La Conférence de Berlin

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Au moment où la France républicaine se livrait tout entière aux questions qu’on appelle pratiques, elle est brusquement tirée de son sommeil par une question du dehors. Un jeune empereur s’avise brusquement de poser devant l’Europe la question sociale ; il convoque les grandes puissances à Berlin. La France ira-t-elle à Berlin ? n’ira-t-elle pas à Berlin ? Le gouvernement dit oui, — et, à mon sens, il ne pouvait pas, il ne devait pas dire non ; mais, soudain, il y a dans le pays tout entier une sorte de malaise ; et d’où vient ce malaise ?

Ah ! certes, la France pouvait aller à Berlin grandement, fièrement, non pas en vaincue, mais en victorieuse : à une condition, c’était d’apporter là-bas, c’était de dresser, contre le faux socialisme de l’autocratie prussienne, le socialisme immense, vrai, humain, qui est contenu dans la Révolution française. Elle pouvait dire au César allemand : « Vous voulez réduire partout également dans la grande industrie la durée du travail, c’est bien ; mais nous, nous laissons aux ouvriers la liberté de s’associer, de se syndiquer ; et ils pourront, quand ils auront obtenu la réduction des heures de travail, défendre leurs salaires. Quelle garantie avons-nous que vos ouvriers pourront défendre les leurs et que nous ne serons pas dupes ? Les ouvriers allemands sont soumis, sous le nom de socialistes, à un régime d’exception. Il faut qu’au préalable le régime d’exception disparaisse. Il ne pourra y avoir entre tous les ouvriers de l’Europe une certaine communauté de régime social que s’il y a en même temps une certaine égalité de conditions politiques. Vous voulez que les nations cessent, par une concurrence effrénée, d’empirer sans cesse la situation des travailleurs ; vous voulez que, d’un bout à l’autre du travail européen, il s’établisse un certain équilibre normal et humain des salaires ? Eh bien ! soit. Mais pour cela, il faut que, d’un bout à l’autre de l’Europe, les travailleurs puissent s’entendre, se fédérer. Nous avons accueilli l’année dernière, à Paris, un Congrès ouvrier international ; nous sommes prêts à abolir les lois rétrogrades de 1871 contre l’Internationale ; êtes-vous prêts à en faire autant ? » — Ah ! si la France était allée à Berlin tenir ce langage, elle eût pris la tête du mouvement d’espérance et de justice qui travaille les sociétés ; elle eût retrouvé l’universalité d’action que lui avait donnée un moment la Révolution française ; cette Révolution eût été en quelque sorte présente une fois de plus à Berlin même, avec toute son âme, avec tous ses souvenirs ; et l’ombre de nos défaites se fût évanouie dans l’éclat renouvelé des grandes victoires révolutionnaires gagnées pour le droit et par lui.

Mais quoi ! pouvons-nous tenir au dehors le langage hardi et glorieux de justice sociale et d’espérance humaine, quand, chez nous, nous le traitons comme une dangereuse chimère ? Vous proposiez l’autre jour, mon pauvre Charles Laurent, d’envoyer à Berlin Benoît Malon, pour représenter le socialisme national, Clemenceau, pour affirmer le lien nécessaire des revendications politiques et des revendications sociales, et M. de Mun, pour attester que l’esprit de fraternité chrétienne aboutit aux mêmes solutions que le droit humain. C’est parfait, et je vois bien que nous sommes encore une demi-douzaine de songe-creux. Mais les délégués allemands auraient dit à M. Malon : « Pourquoi nous apportez-vous ici votre socialisme, pourquoi nous apportez-vous le socialisme inspiré de Marx et de Lassalle ? Il est chez vous dénoncé tous les jours, par les républicains eux-mêmes, comme une aberration et un péril. » — Ils auraient dit à M. de Mun : « Tâchez donc d’amener à vous le parti conservateur de France, qui vous résiste et vous redoute, avant de venir prêcher chez nous l’Évangile du socialisme chrétien. » — Et ils auraient dit à M. Clemenceau : « Quoi ! le parti radical lui-même, en France, ajourne ou même abandonne les problèmes purement politiques, la révision de la Constitution, l’organisation démocratique des pouvoirs, et vous venez nous dire, en Allemagne, qu’il n’y a pas d’amélioration sociale possible sans des réformes politiques ? Messieurs, vous ne travaillez donc que pour l’exportation ? »

Et voilà bien, en effet, où nous sommes réduits, par la médiocrité d’esprit et d’âme de la politique dite pratique, par l’abaissement systématique de toutes les questions. Ou bien nous irons soutenir à Berlin une politique généreuse et grande, et on nous dira : « Ce n’est pas la vôtre. » Ou bien nous nous bornerons à exposer à Berlin la politique sans idéal et sans foi qui, depuis quelque temps, est la nôtre, et son humiliante nullité éclatera à tous les yeux. Cela vous inquiète que la France doive être représentée à Berlin par quelques plats économistes ; mais enfin, c’est bien à eux à porter la parole au dehors, puisque c’est eux, en somme, qu’on écoute au dedans.

Je me rappelle qu’à l’École normale M. Courcelle- Seneuil nous faisait un cours d’économie politique, et il nous apprenait les axiomes de la grande science : « De deux terrains également fertiles, le mieux cultivé est celui qui produit le plus. » Voilà au moins qui n’était pas chimérique. C’était pratique, cela : j’espère bien que M. Courcelle-Seneuil renouvellera à Berlin cette affirmation, et démontrera aux Allemands que nous ne sommes pas aussi légers qu’ils le supposent. Mais les députés qui s’offusquent, je ne les comprends pas. Il est impossible de faire grand au dehors et petit au dedans. Vous avez désappris à la France le rêve comme dangereux, la poésie comme surannée ; vous l’avez dégoûtée de la pensée comme irritante et vaine ; brusquement elle reçoit une invitation du dehors ; il faut qu’elle parle sur la scène du monde, sous les yeux des gouvernements railleurs et des peuples attentifs qui se demandent si la grande France va reparaître, et vous avez peur que la France ne soit bien vulgaire, bien commune. Franchement, à qui la faute ?