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Special pages :
La Deuxième Internationale – Pensées et souvenirs
Auteur·e(s) | Charles Rappoport |
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Écriture | 1 mars 1920 |
La catastrophe mondiale provoquée par la guerre impérialiste fut en même temps une catastrophe socialiste, en ce qu'elle provoqua le suicide moral de la Deuxième Internationale. Ce n'est pas l'impossibilité matérielle de se réunir qui a mis fin à l'existence de la Deuxième. Ce n'est même pas le fait qu'elle n'a pas pu empêcher la guerre. A l'impossible nul n'est tenu. Et il est évident que le prolétariat mondial — en partie pour les mêmes causes qui ont précipité l'écroulement de l'internationale en août 1914 — n'était ni moralement, ni matériellement prêt à répondre par une révolution à l'offensive impérialiste de 1914.
En réalité, la faillite de la Deuxième résulte de sa dislocation morale, d'une défection qui équivaut à une trahison. Je m'explique. Supposons que la Deuxième soit restée fidèle au véritable esprit communiste et internationaliste qui animait les fondateurs de la Première Internationale : Karl Marx et Engels, aucune force au monde n'aurait pu empêcher chaque section nationale d'agir séparément selon les véritables principes communistes et internationalistes en refusant toute complicité, toute responsabilité dans la tuerie mondiale. Et de ces altitudes internationalistes séparées se serait inévitablement formée l'unité morale et politique de l'Internationale. Aucun voyage, aucun passeport accordé par un gouvernement bourgeois — qui se défend, comme il peut — n'eût été nécessaire pour cela.
C'est le contraire qui s'est produit. Les chefs parlementaires et syndicalistes (nuance Jouhaux, en France, Legien, en Allemagne, Gompers, en Amérique, etc...), se sont volontairement et étourdiment jetés dans la mêlée sanglante une fois déchaînée.
Nous ne connaissons pas encore, en France, tous les détails de la faillite de la social-démocratie allemande. Mais j'ai assisté, heure par heure, je puis même dire, minute par minute, à l'agonie de la section française (P. S. S F. I. 0.)[1].
L'attitude de la section française jusqu'à la mort de Jaurès fut parfaite, malgré l'aveuglement de certains qui cachaient mal leur nationalisme invétéré (je parle surtout des « guesdistes » parisiens), sous le masque de la lutle des classes. Le Congrès extraordinaires des 15-18 juillet a voté les propositions Vaillant-Keir-Hardie préconisant la grève générale simultanée en cas de déclaration de guerre sans faire la distinction — absurde et grotesque dans les circonstances qu'on sait — entre une guerre d'agression et une guerre de défense. (Un délégué ex-guesdiste a même déclaré textuellement : « Si une guerre éclate, tous les gouvernements doivent être considérés comme des agresseurs et tous les peuples comme des victimes attaquées par leurs gouvernements »[2]. Les derniers jours du mois de juillet au moment le plus aigu de la crise, une manifestation extrêmement bruyante et nombreuse eût lieu devant la sinistre Maison Rouge du Matin[3]. Des horions furent échangés avec la police, de nombreuses arrestations opérées. Et je me rappelle la réponse que fit Jaurès dans les couloirs de la Chambre à un futur social-traître (social-patriote) qui blâmait la manifesta tion antimilitariste : « Elle a fait du bien », disait l'ennemi implacable et clairvoyant de la guerre.
Le 28 juillet Jaurès, Vaillant, Jules Guesde, Longuet, Sembat partaient pour la dernière séance du B. S. I.[4] à Bruxelles.
(Je demande la permission de relater ici exactement deux souvenirs personnels qui peuvent être vérifiés par de sérieux témoignages). Le matin du départ pour Bruxelles, j'étais assis dans un restaurant près de la Chambre (« Chez Marius »), en face de notre regretté Vaillant. En s'adressant a moi le leader vénéré du Parti me dit : « Vous verrez. Je les connais (il parlait des députés socialistes). La guerre déclarée, ils deviendront tous patriotes. Il y aura peut-être, dans la suite des révolutions, mais ce seront des révolutions anarchiques, des révolutions de misère. »
Vaillant fut sinon le premier, du moins le plus ardent des « patriotes » convertis au socialisme de guerre.
Sic transit gloria mundi.[5] Les chefs les plus convaincus, les plus remarquables et les plus méritants de la Deuxième ne résistèrent pas à l'invasion des idées nationalistes. C'est un phénomène qui réclame impérieusement une explication... Nous essaierons de la donner, dans la mesure de nos forces. Car le sphinx du socialisme de guerre nous dit : « explique-moi, ou je te dévore »...
Autre souvenir. Dans le train qui, à toute vapeur, nous transportait, pour la dernière lois, vers le B. S. I. de Bruxelles, se trouvaient, dans le même compartiment de première classe (voyage gratuit), Jules Guesde, E. Vaillant, J. Longuet, le citoyen et la citoyenne Sembat. La conversation fut variée et au plus haut degré intéressante. Elle roulait, avec Jaurès, Vaillant et Sembat, sur omnibus rebus quibusdam aliis[6]. Ce fut un régal. Jules Guesde ne disait mot, concentré dans sa pensée.
Quelques minutes avant l'entrée du train à la gare de Bruxelles, l'apôtre du socialisme marxiste en France sortit brusquement de son mutisme prolongé et prononça ces paroles qui sont restées profondément gravées dans ma mémoire : « Je ne comprends pas votre obsession de la guerre. La guerre est la mère de la Révolution. »
Ces paroles furent suivies d'un silence un peu gêné. Je les blâmais plus tard dans une conversation particulière avec Jaurès qui me donna raison. En effet, la guerre ne peut servir la Révolution que lorsqu'elle est combattue. L'expérience tragique de la guerre mondiale a prouvé que les partisans de la guerre, quels que soient les motifs qui les guident, deviennent les adversaires les plus acharnés de la Révolution. Les épouseurs de la « mère » ont lâché carrément la « fille » et tourné le dos à la révolution russe, née on ne peut plus légitimement de la guerre. Le socialisme, de guerre est, par son essence, contre-révolutionnaire.
Nous avons assisté avec stupeur à la défaillance des chefs de la section française de la Deuxième Internationale. Je fais de nouveau appel à mes souvenirs que d'autres camarades, espérons-le, compléteront.
La mort de Jaurès, l'entrée en scène des bouchers nationalistes et « patriotes », au lieu d'électriser les masses, a complètement démoralisé certains chefs. Pour sauver leur tête des coups à la Villain[7], ils ont préféré la perdre eux-mêmes. Je me rappelle qu'au moment où la commandant G... (un des rares militaires antimilitaristes — qui en sait long sur l'attitude des hommes « prêtés à la défense nationale ») faisait transporter le corps de la première victime du capitalisme nationaliste, au milieu du silence général et des pleurs sincères, ne pouvant maîtriser ma colère et mon indignation, j'ai lancé le cri de : « A bas la guerre ! » Immédiatement, des bras vigoureux m'ont, par derrière, imposé silence. Je regrette de n'avoir pas vu ce « patriote » zélé qui, peut-être, était doublé d'un ancien « grève-généraliste ».
Le lendemain de la mort de Jaurès, le 1er août, je rencontrai, en compagnie de M. Painlevé, alors simple député, que j'ai cherché à persuader de la nécessité d'une action contre la guerre, deux députés socialistes, le citoyen M...s, déjà cité, et son ami P...t, qui, plus que joyeusement, déclaraient qu'ils espéraient bien que, cette fois, on voterait les crédits de guerre. Je le répète : ceci se passait le 4 août, alors que le sang de Jaurès n'était pas encore séché et que l'agression allemande n'avait pas encore eu lieu...
On sait, grosso modo, ce qui s'est passé aux obsèques de Jaurès. Le seul discours antinationaliste fut celui de Vaillant que le dissident Lev... traitait devant moi, pour ces paroles « déplacées », de « vieux radoteur ». Je n'ai pas pu m'entretenir avec des députés socialistes. Je me rappelle seulement que, seul de tous les députés, Brizon m'aborda en demandant, avec un air inquiet, mon avis sur le vote des crédits. J'ai naturellement répondu : « Ne votez pas ! » en invoquant l'exemple de Bebel-Liebknecht lors de « l'agression » française de 1870.
Ma stupeur et ma douleur furent grandes lorsque j'ai assisté, de la tribune de la presse, au spectacle attristant d'une centaine de députés socialistes, retour des obsèques de Jaurès, applaudissant à tout rompre et debout les discours aussi officiels que grossièrement nationalistes prononcés à la Chambre. Pas un mot de déclaration socialiste, pas un mot de protestation, pas la moindre réserve. L'état de siège, la censure furent votés dans un silence recueilli et patriotique.
Il faut souligner ici que l'attitude de la fraction social-démocrate au Reichstag fut un peu plus socialiste. Elle discuta longuement le vote. 14 voix environ — Haase en tête — se prononcèrent contre le vote des crédits. Une déclaration, dénonçant le caractère impérialiste de la guerre, fut lue par Haase, président, au nom de la fraction socialiste tout entière. Et nos social-patriotes osent insulter les social-démocrates « traîtres au socialisme » ! Oui, traîtres ou faibles (Haase), mais ce n'est pas aux traîtres et demi, de dénoncer leurs confrères en trahison.
Dans notre prochain article, nous essayerons d'expliquer la triste fin de la Deuxième Internationale, morte, mais pas encore enterrée.
- ↑ Je parle du Parti Socialiste. Je ne connais qu'indirectement ce qui s'est passé à la C. G. T. (Note de Rappoport)
- ↑ Le député « guesdiste » M...s qui dans toute cette question a continuellement observé une attitude équivoque l'insulta grossièrement. (Note de Rappoport)
- ↑ 3 Le Matin était un journal réactionnaire (note de la MIA).
- ↑ Bureau Socialiste International, organe de direction de la deuxième Internationale (note de la MIA).
- ↑ « Ainsi passe la gloire du monde » (note de la MIA).
- ↑ « De toutes choses et de quelques autres » (note de la MIA).
- ↑ L'assassin de Jaurès (note de la MIA).