.

Quelle naïveté que la croyance en une naissance arbitraire des idées ! Il fallut toute une série de circonstances objectives, matérielles, se présentant dans un certain enchaînement et dans une relation déterminée, pour que le marxisme pût pénétrer dans les esprits des révolutionnaires russes. Le capitalisme devait réaliser des progrès sérieux; l’intelligentsia devait aller jusqu’au bout de toutes les autres voies — le bakouninisme, le lavrisme, la propagande dans la classe paysanne, les permanences dans les campagnes, le terrorisme, l’action culturelle pacifique, le tolstoïsme —; les ouvriers devaient organiser des grèves; le mouvement social-démocrate en Occident devait prendre un caractère plus actif; enfin, la formidable et catastrophique famine de 1891 devait mettre à nu tous les ulcères de l’économie publique de la Russie, alors et alors seulement les idées du marxisme, qui avaient trouvé leur formulation théorique presque cinquante ans auparavant et avaient été annoncées par Plékhanov en Russie à partir de 1883, commencèrent enfin à être acceptées sur la terre russe. Pourtant, tout n’était pas encore dit. Ayant bientôt connu une large diffusion dans les milieux intellectuels, elles furent, sur place, sujettes à déformation, de façon conforme à la nature sociale de ce milieu. C’est seulement avec l’apparition d’une avant-garde prolétarienne consciente que le marxisme russe prit définitivement forme. Cela signifie-t-il que les idées ne sont ni essentielles ni agissantes ? Non, cela signifie seulement que les idées sont socialement conditionnées; avant de devenir la cause des faits et des événements, elles apparaissent comme leur conséquence. Plus précisément : l’idée ne s’élève pas au-dessus du fait comme la plus haute instance, car l’idée même est un fait, entrant comme un chaînon indispensable dans la chaîne des autres faits.

Le développement propre de Vladimir Oulianov s’accomplissait en étroite connexion avec l’évolution de l’intelligentsia révolutionnaire et avec la formation d’une mince couche d’ouvriers avancés. La biographie, ici, se rattache organiquement à l’histoire. Le processus subjectif de la formation spirituelle coïncide avec le processus objectif de la montée de la crise révolutionnaire du pays. En même temps que surgissent les premiers cadres marxistes et les premiers cercles socîal-démocrates, se prépare et mûrit, dans l’ombre de la réaction, le futur meneur du peuple révolutionnaire.

Chapitre XII. La période de Samara[modifier le wikicode]

A l’automne, la famille se transporta en ville, où, avec les Elisarov, elle occupait la moitié d’un étage d’une maison en bois, comprenant six ou sept pièces. Ainsi, Samara devint la résidence des Oulianov durant presque quatre ans et demi. Dans la vie de Lénine, la période de Samara constitue une période particulière. Plus tard, au milieu des années 90, Samara, sous son influence, devint en son genre la capitale marxiste de la région de la Volga. Il est indispensable de jeter au moins un bref coup d’œil sur la physionomie de cette ville.

L’histoire administrative de Samara ressemble beaucoup à celle de Simbirsk : même lutte contre les nomades, même époque de « fondation » de la « cité », c’est-à-dire construction de remparts de bois, même lutte contre Razine et Pougatchev. Mais la physionomie sociale de Samara est extrêmement différente. Simbirsk s’est constituée comme un solide nid de seigneurs. Plus reculée à l’intérieur de la steppe, Samara commença à se développer beaucoup plus tard, après l’abolition du droit de servage, en tant que centre du commerce des céréales. Si la rue principale de la ville s’appelait rue de la Noblesse, c’était seulement par imitation. En réalité, le régime du servage n’avait presque pas pu gagner les steppes de Samara ; la ville était dépourvue d’ancêtres et de traditions. Elle n’avait pas d’université comme Kazan, et par conséquent aucune caste universitaire, aucun milieu étudiant. Se sentaient maîtres ici avec d’autant plus d’assurance les éleveurs, les cultivateurs, les marchands de grains, les minotiers, solides pionniers du capitalisme agraire. Indifférents non seulement à l’esthétique, mais même au confort personnel, ils ne construisaient pas pour eux des manoirs seigneuriaux avec colonnades, parcs et nymphes de plâtre. Ce qu’il leur fallait, c’étaient des embarcadères, des granges, des moulins, des boutiques, des portes cochères bardées de fer, de lourds cadenas. Ils s’intéressaient non point aux chiens de chasse, mais aux chiens de garde. C’est seulement après avoir fait une solide fortune qu’ils se bâtissaient des maisons de pierre.

Autour de la bourgeoisie qui faisait le commerce des céréales sur la Volga, autour de ces embarcadères et de ces entrepôts vivait un monde de vagabonds et de demi-vagabonds. Les anciens habitants des faubourgs de Samara avaient essayé une fois, suivant l’exemple des Allemands — ménonites de Sarepta — de cultiver une plante avantageuse, la moutarde; mais l’homme russe manqua de capacité et de patience. L’échec des plantations de moutarde ne laissa chez les petits bourgeois de Samara que de l’amertume, des désillusions et le sobriquet ironique de « moutardiers ». Quand ils se fâchaient, surtout après avoir bu un coup, les habitants des faubourgs de Samara, tout comme les haleurs, causaient aux autorités de grands soucis. Mais leurs révoltes étaient sans apparence d’espoir, de même que toute leur existence perdue.

Le vieux Chelgounov, celui-là même à qui les ouvriers de Pétersbourg, par la suite, rendirent hommage, a donné en 1887 une intéressante description de Samara, ville des pionniers : « A côté des palais, s’allongent, ou des terrains vagues, ou des palissades, ou bien surgissent les cheminées de maisons qui ont brûlé voilà quinze ans, qui ne seront jamais rebâties, de même que ne retombera jamais sur ses pieds le pionnier qui est allé au-delà de ses possibilités et s’est ruiné. Plus loin encore, au-delà des palissades, des terrains vagues et des maisons éparpillées des alentours, s’allongent les faubourgs où se serrent étroitement l’une contre l’autre les bicoques à trois ou quatre fenêtres. C’est le village qui a abandonné la steppe et s’est fixé en ville, afin de travailler pour le pionnier... »

Il n’y avait presque pas d’industrie, ni par conséquent d’ouvriers de l’industrie, à Samara. Et comme il n’y avait pas là non plus de contagion universitaire, Samara était dans la liste des villes qui ne donnaient point d’inquiétude, où les autorités toléraient la résidence des révolutionnaires qui avaient fini leur temps de déportation en Sibérie, et où l’on envoyait de temps à autre les suspects repérés dans les capitales et les centres universitaires, sous la surveillance de la police. Cette confrérie nomade qui, jusqu’au commencement des années 90, était toute teintée de la couleur populiste, groupait autour d’elle la gauche de la jeunesse locale. Non seulement les représentants de zemstvos et les marchands, mais parfois même les fonctionnaires se permettaient impunément de jouer aux libéraux dans cette province où la noblesse n’exerçait pas de contrainte, où il n’y avait point de troubles parmi les étudiants et les ouvriers. Les sombres révoltes des gens du port n’étaient enregistrées par personne dans le livre de la police. Parmi les individus en surveillance, on pouvait toujours trouver des hommes entendus et honnêtes, comme fonctionnaires des zemstvos, gérants, secrétaires et répétiteurs, bien que, d’après la loi, nombre de ces occupations exigeassent une garantie officielle de loyalisme. D’après les rapports de la police de Samara, Vladimir Oulianov, lui aussi, s’occupait, en 1889, de donner des leçons particulières. L’administration de Samara fermait les yeux sur les petites faveurs accordées aux suspects.

Les anciens déportés, les individus en surveillance et, se rattachant à eux, les petits cercles de lycéens, de séminaristes, de jeunes filles élèves des écoles de santé des zemstvos, enfin les étudiants qui venaient passer l’été constituaient pour ainsi dire l’avant-garde de la province. De ce petit monde partaient des fils en direction des libéraux des milieux des zemstvos, du barreau, du commerce et du fonctionnariat. Les deux groupes s’alimentaient au journal libéralo-populiste Rousskie Védomosti (Les Informations russes) : l’aile la plus importante s’intéressait principalement aux éditoriaux légèrement insidieux et à la rubrique des zemstvos : la jeunesse radicale dévorait les correspondances de l’étranger. De toutes les revues mensuelles, la gauche absorbait avidement chaque numéro fraîchement sorti du Rousskoïé Bogatstvo (La Richesse russe), surtout les articles du talentueux publiciste populiste Mikhaïlovsky, infatigable prêcheur de la « sociologie subjective ». Le public plus pondéré préférait le Vestnik Evropy (Le Messager d’Europe) ou bien la Russkaja Mysl (La Pensée russe), organes d’un constitutionnalisme camouflé. La propagande, à Samara, ne dépassait absolument pas les limites du monde intellectuel. Le niveau culturel des ouvriers, qui étaient peu nombreux, était extrêmement bas. Un certain nombre de cheminots adhéraient, à vrai dire, aux cercles populistes, non point dans un but de propagande parmi les milieux ouvriers, mais pour relever leur propre niveau culturel.

Les individus surveillés rendaient visite sans appréhension à la famille Oulianov qui, de son côté, avait peu à peu perdu tout motif d’éviter la fréquentation des ennemis du tsar et de la patrie. La veuve du haut conseiller d’État avait pris contact avec un monde auquel elle n’avait probablement guère songé du vivant de son mari. Sa société se composait à présent non point de fonctionnaires provinciaux avec leurs femmes, mais de vieux radicaux russes, qui avaient vécu des années en prison et en déportation et évoquaient leurs amis tués en résistant à main armée dans des attentats terroristes ou bien morts au bagne; en un mot, des gens de ce monde où Alexandre s’était rendu pour ne pas revenir. Ils avaient sur bien des choses des opinions insolites, leurs manières n’étaient pas toujours distinguées, certains d’entre eux se faisaient remarquer par des bizarreries acquises pendant de longues années d’emprisonnement cellulaire, mais ce n’étaient pas de mauvaises gens; au contraire, Maria Alexandrovna devait s’en convaincre, c’étaient de braves gens : désintéressés, fidèles en amitié, audacieux. On ne pouvait les considérer sans sympathie, et, en même temps, il était impossible de ne pas les craindre : n’entraîneraient-ils pas aussi l’autre fils dans la voie fatale ?

Parmi les révolutionnaires qui résidaient à Samara sous la surveillance de la police, se distinguaient Dolgov, qui avait participé à la fameuse affaire Nétchaev, et le couple Livanov : le mari avait été impliqué dans le procès des 193, la femme compromise, à Odessa, dans l’affaire Kovalsky, celui qui avait essayé de résister à main armée lors de son arrestation. Les causeries avec ces gens, surtout avec les Livanov dont Elisarova dit qu’ils étaient « des populistes typiques, très entiers et idéalistes », devinrent pour Vladimir une véritable haute école pratique de révolution. Il recueillait avec avidité leurs récits, posait question sur question, réclamant toujours de nouveaux détails pour animer dans son imagination la marche des luttes de jadis. Une grande époque révolutionnaire qui, alors, n’avait pas encore été étudiée ni même à peu près relatée dans les écrits, qui de plus était coupée de la nouvelle génération par une phase de réaction se dressait devant Vladimir en vivantes figures humaines. Ce jeune homme possédait le plus rare des dons : il savait écouter. Tout l’intéressait de ce qui touchait à la lutte révolutionnaire : les idées, les gens, les procédés de conspiration, la technique de l’action clandestine, les faux passeports, le régime pénitentiaire, les procès devant les tribunaux, les conditions de la déportation et des évasions.

Un des foyers de l’intelligentsia radicale des zemstvos à Samara était la maison du juge de paix Samoïlov. Là se rendait fréquemment Elisarov qui eut un jour l’heureuse idée d’amener son beau-frère chez Samoïlov. Cette visite permit à Samoïlov le fils, bien des années plus tard, de reconstituer la figure du jeune Oulianov en quelques traits fort bien venus. « Lorsque je vins saluer les hôtes, raconte Samoïlov, mon attention fut aussitôt attirée par une nouvelle figure : à la table était assis, dans une pose désinvolte, un très maigre jeune homme, aux pommettes d’un rouge vif dans un visage un peu kalmouk, avec des moustaches et une barbiche clairsemées, légèrement cuivrées, qui n’avaient point encore, évidemment, passé au fil des ciseaux, et des yeux foncés au regard vif et railleur. Il parlait peu, mais cela ne venait apparemment pas du tout du fait qu'il se sentait mal à l’aise dans un milieu inconnu : non, il était absolument évident que cette circonstance ne lui pesait nullement. Au contraire, j’eus tout soudain conscience que M. T. Elisarov, qui d’ordinaire se sentait à l’aise chez nous, était cette fois-ci non point comme gêné devant le nouvel hôte, mais en quelque sorte intimidé. La conversation était insignifiante et concernait, il m’en souvient, le mouvement étudiant à Kazan, à cause duquel Vladimir Ilitch (c’était lui) avait été forcé de quitter l’université de Kazan... Apparemment, il n’était pas disposé à prendre son sort au tragique... Au milieu de la conversation, après avoir troussé une déduction qui lui sembla particulièrement bien venue, il éclata soudain d’un petit rire saccadé, court, tout à fait russe. Il était clair que venait de naître en lui une pensée prenante, piquante, qu’il avait cherchée auparavant. Ce petit rire, sain et non dépourvu de malice, souligné par de petites rides également malicieuses aux coins des paupières, me resta dans la mémoire. Tous se mirent à rire, mais il se tenait déjà tranquille et de nouveau prêtait l’oreille à la conversation générale, fixant d’un regard attentif et un peu railleur les interlocuteurs. » Quand le visiteur fut sorti, l’hôte, d’un naturel expansif, résuma l’impression reçue en termes exaltés : « Quel homme de tête ! » Et l’exclamation du père se confondit pour toujours dans la mémoire du fils avec l’image du jeune Lénine, avec le jeu ironique de ses yeux, avec son bref petit rire « bien russe ». Ainsi le dépeint aussi, il est vrai, trois ans plus tard, un proche de Vladimir, Lalaïantz : « de petite taille, mais très solidement charpenté ». Cette description répond beaucoup mieux à ce que nous savions déjà de Vladimir en ces années-là : grand marcheur, chasseur, maître en natation et en patinage, acrobate s’exerçant sur le René et, en outre, amateur de chant d’un registre élevé, poussé jusqu’aux fausses notes. Il est possible qu’arrivé à Samara adolescent maigrelet il se soit ensuite fortifié grâce à la vie de la vaste steppe.

Il est absolument hors de doute que c’est précisément dans la période de Samara que Vladimir Oulianov devint marxiste et social-démocrate. Mais le séjour à Samara dura presque quatre ans et demi. Comment s’inscrit dans ce large cadre l’évolution du jeune homme ? Les biographes officiels se sont une fois pour toutes dispensés des difficultés par une théorie salvatrice d’après laquelle Lénine aurait été révolutionnaire par hérédité et marxiste de naissance. Et pourtant il n’en est point ainsi. Nous n’avons pas, à vrai dire, de documents prouvant que Vladimir aurait partagé, durant les premières années de la période de Samara, les opinions de la Narodnaïa Volia ; mais les données des années qui suivirent ne laissent guère de doutes sur ce point. Nous entendrons plus tard les témoignages impeccables de Lalaïantz, de Krjijanowsky et d’autres, sur le fait que Vladimir, durant les années 1893-1895, c’est-à-dire quand il était déjà un marxiste bien formé, gardait, sur la question du terrorisme, des idées insolites dans le milieu social-démocrate, qui étaient considérées par tous comme une survivance de l’étape précédente de son évolution. Mais même si nous n’avions pas cette éclatante confirmation a posteriori, nous serions tout de même obligés de nous demander : se pouvait-il que cette étape n’existât pas ?

L’ombre politique d’Alexandre, durant de longues années talonna Vladimir sans le lâcher. « N’est-ce pas le frère de cet Oulianov ? », écrivait dans la marge d’un document officiel un bureaucrate haut placé. C’est sous le même aspect que le virent tous ceux de son entourage. « Le frère d’Oulianov qui a été pendu », disait de lui avec respect la jeunesse radicale. Le mort saisit te vif l Vladimir lui-même ne mentionnait jamais son frère, à moins qu’il n’y fût contraint par une question directe ; plus tard il ne le cita pas une seule fois dans la presse, bien que les occasions de le faire ne fussent pas rares. Mais précisément, ce silence obstiné prouvait clairement la profondeur de la plaie causée par la mort d’Alexandre. Pour rompre avec la tradition de la Narodnaïa Volia, Vladimir avait besoin de motifs infiniment plus convaincants et probants que quiconque.

La persistance prolongée de ses sympathies terroristes, jetant un reflet rétrospectif sur la période de son évolution, colorée par les idées de la Narodnaïa Volia, n’avait pourtant pas seulement des racines personnelles. Vladimir évoluait de concert avec toute une génération, avec toute une époque. Même les premiers travaux du Groupe de l’Émancipation du travail, si l’on admet que Vladimir avait déjà eu le temps d’en prendre connaissance, ne lui imposaient pas brutalement de rompre avec le drapeau de son frère aîné. En développant la perspective de l’évolution capitaliste de la Russie, Plékhanov n’opposait pas encore la future social-démocratie à la Narodnaïa Volia, mais demandait seulement aux partisans de cette dernière de s’assimiler le marxisme. Peu de temps auparavant, le Groupe de l’Émancipation du travail avait fait une tentative pratique pour s’unir aux représentants de la Narodnaïa Volia à l’étranger. Si, au début de la décennie, les choses se présentaient ainsi même dans l’émigration, où agissaient des théoriciens combatifs des deux tendances, en Russie, en revanche, la démarcation entre les partisans de la Narodnaïa Volia et les social-démocrates était encore, à la fin des années 80, très flottante et peu claire. Axelrod a parfaitement raison de noter dans ses souvenirs que « la principale ligne de partage entre les membres de la Narodnaïa Volia et les social-démocrates passait, à la fin des années 80, non pas par l’opposition : marxisme-populisme, mais par l’opposition : lutte politique directe, ce qui était alors synonyme de terrorisme, ou bien propagande ». Dans les cas où les marxistes reconnaissaient le terrorisme, la ligne de partage s’effaçait tout à fait. C’est ainsi qu’Alexandre, ayant eu le temps de lire Nos différends, estimait qu’il n’existait pratiquement pas de divergences entre les membres de la Narodnaïa Volia et les social-démocrates et que Plékhanov avait eu tort de donner à son ouvrage contre Tikhomirov un caractère de polémique. Dans le complot du 1er mars 1887, les représentants des deux tendances agissaient sous le drapeau de la Narodnaïa Volia

Le rapprochement des deux tendances qui devaient, plus tard, diverger irrévocablement, avait en réalité un caractère illusoire et s’expliquait par leur faiblesse et par le caractère crépusculaire de la politique de l’époque. Mais c’est précisément dans ce crépuscule que Vladimir entama l’étude théorique du marxisme. En même temps, il fit connaissance, d’après les récits des « anciens », avec la pratique des luttes récentes, auxquelles l’affaire d’Alexandre venait mettre le point final. A Samara, où il n’existait pas encore de mouvement ouvrier, même embryonnaire, les groupements, dans les milieux intellectuels, se formaient avec du retard et se développaient au ralenti. Il n’y avait pas encore de social-démocrates. Dans ces conditions, Vladimir pouvait aller loin dans l’étude des classiques marxistes sans être cependant forcé de choisir définitivement entre la social-démocratie et la Narodnaïa Volia. La recherche de la clarté et de la perfection était, indiscutablement, le principal ressort, tant de sa volonté que de son intelligence. Mais en lui le sens des responsabilités n’était pas moins important. Le sort d’Alexandre transporta d’un coup les idées de « lutte pour la liberté » de la sphère des rêveries roses de l’adolescence dans le royaume de la sévère réalité. Faire un choix signifiait, dans ces conditions, étudier, comprendre, vérifier, se convaincre. Cela exigeait du temps.

Au nombre des premiers amis de Vladimir à Samara, on rencontre un certain Skliarenko qui était du même âge que lui. Exclu d’une classe supérieure du gymnase (la sixième) et arrêté en 1887, il avait déjà été incarcéré un an dans la prison de Kresty à Pétersbourg et, après son retour à Samara, il avait recommencé à faire de la propagande parmi la jeunesse. Grâce à ses efforts avait été créée une petite bibliothèque à demi légale, à demi illégale, pour les autodidactes. Dans les vieux journaux mensuels on découpait, d’après un catalogue spécial de propagande, les articles les plus instructifs, et il fallait souvent recopier à la main la première et la dernière page. Ces recueils d’articles étaient reliés et, avec une ou deux centaines de livres choisis, pour la plupart interdits, constituaient la bibliothèque des élèves du gymnase de Samara (B. S. G.), à laquelle Vladimir dut recourir plus d’une fois durant les années passées dans cette province. Avec son ami Séménov, Skliarenko publiait, à la machine à polycopier, une littérature dans l’esprit de la Narodnaïa Volia, qui prédominait dans leur entourage. Si Oulianov s’était considéré comme social-démocrate dès les deux premières années de son séjour à Samara, il aurait eu des débats acharnés avec Skliarenko, Séménov et leurs amis, débats qui, dans le cas d’une résistance entêtée des adversaires, auraient amené inévitablement et très vite une rupture. Mais il n’y eut rien de tel, les rapports personnels ne se gâtèrent point. D’autre part, les liens amicaux avec de jeunes partisans de la Narodnaïa Volia n’entraînèrent point Vladimir à participer à leur travail clandestin. Les initiatives révolutionnaires de blancs-becs ne pouvaient, après ce qui était arrivé à Alexandre, lui en imposer. Il voulait avant tout s’instruire et entraîna bientôt dans cette voie Skliarenko et Séménov.

Vladimir devait passer quatre hivers à Samara. Il se développa et évolua durant ces années, s’engageant progressivement dans le chemin de la social-démocratie Mais ceux qui l’observaient et ressentaient son influence changeaient eux aussi. Les délimitations entre les différentes étapes se sont effacées des mémoires... Les résultats de l’évolution qui se précisèrent en 1892 sont maintenant, d’ordinaire, répartis sur toute la période de Samara. Cela se voit particulièrement dans les souvenirs de la sœur aînée. Vladimir, d’après elle, « avec de plus en plus d’exaspération » se disputait avec les anciens de la Narodnaïa Volia au sujet de leurs opinions fondamentales. Il en fut ainsi sans aucun doute. Mais à partir de quel moment commencèrent les disputes, et quand prirent-elles un caractère « exaspéré » ? Anna, qui voyait peu clair alors dans les questions de principe, venait justement, à l’époque du déménagement pour Samara, d’épouser Elisarov, et bien que les deux familles vécussent dans la même maison, le jeune couple s’était tout naturellement écarté des autres. Les deux premières années du séjour à Samara, dans la vie de Vladimir, échappent presque complètement à la mémoire de sa sœur aînée.

On peut croire sans peine que les vues archaïques des « anciens » de Samara n’étaient pas capables de donner satisfaction à un jeune esprit que préoccupaient les problèmes de fond. Vladimir eut et dut avoir des discussions avec les anciens dès les premières années, non point qu’il eût trouvé la vérité, mais parce qu’il la cherchait. Mais c’est seulement beaucoup plus tard, vers la fin de la période de Samara, que ces débats tournèrent au conflit des deux tendances. Il est remarquable qu’Elisarova elle-même, dans la recherche d’une vivante illustration des discussions de Samara, désigne comme l’adversaire Vodovosov qui était sous la surveillance de la police. Mais les discussions avec cet impénitent éclectique qui ne se comptait ni parmi les populistes, ni parmi les marxistes, se rapportent à l’hiver de 1891-1892, par conséquent à la fin de la troisième année du séjour de Vladimir à Samara.

Un des militants de Samara raconte, il est vrai, comment, pendant une partie de canotage de la jeunesse radicale, apparemment pendant l’été ou l’automne de 1890, Oulianov battit à plates coutures la théorie morale idéaliste, développée par un certain Buchholz, et lui opposa une conception de classe. Cet épisode présente le rythme du développement de Vladimir comme un peu plus rapide qui ne l’indiquent les autres données. Mais il est remarquable que Buchholz lui-même, social-démocrate allemand qui était né en Russie, conteste, sur le point qui nous intéresse, le récit que nous venons de mentionner. « Dans les réunions où nous nous trouvions ensemble, écrit-il, V. I. Oulianov, autant que je puis me rappeler, ne manifestait aucune activité particulière en quoi que ce soit et, en tout cas, ne développait pas des opinions marxistes. » La valeur de ce témoignage est absolument indiscutable. Peut-on croire qu’Oulianov eût tenu son flambeau sous le boisseau si le flambeau eût été déjà allumé ? S’il ne développait pas des opinions marxistes, c’est parce qu’il ne les avait pas encore élaborées.

En octobre 1889, déjà installé à Samara, Vladimir envoie « à Sa Sérénité Monsieur le Ministre de l’Instruction publique » un nouveau placet, rédigé sur un ton extrêmement persuasif. Durant les deux années qui ont suivi la fin de ses études au gymnase, lui, Vladimir Oulianov, a eu « l’entière faculté de se convaincre de l’énorme difficulté, sinon de l’impossibilité de trouver une occupation pour un homme qui n’a pas reçu une instruction spécialisée ». Cependant, le soussigné a extrêmement besoin d’un emploi qui lui donnerait la possibilité « de soutenir par son travail une famille composée d’une mère très âgée, d’un frère et d’une sœur encore enfants ». Cette fois, il ne demande pas à être reçu à l’université, mais il sollicite le droit de passer l’examen final comme externe. Délianov écrivit au crayon sur le placet : « Interroger à son sujet le curateur et le département de la police, c’est un vilain bonhomme. » Chose évidente, le département de la police ne pouvait pas avoir un avis plus favorable sur le solliciteur que le ministre de l’Instruction publique. Ainsi, le « vilain bonhomme » essuya de la part de « l’homme gentil et bon» un nouveau refus.

La porte de la science officielle s’était pour toujours, semblait-il, refermée en claquant devant Vladimir. En fin de compte, cela n’aurait probablement pas changé grand-chose à sa destinée ultérieure. Mais, en ces jours-là, la question du diplôme universitaire apparaissait comme beaucoup plus importante à Vladimir lui-même et, plus encore, à sa mère. Maria Alexandrovna partit en mai 1890 pour Pétersbourg afin de faire des démarches pour assurer l’avenir de Vladimir, de même que trois ans auparavant elle avait fait des démarches pour la vie d’Alexandre. « C’est un véritable tourment, écrivait-elle, de contempler mon fils, de voir comment ses meilleures années s’écoulent sans porter de fruits... » Et pour toucher plus sûrement encore le cœur du ministre, la mère cherchait à l'effrayer, disant que l’existence sans objet de son fils « devait presque inévitablement le pousser jusqu’à l’idée du suicide ». A en parler en conscience, Vladimir ressemblait fort peu à un candidat au suicide. Mais à la guerre — et la mère livrait bataille pour son fils — on ne saurait se passer de stratagèmes. Délianov n’était apparemment pas dépourvu de corde sensible : bien qu’il n’autorisât pas « le vilain bonhomme » à rentrer à l’université, il lui permit cette fois de passer les examens de sortie, sur le programme de la faculté de droit, dans une des universités impériales. La direction de la police de Samara informa officiellement de cette faveur la veuve du haut conseiller d’État Oulianov. Vladimir ayant demandé l’autorisation de passer ses examens à Pétersbourg, une nouvelle réponse satisfaisante lui fut donnée. Indépendamment des démarches de la mère, une circonstance joua inévitablement, à savoir qu’en deux ans et demi, depuis la date de son exclusion, Vladimir ne s’était signalé par aucune action suspecte. La famille sortait, semblait-il, de la disgrâce.

A partir de la fin d’août, les plumes policières de Samara et de Kazan notent, dans une série de rapports, le voyage de Vladimir Oulianov se rendant par Kazan à Pétersbourg afin de se renseigner sur les programmes des examens. Vladimir passa six jours à Kazan. Qui retrouvait-il là-bas de ses anciens amis ? Le rapport du maître de police de Kazan ne donne à ce sujet aucune indication. Vladimir séjourna presque deux mois à Pétersbourg : les dates sont garanties par les rapports du commissaire de Samara. Mais nous n’en savons guère plus. Pourtant, Vladimir, à coup sûr, ne perdait pas son temps. Son principal souci était d’assurer de toute façon sa préparation aux examens. Il ne voulait pas subir les épreuves au petit bonheur, échouer, avoir à recommencer. Il devait placer d’avance tous les éléments du problème à résoudre dans une parfaite clarté : l’étendue de chaque matière, les manuels, les exigences des professeurs. Une partie considérable du temps passé à Pétersbourg fut indubitablement consacrée au travail à la bibliothèque publique. Il fallait copier des extraits, rédiger des résumés pour ne pas acheter des livres trop chers. Par l’intermédiaire de sa sœur Olga qui étudiait à Pétersbourg, Vladimir fit la connaissance de son futur adversaire, Vodovosov, camarade d’Alexandre à l’université, revenu de déportation pour passer les examens d’État, et, grâce à lui, il pénétra dans le local où environ quatre cents étudiants subissaient les épreuves. Vladimir se mêla à cette foule et, d’après les paroles de Vodovosov, « resta là plusieurs heures, prêtant l’oreille et observant ». Cette expédition dans l’arène, en reconnaissance préalable des conditions de la prochaine bataille à livrer, caractérise au plus haut point le jeune Lénine. Il n’aimait pas laisser au hasard rien de ce qui pouvait être en quelque mesure prévu et préparé d’avance.

Mais Vladimir avait encore, à Pétersbourg, à s’occuper d’une affaire qui n’était pas de petite importance. C’est précisément durant ce voyage, qu’il se procura enfin, grâce à des relations, chez un professeur à l’institut technologique, nommé Jawein, le livre d’Engels : M. Dühring bouleverse la science. Si l’heureux possesseur ne se décida pas, doit-on penser, à laisser partir le livre interdit pour une lointaine province, Vladimir dut en ce cas étudier avec une grande application le remarquable pamphlet scientifico-philosophique durant son court séjour dans la capitale. Il n’est pas impossible cependant qu’après un entretien avec le jeune entêté le jeune professeur ait cédé et que l'Anti-Dühring ait quitté la Néva pour gagner la Volga. En tout cas, Vladimir eut pour la première fois ce livre entre les mains à l’automne de 1890 seulement. Radek, racontant cet épisode d’après Lénine lui-même, ajoute : « Longtemps encore, il ne réussit pas à se procurer les œuvres de Plékhanov publiées à l’étranger. » Si le mot « longtemps » indique ici au moins quelques mois, il semble donc que Vladimir ne prit pas connaissance des œuvres du Groupe de l’Émancipation du travail avant le début de 1891. Rappelons-nous ces dates. Bien que les témoignages de Radek, en général, ne puissent prétendre à l’exactitude, dans le cas présent ils sont corroborés, indépendamment du caractère convaincant qu’a l’aspect extérieur du récit, par l’évolution générale de Vladimir telle qu’elle se dessine d’après d’autres éléments.

Au début de novembre, le commissaire de Samara fait déjà connaître au maître de police le retour de Vladimir Oulianov. Le commissaire, cette fois encore, n’a visiblement rien remarqué de « suspect ». Or, revenu de Pétersbourg, le candidat au crime a rapporté, sinon sous son crâne, du moins dans sa valise, le chargement explosif du matérialisme dialectique. Néanmoins, il n’y avait pas de raison d’attendre pour bientôt des explosions. Pour l’instant, ni le marxisme, ni la révolution n’étaient au premier plan. Il fallait arracher le diplôme des mains de l’université impériale. Il fallait se préparer à un formidable rabâchage des cours.

En vérité, quand Ilya Nikolaïévitch craignait que Vladimir n’entretînt point en lui le goût du travail, c’était à tort. Une des personnes placées en surveillance, la « jacobine » Iasnéva, qui arriva à Samara au printemps de 1891, dit dans ses souvenirs : « Pareille persévérance, pareille obstination, je ne les ai jamais vues chez personne comme chez Vladimir Ilitch, dès ce temps-là déjà. » Vladimir ne sortait que pour le thé et le souper, il parlait très peu. Il était rare que quelqu’un de la maison entrât dans sa chambre. Par son genre de vie, il devait maintenant rappeler Alexandre. Son cabinet de travail à la campagne se trouvait dans le jardin, au fond d’une allée de tilleuls. Chaque jour, à la même heure matinale, il s’y rendait avec sa provision de livres juridiques et ne rentrait pas à la maison avant trois heures. « On allait l’appeler pour le dîner, dit une ancienne servante, et lui, il était avec un livre. » Qu’il ne perdît pas de temps, le sentier tout battu qu’il foulait près de son banc en était la preuve, car il y ressassait ce qu’il avait lu ou appris par cœur. Après le dîner, en guise de récréation, il lisait, en allemand, La Situation de la classe ouvrière en Angleterre d’Engels, ou bien quelque autre ouvrage marxiste. Ce faisant, il apprenait l’allemand, non pas pour la langue, mais pour le marxisme, et par conséquent avec d’autant plus de succès. La promenade, la baignade et le thé du soir précédaient la dernière partie de la journée de travail, et déjà on allumait la lampe sur le perron. Vladimir travaillait avec trop d’application pour qu’il pût venir à quelqu’un des anciens ou des jeunes l’idée de le déranger durant ses heures d’occupation. Bien entendu, il ne se serait pas gêné alors, pas plus qu’en ses années de gymnase, pour dire à n’importe qui : « Faites-moi la grâce de vous en aller. » En revanche, pendant les heures de repos, pendant le repas, à la baignade, il était bruyant, bavard, rieur, gai d’une gaieté contagieuse. Chaque fibre de son cerveau et de son corps prenait sa revanche sur les longues heures consacrées au droit romain ou au droit canon. Ce jeune homme mettait autant d’entrain et de passion à se récréer qu’à travailler.

Combien de temps lui fallut-il pour se préparer ? Dix-huit mois, répond Elisarova, Or, nous savons d’elle-même que Vladimir « se mit à ressasser ses cours » seulement après avoir obtenu l’autorisation de passer ses examens à titre d’externe. Et puis il est difficile d’admettre qu’il aurait entrepris d’étudier le droit policier, le droit canon ou bien même le droit romain pour son propre plaisir ou bien à tout hasard. Mais en ce cas la préparation n’a même pas demandé un an et demi. De « l’amnistie » ministérielle jusqu’au début des examens, il s’écoula moins de onze mois; jusqu’à la fin des examens, dix-huit mois. Elisarova elle-même, dans un autre article, parle d’une année seulement. Les étudiants de l’université consacraient à ce même travail quatre années !

Il dut passer les examens en deux fois : au printemps — avril et mai — et en automne — septembre et novembre. Vladimir arriva à Pétersbourg en mars, huit jours avant les épreuves, muni d’une dissertation sur le droit criminel. Il est fort probable qu’il avait prévu cette semaine de réserve pour prendre connaissance des cours édités par les étudiants. Quand il établissait les plans de son propre travail, Oulianov était tayloriste avant Taylor. La Commission d’examen, sous la présidence de Serguéévitch, à l’époque populaire professeur d’histoire du droit russe, comprenait la fleur du corps professoral de la faculté de droit. Le nouveau venu, que les examinateurs voyaient pour la première fois, fut interrogé par eux avec quelque prévention. Mais bientôt la défiance dut faire place à l’approbation. L’externe Oulianov se révéla admirablement préparé.

La nomenclature des sujets d’examen a l’aspect d’une ironique introduction à toute la future activité de l’avocat des opprimés, du procureur requérant contre les oppresseurs. Pour l’histoire du droit russe, Vladimir Oulianov tomba sur la question des « non-libres », des serfs de toutes catégories ; pour le droit civil, on le questionna sur les institutions des castes, où il entrait des données sur l’histoire des institutions de la noblesse et sur l’organisation des administrations autonomes de la classe paysanne. En lui accordant la plus haute note dans ces matières, l’université impériale certifiait qu’avant d’entreprendre de liquider les conditions « non-libres », l’esclavage et la barbarie des castes, Vladimir Oulianov s’était consciencieusement préparé à sa future profession.

C’est aussi au printemps qu’il eut à parler, en économie politique, des salaires et de leurs formes; pour la connaissance et l’histoire de la philosophie du droit, des vues de Platon concernant les lois. Oulianov exposa-t-il à ses examinateurs la théorie de la valeur-travail et la conception matérialiste du droit, en contrepartie à tous les aspects du platonisme des exploiteurs, nous ne le savons malheureusement pas. En tout cas, s’il caressait la science officielle à rebrousse-poil, ce fut avec toute la prudence nécessaire. La commission nota : « très satisfaisant », ce qui était la plus haute mention. Cependant, la plus grande partie des épreuves était réservée pour l’automne.

Cette année-là, le premier dimanche de mai, un petit détachement d’ouvriers de Pétersbourg, soixante-dix hommes environ, célébra pour la première fois la fête prolétarienne par une réunion clandestine hors de la ville et par des discours qui furent bientôt imprimés sur la machine à polycopier et ensuite publiés à l’étranger. La propagande social-démocrate, au centre de laquelle se trouvait le jeune étudiant en technologie Brousnev, était déjà parvenue à de remarquables résultats. Bien qu’il se trouvât au moment de la fête de mai à Pétersbourg, Vladimir, apparemment, ne sut rien de cet événement mémorable. Il n’avait pas de liaisons révolutionnaires et il n’est pas probable qu’il en ait cherché. Durant les deux années suivantes, il lui faudra encore rattraper les marxistes de Pétersbourg, pour se trouver ensuite, d’un seul coup, à leur tête.

Au plus fort des examens du printemps, la famille subit un nouveau malheur. La victime en fut Olga, cette sœur qui avait grandi et s’était formée avec Vladimir et qui l’accompagnait au piano quand il se mettait à chanter Les petits yeux charmeurs. Depuis l’automne de l’année précédente, Olga suivait avec grand succès les cours supérieurs féminins de Pétersbourg. Divers souvenirs présentent cette jeune fille sous les traits les plus séduisants. Ayant terminé à l’âge de quinze ans et demi les études du gymnase avec la médaille d’or, tout comme ses frères, elle s’occupait de musique, apprenait l’anglais et le suédois, et Usait beaucoup. Une compagne d’Olga aux cours supérieurs, Z. Nevsorova, devenue par la suite la femme de l’ingénieur Krjijanovski, qui électrifia la Russie, écrit dans ses mémoires : « Olga Oulianova ne correspondait pas tout à fait au type ordinaire des étudiantes de ce temps-là : petit grillon noir, modeste et effacé à première vue, mais intelligente, douée, possédant une sorte de douce force concentrée de la volonté et de la persévérance à atteindre le but visé. Profonde et sérieuse, bien qu’elle n’eût que dix-neuf ans, et merveilleuse camarade. » « En elle comme en Alexandre, écrit Elisarova, le sentiment prédominant était celui du devoir. » Olga aimait Alexandre plus que ses autres frères et sœurs. Avec Vladimir, en dépit de la parité d’âge et des conditions de développement, elle n’avait pas d’intimité morale. Mais elle l’écoutait fort attentivement, mettant son opinion à haut prix.

Au printemps, durant le séjour de Vladimir à Pétersbourg, Olga fut atteinte par la fièvre typhoïde. Entre deux examens, Vladimir fut obligé de conduire sa sœur à l’hôpital et, comme on s’en aperçut par la suite, dans un très mauvais hôpital. Sur un télégramme d’appel du fils, Maria Alexandrovna arriva aussitôt à Pétersbourg, mais seulement pour y perdre un second enfant. Olga mourut le 8 mai, le jour même où, quatre ans auparavant, Alexandre avait été pendu. Et de même qu’à Simbirsk Vladimir avait dû subir les examens de fin d’études au gymnase immédiatement après l’exécution de son frère aîné, de même il lui fallut maintenant passer les examens universitaires en des jours où sa sœur cadette était atteinte d’une maladie mortelle. C’est apparemment aussitôt après l’enterrement que Vladimir rendit visite à un camarade d’université d’Alexandre, Serge Oldenbourg, le futur académicien orientaliste qui, à la différence de tous les autres, évoque son interlocuteur comme quelqu’un de sombre et de taciturne, sans le moindre sourire. Durant les premiers jours, les plus pénibles, Vladimir resta avec sa mère à Pétersbourg; ensuite, ils firent ensemble le triste chemin de retour à Samara. Et de nouveau, tout le monde admira le courage de la mère, sa constance, ses soins infatigables pour les enfants qui restaient.

Pendant plus de trois mois d’été, Vladimir foula son petit sentier au fond de l’allée des tilleuls. En septembre, il reparut dans la capitale, armé de pied en cap. En droit criminel, il répondit honorablement sur la défense dans les procès criminels et sur les vols de documents. Pour les dogmes du droit romain, les questions qui lui échurent concernaient les actes délictueux et l’influence du temps sur l’origine et la déchéance des droits : deux thèmes non dépourvus d’intérêt pour un homme qui devait se livrer à des actes délictueux d’une assez grande envergure et mettre fin à des droits non dénués d’importance. Oulianov répondit avec plein succès sur « la science de la police », destinée « à assurer au peuple des conditions de bien-être moral et matériel ». Le candidat montra des connaissances non moins enviables dans le domaine de l’organisation de l’église orthodoxe et de l’histoire de sa législation. Pour le droit international, il fut interrogé sur la neutralité et sur le blocus. Ces notions lui servirent-elles, vingt-huit ans plus tard, lorsque Clemenceau et Lloyd George répliquèrent par le blocus à la tentative des soviets de s’arracher à la guerre, cette question reste ouverte. Pour obtenir le diplôme du premier degré, il fallait avoir eu pour plus de la moitié des matières la plus haute mention (« très satisfaisant »); Vladimir avait obtenu cette mention pour l’ensemble des treize matières. Il pouvait se féliciter secrètement et rire à part soi, de son bref petit rire « bien russe ».

Un mois avant la fin des examens, en octobre 1891, pour la troisième fois la requête présentée par Vladimir Oulianov pour obtenir un passeport pour l’étranger fut rejetée. Quel but pouvait avoir ce voyage ? Vladimir recherchait et étudiait tous les ouvrages essentiels de la littérature marxiste. Bien des œuvres sans aucun doute lui faisaient défaut, principalement dans le domaine de la presse périodique social-démocrate. L’idée de travailler en liberté, après avoir passé les examens, dans les bibliothèques de Berlin ne pouvait pas ne pas le séduire. De Berlin, il n’était pas difficile de se rendre à Zurich et à Genève, de faire connaissance avec le Groupe de l’Émancipation du travail, d’étudier toutes les publications de ce dernier, d’élucider les questions sujettes à controverse. Ces motifs sont plus que suffisants. Mais le département de la police en jugeait autrement. Et déblatérant contre les autorités supérieures, Vladimir n’attendit même pas dans la capitale la décision de la commission d’examens : il n’y avait pas de raison de douter du résultat. Et en effet, le 15 novembre, le jour même où le commissaire de Samara avertissait le maître de police par un rapport secret du retour à Samara de Vladimir Oulianov, placé sous une discrète surveillance, la commission d’examens de la faculté de droit de l’université impériale de Saint-Pétersbourg délivrait à la même personne le diplôme du premier degré. En un an, un an et demi, dans un coin perdu de la province de Samara, sans aucune assistance du côté des professeurs ou bien de ses camarades aînés, Vladimir non seulement avait rempli la tâche à laquelle les autres dépensaient quatre années de leur vie, mais il l’avait remplie mieux que tous : il se trouva premier sur cent trente-quatre étudiants et externes de la promotion. Devant un tel résultat, remarque la sœur, « nombreux étaient ceux qui restaient stupéfaits ». Ce n’est pas étonnant ! Dans cette magnifique performance, ce qui séduit surtout, indépendamment du reste, c’est l’élément d’acrobatie intellectuelle. C’était « bien enlevé » : on ne saurait faire mieux !

Chapitre XIII. L’année de la famine. L’avocat Oulianov[modifier le wikicode]

L’été de 1851 fut très chaud et apporta la sécheresse; le soleil brûla les blés et les prés dans vingt provinces qui comptaient une population de trente millions d’âmes. Lorsque Vladimir revint après les examens d’automne, la province de Samara, plus éprouvée que les autres, était en proie aux affres de la famine. A vrai dire, toute l’histoire de la Russie paysanne est l’histoire de disettes périodiques et d’immenses épidémies. Mais la famine de 1891-1892 fut exceptionnelle, non seulement par son étendue, mais aussi par l’influence qu’elle exerça sur l’évolution politique de la société. Plus tard, en regardant vers le passé, les réactionnaires évoquaient avec attendrissement la solidité inébranlable du régime sous Alexandre III, qui de sa lourde main brisait un fer à cheval, et imputaient les ébranlements ultérieurs au compte du faible Nicolas II. En réalité, les trois dernières années du règne de « l’inoubliable père » marquaient déjà le début d’une nouvelle époque qui prépara directement la révolution de 1905.

Le danger vint du lieu même où la force prenait sa source : du village. Les conditions de vie de la grande masse paysanne, dans les trente ans qui s’étaient écoulés depuis l’abolition du servage, avaient fortement empiré. Dans la province de Samara, riche en terres, plus de 40 % des paysans possédaient des lots improductifs. La terre épuisée et mal travaillée restait exposée à l’action de tous les éléments hostiles. Le développement accéléré de l’industrie, avec le rétablissement d’un régime de demi-servage dans les campagnes, amena, en même temps qu’un accroissement rapide de l’exploitation par les koulaks, un effroyable appauvrissement des masses paysannes. On construisait des usines et des voies ferrées, un équilibre budgétaire s’établissait, dans les caves de la Banque d’État l’or s’entassait, la puissance apparente semblait inébranlable, quand, soudain, immédiatement après de tels succès, le moujik se jeta à plat ventre et se mit à hurler d’une voix agonisante d’affamé.

Le gouvernement, pris à l’improviste, essaya d’abord, de nier la famine, parlant seulement d’une insuffisance de la récolte, ensuite il perdit la tête et, pour la première fois depuis 1881, lâcha un peu la bride, La sinistre réputation d’inébranlable solidité qui avait auréolé le régime d’Alexandre III commença à se dissiper. La calamité secoua la léthargie de l’opinion publique. Un souffle frais passa sur le pays. Une certaine partie des classes possédantes et de larges cercles de l’intelligentsia furent emportés dans un même élan : aller au secours du village, donner du pain aux affamés, des médicaments aux typhiques. Les zemstvos et la presse libérale sonnaient l’alarme. De tous côtés l’on faisait des collectes. Léon Tolstoï se mit à ouvrir des réfectoires. Des centaines d’intellectuels se portèrent de nouveau vers le peuple, cette fois avec des desseins plus modestes que durant les années 70. Les autorités, cependant, estimaient, non sans raison, que sous le mouvement philanthropique se dissimulait une tendance suspecte : la forme pacifique du secours aux sinistrés était la voie la plus facile pour les forces d’opposition qui s’étaient accumulées durant les années du nouveau règne.

Les révolutionnaires ne pouvaient s’engager dans cette voie. Pour eux, le problème n’était pas d’atténuer simplement les conséquences d’une calamité sociale, il était d’en éliminer les causes. Dix ou quinze ans auparavant, c’est exactement de cette façon que l’intelligentsia populiste considérait les choses, contrairement aux libéraux et aux philanthropes. Mais l’esprit révolutionnaire s’était évanoui chez les populistes; se réveillant maintenant d’un sommeil prolongé, ils étaient heureux de fusionner avec les libéraux, en se mettant avec eux « au service du peuple ». Avant même que, sous l’influence de cette catastrophe, ne s’ouvrit dans les rangs de l’intelligentsia une lutte acerbe au sujet des perspectives ultérieures de développement du pays, un petit nombre de marxistes se trouvèrent en opposition avec les larges cercles de la « société » cultivée, sur cette question brûlante : que faire tout de suite ? Plus de trente années plus tard, Vodovosov, que nous connaissons déjà, racontait dans la presse de l’émigration : « Le différend le plus grave, le plus profond sur lequel nous nous opposâmes à Vladimir Oulianov portait sur l’attitude à adopter à l’égard de la famine de 1891-1892. » Alors que la société de Samara répondait de façon unanime aux demandes de secours, « seul Vladimir Oulianov avec sa famille et un petit cercle qui lui faisait écho prit une autre position ». Oulianov, apprenons-nous-là, se réjouissait de la famine comme d’un facteur de progrès : « En détruisant l’économie paysanne..., la famine crée un prolétariat et contribue à l’industrialisation du pays. » Les souvenirs de Vodovosov, dans cette partie, reproduisent non pas tant les opinions d’Oulianov que leur reflet déformé dans la conscience des libéraux et des populistes. Trop absurde en soi est Aidée que la mine et la lente extinction des paysans seraient capables de contribuer à l’industrialisation du pays. Les paysans ruinés se transformaient en indigents, et non point en prolétaires; la famine alimentait les tendances parasitaires de l’économie, et non pas ses tendances au progrès. Mais même par son caractère tendancieux, le récit de Vodovosov traduit assez bien l’ardente atmosphère des vieilles disputes.

Les accusations habituellement lancées à l’époque contre les marxistes, à savoir qu’ils auraient regardé la détresse populaire à travers les lunettes de la doctrine, montraient seulement le bas niveau théorique des débats. Au fond, toutes les forces et tous les groupements prirent des positions politiques : le gouvernement qui, pour maintenir son prestige, niait ou minimisait la famine ; les libéraux qui, dénonçant la famine, s’efforçaient en même temps de démontrer par leur « travail positif » qu’ils seraient pour le tsar les meilleurs des collaborateurs si seulement il leur donnait la moindre miette de pouvoir; les populistes qui, se précipitant vers les réfectoires et les baraquements pour typhiques, espéraient trouver une voie pacifique et légale pour la conquête des sympathies du peuple. Les marxistes se prononçaient non point certes contre les secours aux affamés, mais contre certaines illusions selon lesquelles l’on aurait pu, avec la cuillère de la philanthropie, épuiser l’océan du besoin. Si un révolutionnaire occupe dans les comités légaux et les réfectoires une place appartenant en droit à un membre des zemstvos ou bien à un fonctionnaire, qui donc occupera la place du révolutionnaire dans l’action clandestine ? Des circulaires et ordonnances ministérielles qui ont été publiées plus tard, il résulte incontestablement que le gouvernement attribuait des sommes de plus en plus fortes au secours aux affamés uniquement par crainte de l’agitation révolutionnaire : de sorte que, même du point de vue des secours immédiats, la politique révolutionnaire se révélait beaucoup plus agissante qu’une philanthropie neutre.

Dans l’émigration, non seulement le marxiste Axelrod enseignait à l’époque que « pour un socialiste... la lutte effective contre la famine n’est possible que sur le terrain de la lutte contre l’autocratie », mais le vieux moraliste de la révolution, Lavrov, proclamait dans la presse : « Oui, la seule bonne œuvre possible pour nous, c’est une œuvre non pas philanthropique, mais révolutionnaire. » Cependant, au centre d une province affamée, dans une atmosphère d’enthousiasme général pour les réfectoires, il était beaucoup plus difficile de manifester de l’intransigeance révolutionnaire que dans l’émigration qui, en ces années-là, était isolée de la Russie. Oulianov dut pour la première fois, et tout à fait de son propre chef, prendre position sur une question politique brûlante. Il n’adhéra pas au comité local de secours. Bien plus : « Dans les assemblées et les réunions..., il menait une propagande systématique et résolue contre le comité », Il faut ajouter : non point contre son activité pratique, mais contre ses illusions. Vodovosov lui donna la réplique. Oulianov avait avec lui « une très petite minorité, mais cette minorité tenait ferme sur ses positions ». Vodovosov ne parvint pas à conquérir un seul de ses membres : il y eut des cas où Oulianov réussit à entraîner de son côté des adversaires « en petit nombre, mais il y en eut ».

C’est précisément en cette période que les divergences avec les populistes devaient prendre le caractère d’une lutte entre deux tendances qui se séparaient. Ce n’est pas par hasard que la figure de Vodovosov émerge dans la mémoire d’Elisarova lorsque, sans citer les dates, elle parle des controverses de Samara : elles commencèrent précisément à la fin de 1891. La catastrophe de la famine devint ainsi une étape importante dans le développement politique de Vladimir. Vers ce temps-là, il avait déjà, sans aucun doute, pris connaissance des travaux de Plékhanov : à la fin de cette année-là, ou au début de la suivante, comme en témoigne Vodovosov, il parlait avec un grand respect de Nos différends. S’il lui restait encore des doutes quelconques au sujet du développement économique de la Russie et de la voie révolutionnaire, ils durent, à la lumière de la catastrophe, se dissiper définitivement. En d’autres termes, de marxiste théorique, Vladimir Oulianov devenait définitivement un révolutionnaire social-démocrate.

D’après Vodovosov, sur le problème de l’assistance aux affamés, toute la famille s’était ralliée aux positions de Vladimir. Or, nous apprenons de la sœur cadette qu’Anna, en 1892, lorsque la famine amena avec elle le choléra, « se donna bien du mal pour secourir les malades, distribuant médicaments et conseils », Et, bien entendu, ce n’était pas Vladimir qui l’en aurait réprimandée. Le récit d’Iasneva ne concorde pas tout à fait non plus avec celui de Vodovosov. « De tous ceux qui résidaient à Samara sous la surveillance policière, écrit-elle, il n’y eut que Vladimir Ilitch et moi à ne pas participer aux travaux de ces réfectoires. » D’après cette phrase, il n’existait encore aucun cercle partageant les idées de Vladimir. Il n’est pas difficile de le croire. La propagande social-démocrate, il ne l’avait pas encore entreprise en effet. Il ne pouvait l’entreprendre qu’après s’être séparé des représentants de son ancienne croyance et des éléments du marais.

« Paisibles au début, nos discussions, dit Vodovosov, commencèrent graduellement à prendre un caractère très violent. »

La vérification politique des différends ne tarda pas. Les libéraux ne réussirent pas en effet à s’insinuer dans la confiance du gouvernement : au contraire, celui-ci, bientôt, et avec quelque raison sans doute, accusa le zemstvo de Samara d’avoir acheté du grain de mauvaise qualité pour les affamés. Les populistes ne se concilièrent point le peuple. Les paysans n’avaient pas confiance dans les citadins. Us n’avaient jamais vu venir des gens instruits autre chose que du mal. Du moment qu’on nourrit les affamés, c’est que le tsar l’a ordonné, et sûrement ces messieurs se livrent à des filouteries. A la suite de la famine, éclata l’épidémie de choléra, et comme d’innombrables malades mouraient dans les baraquements où les soignaient avec abnégation médecins et étudiants, les paysans s’imaginèrent que les messieurs empoisonnaient le peuple pour accroître leurs propres domaines. Une vague d’émeutes occasionnées par le choléra déferla, on assassinait les médecins, les étudiants, les assistantes médicales. Alors les autorités « prirent sous leur protection » les intellectuels, les protégeant par la force armée. L’année de la famine, de cette façon, régla aussi le compte du travail culturel dans les campagnes. Dans la province de Simbirsk qu’Ilya Nikolaïévitch Oulianov avait infatigablement éduquée pendant seize ans, les émeutes dites du choléra prirent une ampleur particulière et des bourgs entiers subirent, à raison d’un homme sur dix, le châtiment des verges, certains moururent sous les coups. Le paysan russe ne commença à prêter l’oreille aux socialistes que lorsque vint à lui son frère de la ville, l’ouvrier qui possédait une parcelle de terre dans le village, et quand celui-ci se mit à expliquer de quel côté était la justice. Mais, pour cela, il fallait d’abord conquérir au socialisme l’ouvrier de la ville.

Au cours de cette année de famine et de choléra, un autre conflit portant sur une question de principe contribua à la dislocation des groupes politiques. Vodovosov proposa d’envoyer un message de sympathie à un certain Kossitch, gouverneur d’une des provinces de la Volga, révoqué pour « libéralisme », Vladimir s’éleva violemment contre le sentimentalisme petit-bourgeois, toujours prêt à verser une larme à la moindre lueur d’« humanité » chez un représentant des classes dominantes. Cet épisode, disons-le à propos, montre une fois de plus combien il est absurde d’essayer de tracer une ligne de continuité politique héréditaire entre le directeur des écoles primaires Ilya Nikolaïévitch, lequel, à la différence de Kossitch, n’avait même jamais été révoqué pour libéralisme, et son fils, absolument intransigeant, que ne pouvait attendrir le plus humain des gouverneurs. Vodovosov, visiblement, essuya une défaite, et le message ne fut pas envoyé.

Vodovosov, comme il le raconta lui-même, se mit à désigner son jeune antagoniste du nom de Marat, bien entendu derrière son dos. Le sobriquet ne manque pas de justesse, si du moins il n’a pas été imaginé après coup. Les amis de la veille, adversaires à présent, considéraient Vladimir, à ce que dit la sœur aînée, « comme un jeune homme très capable, mais trop présomptueux». Celui qui, hier encore, semblait n’être que« le frère d’Alexandre Oulianov», devenait aujourd’hui « lui-même » et montrait les griffes. Vladimir non seulement n’adaptait pas sa position à la complexion politique de ses adversaires, mais, au contraire, poussait cette position tout à fait à l’extrême, lui donnant un caractère intransigeant, cassant, acerbe. Il en éprouvait une double joie, à cause de sa confiance en lui-même et de l’indignation que trahissaient les visages de ses contradicteurs. « La profonde certitude d’avoir raison se révélait, de l’aveu même de Vodovosov, dans tous ses discours. » Et c’est pourquoi il semblait doublement insupportable. « Tout ce monde plus posé, selon Elisarova, était fort choqué du grand aplomb manifesté dans les discussions par ce jeune homme, mais souvent lui cédait le pas. » Ce que l’on ne pouvait en particulier lui pardonner, c’était le ton de mépris sur lequel il se mit à parler des plus hautes autorités du populisme. Pourtant, ce n’étaient là que les premières fleurettes ; à plus tard les fruits de choix...

« De quel côté était la victoire, se demande modestement Vodovosov, résumant ses débats avec Oulianov, il est difficile de le dire. » En réalité, il ne fut pas besoin d’attendre la révolution d’Octobre pour déchiffrer cette énigme. Lorsque la famine revint, sept ans plus tard, il y avait déjà infiniment moins d’illusions politiques; l’intelligentsia, ayant trouvé une autre voie, ne se dirigeait plus vers le village. Une revue libérale très modérée, la Rousskaïa Mysl (La Pensée russe), écrivait alors que tous ceux qui étaient revenus des régions affamées étaient extrêmement mécontents de leur propre travail, ne voyant là qu’un « misérable palliatif », alors que l’on avait besoin de « mesures générales ». Il ne fallut qu’un peu d’expérience politique, et même les timides constitutionnalistes se trouvèrent forcés de traduire dans le langage libéral des fragments de ces idées qui, quelques années auparavant, rendaient un son blasphématoire.

Mais Vladimir était obligé de penser à son propre sort, à ce que l’on appelle le lendemain. Le diplôme était conquis, il fallait l’utiliser. Vladimir entra au barreau, se disposant à faire sienne la profession d’avocat : « Car Vladimir Ilitch, comme le rappelle Elisarova, n’avait pas de ressources, sauf la pension de notre mère et la ferme d’Alakaïevka, démembrée peu à peu. » Il choisit pour patron l’avocat avec lequel, lorsqu’il vivait encore à Kazan, il avait joué aux échecs par correspondance. Khardine était une figure peu banale, non seulement comme avocat et stratège aux échecs (Tchigorine, roi des échecs en Russie à cette époque, parlait avec estime de lui), mais aussi comme homme public dans sa province. Devenu à vingt-huit ans président de la direction du zemstvo au chef-lieu, il fut révoqué, comme suspect, dans les vingt-quatre heures, « par ordre de Sa Majesté ». Rares étaient ceux à qui était octroyé pareil honneur ! D’après N. Samoïlov, qui a donné une si vive description de ses premiers rapports avec Vladimir, Khardine, même en sa maturité, avait gardé des sympathies pour les radicaux et avait su ne point se cabrer avec hostilité devant l’idéologie marxiste. Vladimir, au dire d’Elisarova, tenait Khardine pour un homme très intelligent. Étant encore à Kazan, Vladimir avait apprécié dans ce joueur d’échecs « une puissance du diable », et il participa régulièrement aux tournois hebdomadaires dans la maison de son patron.

L’inscription au barreau ne se fit pas, d’ailleurs, sans difficulté. Le tribunal d’arrondissement de Samara avait besoin d’un certificat attestant le loyalisme politique d’Oulianov; l’université de Pétersbourg, qui avait délivré le diplôme, ne pouvait fournir le certificat exigé, n’ayant pas connu Oulianov comme étudiant. En fin de compte, le tribunal, sur les instances de Vladimir lui-même, s’adressa directement au département de la police, lequel, magnanime, fit savoir qu’il « n’élevait pas d’obstacles ». Après cinq mois d’atermoiements, Vladimir obtint enfin, en juillet 1892, la licence nécessaire pour exercer.

En qualité de défenseur, il n’intervint au total que dans dix affaires criminelles; dans sept sur désignation d’office, dans trois sur demande des prévenus. Rien que de petites causes de petites gens, des causes désespérées, et il les perdit toutes. Il eut à défendre des paysans, des ouvriers agricoles, des petits bourgeois besogneux, le plus souvent pour de petits larcins commis sous l’emprise d’une extrême nécessité. Étaient accusés quelques moujiks qui s’étaient réunis pour dévaliser de trois cents roubles un paysan riche de leur village; quelques tâcherons qui avaient essayé de soustraire du blé dans une grange et avaient été pris en flagrant délit; un campagnard, réduit à la dernière misère, qui avait commis quatre petits vols; un autre accusé placé dans le même cas; et encore quelques ouvriers agricoles qui avaient dérobé « avec effraction » des effets valant une somme de cent soixante roubles. Tous ces délits étaient si peu compliqués que les débats, pour chaque affaire, duraient tout au plus une heure et demie ou deux heures. Le greffier ne se donnait même pas la peine de rédiger un long procès-verbal, se bornant à la formule stéréotypée : après le réquisitoire du substitut, le défenseur Oulianov a pris la parole. Seuls deux garçons de treize ans qui avaient participé aux vols avec les adultes furent acquittés, en considération de leur âge, et non point des arguments de la défense; tous les autres accusés furent reconnus coupables et condamnés. Oulianov eut aussi en mains la cause d’un petit bourgeois de Samara, nommé Goussev, qui avait roué sa femme de coups de fouet. Après une courte instruction au cours de laquelle comparut la victime, le défenseur Oulianov refusa de demander une réduction de peine pour l’accusé. Dans cette affaire, dans toutes les affaires de ce genre, il se sentit, toute sa vie, un implacable procureur.

En trois occasions, également assez banales, Oulianov plaida à la demande des accusés. Un groupe de paysans et de petits bourgeois était inculpé d’avoir volé des rails et une roue de fonte chez une marchande de Samara. Tous furent déclarés coupables. Un jeune paysan était accusé d’avoir désobéi à son père et de l’avoir outragé. L’affaire fut ajournée à la requête de la défense et ne fut jamais appelée : le fils remit à son père l’engagement écrit de lui obéir sans réplique, et les parties se réconcilièrent là-dessus. Enfin, la dernière fois, Oulianov eut à plaider pour un chef de gare, accusé d’une négligence à la suite de laquelle s’était produite une collision de wagons de marchandises vides. Encore ici, la défense ne fut pas efficace, l’accusé fut déclaré coupable. Telles furent les causes de l’avocat stagiaire Oulianov. Humbles causes perdues d’avance, de même qu’était humble et sans espoir la vie des classes d’où, provenaient les accusés. Le jeune défenseur — pourrait-on en douter ? — examinait d’un œil pénétrant chaque cause et chaque accusé. Mais on ne pouvait les secourir au détail; cela ne pouvait se faire qu’en bloc. Et pour cela, il fallait une autre tribune que le prétoire du tribunal d’arrondissement de Samara.

Oulianov ne gagna qu’une seule cause judiciaire, mais — c’est en vérité le doigt du destin ! — il y prit la parole non pas comme défenseur mais comme accusateur. Durant l’été de 1892, Vladimir et Elisarov partaient de Syzrane, située sur la rive gauche de la Volga, pour gagner le village de Bestoujevka où le frère d'EIisarov avait une exploitation. Le marchand Aréfiev, qui avait pris à ferme les droits de passeur, considérait le fleuve comme son fief : toutes les fois qu’un batelier prenait des passagers, le petit vapeur d’Aréfiev le rattrapait et ramenait de force tout le monde en arrière. Il en fut ainsi encore cette fois-là. Les menaces d’en appeler à la justice pour arbitraire n’y firent rien. Il fallut céder à la force. Vladimir prit note des noms des personnes qui avaient été impliquées dans l’incident et de ceux des témoins. L’affaire fut débattue chez le chef du zemstvo, près de Syzrane, à plus de cent verstes[4] de Samara. Sur la demande d’Aréfiev, le chef du zemstvo ajourna l’audience. Il en fut de même une seconde fois. Le marchand avait évidemment décidé de faire languir son accusateur. La troisième date fixée pour les débats tombait en hiver. Vladimir allait devoir subir une nuit d’insomnie en wagon, des heures d’attente fatigantes dans les gares et dans la chambre du zemstvo. Maria Alexandrovna dissuada son fils d’y aller. Mais Vladimir resta inflexible : l’affaire était engagée, il fallait la mener jusqu’au bout. La troisième fois, le chef du zemstvo ne réussit pas à se dérober : sous la pression du jeune juriste, il se trouva contraint de condamner le fameux marchand à un mois de prison. Il n’est pas difficile d’imaginer quelle musique chantait dans l’âme du vainqueur quand il s’en retourna à Samara !

L’expérience du barreau, de même qu’auparavant l’expérience de l’agriculture, n’était pas une réussite. Non point du tout que Vladimir manquât des qualités requises pour ces professions. Il avait de la ténacité, le coup d’œil pratique, de l’attention pour les moindres détails, la capacité de déchiffrer les gens et de les mettre à leur juste place, enfin l’amour de la nature — il aurait pu faire un propriétaire de premier ordre. Son aptitude à se débrouiller dans une situation compliquée, à démêler les fils principaux, à apprécier les points forts et les points faibles de l’adversaire, à mobiliser les meilleurs arguments pour la défense de sa propre thèse, s’était manifestée déjà dans ses jeunes années. Khardine ne doutait pas que son assistant ne pût devenir « un remarquable jurisconsulte». Mais justement, au cours de l’année 1892, quand Vladimir s’engagea dans la carrière d’avocat, ses préoccupations de théoricien et de révolutionnaire, excitées par la catastrophe de la famine et par le renouveau politique dans le pays, devenaient de jour en jour plus aiguës et plus exigeantes.

A vrai dire, bien que le jeune avocat fût très consciencieux, la préparation des petites affaires judiciaires ne le distrayait presque pas de l’étude du marxisme. Mais sa carrière d’avocat ne pouvait tout de même pas se borner par la suite à des affaires comme celle du vol d’une roue en fonte par une bande criminelle composée de trois petits bourgeois et de deux paysans ! Il était écrit dans le livre du destin que Vladimir Oulianov ne servirait pas deux dieux à la fois. Il fallait choisir. Et il fit son choix sans difficulté. A peine commencée en mars, la courte série de ses actions judiciaires s’arrête net en décembre. A vrai dire, il prend encore au tribunal pour 1893 un certificat lui donnant le droit d’exercer; mais ce document ne lui est déjà plus nécessaire que comme camouflage légal d’une activité dirigée contre les lois fondamentales de l’empire de Russie.

Chapitre XIV. Le jeune Lénine[modifier le wikicode]

De nombreux affronts infligés aux adversaires et, plus tard, à des catégories sociales entières, incitèrent maints écrivains, tant publicistes qu’artistes, à représenter Lénine, dès sa jeunesse, comme un monstre roux, tout imbu de cruauté, de vanité et d’esprit vindicatif. Eugène Tchirikov, qui fut exclu de l’Université de Kazan en même temps qu’Oulianov, attribue au jeune Vladimir, dans un roman écrit après la révolution d’Octobre, dans l’émigration blanche, « un amour-propre maladif et une grande susceptibilité ». Vodovosov raconte ceci : « Les incartades et les gestes grossiers de Vladimir, ses remarques grossières et brutales, etc. — il y en avait beaucoup — choquaient vivement Maria Alexandrovna. Souvent, il lui échappait : Ah ! Volodia, Volodia, est-ce permis, voyons ? » En réalité, Vladimir avait une conscience trop immédiate de sa valeur pour tomber dans un amour-propre maladif. Il n’avait point de motif de se montrer ombrageux pour cette seule raison qu’il n’y avait déjà personne susceptible de lui porter ombrage. Mais il est hors de doute que la rudesse intraitable de Vladimir n’épargnait pas toujours l’amour-propre d’autrui. Certains adversaires, d’après Iasnéva, « dès la première fois, se mettaient à le considérer avec animosité », et si violemment que leur animosité ne se refroidit plus dans tout le cours de leur vie.

Parmi ceux qui furent blessés à jamais, il faut compter feu Vodovosov. Lorsqu’il arriva à Samara, Vladimir l’accueillit chaleureusement, l’aida à s’installer, mais, très vite, discerna en lui le stérile dilettante que l’on ne pouvait ni conquérir en qualité de partisan, ni prendre au sérieux en qualité d’adversaire. Les heurts à propos de l’assistance aux affamés et du message au gouverneur ne manquèrent pas de laisser des traces : le ressentiment de Vodovosov contre le jeune Oulianov nous vaut plusieurs pages de souvenirs dans lesquelles l’auteur, à l’avantage des lecteurs, en dit plus qu’il ne voulait en dire.

« Toute la face dans son ensemble, écrit Vodovosov au sujet de l’aspect extérieur de Vladimir, frappait par une sorte de mélange d’intelligence et de grossièreté, je dirais même par une sorte de bestialité. On était surpris par le front intelligent mais fuyant. Le nez était charnu... Quelque chose d’obstiné, de cruel, dans ces traits se combinait avec une intelligence indubitable. » Dans son roman-pamphlet, Tchirikov fait dire à la jeunesse de Simbirsk, au sujet de Vladimir Oulianov : « Il a toujours les mains moites ! Et hier il a tué un petit chat d’un coup de fusil... Ensuite, il l’a attrapé par la queue et l’a jeté de l’autre côté de la palissade... ! » Un autre écrivain russe, également assez connu, Kouprine, a découvert, plus récemment il est vrai, que Lénine avait les yeux verts d’un singe. Ainsi, même l’aspect extérieur qui, semble-t-il, est l’élément le moins discutable dans l’homme, est soumis à une transformation tendancieuse par la mémoire et l’imagination.

Une photographie de 1890 a fixé un frais visage de jeune homme dont le calme laisse deviner une certaine réserve. Le front entêté n’est pas encore accentué par la calvitie. Les petits yeux ont un regard perçant sous les paupières asiatiques. Les pommettes aussi rappellent légèrement l’Asie. Les lèvres fermes sous le large nez et le menton solide sont couverts d’un léger duvet qui n’a encore connu ni les ciseaux, ni le rasoir. Le visage, incontestablement, n’est pas beau. Mais à travers ces traits frustes, non affinés, rayonne trop fortement la haute discipline de l’esprit pour qu’on admette l’idée même de la bestialité. Les mains de Vladimir étaient sèches, de forme plébéienne, avec des doigts courts, c’étaient des mains chaudes et viriles. Quant aux petits chats, ainsi qu’en général tout ce qui est faible et sans défense, il les aimait de l’affection indulgente d’un homme fort. Messieurs les écrivains l’ont calomnié !

« Dans la physionomie morale de Vladimir Ilitch, continue Vodovosov, une sorte d’amoralisme sautait aux yeux. A mon avis, cela était un trait organique particulier à sa nature. » Or, il se trouve que l’amoralisme consistait à reconnaître pour admissible tout moyen, du moment qu’il menait au but poursuivi. Oui, Oulianov n’était pas un admirateur de la morale des popes ou de Kant, appelée soi-disant à régulariser notre vie du haut des cimes étoilées. Les fins qu’il poursuivait étaient si grandes, elles dépassaient tellement la personne qu’il leur subordonna ouvertement ses critères moraux. Il considérait avec une indifférence ironique, sinon avec répugnance, ces lâches et ces hypocrites qui dissimulent l’insignifiance de leurs visées ou la vilenie de leurs méthodes sous des normes supérieures, prétendues absolues, en réalité flexibles.

« Des faits concrets, prouvant l’amoralisme de Lénine, se reprend inopinément Vodovosov, je n’en connais pas. » Mais, ayant fouillé dans sa mémoire, il se rappelle pourtant comment sa conscience délicate « fut frappée de ce que Lénine était enclin à encourager les cancans ». Penchons-nous et écoutons l’accusateur. Un jour, dans un petit groupe, Vodovosov dit qu’Oulianov ne se gênait pas pour recourir à des arguments notoirement mensongers, « du moment qu’ils menaient... au succès parmi des auditeurs qui comprenaient mal ». Vodovosov lui-même, apparemment, « n’attachait point d’importance » à son propre racontar et, quelque temps après, rendit visite aux Oulianov comme si de rien n’était. Cependant, Vladimir, à qui un des amis avait rapporté ce jugement outrageant, demanda une explication au visiteur. Vodovosov, en réponse, « s’efforça d’atténuer ses expressions ». L’entretien amena une réconciliation pour la forme. Mais, vers le printemps de 1892, les rapports se gâtèrent à tel point que les rencontres cessèrent presque complètement.

Dans sa banalité, l’épisode est véritablement remarquable. Le moraliste accuse, en catimini, l’amoraliste d’user consciemment d’arguments faux. Après quoi, « n’attachant pas d’importance » à sa propre insinuation, il vient voir amicalement la personne calomniée. L’amoraliste, qui est habitué à attacher de l’importance à ses propos, réclame ouvertement des explications. Placé au pied du mur, le moraliste se tortille, recule, renie ses propres paroles. D’après le récit de Vodovosov lui-même, on ne peut s’empêcher de conclure que le moraliste ressemble beaucoup à un détracteur sans bravoure, alors que la conduite de l’amoraliste manifeste précisément, au contraire, toute absence de propension à « encourager les cancans ». Ajoutons encore que, sur le fond de l’accusation, concernant l’emploi d’arguments notoirement mensongers, Vodovosov se réfute lui-même lorsque, en une autre occasion, il écrit d’Oulianov : « Une foi profonde dans la vérité de ce qu’il disait transparaissait dans tous ses propos. » Nous nous rappellerons tous cet épisode : il nous apparaîtra plus d’une fois comme la clef de maints conflits dans lesquels des cagots jetaient au révolutionnaire l’accusation d’indifférence morale.

Il ne subsiste aucune lettre écrite par Vladimir ou bien le concernant, ni plus généralement aucun document humain, pour la période de Samara. Les jugements de ses amis comme ceux de ses adversaires ont tous un caractère rétrospectif et sont inévitablement colorés par les puissantes influences de la période soviétique. Mais, par rapprochement, et souvent par opposition, ils permettent tout de même de reconstituer en partie la figure de Lénine à l’aube de son travail révolutionnaire.

Avant tout, il convient de noter que Vladimir Oulianov ne res semblait pas du tout au type classique du nihiliste russe tel qu’il se présentait, non seulement dans les romans réactionnaires, mais parfois aussi dans la vie : une rebelle tignasse de cheveux dépeignés, des vêtements mal soignés, un gourdin noueux. « Son front commençait déjà alors à se dégarnir sensiblement », se rappelle Séménov. Ni dans le vêtement, ni dans les manières il n’y avait rien qui sautât aux yeux, rien de provocant. Serguiéevsky, qui appartient à peu près à la même génération marxiste, donne une description de Vladimir non dépourvue d’intérêt, vers la fin de la période de Samara. « ... Un homme modeste, soigneusement et, comme on dit, convenablement vêtu, mais sans prétention, n’attirant en rien l’attention sur lui, parmi les gens du commun. Cette apparence, destinée à le protéger, me plut... La malicieuse expression du visage qui, plus tard, après la déportation, attira mon attention, je ne la remarquai pas alors... Prudent, regardant autour de lui avec circonspection, observateur, calme, contenu, avec tout le tempérament que je lui connaissais d’après ses lettres... »

Séménov donne en passant un petit tableau des mœurs de la jeunesse radicale de Samara. En arrivant chez Skliarenko, Oulianov s’allongeait sur le lit de l’hôte, « après avoir étalé un journal sous ses pieds », et il se mettait à écouter les conversations autour du samovar. Telle opinion l’obligeait à élever la voix. « Foutaises... » entendait-on dire du lit, et ensuite commençait un démolissage systématique. Cette façon peu louable de s’asseoir ou de s’étendre sur le lit d’autrui était commune à tous les cercles de la jeunesse et s’expliquait tout autant pat la simplicité des mœurs que par le manque de chaises. Si quelque chose distinguait Vladimir des autres, c’est qu’il se mettait un journal sous les pieds. La raideur de ses répliques exprimait une résistance intransigeante et était un moyen de contraindre l’adversaire à se montrer sous son vrai jour.

Dans les causeries autour du samovar ou bien en barque, sur la Volga, Oulianov, après qu’il eut étudié l'Anti-Dühring, encyclopédie polémique du marxisme, balayait infatigablement les valeurs métaphysiques des jeunes cerveaux. La justice ? Un mythe qui dissimule le droit du plus fort. Des normes absolues ? La morale est la servante des intérêts matériels Le pouvoir de l’État ? Un comité exécutif des exploiteurs. La révolution ? Donnez-vous la peine d’ajouter : bourgeoise. C est dans ces aphorismes et dans d’autres du même genre, qui mettaient en pièces la plus belle porcelaine de l’idéalisme, qu’il faut apparemment chercher la clef de sa précoce réputation d’« amoraliste ». Formés par leurs cahiers d’écoliers, les auditeurs étaient stupéfaits, essayaient de protester. C’est justement ce qu’il fallait au jeune athlète. « Sophismes » ? « Paradoxes »? A droite comme à gauche les coups pleuvaient amicalement. Pris à l’improviste, le contradicteur se taisait, oubliant même parfois de fermer la bouche, et ensuite s’en allait à la recherche des livres que citait Oulianov; et alors, un beau jour, il se déclarait lui-même marxiste.

Dans les débats avec les militants de la Narodnaïa Volia et les jacobins, Vladimir, coryphée du clan marxiste qui grandissait, usait de la méthode socratique. — Bon, vous prenez le pouvoir, et puis après ? demandait-il à l’adversaire. — Des décrets. — Et sur qui s’appuyer ? — Sur le peuple. — Mais « le peuple » qui est-ce ? Suivait ici l’analyse des antagonismes de classes. Vers la fin de la période de Samara circula entre les mains de la jeunesse un manuscrit d’Oulianov : Discussion entre un social-démocrate et un populiste, qui présentait, doit-on penser — l’ouvrage est malheureusement perdu — un résumé sous forme de dialogue des controverses de Samara.

Vladimir discutait avec passion — il faisait tout avec passion — mais jamais d’une façon désordonnée ni au petit bonheur. Il ne se ruait point dans la mêlée, n’interrompait point, n’essayait point de crier plus fort que les autres ; il laissait l’adversaire s’expliquer, même quand l’indignation l’étouffait, saisissait avec vivacité les points faibles, et alors se lançait à l’attaque avec une fougue merveilleuse. Cependant, même dans les coups les plus furieux portés par le jeune polémiste, il n’était point question de personnes. Il s’en prenait aux idées ou bien à une façon peu consciencieuse de les traiter; il n’atteignait l’homme qu’en passant. C’était maintenant aux adversaires de se taire. Comme il n’interrompait pas les autres, Vladimir ne leur permettait pas non plus de l’interrompre. De même qu’au jeu d’échecs, il ne retirait jamais des pièces du jeu et n’en rendait pas aux autres.

Bien étrange semble l’affirmation de Maria Oulianova selon laquelle la timidité de Vladimir était un trait de famille. Le manque de perspicacité psychologique qui se manifeste dans de nombreux témoignage de la sœur cadette oblige à une prudence d’autant plus grande qu’est plus naturel, dans le cas présent, le besoin de trouver chez Lénine le plus grand nombre possible de traits « de famille ». Il est vrai que la photographie de 1890 que nous connaissons déjà semble effectivement indiquer une lutte entre la timidité et une assurance qui ne s’est pas encore déployée. On dirait que le jeune homme est embarrassé devant le photographe ou bien lui fait une concession à son corps défendant, de même que, trente ans plus tard, Lénine éprouvera de la gêne à dicter à une sténographe ses lettres et ses articles. Si c’est là « de la timidité », elle ne comporte en tout cas ni sentiment de faiblesse, ni excès de sensibilité : elle dissimule la force.

Elle a pour but de mettre le monde intérieur à l’abri des contacts trop immédiats, des familiarités indiscrètes. Chez les divers membres d’une famille, un seul et même trait pareillement dénommé peut non seulement présenter de grandes différences, mais aussi se transformer en son contraire. La timidité d’Alexandre, que remarquaient tous ceux qui l’approchaient, s’accorde tout à fait avec l’ensemble de sa nature contenue et renfermée. Alexandre était manifestement gêné de sa supériorité quand il en était conscient. Mais c’est précisément ce trait qui l’éloignait de son frère cadet, lequel, sans hésiter, manifestait sa prépondérance sur les autres. On peut même dire que la nature agressive de Vladimir, en raison de sa complète subordination à l’idée et de l’absence de vanité personnelle, le délivrait en quelque sorte des freins de la timidité. En tout cas, si, parfois, surtout dans ses jeunes années, un sentiment restrictif de gêne s’emparait de lui, ce n’était pas pour lui, mais pour les autres, pour la banalité de leurs intérêts, la vulgarité de leurs plaisanteries, ou bien tout simplement pour leur bêtise. Samoïlov nous a montré Vladimir dans un cercle nouveau pour lui : « Il parlait peu, mais cela ne venait vraisemblablement pas du tout d’une gêne qu’il aurait éprouvée dans un milieu inconnu. » Au contraire, sa présence contraignait les autres à se tenir sur leurs gardes; les gens enclins à la désinvolture commençaient à montrer de la prudence, sinon de l’embarras.

La sœur aînée nous a raconté en son temps comment les camarades se contenaient en présence d’Alexandre, comment « ils étaient confus de débiter devant lui des balivernes, se tournaient vers lui, attendaient son opinion ». Quel que fût le contraste de nature entre les frères, Vladimir, sous ce rapport, agissait sur les autres « comme Sacha » : il les forçait à s’élever au-dessus d’eux-mêmes. Séménov écrit : « Vladimir Ilitch, dès sa jeunesse, était étranger à toute bohème... et, en sa présence, nous tous qui étions du cercle de Skliarenko, nous nous retenions... Une conversation frivole, une plaisanterie grossière était impossible en sa présence. » Quel témoignage inestimable ! Vladimir pouvait employer une expression plébéienne dans une ardente dispute, ou bien dans un jugement sur un ennemi, mais il ne pouvait se permettre une vile allusion, une plaisanterie triviale, une anecdote pornographique, choses si habituelles dans les milieux de la jeunesse masculine. Non point qu’il s’imposât à cet égard des règles quelconques d’ascétisme : cet « amoraliste » n’avait pas besoin du knout transcendantal; ce n’était pas non plus que, par nature, il restât indifférent aux autres aspects de la vie, en dehors de la politique. Non, rien d’humain ne lui était étranger. Nous n’avons, il est vrai, aucun récit concernant l’attitude du jeune Oulianov à l’égard des femmes. Probablement fit-il quelquefois la cour à l’une d’entre elles et s’en éprit-il : ce n’est pas par hasard qu’il chantait Les petits yeux ravissants, masquant son émotion sous l’ironie. Mais, sans même connaître les détails, on peut dite avec assurance que Vladimir, depuis sa jeunesse, garda toute sa vie une attitude pure à l’égard de la femme. Ce n’était pas à la froideur de son tempérament qu’il fallait attribuer ce trait presque Spartiate de sa figure morale. Au contraire, le fond de sa nature était passionné. Mais il était complété par... — il est difficile de trouver un autre mot — la chasteté. La combinaison organique de ces deux éléments, tempérament passionné et chasteté, exclut l’idée même du cynisme. Pour être supérieur aux autres, Vladimir n’avait nul besoin des entraves de la morale : il lui suffisait d’éprouver une répulsion organique pour la bassesse et la trivialité.

Le même Vodovosov certifie que, dans le cercle marxiste de Samara, Vladimir était « une autorité incontestée — on l’y portait aux nues presque autant que dans sa famille », bien que certains fussent plus âgés que lui. « Son autorité dans le cercle était incontestée », confirme Séménov. Lalaïantz écrit qu’Oulianov, qu’il rencontra un an après sa brouille avec Vodovosov, le conquit tout de suite. « Chez cet homme de vingt-trois ans se combinaient de la manière la plus étonnante la simplicité, la délicatesse, la joie de vivre et le goût de la taquinerie d’une part, la solidité et la profondeur des connaissances, une implacable logique dans l’argumentation... d’autre part. » Sitôt après la première rencontre, Lalaïantz se félicitait d’avoir choisi Samara comme heu de résidence surveillée.

Provoquer des jugements si contradictoires, c’est le privilège des élus. Oulianov, même en ses jeunes années, n’était sans doute guère enclin à se plaindre de la partialité d’autrui. En effet, les sentiments qu’il inspirait aux autres semblaient trop nettement être le reflet de sa propre partialité. L’homme pour lui n’était pas un but, mais un instrument. « Dans son attitude à l’égard des gens, écrit Séménov, se manifestaient nettement de vives différences. Avec les camarades qu’il considérait comme ses partisans, il discutait avec douceur, badinait avec beaucoup de bonhomie... Mais dès qu’il apercevait dans un contradicteur le représentant d’une autre tendance... sa flamme dans la polémique était inexorable. Il frappait l’adversaire aux points les plus douloureux et ne se gênait guère dans les expressions. » Pour comprendre Lénine, cette observation d’un compagnon de ses jeunes années a une importance de premier ordre.

« Partial », car son attitude utilitaire vis-à-vis des gens provenait des sources les plus profondes de sa nature, entièrement dirigée vers la reconstruction du monde extérieur. S’il y avait encore ici un calcul — et il y en avait un, bien entendu, et avec le temps de plus en plus prévoyant et subtil — il était inséparable d’un sentiment véritable. Lénine « s’éprenait » très facilement des gens quand il voyait en eux valeur et utilité. Mais aucune qualité personnelle ne pouvait le retenir quand il s’agissait d’un adversaire. Son attitude à l’égard des mêmes personnes se modifiait brusquement selon qu’elles étaient, au moment donné, de son camp ou d’un autre. Dans ces « amourachements », comme dans les périodes d’hostilité qui les suivaient, il n’y avait pas trace d’impressionnisme, de caprice ou d’ambition. Le code de justice, c’étaient pour lui les lois de la lutte. D’où, même dans ses jugements imprimés sur certains, de fréquentes et frappantes contradictions ; mais dans toutes ces contradictions, Lénine restait fidèle à lui-même.

Messieurs les individualistes déclarent que la personnalité est un but en soi, ce qui permet à chacun, dans la vie pratique, de se laisser conduire dans ses relations avec les autres, par ses propres goûts, sinon par l’état de son foie. La grande tâche historique au service de laquelle se mettait notre « amoraliste » ennoblissait son attitude à l’égard des autres; dans la pratique, il employait à les mesurer le mètre qui lui servait pour lui-même. La partialité dictée par les intérêts de la cause devenait, en fin de compte, une impartialité supérieure, et cette rare qualité — véritable don de chef — communiquait à Lénine, dès ses jeunes années, une autorité hors de pair.

Séménov, de trois ans plus âgé que Vladimir, remarqua une fois, dans une conversation générale au sujet de lui-même et de ses amis, qu’ils se débrouillaient mal dans le marxisme parce qu’ils savaient mal l’histoire et l’économie bourgeoise. Vladimir répliqua brièvement et sévèrement : « Si cela va mal, tout va mal en général, il faut étudier... » Dans la sphère des grandes questions, ce simple et joyeux jeune homme parlait comme un détenteur du pouvoir. Et les autres se taisaient, rentrant en eux-mêmes avec anxiété.

Le même Séménov raconte avec quelle assurance et avec quelle fermeté Vladimir repoussa les arguments mal venus de son beau-frère Elisarov qui avait tenté de le soutenir dans une discussion avec Vodovosov. Non, il n’était pas timide ] Il faut se rappeler, au surplus, qu’Elisarov, qui idolâtrait Vladimir, de même que Vodovosov qui ne l’aimait plus, étaient tous deux de six ans plus âgés que lui, sinon plus. Là où il était question des idées de la révolution, Vladimir ne connaissait ni amitié, ni parenté, et encore moins le respect dû à l’âge.

A vingt-deux ans, Oulianov produisait, d’après Vodovosov, « l’impression d’un homme parachevé et complètement formé du point de vue politique ». « Vladimir Ilitch, dès lors, écrit de son côté Séménov, semblait un homme aux opinions complètement formées, qui, dans les réunions de cercles, se comportait avec assurance et en toute indépendance. » L’étudiant P. P. Maslov, futur économiste du parti menchévik, apprit par ses visiteurs, dans un village de la province d’Oufa où il vivait sous surveillance, qu’il y avait à Samara un certain Vladimir Oulianov qui « s’intéressait lui aussi » aux questions économiques et qui, en outre, était « un homme des plus distingués par son esprit et son instruction ». A la lecture d’un manuscrit que lui envoya Oulianov — le marxisme russe, en ces années-là, n’avait pas encore accès à la presse typographique — Maslov fut avant tout frappé par « le tranchant et la netteté des formules » de l’auteur, « qui révélaient un homme dont les opinions étaient complètement formées ».

Déjà durant la période de Samara, le mot « le Vieux », qui devait devenir plus tard le sobriquet de Lénine, commence à s’accoler d’étrange façon à l’image du jeune Vladimir. Et pourtant, non seulement en ces jours-là, mais jusqu’à la fin de sa vie, il n’y eut en lui rien de sénile, exception faite, peut-être, de la calvitie. Ce qui frappait chez ce jeune homme, c’était la maturité de la pensée, l’équilibre des forces spirituelles, la sûreté de vue. « Bien entendu, écrit Vodovosov, je ne prévis pas le rôle qu’il était destiné à jouer, mais dès lors j’étais convaincu, et je le disais ouvertement, que le rôle d’Oulianov serait grand. »

La doctrine hérétique avait pendant ce temps pu conquérir des partisans dans les cercles de la jeunesse de Samara et avait obtenu dans le milieu radical quelque chose comme une reconnaissance officielle. Le populisme, qui restait le courant dominant, dut quelque peu s’écarter. La propagande social-démocrate dans le milieu universitaire était principalement menée par Skliarenko, jeune homme doué, mais peu assidu. En mars 1893 apparaît à Samara un étudiant de Kazan, expulsé et placé sous la surveillance de la police, Lalaïantz, ancien compagnon de lutte de Fédoséev, et aussitôt il se lie d’une amitié étroite avec Oulianov et Skliarenko. Ces trois personnes constituèrent, à vrai dire pour quelques mois seulement, l’état-major marxiste de Samara. Vladimir se tenait à l’écart du travail de propagande. Lalaïantz dit nettement : « A Samara, de mon temps du moins, il ne participait à aucun cercle, n’y menait aucune étude. »

En revanche, la direction générale lui appartenait incontestablement. Le « trio » se réunissait souvent : tantôt dans le logement de Skliarenko, tantôt dans une des brasseries de Samara, pour lesquelles Skliarenko manifestait un goût excessif. Oulianov communiquait aux amis ses travaux et s’informait auprès d’eux des derniers événements dans les cercles de Samara. Des discussions théoriques avaient assez souvent lieu, mais il se trouvait déjà qu’Oulianov avait toujours le dernier mot. Pendant l’été, Skliarenko venait faire un tour à Alakaïevka, où il était fort bien accueilli de tous à cause de sa sociabilité et de sa jovialité, et de là il emportait, pour les séminaristes et les étudiantes en médecine, une provision d’idées nouvelles. Skliarenko comme Lalaïantz devinrent, par la suite, des bolcheviks en vue.

Vers ce temps~là, Vladimir avait réussi à conquérir définitivement aussi l’ancien organisateur d’une commune agricole, Préobrajensky, avec qui il arpentait souvent, au cours d’ardentes discussions, là verste et demie qui séparait les deux fermes. Plus tard, Préobrajensky participa à l’organisation social-démocrate de Samara, et, bien des années après, sous le régime soviétique, administra ce domaine de Gorki ou le chef de la Russie soviétique se reposa, fut malade et mourut. Les liaisons des jeunes années occupèrent en général une place remarquable dans la vie de Lénine.

Vladimir tira de la province de la Volga tout ce qu’il pouvait en tirer. Vers la fin de l’hiver 1892-1893, d’après Elisarova, « il s’ennuyait déjà profondément parfois, aspirant à vivre dans un lieu plus animé »... Mais comme quitter Alakaïevka en été n’avait aucun sens, le départ fut différé jusqu’à l’automne. Le frère cadet terminait alors ses études au gymnase et se disposait à partir pour l’université de Moscou. Maria Alexandrovna avait l’intention de suivre Dimitri à Moscou, de même que, six ans plus tôt, elle avait suivi Vladimir à Kazan. Le temps était venu de se détacher de la famille. Pétersbourg, la plus européenne des villes russes, attirait Vladimir beaucoup plus que le Moscou d’alors, le « grand village ». En outre, vivant séparé des siens, il risquait moins de projeter l’ombre de son travail révolutionnaire sur son frère et ses sœurs.

Les derniers mois à Samara et à Alakaïevka sont déjà consacrés aux préparatifs de départ. Vladimir fait des résumés de livres et d articles, regroupe les conclusions les plus importantes, esquisse des études polémiques. Il vérifie, fourbit et affile l’arme dont il aura à se servir bientôt. Le mouvement critique qui se développe dans les cerveaux de l'intelligentsia, de même que le mouvement plus profond qui agite les secteurs industriels, exige une doctrine, un programme, un instructeur. Le volant de l’histoire russe commence à tourner plus vite. Il est temps de dire adieu à Samara, à Alakaïevka, à l’allée des tilleuls ! Vladimir Oulianov quitte son asile perdu dans un coin de province pour se retrouver, à peine entré dans l’arène de la capitale, dominant sa génération de toute la tête.

Ainsi, entre l’exécution de son frère et son installation à Petersbourg, en ces six années à la fois courtes et longues de travail acharné, s’est formé le futur Lénine. Il a encore à franchir de grandes étapes, non seulement extérieures mais intérieures ; dans la suite de son évolution, on peut discerner plusieurs stades clairement marqués. Mais tous les traits essentiels de son caractère, de sa conception du monde et de son mode d’action s’étaient déjà fixés dans l’intervalle qui sépare ses dix-sept et ses vingt-trois ans.

Chapitre XV. Les étapes du développement[modifier le wikicode]

Reconstituons les étapes les plus importantes de la biographie du jeune Lénine avec, comme toile de fond, celles du développement du pays. Un coin perdu sur la Volga. La génération des esclavagistes et des esclaves d’hier encore vivante. L’offensive de la Narodnaïa Volia. L’impasse politique des années 80. Dans une famille patriarcale et unie de fonctionnaire, Vladimir grandit, s’instruit, forme son intelligence, sans soucis et sans secousses. La voix de la critique ne s’éveille en lui qu’à la fin de ses classes de gymnase, après la mort de son père, et s’élève tout d’abord contre les autorités scolaires et l’Église Le trépas inattendu de son frère aîné ouvre les yeux à Vladimir sur les questions de politique. Sa participation à une manifestation d’étudiants est la première réplique à l’exécution d’Alexandre. La tentation de venger son frère en employant la même méthode que celui-ci devait devenir en ces jours-là particulièrement aiguë. Mais voici venir la période la plus sombre, 1888, durant laquelle il était impossible même de songer au terrorisme. Non seulement la réaction sauve Vladimir physiquement, mais elle le pousse dans la voie de l’étude théorique approfondie.

Les années d’apprentissage révolutionnaire : Vladimir, à Kazan, entame la lecture du Capital. L’assimilation de la théorie de la valeur— travail ne signifie pas pour lui une rupture avec la tradition de la Narodnaïa Volia : Alexandre, lui aussi, était partisan de Marx. D’abord à Kazan, ensuite à Samara, Vladimir prend contact avec des révolutionnaires de la génération précédente, principalement avec ceux de la Narodnaïa Volia, en élève attentif, à vrai dire prédisposé à la critique et aux vérifications, mais non pas en adversaire. Si, malgré sa mentalité révolutionnaire, suffisamment révélée tant par le choix de ses relations que par la direction de ses intérêts intellectuels, il n’adhéra, en ces années-là, à aucun groupe politique, cela montre sans erreur possible qu’il n’avait pas encore de credo politique, pas même celui d’un tout jeune homme, mais qu’il le cherchait seulement. Ses recherches partaient néanmoins de la tradition de la Narodnaïa Volia, qui laissa une trace sensible sur son évolution ultérieure. Une fois devenu militant marxiste, Vladimir continua, pendant plusieurs années, à conserver une attitude de sympathie à l’égard du terrorisme individuel, ce qui le distinguait nettement des autres jeunes social-démocrates et constituait la marque indubitable de la période où les idées marxistes formaient encore dans sa conscience un amalgame avec ses sympathies pour la Narodnaïa Volia.

Du printemps de 1890 à l’automne de 1891, Vladimir est presque complètement absorbé par la préparation des examens. L’étude ardue des sciences juridiques s’est insérée en quelque sorte de l’extérieur dans le processus d’élaboration de sa conception du monde. Bien entendu, il 11’y eut pas de complète interruption. Aux heures de récréation, Vladimir lisait les classiques du marxisme, rencontrait des amis, échangeait des opinions. Et même dans la scolastique juridique, par la méthode des contraires, il vérifiait et affermissait ses opinions matérialistes. Mais ce travail critique ne s’accomplissait tout de même qu’en marge. Les questions et les doutes demeurés sans réponse devaient être renvoyés à des heures de plus grande liberté. Vladimir ne se hâtait pas de se fixer. Voici une confirmation indirecte mais intéressante : au début de 1891, les deux « jacobines » de Samara ne perdaient pas encore l’espoir d’attirer Oulianov dans leurs rangs, et par conséquent ne voyaient pas en lui une figure politique achevée.

La fin de 1891 apporte à Vladimir son diplôme et le place ainsi devant un carrefour. La tribune judiciaire ne pouvait pas ne pas le séduire. D’après sa sœur, il pensait sérieusement, en cette période, à la profession d’avocat, « qui pourrait procurer plus tard des moyens d’existence ». Cependant, le renouveau politique dans le pays et aussi la marche de sa propre évolution le mettaient en présence d’autres tâches qui le réclamaient tout entier. Ses hésitations ne durèrent pas longtemps. Le métier d’avocat dut faire place à la politique et se transforma en un camouflage temporaire de celle-ci.

Un fiévreux travail juridique d’un an et demi laissa loin en arrière la première étape de l’apprentissage révolutionnaire et rendit sa pensée plus indépendante à l’égard du passé récent, placé sous le signe d’Alexandre : ainsi se créèrent les conditions requises pour une liquidation hardie de la période transitoire. L’hiver de l’année de famine devait être le moment d’établir un bilan définitif. La progression graduelle du développement spirituel n’exclut pas de brusques sauts, du moment qu’ils s’opèrent à partir de strates antérieures de la conscience.

La formation de la personnalité révolutionnaire de Vladimir reflétait en partie et, en partie, devançait un revirement dans les sympathies théoriques de l’intelligentsia provinciale de gauche. On commença à s’intéresser vivement à la doctrine marxiste dans les cercles de la jeunesse de Samara, à partir de 1891, c’est-à-dire précisément durant la catastrophe de la famine, Il se trouva alors bon nombre de chasseurs à la poursuite du premier tome du Capital, mais la majorité, d’après Séménov, « s’y cassait les dents » dès le premier chapitre. On s’entretint des arcanes de la dialectique. Dans le jardin municipal, au bord de la Volga, sur un banc que l’on appelait « marxiste », l’on discutait avec ardeur de la triade hégélienne.

L’intelligentsia de la génération aînée, à Samara, entra en effervescence. Ses deux groupes, le modéré et le radical, qui avaient paisiblement vécu l’un près de l’autre dans la sphère des idées reçues et qui avaient payé un tribut d’estime à Marx que, d’ailleurs, ils ne connaissaient pas, considérèrent les premiers social-démocrates russes comme le résultat d’un malentendu néfaste. Les plus sincères dans l’indignation étaient les anciens déportés qui introduisaient sur la Volga des opinions traditionnelles qu’ils avaient parfaitement conservées sous le climat rigoureux de la Sibérie.

La fissure politique se transforme facilement en une brèche irréparable. Vladimir n’épargnait déjà plus les sarcasmes sur les jérémiades populistes : les marxistes, paraît-il, « n’aiment pas le moujik», « ils se réjouissent de la ruine du village », etc. Il apprit bientôt à mépriser le procédé consistant à remplacer l’analyse de la réalité par des leçons de morale et des psalmodies sentimentales. Les larmes littéraires, sans rien apporter au moujik, brouillaient les yeux de l’intelligentsia et l’empêchaient de voir la route qui s’ouvrait. Des conflits de plus en plus inexorables avec les populistes et les militants de la culture scindèrent peu à peu l’intelligentsia radicale de Samara en deux camps belligérants et donnèrent un ton violent aux relations personnelles. Il n’est pas étonnant que les derniers dix-huit mois, pendant lesquels Vladimir sortit de l’ombre, aient donné leur ton aux souvenirs des contemporains sur la totalité de la période de Samara. Le jeune Lénine, tel qu’il arriva en mai 1889 à Alakaïevka, en qualité de futur propriétaire rural, et tel qu’il partit de Samara à l’automne de 1893, est toujours représenté comme le seul et même révolutionnaire marxiste, on exclut de sa vie ce qui en était l’élément essentiel : le mouvement.

P. Lépéchinsky, se rapprochant cette fois de la réalité, écrit sur la préparation de Lénine à Samara : « Il y a des raisons de penser que, dès 1891, il avait formé dans les grands traits sa conception marxiste du monde. » « Dans les questions d’économie politique et d’histoire, confirme Vodovosov, ses connaissances frappaient par leur solidité et leur diversité, surtout chez un homme de son âge. Il lisait couramment l’allemand, le français et l’anglais, il connaissait déjà bien Le Capital et l’abondante littérature marxiste (allemande)... Il se déclarait marxiste convaincu... » Ce bagage aurait peut-être pu suffire à une douzaine d’individus; mais le jeune homme, sévère pour lui-même, se jugeait insuffisamment préparé au travail révolutionnaire, et non sans raison : dans la chaîne qui relie la doctrine à l’action, il lui manquait quelques chaînons importants. Aussi bien les faits parlent d’eux-mêmes : si Vladimir s’était senti complètement armé dès 1891, il n’aurait pu rester encore deux années entières à Samara.

La sœur aînée affirme, il est vrai, que Vladimir fut retenu dans la famille par le souci de sa mère qui, après la mort d’Olga, avait comme reconquis ses enfants par son courage mêlé de tendresse. Mais cette explication n’est évidemment pas suffisante. Olga mourut en mai 1891; or, Vladimir ne s’arracha à la famille qu’en août 1893, plus de deux ans plus tard. Par prévenance pour sa mère, il pouvait différer les obligations révolutionnaires de quelques semaines ou de quelques mois, tant que la nouvelle blessure restait encore trop fraîchement ouverte, mais non point pendant des années. Dans ses rapports avec les gens, sans en excepter sa mère, il n’y avait point de sentimentalité passive. Sa vie à Samara ne donnait pratiquement rien à la famille. Si Vladimir eut assez de constance pour rester si longtemps à l’écart de la grande arène, c’est seulement parce que ses années d’apprentissage n’étaient pas encore achevées.

A côté des ouvrages fondamentaux de Marx et d’Engels et des publications de la social-démocratie allemande, sur son bureau prennent de plus en plus de place désormais les recueils russes de statistique. Il commence ses premiers travaux personnels pour jeter quelque lumière sur la réalité russe. Parmi les objets de son étude, le matérialisme historique et la théorie de la valeur-travail deviennent maintenant pour lui des instruments d’orientation politique. Il étudie la Russie en tant qu’arène de lutte, et observe la répartition dans le pays des principales forces combattantes.

Pour déterminer l’étape la plus importante dans l’évolution de Vladimir Oulianov, nous avons un témoignage absolument inestimable, sur lequel, pourtant, parce qu’il est en contradiction avec la légende, les biographes officiels ferment habituellement les yeux. Dans une feuille d’enquête du parti, en 1921, Lénine lui-même avait marqué comme date du début de son activité révolutionnaire : « 1892-1893. Samara. Cercles illégaux de la social-démocratie ». De cette date donnée par un témoin d’une exactitude irréprochable découlent deux conclusions : Vladimir ne participait point au travail politique des cercles de la Narodnaïa Volia, autrement il aurait indiqué cette période sur la feuille d’enquête; Vladimir ne devint définitivement social-démocrate qu’en 1892, autrement il aurait entrepris plus tôt la propagande social-démocrate. Les contestations et les doutes trouvent ainsi leur solution définitive. Par impartialité, nous indiquerons qu’un chercheur soviétique, placé par ses fonctions à la tête de l’historiographie de mausolée — nous pensons à Adoratsky, l’actuel directeur de l’Institut Marx-Engels-Lénine — arrive sur la question qui nous intéresse à une conclusion à peu près identique à la nôtre, « Durant les dernières années à Samara, 1892-1893, écrit-il avec toute la circonspection indispensable, Lénine était déjà marxiste, bien que certains vestiges de l’esprit de la Narodnaïa Volia subsistassent encore en lui (une opinion particulière sur le terrorisme). » Maintenant nous pouvons dire définitivement adieu à l’amusante légende d’après laquelle Vladimir, « s’étant frotté le front », condamna le terrorisme en mai 1887, le jour où l’on apprit la nouvelle de l’exécution d’Alexandre.

Les étapes de la formation politique du jeune Lénine ci-dessus indiquées trouvent une confirmation peut-être un peu inattendue, mais très vivante, dans sa biographie de joueur d’échecs. Pendant l’hiver de 1889-1890, Vladimir, à ce que raconte le frère cadet, « s’adonnait plus que jamais aux échecs ». Étudiant exclu que l’on ne recevait dans aucune des universités, révolutionnaire en puissance, sans programme ni direction, il cherchait dans les échecs une issue à l’inquiétude intérieure due à la montée de ses forces. La période suivante, longue d’un an et demi, fut remplie par la préparation des examens — les échecs passèrent au deuxième plan. Ils reprirent une place importante alors que, ayant obtenu son diplôme, Vladimir hésitait sur le choix d’une carrière, s’occupait peu des affaires judiciaires, mais, en revanche, avait trouvé, dans la personne de son patron, un partenaire de première classe. Encore un an et demi environ de préparation, et le jeune marxiste se sentit armé pour la lutte. A partir de 1893, Vladimir Ilitch joue de plus en plus rarement aux échecs. On peut faire confiance sans crainte aux témoignages de Dimitri sur ce point : lui-même, ardent amateur, suivait d’un regard attentif la passion de son aîné pour ce jeu.

A Kazan, Vladimir, à la recherche d’un auditoire, essaya de faire part des premières idées tirées de la lecture de Marx à sa sœur aînée.

La tentative n’eut pas de suites et Anna perdit bientôt la trace des études scientifiques de son frère. Nous ne savons pas quand il se procura le premier tome du Capital. En tout cas, ce n’est pas pendant son court séjour à Kazan. Lénine stupéfiait plus tard son entourage par sa capacité à lire vite, saisissant au vol l’essentiel. Mais il s était forgé cette qualité en sachant, quand il le fallait, lire très lentement. Commençant dans chaque nouveau domaine par poser des fondations solides, il travaillait comme un maçon consciencieux. Il garda jusqu’à la fin de sa vie la capacité de relire plusieurs fois un livre ou un chapitre indispensable et significatif. Il n’appréciait véritablement que les livres qu’il est nécessaire de relire.

Paonne, malheureusement, n’a raconté comment Lénine suivit l'école de Marx. On n’a gardé que quelques impressions superficielles, et encore très incomplètes. « Il passait des journées entières’ écrit Iasnéva, à étudier Marx, rédigeant des résumés, copiant des extraits, prenant des notes. Il était alors difficile de l’arracher au travail. » Ses résumés du Capital ne nous sont point parvenus. C’est seulement en s appuyant sur ses cahiers d’études des années suivantes que l’on peut reconstituer le travail du jeune athlète sur Marx. Déjà, au gymnase, Vladimir commençait invariablement ses compositions par un plan achevé, pour l’envelopper ensuite d’arguments et de citations. Dans ce processus de création s’exprimait une qualité que Ferdinand Lassalle a fort justement appelée la force physique de la pensée. Dans l'étude, si elle ne se réduit pas à un rabâchage mécanique, il y a aussi un acte créateur, mais de type inverse. Faire le résumé du livre d autrui, c est en mettre a nu le squelette logique, le dépouillant des preuves, des illustrations et des digressions. Vladimir avançait dans cette voie difficile avec une tension furieuse et joyeuse, résumant chaque chapitre lu, parfois une page, méditant et vérifiant la structure logique, les transitions dialectiques, les termes. En prenant possession du résultat, il s’assimilait la méthode. Il gravissait les degrés du système d’autrui comme s’il l’édifiait de nouveau. Tout se logeait solidement dans cette tête merveilleusement aménagée sous la puissante coupole du crâne. De la terminologie politico-économique russe, assimilée ou élaborée par lui durant la période de Samara, Lénine ne s’écarta plus dans tout le cours de sa vie. Et non point seulement par obstination — bien que l’opiniâtreté intellectuelle fût une de ses caractéristiques essentielles — mais parce que, dès ses jeunes années, il avait fait un choix sévèrement calculé, méditant chaque terme dans toutes ses valeurs jusqu’à ce qu’il se greffât dans sa conscience sur tout un cycle de concepts. Les premier et deuxième tomes du Capital furent les manuels fondamentaux de Vladimir à Alakaïevka et à Samara; le troisième tome n’avait pas encore paru : le vieil Engels mettait seulement en ordre le brouillon de Mars. Vladimir avait si bien étudié Le Capital qu’il savait, toutes les fois qu’il recourait à nouveau à ce livre, y découvrir de nouvelles idées. Dès la période de Samara, il avait appris, selon une expression qui lui vint plus tard, à « tenir conseil » avec Marx.

Devant les livres du maître, l’impertinence et la raillerie quittaient d’elles-mêmes cet esprit assoiffé qui était au plus haut degré capable du pathétique de la gratitude. Suivre le développement de la pensée de Marx, en éprouver l’irrésistible pression, découvrir, sous les phrases incidentes ou les remarques, les galeries latérales des déductions, se convaincre chaque fois de la justesse et de la profondeur du sarcasme et s’incliner avec reconnaissance devant un génie impitoyable pour lui-même, cela devint pour Vladimir non seulement un besoin, mais un délice. Marx n’eut pas de meilleur lecteur, plus attentif et mieux en accord avec sa pensée, ni de meilleur disciple, plus perspicace, plus reconnaissant.

« Le marxisme chez lui n’était pas une conviction, c’était une religion », écrit Vodovosov : « En lui... se sentait ce degré de conviction qui... est incompatible avec la connaissance réellement scientifique. » Pour le philistin, il n’y a de sociologie scientifique que celle qui lui laisse le droit intact d’hésiter. A vrai dire, Oulianov, de l’aveu de Vodovosov, « s’intéressait beaucoup aux objections élevées contre le marxisme, les étudiait et y réfléchissait », mais tout cela « non point dans le but de rechercher la vérité », mais seulement pour découvrir dans les objections une erreur « de l’existence de laquelle il était d’avance persuadé ». Il y a, dans cette remarque, quelque chose d’exact : Oulianov avait pris possession du marxisme comme d’une déduction procédant de l’évolution antérieure de la pensée humaine; il ne voulait pas, ayant atteint le degré supérieur, descendre au degré inférieur; il défendait avec une indomptable énergie ce qu’il avait médité et qu’il vérifiait quotidiennement; et il considérait avec une méfiance préconçue les tentatives d’ignorants outrecuidants et de médiocrités érudites pour remplacer le marxisme par une autre théorie plus commode.

Dans le domaine de la technologie ou de la médecine, la routine, le dilettantisme et les sortilèges sont à juste titre méprisés. Dans le domaine de la sociologie, ils se présentent à tout instant comme les manifestations de la liberté de l’esprit scientifique. Celui pour qui la théorie n’est qu’un amusement de l’esprit, celui-là passe facilement d’une révélation à une autre, ou bien, plus souvent encore, se satisfait d’une miette de chaque révélation. Infiniment plus exigeant, plus sévère et plus équilibré est celui pour qui la théorie sert à diriger l’action. Un sceptique de salon peut impunément railler la médecine. Le chirurgien ne peut vivre dans l’atmosphère des incertitudes scientifiques. Plus le révolutionnaire a besoin de s appuyer pour agir sur la théorie, plus il est intransigeant dans sa sauvegarde. Vladimir Oulianov méprisait le dilettantisme et haïssait les rebouteux. Dans le marxisme, il appréciait par-dessus tout l’autorité disciplinée de la méthode.

En 1893 parurent les derniers livres de V. Vorontsov (V. V.) et de N. Danielson (Nikolaï-on), Les deux économistes populistes démontraient, avec un entêtement digne d’envie, l’impossibilité du développement bourgeois en Russie, juste à l’époque où le capitalisme russe se préparait a prendre un essor particulièrement tumultueux. Il est peu probable que les populistes fanés d’alors aient lu les révélations tardives de leurs théoriciens avec autant d’attention que le jeune marxiste de Samara. Oulianov avait besoin de connaître les adversaires et non pas seulement pour se livrer à des réfutations littéraires. Il recherchait avant tout une certitude intime pour la lutte. Il est vrai qu’il étudiait la réalité dans un esprit de polémique, dirigeant maintenant toutes ses déductions contre le populisme qui se survivait à lui-même; mais à personne la polémique pure ne fut jamais aussi étrangère qu’au futur auteur de vingt-sept tomes d’écrits de polémique. Il lui fallait connaître la vie telle qu’elle est.

Plus Vladimir abordait de près les problèmes de la révolution russe, et plus il s’instruisait chez Plékhanov, se pénétrant d’une estime d’autant plus grande pour le travail critique effectué par celui-ci. Les récents falsificateurs de l’histoire du bolchevisme parlent d’une « génération spontanée du marxisme sur le terrain russe, coupé de l’influence directe du groupe de l’émigration et de Plékhanov » (Presniakov) — il faudrait ajouter : et de Marx lui-même, l’émigré par excellence — et font de Lénine le fondateur de ce « marxisme » domestique, véritablement russe, duquel devaient procéder par la suite la théorie et la pratique du « socialisme dans un seul pays ».

La doctrine de la génération spontanée du marxisme, comme « reflet » direct du développement capitaliste de la Russie, est en soi une exécrable caricature du marxisme. Les processus économiques se reflètent, non dans une conscience « pure » qui aurait gardé toute son ignorance naturelle, mais dans la conscience historique, enrichie de toutes les conquêtes du passé humain. La lutte de classe dans la société capitaliste a pu conduire au marxisme, au milieu du xixe siècle, seulement parce qu’elle a trouvé déjà toute prête une méthode dialectique ; qui venait parachever la philosophie classique allemande, l’économie politique anglaise d’Adam Smith et de David Ricardo, les doctrines révolutionnaires et socialistes françaises, édifiées à partir de la grande Révolution. Le caractère international du marxisme s’affirme donc ainsi dans ses sources mêmes. Le développement de la puissance des koulaks sur la Volga et de la métallurgie dans l’Oural était absolument insuffisant pour permettre une élaboration indépendante conduisant au même résultat scientifique. Ce n’est pas par hasard que le Groupe de l’émancipation du travail naquit à l’étranger : le marxisme russe vint au jour non point comme un produit automatique du capitalisme russe, en même temps que le sucre de betterave et la cotonnade qui déteint (pour lesquels, d’ailleurs, il fallait aussi importer des machines), mais comme une combinaison complexe de toute l’expérience de la lutte révolutionnaire russe avec la théorie du socialisme scientifique née en Occident. Sur les fondations jetées par Plékhanov s’éleva la génération marxiste des années 90.

Pour apprécier l’apport historique de Lénine, il n’est vraiment pas nécessaire de présenter les choses comme si, dès ses jeunes années, il avait eu à défricher une terre vierge, avec sa propre charrue. « Il n’existait presque pas d’ouvrages théoriques d’ensemble, écrit Elisarova, après Kaménev et d’autres : il lui fallait étudier les ouvrages de première source et construire là-dessus ses déductions. » Rien ne saurait offenser davantage la haute conscience scientifique de Lénine que de dire qu’il n’a pas tenu compte des travaux de ses devanciers et de ses maîtres. Il n’est pas vrai qu’au début des années 90 le marxisme russe ne possédait pas d’ouvrages d’ensemble. Les publications du Groupe de l’Émancipation du travail constituaient déjà une encyclopédie abrégée de la nouvelle tendance. Après six années d’une lutte brillante et héroïque contre les préjugés de l’intelligentsia russe, Plékhanov proclama, en 1889, au Congrès international socialiste, à Paris : « Le mouvement révolutionnaire en Russie ne peut triompher que comme mouvement révolutionnaire ouvrier. Il n’y a pas et il ne peut y avoir pour nous d’autre issue. » Cette parole renfermait la plus importante des vues générales sur toute l’époque précédente, et c’est en se fondant sur cette vue générale d’un « émigré » que Vladimir Oulianov faisait son éducation sur la Volga.

Vodovosov dit dans ses souvenirs : « Lénine parlait avec une profonde sympathie de Plékhanov, principalement à propos de Nos différends. » La sympathie devait s’exprimer très vivement pour que Vodovosov ait pu en garder le souvenir pendant plus de trente ans. La force principale de Nos différends réside dans le fait que les questions de politique révolutionnaire sont traitées dans ce livre en liaison indissoluble avec la conception matérialiste de l'histoire et l’analyse du développement économique de la Russie. Les premières manifestations d’Oulianov à Samara contre les populistes s’associent ainsi fortement à sa chaleureuse appréciation du travail du fondateur de la social-démocratie russe. Après ce qu’il devait à Marx et à Engels, Vladimir était avant tout l’obligé de Plékhanov.

A la fin de 1922, Lénine écrivait incidemment sur le début des années 90 : « Le marxisme, comme tendance, commença à se développer, allant au-devant de la tendance social-démocrate proclamée beaucoup plus tôt en Europe occidentale par le Groupe de l’Émancipation du travail. » Dans ces lignes qui résument l’histoire du développement de toute une génération, se trouve contenue une part de l’autobiographie de Lénine lui-même : ayant commencé par adopter la tendance marxiste, en tant que doctrine économique et historique, il devint social-démocrate sous l’influence des idées du Groupe de l’Émancipation du travail qui devançait de beaucoup le développement de l’intelligentsia russe. Seuls les pauvres d’esprit peuvent imaginer qu’ils exaltent Lénine en attribuant à son père naturel, le conseiller d’État Oulianov, des opinions révolutionnaires dont il ne fut jamais partisan, et en diminuant en même temps le rôle révolutionnaire de l’émigré Plékhanov en qui Lénine lui-même voyait son père spirituel.

A Kazan, à Samara, à Alakaïevka, Vladimir se sentait élève avant tout. Mais, de même que les grands artistes, dès leur jeunesse, manifestent l’indépendance de leur pinceau, même quand ils copient des tableaux de vieux maîtres, Vladimir Oulianov apportait à son apprentissage une faculté de recherche et d’initiative si rigoureuse qu’il est difficile de délimiter en lui ce qu’il s’assimilait d’autrui et ce qu’il élaborait lui-même. Durant la dernière année préparatoire, à Samara, cette ligne de démarcation s’efface complètement : l’apprenti devient un chercheur.

La controverse avec les populistes amena naturellement à poser le problème de l’évaluation des processus concrets : le capitalisme continuait-il, oui ou non, à se développer en Russie ? Les diagrammes représentant des cheminées d’usine et des ouvriers de l’industrie prirent une signification tendancieuse, de même que ceux qui figuraient la ségrégation dans la classe paysanne. Pour déterminer la dynamique du processus, il fallait comparer les chiffres du jour avec ceux de la veille. Ainsi, la statistique économique devint la science des sciences. Les colonnes de chiffres recelaient la clef des mystérieuses destinées de la Russie, de son intelligentsia et de sa révolution. Le recensement des chevaux auquel procédait périodiquement l’administration militaire était appelé à répondre à cette question : qui, de Marx ou de la commune russe, est le plus fort ?

L’appareil statistique des premiers travaux de Plékhanov ne pouvait être très riche : la statistique des zemstvos, d’une valeur unique pour l’étude de l’économie du village, ne se développa que dans le courant des années 80; d’ailleurs, les publications qu’on en faisait étaient peu accessibles à un émigré presque complètement isolé de la Russie en ces années-là. Cependant, la direction générale du travail scientifique à effectuer sur les données de la statistique fut indiquée par Plékhanov avec une parfaite justesse. Les premiers statisticiens de la nouvelle école s’engagèrent dans sa voie. Le professeur américain M. A. Gourvitch, d’origine russe, publia en 1886 et 1892 deux essais sur le village russe que Vladimir Oulianov appréciait hautement et qui servaient à son instruction. Lui-même ne perdait jamais une occasion de signaler avec reconnaissance les travaux de ses devanciers.

Durant environ les derniers dix-huit mois de sa vie à Samara, les recueils de statistique occupaient la place d’honneur sur le bureau de Vladimir. Son grand ouvrage sur le développement du capitalisme russe ne parut qu’en 1899. Mais il fut précédé d’un bon nombre d’études préparatoires d’ordre théorique et statistique dont l’élaboration avait déjà été commencée à Samara. D’après le registre de la bibliothèque de Samara qui a été conservé par hasard pour 1893, on peut voir que Vladimir ne négligea aucune publication ayant trait à son sujet, qu’il s’agît des recueils de la statistique officielle ou bien des essais économiques des populistes. Il rédigeait des résumés de la plupart des livres et des articles, il faisait des causeries sur les plus importants, pour ses camarades les plus proches.

Le premier ouvrage littéraire de Vladimir Oulianov qui nous soit parvenu fut écrit durant les derniers mois du séjour à Samara ; il résume un livre récemment paru d’un certain Postnikov, ancien fonctionnaire du gouvernement, consacré à l’économie paysanne dans le midi de la Russie. Centré sur l’illustration statistique de la ségrégation dans la classe paysanne et de la prolétarisation de ses couches les plus faibles — ces processus étaient déjà particulièrement avancés dans le Midi — l’article montre chez le jeune auteur un savoir-faire remarquable dans le maniement des données statistiques, sa capacité à découvrir derrière les détails le tableau d’ensemble. La revue légale à laquelle l’ouvrage, au ton prudent et sec, était destiné, le refusa, sans doute à cause de sa tendance marxiste, bien que l’auteur se fut abstenu d’entrer en polémique ouverte avec le populisme. Une copie de l’article, donnée à l’étudiant Mickiewicz, lui fut confisquée lors d’une perquisition ; elle fut conservée dans les archives de la gendarmerie où elle fut découverte en 1923 et elle a été imprimée trente ans après avoir été écrite. C’est par cet ouvrage que commencent aujourd’hui les Œuvres complétés de Lénine.

Se préparait-il alors à devenir un écrivain, renonçant à l’idée de faire carrière au barreau ? Il est douteux que le métier d’écrivain lui soit apparu comme un but en soi dans la vie. Il est vrai qu’il était un « doctrinaire » convaincu, c’est-à-dire que, dès ses jeunes années, il comprenait que, de même qu’il est impossible d’observer sans télescope les lumières célestes ou les bactéries sans microscope, il faut aussi considérer la vie sociale à travers les verres de la doctrine. Mais il savait, dans un ordre différent, considérer la doctrine à travers les fragments de la réalité. Il savait observer, interroger, écouter, épier la vie et les hommes vivants. Et il accomplissait ce travail compliqué aussi naturellement qu’il respirait. Peut-être, sans en être tout à fait conscient encore, se préparait-il à devenir, non pas un théoricien, non pas un écrivain, mais un chef.

Depuis Kazan, il passait par l’école des révolutionnaires de la génération précédente, placés sous la surveillance de la police ou anciens déportés. Parmi eux, il y avait bon nombre d’esprits simplets, qui s’étaient arrêtés dans leur développement et qui raisonnaient sans y chercher malice. Mais ils avaient vu, entendu, vécu ce que ne connaissait pas la nouvelle génération, et cela les rendait, dans leur genre, représentatifs. La jacobine Iasnéva, elle-même de neuf ans plus âgée que Vladimir, écrit : « Je m’étonnais, je me le rappelle, de l’attention et du sérieux avec lesquels Vladimir Ilitch écoutait les souvenirs ingénus, mais parfois curieux, de V. I. Witten », vieille militante de la Narodnaïa Voila, femme de Livanov. D’autres, restant à la surface, ne remarquaient que les curiosités, mais Vladimir, écartant l’écorce, recueillait les amandes. C’était comme s’il avait mené simultanément deux entretiens : l’un, ouvertement, qui dépendait non seulement de lui, mais de l’interlocuteur, et dans lequel il entrait nécessairement bien du superflu; et l’autre, en secret, beaucoup plus significatif, dont il avait seul la direction. Et les prunelles de ses yeux bridés jetaient des étincelles, allumées par l’un et l’autre entretien.

Comme s’il prenait le contre-pied d'Iasneva, Séménov rapporte : « Vladimir Ilitch appartenait aux relations des Livanov, mais ne fréquentait pas leurs réunions, et il écoutait avec une grande attention ce que nous racontions du grommellement des vieux, » Cette apparente contradiction s’explique par le fait que le récit de Séménov se rapporte à une période ultérieure, à un an plus tard environ.

Vladimir fréquenta les vieillards tant qu’il y eut quelque chose à apprendre d’eux. Discuter sans objet, en ressassant toujours les mêmes arguments et en s’irritant n’était pas dans son caractère. Ayant senti que le chapitre des rapports personnels était terminé, il y mit un terme avec fermeté. Pour agir ainsi, il fallait de la maîtrise de soi, beaucoup de maîtrise ; ce n’est pas cela qui manquait à Vladimir. Mais ayant cessé de fréquenter les Livanov, il continuait à s’intéresser à ce qui se passait dans le camp opposé : la guerre exige des éclaireurs, et Vladimir faisait déjà la guerre aux populistes. Il écoutait avec une grande attention les récits, plus exactement les rapports de ceux de ses partisans qui étaient moins économes de leur temps. Le jeune homme de vingt-deux ans nous dévoile déjà ici, dans la sphère des relations personnelles, ces traits de souplesse dans la manœuvre qui se retrouvent ensuite dans toute sa vie politique. Non moins remarquable pour la physionomie spirituelle du jeune Lénine est son vaste champ d’observation. Les intellectuels radicaux, dans leur écrasante majorité, vivaient la vie des cercles, en dehors desquels commençait un monde étranger pour eux. Vladimir n’avait pas d’œillères. Ses intérêts se distinguaient par une extrême diversité, et il conservait en même temps la faculté de la plus profonde concentration. Il étudiait la réalité partout où il la trouvait. Et il reportait alors son attention des populistes vers le peuple. La province de Samara était totalement paysanne. Les Oulianov passèrent cinq étés à Alakaïevka. Vladimir n’aurait pas commencé par faire de la propagande parmi les paysans, même si la surveillance exercée sur lui ne l’avait pas paralysé dans un coin perdu de la steppe. Il contemplait le village avec d’autant plus d’attention, vérifiant les calculs de la théorie sur la matière vivante.

Ses rapports personnels avec les moujiks, après sa courte expérience d’exploitation agricole, furent, à vrai dire, épisodiques et insuffisants; mais il savait diriger l’attention des amis du côté où il le fallait et utiliser les observations d’autrui. Un de ses intimes, Skliarenko, était greffier chez le juge de paix Samoïlov qui, jusqu’à l’instauration des chefs des zemstvos, fut constamment plongé dans les procès de moujiks. Elisarov tenait ses origines des paysans de Samara et conservait des rapports avec les gens de son village. Soumettre Skliarenko à un interrogatoire, tirer les vers du nez au juge lui-même, aller avec son beau-frère à Bestoujevka, pays natal de celui-ci, pour converser des heures avec un koulak matois et suffisant, le frère aîné d’EIisarov, quel inépuisable manuel d’économie politique et de psychologie sociale ! Vladimir attrapait au vol une boutade, poussait insidieusement le conteur, écoutait avec intelligence, fixait sur lui des yeux étincelants, riait parfois aux éclats, à la façon de son père, en se rejetant en arrière. Le koulak était flatté de parler avec une personne instruite, jeune avocat, fils de Son Excellence, bien qu’on ne sût pas toujours clairement, admettons-le, de quoi riait ce joyeux causeur en prenant une tasse de thé brûlant.

Vladimir avait évidemment hérité de son père la faculté de causer facilement avec des gens de diverses catégories sociales, de divers niveaux. Sans s’ennuyer, sans se faire violence, souvent sans dessein préconçu, en vertu d’une indomptable curiosité et d’une intuition presque infaillible, il savait tirer de chaque interlocuteur ce dont il avait besoin. C’est pourquoi il écoutait si gaiement là où d’autres s’ennuyaient, et personne de son entourage ne devinait que, derrière le bavardage grasseyant, se dissimulait un énorme travail subconscient : les impressions sont récoltées et triées, les cases de la mémoire s’emplissent d’un inestimable matériel de faits, les petits faits servent à la vérification des grandes généralisations. Ainsi disparaissaient les cloisons entre le livre et la vie, et Vladimir, déjà en ce temps-là, commençait à se servir du marxisme comme le charpentier se sert de la scie et de la hache.

  1. En français dans le texte. (N.d.T.)
  2. Journal du samedi. (N.d.T.)
  3. Ce membre mort.
  4. Une verste : 1007 mètres. (N. d. T.)