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Special pages :
La France et le Socialisme
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 3 janvier 1893 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 372-378).
Qu’on me permette, en dehors de toute préoccupation électorale et de toute polémique personnelle, de répondre à une des accusations dirigées contre le socialisme, et qui serait mortelle si elle était fondée. On lui reproche d’oublier ou même de sacrifier les intérêts et les droits de la patrie française. Et cela, parce qu’il cherche à réaliser l’union internationale des travailleurs contre les guerres folles de dynastie ou de race, contre les iniquités sociales, contre toutes les oppressions. Discutons sans passion, et expliquons-nous là-dessus une fois de plus.
Si nous, socialistes français, nous étions indifférents à l’honneur, à la sécurité, à la prospérité de la France, ce n’est pas seulement un crime contre la patrie que nous commettrions, mais un crime contre l’humanité. Car la France, et une France libre, grande et forte, est nécessaire à l’humanité. C’est en France que la démocratie est parvenue à sa forme la plus logique, la République ; et, si la France baissait, la réaction monterait dans le monde. C’est en France, dans le pays de la Révolution, que le retour des tyrannies féodales ou cléricales est le plus difficile : la Belgique peut être livrée pendant des années au cléricalisme ; le piétisme prussien peut essayer de s’imposer de nouveau à l’Allemagne ; la France est libre jusque dans le fond de son esprit, et l’éducation rationnelle de la nation française achève cette liberté. Donc, toute diminution de la France serait une diminution de la pensée libre.
D’où vient donc qu’on essaie d’imputer à l’ensemble de notre parti une attitude aussi absurde et aussi coupable ? Est-ce qu’on ne peut pas préparer le groupement international des travailleurs sans oublier la patrie ? Mais la Révolution française a été tout à la fois internationaliste et patriote. Elle voulait que les victoires de la France fussent des victoires de l’humanité. Elle repoussait et abattait les tyrans, mais pour préparer l’union cordiale des peuples. Elle faisait appel, dans tous les pays où elle combattait, à tous ceux qui souffraient des tyrannies féodales et cléricales, et elle leur disait : « Venez à moi, nous sommes frères ! Plus de guerres de conquêtes ! Plus de haines de races ! Mais un groupement de peuples libres, se respectant les uns les autres, et travaillant d’un commun effort à l’extirpation des préjugés, à la grandeur de l’humanité unie. » — Et je demande si ce noble internationalisme de la Révolution française l’a empêchée de défendre le sol sacré du pays et de se dresser à toutes les frontières, le fusil au poing et le grand éclair de la Marseillaise dans les yeux.
Et nous aussi, socialistes français, nous voulons préparer l’union de tous les travailleurs du monde, pour protéger et émanciper le travail, pour l’acheminer à la conquête progressive du capital industriel. Nous le voulons, parce que les grands mouvements économiques et sociaux ne peuvent s’accomplir sans péril dans l’intérieur d’un seul pays, parce que la journée de huit heures, par exemple, doit être réalisée à peu près en même temps dans tous les grands pays industriels, parce qu’un peuple qui marche vers l’avenir ne doit pas s’isoler de l’humanité. Mais en même temps, si notre pays était menacé par une coalition de despotes ou par l’emportement brutal d’un peuple cupide, nous serions des premiers à la frontière pour défendre la France dont le sang coule dans nos veines et dont le fier génie est ce qu’il y a de meilleur en nous. Qu’on cesse donc d’opposer internationalisme et patriotisme, car, dans les esprits un peu étendus et dans les consciences un peu hautes, ces deux choses se concilient.
Mais on essaie, et c’est ici que la perfidie s’aggrave, d’exploiter contre nous les susceptibilités douloureuses de la défaite, et, parce que les socialistes français ont tendu la main, en plusieurs congrès, aux socialistes allemands, on nous calomnie. Certes, ces susceptibilités, nous n’avons pas de peine à les comprendre et, quand il ne s’y mêle pas la comédie électorale, à les respecter. Berryer s’écriait un jour : « Je me suis, en quelque sorte, éveillé au monde aux cris de gloire du premier Empire. » Les hommes de ma génération peuvent dire : « Nous nous sommes éveillés au monde aux cris de douleur de la patrie envahie. » Mais, ô prodige de mauvaise foi, on oublie de dire que les deux socialistes allemands auxquels le socialisme français a tendu la main n’ont pas été les complices de cette grande iniquité, de cette odieuse mutilation d’un peuple. On oublie de dire qu’ils ont protesté, en 1871, à la tribune allemande, contre l’annexion de l’ Alsace-Lorraine. On oublie de dire que le gouvernement de la Défense nationale les a félicités officiellement ; qu’à la suite de cette démarche, ils ont été condamnés par les juges prussiens comme coupables de trahison, et qu’ils ont été internés pendant deux ans dans une forteresse allemande pour avoir défendu contre l’insolence des casques à pointe le droit de la France vaincue. On oublie de dire qu’ils ont lutté contre Bismarck pied à pied et que ce sont eux qui l’ont abattu. On oublie de dire que l’un d’eux était, il y a trois ans, à Strasbourg, le candidat de la protestation française. On oublie de dire que, en ce moment même, les socialistes allemands font opposition au projet de loi présenté par Guillaume et de Caprivi pour accroître l’armée allemande ; que la dissolution du Reichstag est prochaine, et que de ces crises sortira la ruine du militarisme allemand.
On oublie tout cela, — ou on fait semblant de l’oublier, — et on préfère nous calomnier. Laissons passer ces choses basses. Nous ferons seulement une question : Le gouvernement français a envoyé des délégués officiels à la conférence internationale de Berlin pour délibérer sur les questions du travail avec Bismarck, qui a volé nos provinces, avec Guillaume II, qui les détient : les travailleurs français ne peuvent-ils pas, sans être outragés, délibérer, sur les mêmes questions, avec ceux qui ont protesté contre le vol de ces provinces ?
« La Dépêche » du lundi 15 mai 1893Vous avez vu que le Reichstag a repoussé l’augmentation d’effectif militaire demandée par l’empereur. Or, le parti qui a fait le plus énergiquement opposition au projet est le parti socialiste. Il a protesté dès la première heure, pendant que les autres groupes délibéraient ; il a commencé d’emblée, dans le pays, une agitation qui est allée grandissant, et qui a obligé les autres groupes à le suivre. Seul, il n’eût pas suffi ; mais c’est lui qui a entraîné la majorité. Dans les autres partis, même hostiles au projet, il y a eu des hésitations et des scissions : le parti progressiste s’est divisé, le centre catholique s’est divisé. Le parti des socialistes démocrates a été uni et compact : il a fait bloc contre le militarisme, contre le chancelier et l’empereur. C’est en vain que les chauvins de la Prusse ont crié aux socialistes : « Vous trahissez l’Allemagne ! » Ils ont répondu : « Nous servons les intérêts du peuple. » Quand les députés d’Alsace-Lorraine sont accourus pour voter contre le projet, les clameurs ont redoublé : « Vous le voyez bien ! vous faites cause commune avec les ennemis de la patrie allemande ! Vous êtes d’accord avec la France ! » Et l’empereur lui-même les a accusés d’être de « mauvais patriotes ». Ils ne se sont pas laissé troubler, et ils ont tenu bon. Demain, comme aujourd’hui, ils lutteront contre le caporalisme prussien. Et si l’empereur était tenté de chercher dans la guerre une diversion aux difficultés intérieures soulevées par la politique prussienne, l’opinion, avertie par les socialistes, serait contre lui. Elle l’arrêterait sans doute, au seuil de cette folle et criminelle équipée.
Et parce que nous, socialistes français, nous acceptons de nous rencontrer dans des congrès internationaux avec des socialistes allemands comme Bebel et Liebknecht, qui ont été emprisonnés pour avoir protesté contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine ; parce que nous étudions avec eux les moyens d’empêcher les abominables conflits sanglants entre les peuples et d’organiser, pour les revendications communes, le prolétariat universel, on nous accuse de manquer de patriotisme ! Ce qui nous rassure, au moment où quelques opportunistes nous appellent mauvais Français, c’est que, de l’autre côté du Rhin, les journalistes aux gages de l’empire traitent les socialistes de mauvais Allemands. L’autre jour, à la Chambre, quand une dépêche a annoncé la résistance du Reichstag et sa dissolution, j’ai entendu plusieurs députés modérés qui disaient : « À la bonne heure ! le militarisme prussien ne pourra peut-être plus menacer l’Europe ; l’Allemagne a assez de ce régime de fer. » Et je me suis permis de leur dire : « Ce résultat qui vous réjouit, pour l’Europe et pour la France, c’est aux socialistes allemands que vous le devez. Pourquoi donc nous faites-vous un crime, à nous, de ne pas leur jeter l’anathème ? » Étrange contradiction et misérable enfantillage !
C’est nous, vraiment, qui servons les grands intérêts de la patrie. Quelle serait la force de la France, si, pendant que les monarchies se débattent dans ces difficultés intérieures, elle prenait l’initiative hardie des grandes réformes sociales ! Elle serait de nouveau le cœur même, désormais inviolable, de la démocratie européenne, et les sympathies des travailleurs du monde lui feraient une nouvelle et infranchissable ligne de forteresses.