La Confession de Bakounine

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Notre camarade Victor Serge, en butte depuis longtemps delà aux injures des anarchistes français, qui ne lui pardonnent pas son adhésion loyale et sincère au communisme, a été tout récemment assailli de calomnies et d'outrages sous le mauvais prétexte que voici :

Victor Serge avait écrit, le 7 novembre 1919, un article concernant la Confession de Bakounine, document inconnu du public jusqu'à ce jour et dont on ne connaît l'existence que par les allusions qu'y fait James Guillaume dans sa notice biographique (tome II des Œuvres de Michel Bakounine, Paris, 1907). Les commentaires de Victor Serge, respectueux de la mémoire de Bakounine comme de la vérité historique, ne présentaient nullement le caractère sacrilège ou iconoclaste que des adversaires indignes leur attribuèrent plus tard, ainsi que le lecteur pourra, grâce à nous, en juger.

Par suite de quelles circonstances cet article fut-il traduit, déformé, dénaturé et reproduit en Allemagne ? Victor Serge l'ignore et nous aussi. Certes, je ne dissimulerai pas la surprise pénible que j'ai ressentie, en apprenant que le Forum d'Herzog en avait publié un texte tripatouillé. Je ne veux pas m'attarder aux altérations successives que l'article a pu subir dans diverses traductions, retraductions et reproductions en Suisse et en Italie. Le fait essentiel est que la pensée et l'expression de Victor Serge ont été faussées, et malgré lui.

Il n'en fallait pas tant pour donner à des adversaires, prétexte à des diffamations que je rougirais même de discuter. Le seul fait déplorable est que notre amie respectée Séverine ait été induite en erreur par la campagne menée contre Victor Serge, et ait publié à l'égard de celui-ci des propos parfois. Injustes. C'est pourquoi, pour couper court à toutes les interprétations tendancieuses et aux déformations malveillantes, je crois nécessaire de publier ici le texte authentique, de l'article de Victor Serge, avec la certitude que Séverine, que tous les lecteurs, rendront à notre collaborateur la justice qui lui est due et l'hommage que mérite un écrivain probe, un révolutionnaire désintéressé, un militant dévoué et consciencieux. Victor Serge a adressé d'autre part à Séverine une réponse que le Journal du Peuple, je veux l'espérer, a, tenu ou tiendra à honneur de publier[1].

Boris SOUVARINE.

* * *

Les archives secrètes de la police russe contiennent certainement un grand nombre de documents du plus puissant intérêt. Il faut placer au nombre de ceux-ci la Confession de Bakounine dont la publication attristera sans nul doute un grand nombre de camarades. De l'avis de tous ceux qui ont lu cette Confession, à laquelle le professeur Illinsky a consacré un article dans le Viestnik Literatoury de Pétrograd (1919, n° 10) elle éclaire la personnalité de Bakounine d'un jour nouveau, inattendu et pénible.

Après sa participation au mouvement révolutionnaire en Russie, en France, en Allemagne (1848-49), Bakounine fut enfermé dans les geôles du tsar, d'abord à la forteresse Pierre et Paul, puis à Schlüsselbourg. Exilé ensuite en Sibérie, il ne réussit à s'en échapper qu'en 1861.

C'est à cette période de sa vie, passée dans les cachots de l'autocrate de toutes les Russies et en Sibérie que se rapportent les documents aujourd'hui mis à jour dans les archives de la police russe. L'homme de fer, le révolutionnaire irréconciliable qui avait été pendant plusieurs jours le dictateur de Dresde insurgée, que l'on avait enchaîné au mur de sa prison dans la citadelle d'Olmütz, dont deux empereurs se disputaient la tête, et qui devait ensuite, jusqu'au dernier jour, de sa vie, rester l'initiateur et l'inspirateur d'une élite de révoltés — le père spirituel de l'anarchisme, semble avoir traversé une terrible crise morale et n'en être pas sorti indemne. Peut-être ne s'en est-il fallu que de peu pour que le chêne fût déraciné et tombât... D'aucuns — il a encore tant d'ennemis, maintenant qu'il est mort depuis bientôt cinquante ans, — parleront même de la « chute de Bakounine » avec une joie mauvaise...

A ses amis Alexandre Herzen[2] et Ogarev[3], Bakounine écrivit de Sibérie quelques lettres où l'on trouve de brèves allusions à sa Confession. Nicolas Ier lui avait fait proposer par le comte Orlov[4] de lui écrire « comme le fils spirituel écrit à son père spirituel ». (L'Empereur, remarquerons-nous, était très bien dans son rôle en faisant à son prisonnier cette proposition. Chef de l'église orthodoxe il se considère comme le pêre spirituel de ses sujets.) Bakounine écrit :

Ayant un peu réfléchi je pensai que, devant un jury, au cours de débats publics, j'aurais dû soutenir mon rôle jusqu'au bout ; mais que, enfermé entre quatre murs, au pouvoir de l'Ours, je pouvais sans honte, adoucir les formes...

« Adoucir les formes » paraîtra en tout cas au lecteur de la Confession (et des autres documents) un euphémisme. Dans ce cahier de 96 pages de fine écriture trouvé parmi les archives de la 3e section du ministère de l'Intérieur (Département de la police), Bakounine se flatte d'exposer à l'Empereur « toute sa vie, toutes ses pensées, tous ses sentiments ». Il écrit à « l'Ours » :

Je me confesserai à vous, comme au père spirituel dont l'homme attend le pardon non dans ce monde, mais dans l'autre...

Et sous la plume de l'athée, ces lignes prennent une signification singulière.

Ses actes, il les qualifie de projets fantastiques, d'espérances dénuées de fondement, de projets criminels. Racontant sa vie à l'étranger, il déclare n'avoir « péché consciemment » que depuis 1846. Le ton de toute sa confession est celui d'un vaincu qui s'humilie et trouve, à certaines heures un amer plaisir à se flageller.

J'ai été à la fois trompé et trompeur ; j'ai leurré les autres et je me suis leurré moi-même, comme si je faisais violence à mon propre esprit et au bon sens de mes auditeurs. Situation antinaturelle, inconcevable, dans laquelle je m'étais mis moi-même, et qui m'obligeait quelquefois à n'être qu'un charlatan malgré moi. Il y a toujours eu en moi beaucoup de Don-Quichottisme...

Certes, il serait difficile à un homme de conscience et d'action de parler de lui-même avec plus d'amère dureté. Le professeur Illinsky, commentant ce passage, y voit « la tragédie de l'homme d'action qui en arrive à douter de son œuvre et à prendre conscience de son insincérité »... Mais ce dernier mot que le texte cité légitime pleinement n'est-il pas injuste au fond ? Aux lignes que Bakounine écrit dans sa tombe d'enterré vif, ne peut-on pas opposer tout entière, avant et après, son orageuse vie d'insurgé ? L'homme d'action d'ailleurs, le « meneur » — et Bakounine fut bien un meneur — est souvent contraint à la surenchère. Forcer la note, exagérer, insister, grossir tels faits au détriment de tels autres, autant de nécessités psychologiques de toute propagande, accrues encore par la passion du militant, accrues précisément d'autant plus qu'il est plus sincère. Plus tard, dans le morne recueillement de la prison, dans la dépression de la défaite, l'esprit sévère envers lui-même imputera peut-être à un manque de sincérité ce qui n'était qu'entraînement de la pensée et de l'action quotidiennes. Hélas ! nous voici défendant Bakounine contre lui-même !

Il semble qu'à chaque page de la Confession un pareil raisonnement est nécessaire pour que l'on ne soit pas navré. Bakounine n'est pas désenchanté que de lui-même. Tout le mouvement européen auquel il a pris une part si fougueuse lui apparaît maintenant misérable et vain. « L'Europe entière vit du mensonge », dit-il. Il est « dégoûté, écœuré » des Allemands. La révolution de 1848 lui a montré « l'impuissance des sociétés secrètes ». « Aucune des théories sociales en cours (en Angleterre, en France, en Belgique) n'est capable de supporter l'épreuve de trois jours d'existence. » Il ne reste véritablement fidèle qu'à son panslavisme. Les peuples slaves, en contraste avec les nations dégénérées de l'Europe occidentale, sont les seuls demeurés sains, les seuls communistes d'origine et de tempérament. Leur groupement peut produire une puissance magnifique, un nouvel « Empire d'Orient » dont Constantjnople serait la capitale. Pour que la Russie puisse se mettre à la tête du mouvement panslave et accomplir la mission qui lui incombe, il y faut une transformation profonde. Et Bakounine ici redevient révolutionnaire devant le tsar lui-même, rêvant peut-être malgré lui d'un nouvel autocrate révolutionnaire, en qui renaîtrait le génie de Pierre le Grand ? A l'heure actuelle, certaines lignes de la Confession acquièrent un intérêt remarquable. Certes, Bakounine aimait, connaissait, comprenait profondément la Russie. Il a vu très loin dans sa destinée, il a compris — prophétiquement — ce qui lui était nécessaire, de par l'histoire.

Le pouvoir représentatif, constitutionnel, l'aristocratie parlementaire et ce soi-disant équilibre des pouvoirs dans lequel les forces sont si habilement réparties qu'aucune ne peut agir, en un mot tout ce catéchisme étroit, rusé, indécis des libéraux européens ne m'a jamais inspiré ni vénération, ni profond intérêt, ni même respect.

Je croyais qu'en Russie plus que partout ailleurs, un pouvoir dictatorial puissant serait nécessaire, qui s'occuperait exclusivement d'éclairer les masses et d'élever leur niveau moral ; il faudrait un pouvoir libre dans ses aspirations et son esprit mais sans formes parlementaires, qui publierait des œuvres libres, mais sans liberté de presse, — qui serait entouré d'hommes convaincus, et guidé par leurs conseils, affermi par leur libre concours, mais que rien ni personne ne limiterait.

En vérité, voilà qui est prophétique. Lénine ne pourrait pas dépeindre en d'autres termes la dictature prolétarienne et l'opposer avec un plus ample mépris à la démocratie des radicaux français et anglais. Ce pouvoir illimité, dictatorial et libertaire soutenu par des hommes de conviction ardente, existe : il s'appelle la République des Soviets. Dès 1848, Bakounine pressentait le bolchevisme ; et peu de temps après, il conseillait ses méthodes à l'empereur Nicolas Ier. Ironie de l'histoire !

Sa Confession n'a donc rien d'humiliant pour son esprit. Les pages où il doute ne sont-elles pas compensées par les lignes où il prophétise avec une si étonnante lucidité d'esprit ? Car on ne peut contester la valeur des méthodes et des faits, on ne peut contester qu'ici Bakounine a vu étonnamment juste.

Le ton général de la Confession se définit assez bien dans les lignes suivantes :

Ayant perdu le droit de me qualifier le fidèle sujet de Votre Majesté Impériale je signe d'un cœur sincère, — le pêcheur repentant Michel Bakounine... Bien plus que devant le tsar-juge, je suis maintenant devant le tsar-confesseur et je dois lui ouvrir les sanctuaires les plus secrets de ma pensée...

Je n'ai pas mérité cette grâce (la proposition d'écrire sa confession) et je rougis à la pensée de tout ce que j'ai osé dire et écrire de la sévérité inexorable de Votre Majesté Impériale.

Que si l'on attribue le ton et l'allure de la Confession à une époque de dépression et de crise, à une époque de désespoir, comme on serait tenté de l'admettre en se représentant l'homme d'une énergie exceptionnelle, enfermé, isolé, condamné à mort, vivant dans un tête-à-tête continu avec la pensée d'une mort prochaine, inutile et grise, comment expliquer certaines de ses suppliques adressées de Sibérie — où il vivait déjà dans une liberté relative et dont le ton, comme me le disait une personne qui les a étudiées, est servile ? Certes, Bakounine connut une bien grande torture. « Chaque jour, dit-il, on se sent abêtir... » Dans telle supplique, on ne voit plus que le cri d'un torturé :

Ne me laissez pas mourir dans une réclusion perpétuelle. Reclus, on se souvient, on se souvient sans cesse et sans fruit. La pensée, la mémoire deviennent un inexprimable supplice. On vit, on vit longtemps malgré soi et, ne mourant pas, on se sent chaque jour mourir un peu dans la détresse et l'oisiveté.

Il s'est humilié, il a faibli, sans doute, il n'a pas trahi. Sur un point, il a été inébranlable, et c'était aux yeux de l'empereur Nicolas le point essentiel. Il a écrit :

N'exigez pas que je vous confesse les péchés d'autrui... Je n'ai sauvé qu'un seul bien dans le naufrage : l'honneur et la conscience, de n'avoir jamais allégé mon sort par une trahison.

En regard de ces lignes, l'Empereur a noté qu'elles « annihilaient toute confiance »...

Quand ce livre douloureux aura été publié, étudié ligne à ligne et situé dans la biographie critique du grand anarchiste, on pourra sans doute esquisser sur la personnalité de Bakounine un nouveau jugement. Suivant le professeur Illinsky qui s'exprime pourtant avec la plus grande modération, son caractère de révolutionnaire en sortira « amoindri ». Bakounine écrivant aux autorités sibériennes pour solliciter un poste de fonctionnaire, dissimulait ce fait à son ami A. Herzen, au prix d'un mensonge. Sans mon consentement, écrivit-il, le gouverneur de la Sibérie Hasfor m'a obtenu l'autorisation de prendre du service...

Au cours de la première querelle des socialistes et des anarchistes dans l'Internationale, ce fut un épisode bien triste que celui des calomnies dont Bakounine fut l'objet de la part de quelques amis trop zélés de Marx et auquel, suivant quelques-uns, Marx lui-même ne serait pas resté étranger. Des rumeurs circulèrent, concernant de vagues relations entre Bakounine et le tsar, entre Bakounine et la police du tsar. La découverte de sa Confession fait la lumière à ce sujet. Les calomnies durent prendre racine dans quelques demi-révélations intentionnelles de la police impériale sur le document confidentiel que le tsar avait fait classer dans ses archives. Le gouvernement russe projeta même de le publier dans le but de discréditer son adversaire, évadé, redevenu son ennemi irréconciliable.

S'il s'agissait d'un homme ordinaire, d'un obscur militant de la révolution, cette crise, Olmütz, Pierre-et-Paul, Schlüsselbourg, la peine de mort, l'isolement, la Sibérie suffiraient à l'expliquer. Mais Tchernichevsky[5] enfermé ou exilé vingt ans, côtoyant indéfiniment la folie, n'a pas faibli. Mais Vera Figner[6], Morozov[7], qui sont sortis de Schlüsselbourg après vingt ans n'ont pas eu de pareils « repentirs ». Mais tous ceux, célèbres ou inconnus, qui sont devenus fous ou qui sont morts dans les geôles du tsar, s'ils ont subi une passion mille fois plus longue que celle du Christ, s'ils ont parfois douté d'eux-mêmes et de leur œuvre, s'ils ont parfois défailli, se sont tu et leurs bourreaux n'en ont jamais rien su. A ceux-là et à ceux qui ont hérité de leur esprit, la Confession de Bakounine fera mal. A ce moment de sa vie Bakounine a chancelé. Il n'a pas été « surhumain ». Plus énergique, plus impétueux, plus ardent, plus clairvoyant, plus imaginatif que beaucoup, il n'a pourtant pas été inébranlable. Tel quel il a dominé sa génération, il domine encore la nôtre mais nous l'eussions préféré inflexible, afin que, plus tard, sa légende soit plus belle. Car il est de ceux qui laissent une légende. Le document humain que l'on vient de découvrir nous apprend qu'il a eu comme presque tous les hommes, ses heures de défaite et que, plus grand que la plupart, il en a aussi été plus brisé.

Victor SERGE.

Pétrograd, 7 novembre 1919.

  1. Le J. du P. a publié, depuis que ces lignes ont été écrites, la réponse de Victor Serge. — B. C.
    Dans le numéro 4 du Bulletin communiste (troisième année), 26 janvier 1922, figure la précision suivante de Victor Serge :
    « Une regrettable erreur s'est glissée dans la note d'introduction dont Boris Souvarine a fait précéder mon article sur la « Confession de Bakounine » et pour laquelle je le remercie infiniment.
    « Je ne dissimulerai pas, dit B. Souvarine, la pénible surprise que j'ai ressentie en apprenant que le Forum d'Herzog en avait publié (de l'article sur la « Confession de Bakounine) un texte tripatouillé... »
    « Notre ami avait été mal informé. La traduction de mon article publié par le Forum est scrupuleusement conforme au texte que vous avez publié vous-mêmes. Et la probité littéraire du camarade W. Herzog qui dirige le Forum — une des rares revues intellectuelles communistes d'Allemagne — ne saurait s'accommoder d'aucun « tripatouillage » de texte.
    Ce sont des « traducteurs » et « retraducteurs » d'Italie et de Suisse — que l'on m'a depuis fait connaître — qui ont « tripatouillé » mon texte, en y ajoutant un titre déplorable, en en supprimant des passages essentiels, en en abrégeant d'autres, en y ajoutant des commentaires — pour finir par lui donner l'allure de la triste chose échouée dans les colonnes du Libertaire qui me l'imputa avec joie.
    Voici les faits rétablie et le camarade Herzog hors de cause. — Victor Serge.
  2. Alexandre Herzen (1812-1870), philosophe russe.
  3. Nikolaï Platonovitch Ogarev (1813-1877), socialiste et philosophe matérialiste.
  4. Alexeï Fiodorovitch Orlov (1787-1862), dirigea la police secrète du tsar de 1844 à 1856.
  5. Nikolaï Tchernichevsky (1828-1889), auteur du roman Que faire ?
  6. Vera Figner (1852-1942), narodnik, elle assassina Alexandre II en 1881.
  7. Nikolai Alexandrovich Morozov (1854-1946).