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Special pages :
La Démocratie française en Europe
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 9 janvier 1890 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 349-355).
Bien loin que la situation extérieure de la France lui interdise les grandes ambitions intérieures, je veux dire les grandes réformes démocratiques et sociales, elle les lui conseille, ou plutôt elle les lui commande. Nous subissons la paix armée. La France ne peut pas renoncer à l’Alsace-Lorraine : car, quand bien même son cœur diminué oublierait les enfants perdus, quand elle serait tentée de déserter sa propre cause, elle ne pourrait pas déserter la cause du droit universel. La France, d’autre part, ne peut pas attaquer ; elle n’a pas le droit de jouer spontanément son existence dans une guerre offensive : elle n’aurait pas, dans cette guerre, la certitude passionnée de vaincre que lui donnerait, si elle était attaquée, le soulèvement terrible de tous ses enfants ; elle n’aurait pas avec elle la sympathie du monde, troublé par elle.
Enfin — pourquoi ne le dirais-je pas ? — il y a en Allemagne même, à Berlin même, des hommes qui ont protesté et qui protestent tous les jours contre l’annexion criminelle et funeste de l’Alsace-Lorraine : ce sont les socialistes. Leurs chefs ont subi la prison pour avoir flétri le spoliateur ; ils ont eu les mêmes geôlier que nos soldats captifs ; ils continuent, à travers toutes les lois d’exception, leur propagande : un million de travailleurs allemands sont avec eux. Si, en déclarant la guerre, nous obligions ces hommes ou à trahir leur patrie ou à tirer sur nos soldats, nous commettrions une grande faute et peut-être plus qu’une faute.
Sommes-nous donc condamnés à une attente armée éternelle et sans issue ? Non : car nous pouvons, par la plénitude de la justice sociale, faire la France si grande, et réellement et aux yeux des peuples, que, dans la pensée et la volonté des peuples, ses revendications légitimes pèsent plus que la force décroissante des autocrates et des conquérants. La vraie politique étrangère de la France, c’est une politique de démocratie hardie, fraternelle : pas d’autre intervention que l’exemple, mais celui-ci haut et lumineux comme un signal en mer.
Notre politique nous est commandée par celle de la triple alliance. Est-ce que celle-ci est simplement une association de défense nationale ? C’est aussi, et au moins autant, une association de défense dynastique. La maison de Savoie y cherche un appui contre l’esprit républicain ; les Habsbourg ont peur, s’ils ne sont adossés à l’Allemagne, d’être emportés dans le réveil des nationalités ; et la dynastie allemande elle-même sent que, fondée sur la victoire, elle sombrerait dans la défaite ou même dans un succès douteux. L’hostilité de la triple alliance à l’Exposition vient de là : elle y voyait non seulement le relèvement de la France, mais un rayonnement dangereux de démocratie et de liberté. Malgré la différence des temps et des situations, la triple alliance est, à certains égards, un fragment de la Sainte-Alliance. Et si la Russie n’y est plus, c’est peut-être (avec d’autres raisons) parce que, si ses souverains semblent plus menacés que les autres dans leur personne, ils le sont beaucoup moins dans leur pouvoir. La France blesserait donc au cœur l’autocratie européenne en donnant aux peuples, par un effort grandissant vers la justice, le sentiment du bien que peut faire aux hommes la liberté républicaine. Les peuples de l’Europe ne se sont jamais mieux prêtés à un pareil enseignement. Il y a comme un ébranlement universel des masses. Je ne parle pas de la démocratie italienne qui, dévoyée par quelques-uns de ses anciens chefs, comme Crispi, s’inquiète, mais ne s’est pas ressaisie. Mais, en Belgique, l’accord du parti libéral pour obtenir le suffrage universel, l’indignation soulevée par la complicité démontrée du ministère conservateur et de l’agent provocateur Pourbaix, la continuité et l’intensité de l’agitation ouvrière, tout prépare et annonce l’avènement de la démocratie sociale ; les solutions réalisées en France auraient là un contre-coup immédiat, et la démocratie belge serait, en un sens, le prolongement autonome de la démocratie française, — En Angleterre, M. Gladstone propose, pour délivrer l’Irlande des landlords, un système de rachat des terres qui est une des combinaisons financières les plus vastes et probablement la combinaison politique la plus hardie de notre siècle ; très combattu, M. Gladstone s’écrie : « J’ai pour moi les masses, et contre moi les classes ; or, toutes les fois qu’il s’agit de justice et de raison, ce sont les classes qui ont tort, et les masses qui ont raison » : paroles qui, en France, seraient démagogiques, et qui, en Angleterre, sont presque révolutionnaires. En même temps, les combats d’avant-garde entre le capital et le travail se multiplient sur les bords de la Tamise ; l’ouvrier Burns. très équilibré et très hardi, acquiert peu à peu, dans les masses, popularité, autorité. Enfin, voici le fait décisif que révèlent les statistiques récentes fondées sur les éléments de l’income-tax : l’industrie anonyme est décidément maîtresse du terrain en Angleterre ; les métiers et les professions exercés par des individus représentent une valeur de 13 milliards, les sociétés anonymes possèdent un capital de 17 milliards, et, si l’on ajoute à ces sociétés les compagnies de chemins de fer qui ont un domaine de 25 milliards, les usines à gaz, les canaux, les mines, les docks, on voit qu’en Angleterre l’industrie anonyme est quatre fois plus puissante que l’industrie personnelle, c’est-à-dire que l’Angleterre est au bout de la dernière étape du mouvement capitaliste. Il y a eu d’abord substitution de la grande industrie personnelle à la petite industrie et, ensuite, depuis un demi-siècle, malgré les prédictions de Stuart Mill, qui, dans son traité d’économie politique, ne croit pas au développement des sociétés par actions, il y a eu substitution de la grande industrie anonyme à la grande industrie personnelle ; si bien que l’activité économique, qui était d’abord gouvernée par un grand nombre d’hommes, apparaît maintenant aux masses anglaises comme dirigée et possédée par un personnage unique et étrange qu’on appelle le capital. — En Allemagne, voici les traits dominants : le parti socialiste, bien loin de décliner, est en progrès ; il va s’affirmer aux prochaines élections, en ayant un candidat dans 270 circonscriptions ; les lois d’assistance ouvrière, votées ou préparées sous l’inspiration de M. de Bismarck, n’ont point désarmé les travailleurs : ils n’en sont point dupes, et ils voient bien qu’elles sont combinées de façon à supprimer leur indépendance sans augmenter sensiblement leur bien-être ; le protectionnisme agricole, joint à la pauvreté naturelle du sol, a fait, en plusieurs provinces, hausser d’une façon presque désastreuse les denrées nécessaires à la vie : ce ne sont pas seulement les orateurs progressistes, ce sont des orateurs du parti national-libéral, apprivoisé par M. de Bismarck, qui signalaient récemment au Reichstag la détresse des populations ; enfin, la puissante organisation ouvrière des bassins houillers a montré au militarisme allemand qu’il faudrait compter avec la force des travailleurs.
Je ne prétends pas, remarquez-le bien, que tous ces germes répandus de droit démocratique et de justice sociale puissent se développer aisément : voyant les obstacles qui s’opposent, en France même, dans une démocratie républicaine, au droit humain, je mesure fort bien les obstacles qui se dressent ailleurs. Mais je dis que, dans l’état actuel des masses européennes, la commotion d’un grand exemple servirait beaucoup à l’émancipation générale des nations. Le peuple qui, le premier, saurait résoudre le problème social, replacer la propriété sur sa véritable base qui est le travail, aider le paysan dans l’acquisition de la terre, et constituer à l’ouvrier de l’usine des droits certains, une action certaine, équivalent de la propriété, ce peuple-là serait pour les autres peuples, qui cherchent à tâtons sous les tyrannies, une lumière et une force. Il serait bientôt, par conséquent, le premier parmi les peuples.
Or, si notre patriotisme républicain ne nous égare pas, la France libre peut seule aujourd’hui prétendre à ce rôle. Les États-Unis sont trop loin ; puis, une immigration énorme, chinoise et européenne, charrie en eux des éléments qu’ils ne peuvent plus épurer et organiser ; de plus, l’État américain est à la merci des dollars : il n’est pas protégé comme l’État français contre tous les excès de la corruption officielle par une longue histoire glorieuse et chevaleresque ; il est visiblement livré aujourd’hui à la réaction capitaliste et au dévergondage financier. — En Angleterre, le vieux libéralisme semble bien près de se jeter dans la démocratie sociale ; mais les Anglais sauront-ils passer sans interruption politique, sans crise nationale, du libéralisme parlementaire à la démocratie socialiste ? La France est toute prête. Elle a conquis cette forme définitive de la démocratie qu’on appelle la République ; son esprit logique la mènera nécessairement jusqu’au bout de l’idée de justice ; enfin, elle est préparée par toute son histoire à confondre sa vie nationale avec la vie du monde, et à élargir son œuvre propre de justice dans l’ampleur de la justice universelle. Que la France républicaine veuille donc ; qu’elle ait conscience de sa force, de sa grandeur, de son intérêt ; qu’elle permette à ceux de ses enfants qui ont foi en elle de dire à tous, aux indifférents et aux railleurs, toute leur espérance. Quand elle aura fait tomber ainsi toutes les geôles européennes, l’Alsace et la Lorraine s’évaderont vers elle et se retrouveront dans ses bras.