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Special pages :
La Classe au-dessus du Parti
Auteur·e(s) | Amédée Dunois |
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Écriture | 9 mars 1922 |
La préparation du cours que je viens de faire à l'Ecole du Propagandiste sur le syndicalisme m'a fait revivre en esprit les brillantes années où la Confédération Générale du Travail était à l'extrême pointe du combat pour la révolution prolétarienne.
Le syndicalisme révolutionnaire était alors la doctrine, la confession commune d'hommes venus de tous les points de l'horizon socialiste : guesdistes, blanquistes, jauressistes, hervéistes, anarchistes. Ces hommes avaient pu recevoir les empreintes d'une hérédité et d'une éducation socialistes différentes ; ils n'en étaient pas moins tous d'accord dans l'action. Animés d'une foi profonde dans la mission historique du prolétariat, dégoûtés des bavardages insipides de l'électoralisme coureur de mandats et des compromissions funestes du parlementarisme coureur de portefeuilles — en un mot, dégoûtés de l'illusion démocratique — ils croyaient à la possibilité de réunir, tôt ou tard, la grande majorité de la classe ouvrière autour de revendications immédiates telle que la journée de huit heures, ou de mots d'ordre à demi symboliques tel que la grève générale — la grève générale qui, aux yeux des syndicalistes, était la forme vraiment prolétarienne de la révolution sociale.
A ceux qui préconisaient la révolution par la conquête « pacifique et graduelle » — autrement dit, électorale et parlementaire — des pouvoirs publics les syndicalistes répondaient : « La révolution, oui ! Mais par la grève générale ! » Et cela signifiait dans l'esprit de ces hommes énergiques, non pas je ne sais quelle opposition anarchiste à la conquête réelle du pouvoir politique, mais seulement à sa pseudo-conquête par les moyens démocratiques, par les pseudo-moyens — pistolet de paille et sabre de bois ! — de la légalité bourgeoise.
A ceux qui préconisaient la révolution par le Parti politique, et par lui seul, les syndicalistes répondaient : « La révolution, oui ! Mais par les syndicats ! » Et cela signifiait qu'ils comptaient bien amener à l'idée de révolution totale les travailleurs non révolutionnaires embrigadés dans les organisations ouvrières. Non qu'ils eussent pour la propagande théorique qui s'adresse aux cerveaux une inclination particulière : à vrai dire, ils n'y croyaient que très peu. Avant tout, ils croyaient à l'action plus qu'aux propagandes orales ou imprimées. L'action n'est-elle pas la grande éducatrice ? L'action n'est-elle pas supérieure à tous les catéchismes ? Et l'action, pour eux, c'était la lutte de classes des marxistes, la lutte génératrice de la conscience de classe qui fait du prolétariat une force collective, un tout indivisé.
* * *
Mais le syndicalisme avait une autre caractéristique, plus précieuse encore. S'il concevait la révolution par les syndicats, c'est qu'il la concevait d'une façon plus générale par les masses, dont les syndicats seront toujours, qu'on le veuille ou non, une expression plus immédiate et plus directe que les Partis. Volontiers, il eût dit avec Marx et Engels : « Tous les mouvements sociaux jusqu'ici ont été accomplis par des minorités au profit de minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l'immense majorité dans l'intérêt de l'immense majorité ». Or, les Partis divisent, au lieu que les syndicats tendent à réunir. Cette idée que les syndicats, et les syndicats seuls, auront enfin raison de l'individualisme que les prolétaires ont hérité de la bourgeoisie et feront d'eux une classe organisée, consciente et politiquement capable, cette idée revient à tout instant dans la littérature syndicaliste d'il y a quinze ans. Pour entrer dans le Parti, disaient les syndicalistes, il faut être déjà socialiste, tandis que pour entrer au syndicat, il suffit — condition unique ! — d'être un travailleur salarié. Tous les travailleurs ne sont pas socialistes ; il en est de nombreux qui, étant, radicaux, sillonistes, anarchistes... ou rien du tout, n'ont point de place dans le Parti : ils en ont une au syndicat. Le Parti n'agrégera jamais que des minorités plus ou moins imposantes ; tandis qu'il n'est pas interdit de penser qu'un jour viendra où tous les travailleurs, sans distinction d'opinion politique ni de confession religieuse, appartiendront à la Confédération Générale du Travail.
Je ne discute pas ici ces idées ; je n'ai pas l'intention de démêler aujourd'hui ce qu'elles contiennent à la fois d'erreur et de vérité. Mais à l'heure où le mot d'ordre du front unique fait l'objet de toutes nos délibérations communistes, il ne me déplaît pas de constater que la plupart de ceux qui, dans le Parti, ont passé par la bonne école du syndicalisme révolutionnaire ont adhéré sans coup férir au front unique — c'est-à-dire à l'effort convergent, par-dessus les idéologies divergentes, de toutes les forces, de toutes les fractions de la classe ouvrière. Les espérances que, jadis, ils fondaient sur le syndicalisme — et que d'autres avant eux avaient fondées sur le socialisme politique — ils demandent au front unique de les réaliser aujourd'hui.
Les temps ont changé. Les anciennes unités n'ont pas longtemps survécu à la guerre : l'unité syndicale s'est brisée, après l'unité socialiste. Aux trois Internationales politiques se juxtaposent à présent deux Internationales syndicales. Ni sur le terrain économique, ni sur le terrain politique, l'unité de pensée n'a pu se maintenir. Chacun a suivi sa pente, chacun s'en est allé de son côté. Pourquoi récriminer contre la force des choses ? Elle fait souvent bien ce qu'elle fait.
Politiquement, économiquement, la classe ouvrière est divisée. Il n'y a que de faibles chances pour que l'unité d'organisation se rétablisse avant longtemps. Des Partis et des syndicats séparés vont mener dans chaque pays, selon des méthodes distinctes, la bataille du prolétariat. Mais si l'unité d'organisation est brisée, l'unité de classe est intacte : contre elle pas de scissions possibles, pas d'exclusions qui fassent ! La classe ouvrière est une, en dépit de différenciations ethniques ou nationales qui portent la marque indélébile des siècles ; à plus forte raison l'est-elle, en dépit de différenciations politiques ou de différenciations syndicales qui ne datent que d'hier et qui sont loin d'être éternelles.
Cette unité de classe se manifeste par des intérêts communs dont la défense et le développement nécessitent forcément des actions communes. Intérêt commun de la classe ouvrière, la défense de la journée de huit heures ; intérêt commun, la lutte contre la réduction des salaires, contre le militarisme, contre la guerre, contre la réaction capitaliste. Eh bien, c'est sur ces intérêts communs à la classe ouvrière tout entière que se fonde l'Internationale communiste quand elle appelle tous les Partis ouvriers, tous les syndicats ouvriers sans exception de tendances à réaliser, chaque fois qu'il le faut, partout où il le faut, la grande idée du front unique.
Où les Partis ont échoué, où le syndicalisme lui-même a échoué, la tactique du front unique qui n'implique ni unité doctrinale, ni unité organique, mais unité dans des actions déterminées — sera-t-elle plus heureuse et réussira-t-elle ?
Elle réussira si nous sommes assez communistes pour mettre au-dessus du sentiment de parti, le sentiment de classe.