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Special pages :
L’enseignement laïque et l’enseignement clérical
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 11 février 1895 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 259-287).
Messieurs,
Je n’étonnerai aucun de nos collègues en disant que je n’ai aucune qualité pour répondre au nom du gouvernement à l’honorable M. d’Hulst[1].
Je me permettrai cependant de dire à notre collègue que je ne suis pas tout à fait rassuré par la modestie de ses prétentions présentes. J’ajoute que dans la question des universités, qu’il a très habilement soulevée à la fin de ses explications, il ne faut aucun malentendu entre nous. Je suis de ceux qui, depuis quelques années, ont soutenu avec beaucoup de force l’idée de la constitution d’universités régionales ; mais, lorsque nous réclamons cette décentralisation relative de notre enseignement public, nous n’entendons nullement rompre les liens qui rattachent l’enseignement supérieur à la puissance publique, nous n’entendons pas dénationaliser l’enseignement supérieur, de façon à proposer, à glisser de nouveau, sous prétexte de décentralisation, d’autres groupes universitaires qui prétendraient, eux, à leur part de puissance publique.
Pas du tout !
Comment ! lorsque vous demandez que la collation des grades soit rendue à ces universités régionales libres, lorsque vous essayez habilement de les confondre avec les universités nationales et régionales à la fois qu’a préparées l’administration de l’enseignement public, n’essayez-vous pas de transférer aux universités catholiques une partie de la puissance publique ? J’entends bien : vous donnerez les grades, mais c’est l’État qui fournira le diplôme ; il sera fournisseur de papier. C’est à ce rôle qu’il aura été réduit par votre conception des universités.
Sur le second point, je ne sais pas le détail des choses dont vous avez parlé ; mais vous me permettrez simplement de vous répondre que c’est une prétention un peu étrange de subordonner aux convenances particulières de tel ou tel établissement privé les décisions que l’enseignement public croira nécessaire de prendre dans l’intérêt même de l’enseignement de tous. Comment ! s’il est utile, s’il est sage de décider que les facultés diverses pourront assouplir la rigueur uniforme des programmes ; s’il est sage de décider qu’à côté de la partie fixe, immuable des programmes, qui s’étendra sur toute l’étendue du territoire, il y aura une certaine diversité de matières à option dans les facultés, l’enseignement public ne pourra plus le faire sous prétexte que, dans les hypothèses factices que vous soulevez, cela pourra gêner telle ou telle partie de votre enseignement ! Mais ne voyez-vous pas que c’est toujours la même tactique et que, sous prétexte de liberté, vous venez ici subordonner la marche de l’enseignement national à vos propres et exclusives convenances ?
Messieurs, je ne m’arrêterai pas — ce n’est pas le moment — à répondre aux observations que l’honorable M. de Lanjuinais avait présentées avant l’honorable M. d’Hulst. Il n’avait point parlé, lui, au point de vue catholique ; il avait parlé, si je puis dire, au point de vue conservateur. Constatant le péril que faisait courir à l’ordre social présent le nombre croissant d’hommes instruits, l’honorable M. de Lanjuinais développa ici la théorie des déclassés ; il parla de ce péril que les déclassés font courir à l’ordre social. Il me rappelait les paroles que M. Thiers prononçait à une époque de réaction. Il disait : « Il ne faut pas mettre de feu sous une marmite vide. » Eh bien ! c’est vrai, mais il y a deux remèdes : le premier, c’est celui de M. de Lanjuinais : éteindre le feu ; le second, qui est le nôtre : garnir un peu la marmite.
Je n’ai pas l’intention, après cette courte réplique aux adversaires non seulement de l’enseignement républicain, mais, si l’on va au fond de la thèse de M. de Lanjuinais, de tout enseignement un peu développé, — je n’ai pas, dis-je, l’intention d’apporter un avis systématiquement optimiste sur l’état présent de notre enseignement public. J’estime, au contraire, que, bien loin d’être en progrès dans son ensemble, il subit un trouble, une crise grave, et qu’il est exposé à un recul sérieux s’il ne prend pas, au contraire, par une décision énergique du Parlement, par une affirmation très nette de la politique générale, des élans nouveaux et un développement nouveau. Ce qui manque surtout en ce moment aux membres de notre enseignement public, c’est ce qui est la condition même du succès et presque de la vie, je veux dire la confiance absolue en l’avenir.
Et d’abord, les membres de notre enseignement primaire sont singulièrement troublés en constatant que des mesures de protection et d’équité prises en leur faveur par le Parlement sont stérilisées et annulées ensuite, je le dis très librement, par certaines décisions administratives. Je veux donner un exemple précis.
Lorsqu’il y a environ dix-huit mois nous avons discuté la loi sur le traitement des instituteurs, j’ai eu l’honneur de demander à la Chambre que le classement des instituteurs, que leur répartition dans les classes nouvelles créées par la loi fût établi par département. J’en donnais cette raison que si l’on ne procédait pas ainsi, les départements à base agricole, ceux dans lesquels il n’y a pas de grandes villes où les instituteurs d’élite pourraient être appelés, ne participeraient pas pour une part suffisante et équitable à la promotion des classes ; qu’aucune vérification ne serait possible de la valeur des promotions faites ainsi sur toute l’étendue du pays. La Chambre a donné raison à la thèse que je soutenais, et elle a rédigé ainsi le second paragraphe de l’article 24 « Pour le personnel mentionné aux articles 7, 8 et 9 — c’est-à-dire pour les titulaires et les directeurs de notre enseignement primaire — l’avancement a lieu par classe et par département. » Il n’y a pas d’équivoque possible, et c’est précisément pour faire cesser une pratique antérieure que j’ai proposé, d’accord avec mon honorable collègue M. Ricard, que le classement fût départemental.
Cette même rédaction, précise, impérative, a été adoptée par le Sénat. Ni la commission, ni le Gouvernement, ni le commissaire du Gouvernement, qui me fait l’honneur de m’écouter en ce moment, n’ont opposé à notre proposition la moindre objection. Et pourtant, ce texte si clair, si précis et si impératif, l’administration de l’instruction primaire l’a trouvé obscur. On est allé, pour le faire expliquer, au conseil d’État. On a commencé par souffler sur le sens très clair, très lumineux du paragraphe, et on est allé à la porte du conseil d’État lui dire : « Ma chandelle est morte, j’ai besoin de lumière ! » — Et le conseil d’État a donné la lumière qu’attendait le Gouvernement. Il a dit par un avis du 7 août 1894 dont je recommande à la Chambre la saveur administrative : « Quels qu’aient été les commentaires dont l’article 24 a été l’objet soit à la Chambre, soit au Sénat, la proportion déterminée par l’article 6, qui fixe l’effectif de chacune des classes de la loi du 19 juillet 1891, s’applique à la répartition en classes de l’ensemble du personnel de l’enseignement primaire élémentaire. » — Ainsi ce classement départemental que vous avez, à notre demande, introduit dans la loi par une disposition expresse, avec la sanction du Sénat, sans aucune opposition du Gouvernement, on l’a fait détruire et on l’a brisé par un simple avis du conseil d’État ! Je regrette profondément, messieurs, que le conseil d’État n’ait pas eu la même attitude gouvernementale dans la question des conventions.
Il y a, il est vrai, cette réponse ou cette demi-réponse possible, qui ne vaut pas, en tout cas, contre un texte précis : c’est que l’enseignement primaire est constitué comme un service d’État, comme un service national. — Mais il peut l’être sans que la promotion par classe cesse de se mouvoir dans les limites du cadre départemental. Et la preuve, c’est que vous avez d’autres organes départementaux de ce grand service national, quand ce ne serait que les commissions départementales de l’instruction publique.
Donc, il n’y a pas de réponse possible, La loi votée vous a déplu : vous avez soufflé dessus avec l’assentiment du conseil d’État. C’est très simple ! Mais il faut savoir si les instituteurs publics se sentent protégés et garantis dans leurs intérêts et leurs droits par la substitution de décisions administratives contraires aux décisions du Parlement.
Il y a un second point, relatif à l’enseignement secondaire, sur lequel je voudrais dire un seul mot.
Je ne suis nullement opposé, pour ma part, à la substitution des classes personnelles pour les professeurs des lycées aux anciennes catégories de lycées ; j’y suis d’autant moins opposé que j’ai grand plaisir à rappeler qu’en 1885 ou 1886 j’ai collaboré avec l’honorable M. Burdeau à la substitution des catégories personnelles pour les professeurs aux catégories de lycées.
C’est dans l’application que la mesure a été singulièrement faussée. Tant que les catégories de lycées ont été maintenues, que tel lycée était de telle catégorie déterminée, de première ou de deuxième classe, tous les professeurs qui y entraient se trouvaient par cela même placés dans cette catégorie, et par conséquent la répartition des professeurs dans une catégorie déterminée était assurée par la répartition même des lycées. Au contraire, depuis que lui a été substituée la catégorie attachée à la personne, il n’y a plus de proportion fixe, sérieusement garantie. On a pu créer des emplois nouveaux sans les doter par des affectations spéciales de ressources nouvelles, et c’est ainsi que sur les fonds permanents du budget de l’instruction publique, on a pu entretenir un nombre écrasant de professeurs, ce qui a équivalu à réduire la proportion des catégories supérieures pour le personnel enseignant des lycées et des collèges. Ici encore, en fait, dans l’application, l’intention du législateur a été méconnue.
Il y a un autre point qui a beaucoup inquiété les membres de l’enseignement public. Il a été beaucoup question ici de cet incident. Il a soulevé des débats très vifs. Mais, quoiqu’il en ait été beaucoup parlé au point de vue militaire et constitutionnel, il y a quelque chose de précis à dire au point de vue universitaire : c’est la question relative à la situation faite à M. Mirman. Je sais bien que, pour beaucoup de professeurs, étant donné que la possession du diplôme de licencié suffit à les faire bénéficier du service d’un an, la question Mirman ne pourra pas se produire. Mais elle peut se représenter pour tous les professeurs — et ils sont nombreux — qui ne sont que bacheliers, et pour tous les instituteurs. En sorte que les chefs responsables de l’Université de France ont assumé devant elle, et sans protestation aucune, cette responsabilité de laisser supprimer, contrairement à la Constitution, le droit électoral d’une très grande partie des professeurs et de la totalité des instituteurs.
C’est la première fois, dans la question Mirman, que l’administration universitaire a procédé ainsi. Je me suis trouvé personnellement — je demande à la Chambre la permission de le lui rappeler — dans la même situation que M. Mirman, lorsque j’ai été élu pour la première fois en 1885, n’étant pas professeur titulaire de faculté. J’avais seulement six ans de service, tandis que M. Mirman en avait plus de neuf et demi. L’autorité militaire n’a jamais songé à élever la moindre prétention sur moi. Bien mieux, en 1889, quand j’ai repris mes fonctions à la Faculté des lettres de Toulouse, j’ai appris, par la retenue qu’on me faisait subir de nouveau du premier douzième, que, pendant mes quatre ans de législature, j’avais été considéré comme démissionnaire. J’ai protesté contre cette mesure qui, d’ailleurs, a été maintenue, et je disais : « Si l’Université a pu me considérer strictement pendant mes quatre ans comme démissionnaire, l’autorité militaire pouvait mettre la main sur moi. » Et l’administration de l’enseignement et le ministre de l’instruction publique m’ont répondu : « Vous ne pouvez pas alléguer une semblable hypothèse, car elle est absolument inadmissible. »
C’est cette hypothèse inadmissible et presque scandaleuse que l’Université a laissée se réaliser contre M.Mirman et contre tous les maîtres de l’enseignement public qui seront dans les mêmes conditions que lui.
Un dernier mot sur la façon arbitraire dont est exercée ce que j’appellerai la discipline gouvernementale à l’égard des membres de l’enseignement. Je veux rappeler, et je n’y insisterai pas, que dans notre région toulousaine, à Albi, à Toulouse, des professeurs, MM. Marty, Chiffre, Laffitte, avaient été frappés par le prédécesseur de l’honorable M. Poincaré pour avoir manqué à ce que l’on considérait comme les convenances dans l’exercice d’un mandat électif. Et l’honorable M. Leygues alléguait alors, pour justifier sa mesure, que les professeurs ne pouvaient pas se mêler de trop près à des luttes politiques locales violentes sans compromettre les intérêts de l’Université elle-même. Or, messieurs, le lendemain du jour où ces paroles ministérielles étaient dites, il s’est produit à Toulouse les incidents les plus violents. Il y a eu une municipalité radicale-socialiste dissoute sous l’inculpation de fraudes ou de complicité ou de négligence pour la fraude. Il y a eu de nombreux citoyens de Toulouse traduits devant les tribunaux, une grande effervescence dans les esprits, et une délégation gouvernementale de trois membres fut nommée pour gérer les affaires en remplacement du conseil municipal dissous. Or, qui fait-on entrer, tout d’abord, lui troisième, dans cette délégation gouvernementale ? Un professeur exerçant à Toulouse. Et sur la liste gouvernementale qui a été opposée à la liste radicale-socialiste et qui, malgré l’appoint déclaré des voix catholiques et des voix monarchistes intransigeantes, a été battue, sur cette liste gouvernementale de trente-six noms figuraient six professeurs des facultés ou du lycée. Voilà comment vous donnez à l’Université de France le sentiment que ses droits et sa dignité sont maintenus et sauvegardés. Vous dissimulez bien mal que, dans les mesures disciplinaires qui ont été prises, ce n’est pas le souci de l’Université, mais le souci d’une politique exclusive et étroite qui vous a guidés. Ma démonstration est faite
par des faits, et je défie qu’on la puisse détruire.
Mais ces incidents sont peu de chose à côté des graves préoccupations qui pèsent en ce moment-ci sur tous nos instituteurs. Tous nos instituteurs, jusque dans l’enceinte de l’école, jusque dans leur enseignement, ont à cette heure les plus graves sujets d’inquiétude au sujet de la politique générale. Ils ont beau s’enfermer dans leur métier : ils ont été créés par une conception politique déterminée, ils sont nés avec elle, ils ont été créés par elle et ils peuvent être menacés de disparaître avec elle. Dans la mesure où notre législation scolaire de laïcité est menacée, soit dans ses dispositions, soit dans son esprit, tous nos instituteurs sont menacés en même temps. Tant que le régime républicain a oscillé de M. Jules Ferry à M. Clemenceau, ils ne pouvaient concevoir aucune inquiétude, car la laïcité de l’enseignement était une partie essentielle du programme radical, et quant à M. Ferry, non seulement il l’avait réalisée dans ses années d’action politique, mais il l’avait défendue jusqu’à la fin contre toutes les surprises, contre tous les découragements. Et, dans un de ses derniers discours, il faisait dire à la République, à propos de nos lois scolaires de laïcité, le vers de Hugo :
C’est ma force et ma règle et mon pilier d’airain !
Le parti clérical, alors, et la droite monarchique, après des essais multipliés, semblaient définitivement écartés du pouvoir, et nos instituteurs laïques pouvaient se dire que les écoles républicaines étaient bâties sur le roc. Aujourd’hui ils commencent à s’effrayer des approches très habilement conduites qui sont dirigées contre nos institutions scolaires et qui viennent de se découvrir soudain avec une singulière audace. Je demande à la Chambre la permission de lui en donner la preuve par la lecture d’un document singulièrement significatif. C’est le cardinal Rampolla qui, au nom du pape, à une date tout à fait récente, le 9 janvier 1895, écrit au directeur du journal la Vérité les lignes suivantes que les instituteurs peuvent lire dans tous les journaux de France :
« Le Saint-Père, ainsi que de nombreux documents ont permis de le faire comprendre, en demandant aux catholiques français de se placer sur le terrain constitutionnel et d’accepter loyalement le gouvernement constitué, a entendu que par ce moyen les catholiques travaillassent d’accord à l’amélioration de ce gouvernement et, à mesure que croîtrait leur influence dans la direction de la chose publique, qu’ils réussissent à empêcher de nouvelles offenses à la religion, à corriger progressivement les lois existantes, injustes et hostiles. Ce programme, vu la difficulté de la situation, réclamait une action assidue, patiente, confiante, analogue à cette sollicitude et à cet ensemble de ménagements discrets qu’on a coutume d’observer pour procurer la guérison d’un malade. »
Or, en me bornant à la question politique, par la lecture de la Vérité et par l’esprit qui l’inspire on a pu constater que, nonobstant la persuasion où elle est de seconder les vues du Saint-Siège, elle se trouve avec lui en désaccord. En effet, ses articles sont faits plutôt pour exciter les esprits contre la République, bien qu’elle accepte le fait constitutionnel ; dans l’esprit des lecteurs, ils nourrissent la conviction que vainement on attendrait la paix religieuse d’une telle forme de gouvernement, et souvent ils présentent les choses de telle façon qu’ils donnent à penser que la situation s’aggrave au lieu de s’améliorer. La Vérité, par là, crée, d’une part, une atmosphère de méfiance et de découragement, et, d’autre part, elle contrecarre et traverse ce mouvement concordant des volontés, désiré par le Saint-Siège surtout en vue des nouvelles élections.
Monsieur le président du conseil, je n’ai aucune envie de passionner ce débat. Nous sommes, depuis la nouvelle Présidence de la République, dans une période de détente relative ; contre le Gouvernement qui ne nous combat pas encore, nous n’avons aucune intention agressive. Il a eu le bon sens de comprendre la nécessité absolue, nationale et parlementaire, de l’amnistie ; il s’est résigné d’assez bonne grâce aux pouvoirs d’enquête que lui demandait la commission parlementaire du travail…
Ce n’est pas de la résignation.
Eh bien ! je dirai mieux : c’est de l’enthousiasme ; et cela ne fera que confirmer ma démonstration. Je dis que vous avez perdu envers nous ce ton de brutalité que d’autres prenaient pour de la force. Et, pour ma part, je crois qu’il me faudra renoncer à l’habitude qui m’était presque devenue douce, d’être assisté, pour le compte rendu de mon mandat, dans la plus petite de mes communes rurales, par toute la police et la gendarmerie du département. Il n’y a pas entre nous de paix ; il ne peut pas, il ne doit pas y avoir entre nous de paix, parce que nous n’avons pas la même conception sociale ; mais il y a une sorte de trêve, inévitable dans la longue crise de transformation sociale que traverse notre pays et qui lui réserve d’autres combats.
Je n’ai donc pas l’intention, je le répète, de passionner la discussion aujourd’hui. Mais, quels que soient les accidents et les aspects de la politique, qu’elle soit bruyante et guerroyante comme elle était il y a quelques semaines, ou tranquille à la surface comme elle est aujourd’hui, toujours les grandes questions posées se développent et la logique des choses suit son chemin. Eh bien ! pour que la papauté puisse tenir publiquement en France le langage qu’elle a tenu, pour qu’elle puisse diriger la tactique des mouvements des catholiques contre nos institutions scolaires en vue des élections prochaines, sans que le représentant du Gouvernement au Vatican ait fait entendre la plus timide des protestations, il faut qu’il y ait eu déjà bien des concessions et bien des déviations de la politique républicaine. Jamais la papauté n’avait signifié aussi clairement qu’elle espère la ruine prochaine de nos institutions de laïcité ; jamais elle n’avait signifié au parti républicain tout entier, avec une stratégie aussi hautaine, la date et le terrain du combat, et les instituteurs ont le droit de se demander s’ils ne sont pas l’enjeu de ce combat. Ils ont d’autant plus le droit d’être préoccupés et inquiets, qu’ils sentent bien qu’ils ne sont pas menacés par une combinaison restreinte et une tactique éphémère ; car, partout, depuis que le prolétariat a commencé à s’organiser, partout la papauté reprend la direction des classes dirigeantes, en leur offrant son concours contre le socialisme. De l’autre côté du Rhin, c’est le centre catholique qui pour la première fois vote des lois de répression et se rallie au système gouvernemental, moyennant des concessions dans la législation des jésuites. De l’autre côté des Alpes, vous voyez Crispi chercher par quelle combinaison il pourra grouper autour de lui pour une œuvre de résistance les suffrages catholiques jusqu’ici neutralisés : les vieux diables menacés de l’orage rôdent autour du sanctuaire pour y trouver un abri.
Et les instituteurs se demandent s’ils ne seront pas sacrifiés, au moins pour un temps, à cette universelle réaction cléricale et capitaliste.
Et pour préparer cette faillite scolaire de la République, on essaye de discréditer notre enseignement laïque jusque dans sa source même qui est la science. On parle beaucoup depuis quelque temps de la banqueroute de la science et on nous adresse à un banquier qui, lui, ne fait jamais faillite, parce que ses traites, étant tirées sur l’invisible et l’invérifiable, ne sont jamais protestées. Mais ce qu’il y a de grave, c’est que des républicains gouvernementaux font publiquement écho à ces paroles. L’auteur d’un des manuels jadis excommuniés avec fracas se demandait récemment, dans une cérémonie scolaire, s’il ne faudrait pas bientôt faire appel contre le désordre croissant des esprits aux forces morales de l’Église. Et l’illustre orateur[3] qui préside l’autre Assemblée, dans une de ces oraisons funèbres généralement bienveillantes qu’il accorde à ses collègues disparus, se demande si M. Jean Macé, avec sa Ligue de l’Enseignement, avec son œuvre laïque et républicaine, n’a pas poursuivi l’objet le plus décevant.
Et pendant que la papauté se prépare à investir ainsi nos institutions scolaires, pendant que des républicains fatigués se préparent à les lui livrer, voici que des hommes passionnés pour notre enseignement public et laïque, des hommes qui en désirent passionnément le maintien et le progrès, comme votre honorable inspecteur général M. Félix Pécaut dans un très beau rapport récent, constatent que l’école républicaine n’a pas encore donné tout ce que l’on attendait d’elle, que l’enseignement civique n’y est guère qu’une sèche nomenclature des articles de la Constitution, l’enseignement moral qu’une collection de préceptes ou enfantins ou platement utilitaires ou incohérents, qu’il manque, selon le mot même de M. Félix Pécaut, de « chaleur rayonnante », qu’il ne crée pas dans l’âme de l’enfant un foyer durable et ne lui donne pas une impulsion vigoureuse et une haute direction pour l’ensemble de la vie.
Eh bien ! messieurs, il ne faut pas essayer de se dissimuler la vérité, il faut, au contraire, chercher les causes de la crise que nous traversons. Laisserons-nous notre enseignement laïque, sous l’influence cléricale renaissante, sous le découragement et la défection de certains républicains, aller ainsi à la dérive, affaibli, d’ailleurs, je le reconnais, par l’insuffisance de sa philosophie et par la médiocrité générale de son enseignement moral à l’heure présente ? Eh bien, non ! il faut chercher courageusement les causes de cette crise passagère, il faut chercher ces causes, et parer énergiquement au péril.
Et d’abord nous écarterons résolument ces docteurs retour de Rome qui nous prêchent le renoncement à la science et à la raison, la docilité systématique, le silence prudent et respectueux. En ce qui me concerne, je n’ai aucun parti pris d’offense ou de dédain envers les grandes aspirations religieuses qui, sous la diversité des mythes, des symboles et des dogmes, ont soulevé l’esprit humain. Je ne m’enferme pas non plus, comme beaucoup de nos aînés dans la République, dans ce positivisme étriqué de Littré, qui n’est qu’une réduction médiocre du grand positivisme mystique d’Auguste Comte ; je comprends les impatiences et les ivresses de pensée des générations nouvelles qui cherchent, par les grandes philosophies de Spinoza et de Hegel, à concilier la conception naturaliste et la conception idéaliste du monde ; et si je ne souscris pas à ce spiritualisme enfantin et gouvernemental que Cousin, dans sa deuxième manière, avait imposé un moment à l’Université, je n’accepte pas davantage comme une sorte d’évangile définitif ce matérialisme superficiel qui prétend tout expliquer par cette suprême inconnue qui s’appelle la matière ; je crois, messieurs, que quelques explications mécanistes n’épuisent pas le sens de l’univers, et que le réseau des formules algébriques et des théorèmes abstraits que nous jetons sur le monde laisse passer la réalité comme les mailles du filet laissent passer le fleuve.
Je n’ai jamais cru que les grandes religions humaines fussent l’œuvre d’un calcul ou du charlatanisme. Elles ont été assurément exploitées dans leur développement par les classes et par les castes ; mais elles sont sorties du fond même de l’humanité, et non seulement elles ont été une phase nécessaire du progrès humain, mais elles restent encore aujourd’hui comme un document incomparable de la nature humaine, et elles contiennent, à mon sens, dans leurs aspirations confuses des pressentiments prodigieux et des appels à l’avenir qui seront peut-être entendus.
Voilà, ce me semble, dans quel esprit, qui n’est pas l’esprit nouveau, mais l’esprit de la science elle-même depuis un siècle, voilà dans quel esprit doit être abordé par la démocratie le problème du monde et de l’histoire qui domine le problème de l’éducation.
Mais ce qu’il faut sauvegarder avant tout, ce qui est le bien inestimable conquis par l’homme à travers tous les préjugés, toutes les souffrances et tous les combats, c’est cette idée qu’il n’y a pas de vérité sacrée, c’est-à-dire interdite à la pleine investigation de l’homme ; c’est cette idée que ce qu’il y a de plus grand dans le monde, c’est la liberté souveraine de l’esprit ; c’est cette idée qu’aucune puissance ou intérieure ou extérieure, aucun pouvoir et aucun dogme ne doit limiter le perpétuel effort et la perpétuelle recherche de la raison humaine ; cette idée que l’humanité dans l’univers est une grande commission d’enquête dont aucune intervention gouvernementale, aucune intrigue céleste ou terrestre ne doit jamais restreindre ou fausser les opérations ; cette idée que toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge ; que, jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit rester toujours en éveil et qu’une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos pensées ; que si l’idée même de Dieu prenait une forme palpable, si Dieu lui-même se dressait, visible, sur les multitudes, le premier devoir de l’homme serait de refuser l’obéissance et de le traiter comme l’égal avec qui l’on discute, mais non comme le maître que l’on subit.
Voilà ce qui est le sens et la grandeur et la beauté de notre enseignement laïque dans son principe, et bien étranges sont ceux qui viennent demander à la raison d’abdiquer, sous prétexte qu’elle n’a pas ou qu’elle n’aura même jamais la vérité totale; bien étranges ceux qui, sous prétexte que notre démarche est incertaine et trébuchante, veulent nous paralyser, nous jeter dans la pleine nuit, par désespoir de n’avoir pas la pleine clarté.
Mais ce qui condamne surtout les néo-croyants, c’est qu’ils ne sont pas des croyants. Ce qui condamne la combinaison par laquelle une partie de la bourgeoisie effrayée voudrait ramener le pays à l’antique foi, c’est-à-dire à l’antique docilité, c’est que cette foi elle-même fait défaut à ceux qui la voudraient rétablir chez les autres. Ils sentent très bien qu’ils ne peuvent rendre ni à eux-mêmes ni aux classes dirigeantes la sincérité de la croyance ; ils se bornent à dire : « Nous avons trop parlé, taisons-nous. Si nous ne pouvons plus croire, pour les foules au moins faisons semblant. »
Il est trop tard, et on ne trompera plus personne. Si une partie de la bourgeoisie, pour sauver ses privilèges, se ralliait autour du Vatican, essayait de s’abriter sous le voile hypocrite d’une religion contrefaite, elle ne retarderait pas d’une minute sa disparition : elle aurait seulement déshonoré son agonie.
Seulement, nous pouvons juger d’avance, nous pouvons pressentir assurément ce que serait demain notre enseignement public sous la discipline cléricale restaurée et sous cette douce médication papale dont M. d’Hulst nous donnait tout à l’heure une application particulièrement atténuée. Oui, on n’essaierait pas d’obtenir du peuple, ni de ses maîtres, ni de ses enfants, une foi intime, profonde, mais on surveillerait toutes les libertés et tous les mouvements de l’esprit ; on exigerait des maîtres des apparences trompeuses, on fausserait toutes les paroles, toutes les attitudes, et on essaierait ce crime : inoculer au peuple naissant l’hypocrisie religieuse de la bourgeoisie finissante.
Quel est le remède ? Comment échapperons-nous à ce péril ? Il n’y a qu’un moyen pour vous, messieurs : c’est d’appliquer, non pas peut-être, si vous le voulez bien, avec toutes nos formules finales, mais du moins avec l’esprit qui est en nous, ce que vous me permettrez d’appeler la politique socialiste. Car vous seriez bien étonnés si cette doctrine à laquelle nous avons donné toutes nos forces n’était pas liée pour nous d’une manière intime à cette question décisive de l’enseignement public.
Eh bien ! messieurs, je dis que, d’abord, en pratiquant hardiment cette politique socialiste, vous grouperez autour de la République, autour de l’œuvre républicaine et laïque déjà accomplie, ces volontés populaires qui seules vous permettront de faire équilibre à cette puissance patiente et organisée qui s’appelle l’Église. En second lieu, à mesure que vous accomplirez ces réformes sociales profondes, vous acclimaterez à un ordre nouveau cette partie flottante de la bourgeoisie qui n’a pas des intérêts de classe compacts ou qui a une générosité supérieure à ses intérêts, et vous diminuerez ainsi tout au moins ces terreurs funestes qui multiplient les chances de réaction. Enfin, messieurs, vous permettrez par là à notre enseignement laïque d’avoir toute la hauteur et toute l’efficacité qu’il ne peut pas avoir aujourd’hui.
Et pourquoi ne peut-il pas l’avoir ? Pourquoi, malgré le zèle des maîtres, malgré leur dévouement et leur culture, l’enseignement moral qui résulte de tout l’ensemble de notre enseignement primaire n’a-t-il pas la hauteur ni l’efficacité qui conviennent ? Parce qu’on ne peut enseigner une morale, j’entends une direction générale et supérieure de la vie, sans un point d’appui dans la réalité contemporaine.
Dans la forme de société qui a précédé la nôtre, il y avait au moins concordance entre les idées et les faits, entre les choses et les mots : il y avait une hiérarchie sociale comme il y avait une hiérarchie religieuse correspondante ; il y avait une résignation sociale et une résignation religieuse ; il y avait une échelle de la création, au sommet de laquelle étaient les puissances supérieures et Dieu, comme il y avait une échelle de la société, au sommet de laquelle étaient le noble, le prêtre et le roi ; et il n’y avait ni tromperie ni équivoque : le serf savait qu’il était devant Dieu l’égal du noble ; mais il savait aussi que, de par l’ordre du même Dieu, tant qu’il serait sur la terre, il serait un serf. Il n’y avait aucune hypocrisie sociale, et le dédain qu’on éprouvait pour les petits, on commençait par le leur inspirer à eux-mêmes.
Ce qui, au contraire, caractérise la société présente, ce qui fait qu’elle est incapable à jamais de s’enseigner elle-même et de se formuler elle-même en une règle morale, c’est qu’il y a partout en elle une contradiction essentielle entre les faits et les paroles. Aujourd’hui, il n’y a pas une seule grande parole qui ait son sens vrai, plein et loyal : fraternité, — et le combat est partout ; égalité, — et toutes les disproportions vont s’amplifiant ; liberté, — et les faibles sont livrés à tous les jeux de la force ; propriété, c’est-à-dire rapport étroit et personnel de l’homme et de la chose, de l’homme et d’une portion de la nature transformée par lui, utilisée par lui, — et voilà que la propriété devient de plus en plus une fiction monstrueuse qui livre à quelques hommes des forces naturelles dont ils ne savent même pas la loi, et des forces humaines dont ils ne savent même pas le nom ! Oui, partout le creux, l’hypocrisie des paroles. Il y a plus d’un siècle, Diderot pressentait ces faussetés prochaines, lorsqu’il disait dans une de ses pensées révolutionnaires : « Avoir des esclaves n’est rien ; mais ce qui est intolérable, c’est d’avoir des esclaves en les appelant des citoyens ! » Il n’y a jamais eu une société aussi audacieusement ironique que la nôtre, et l’ironie — j’en demande bien pardon à M. Barrès — ne peut pas être un principe universel d’éducation. Méphistophélès ne peut pas recommencer pour tous les écoliers de France la haute leçon ironique qu’il donnait au jeune étudiant naïf de l’œuvre de Gœthe.
Et alors, que voulez-vous que fassent vos maîtres aujourd’hui, pris entre les mots et les choses ? S’ils prennent les mots au sérieux, ils ne sont que des badauds, proie facile pour l’Église ; et s’ils prennent les choses au sérieux, ils deviennent des révolutionnaires, ils échappent à votre discipline étroite. Et il n’y a plus alors qu’une solution et qu’une issue possible : c’est qu’avec eux et par eux, comme par toute la démocratie organisée, vous rapprochiez notre ordre social de l’heure où ces formules, aujourd’hui menteuses, seront devenues des vérités ; car c’est seulement alors qu’il pourra y avoir un enseignement moral s’appuyant sur la réalité elle-même.
Or, aujourd’hui, le seul moyen pour les maîtres d’enseigner cette haute morale dont je parle, c’est d’être libres de pressentir, de prévoir, de préparer cet état social nouveau. Et savez-vous pourquoi j’ai déploré les mesures de rigueur et de disgrâce dont certains instituteurs suspects de sympathies socialistes ont été l’objet ? C’est parce que, si vous persévériez dans cette voie, vous rendriez impossible tout enseignement ardent et vivant dans les écoles du peuple, vous prépareriez une sorte de divorce moral profond entre le peuple ouvrier et ses maîtres ; et c’est alors vous qui, en déconsidérant, en stérilisant l’école laïque, l’auriez livrée à la tactique pontificale.
Je conclus en disant que c’est au contraire par l’affirmation d’une politique générale énergique que vous sauveriez du découragement et de la crise qui le menace notre enseignement public.
M. de Lanjuinais disait tout à l’heure qu’on avait dépensé, gaspillé même des millions ; et M. de Lasteyrie paraissait dire qu’on était allé bien loin, bien loin ! Mais vous êtes à peine au commencement de l’enseignement du peuple ! Est-ce que vous ne savez pas que même votre loi de l’obligation n’est et ne peut être encore qu’une fiction ? Vous savez bien — et je l’ai moi-même vérifié plus d’une fois dans nos écoles toulousaines — qu’il y a d’innombrables familles dans les faubourgs des grandes cités qui ont besoin de leurs enfants avant treize, douze et même onze ans, et qu’on est obligé de fermer les yeux. Vous savez bien qu’il en est beaucoup qui ne peuvent même plus procurer aux enfants les fournitures scolaires. Il y a de ce côté un nouvel effort budgétaire à tenter. Il faut que vous organisiez tout un système d’assistance scolaire pour les familles les plus nécessiteuses, afin que la misère du père ne se prolonge pas en ignorance pour les enfants. Il faut que vous organisiez des institutions mettant facilement les moyens de travail et d’éducation au service des enfants pauvres. Il faut que vous fassiez comprendre aux instituteurs qu’ils n’ont plus rien à craindre du passé, qu’ils sont à l’abri de toute inquisition, de toute terreur capitaliste, et de toute réaction religieuse : et alors ils oseront formuler devant les enfants du peuple la grande synthèse philosophique et scientifique qui résume le travail de notre temps. Il faut que vous priiez vos professeurs de philosophie dans vos lycées d’aller dans vos écoles normales d’instituteurs et dans vos écoles primaires elles-mêmes poser, sous une forme familière et simple, les grands problèmes de la science et de la vie. J’en ai fait moi-même l’épreuve. Il est facile de dire : c’est une chimère, c’est une utopie : eh bien ! je vous affirme que jamais je n’ai vu dans nos écoles les enfants les plus jeunes plus profondément remués que lorsqu’on posait de bonne foi devant eux les grands problèmes de la science et de la vie.
Mais pour cela il ne faut pas que les maîtres se sentent minés en dessous au moment où ils accomplissent leur œuvre républicaine ; ils ont le droit de vous dire : « Faites-nous de bonne politique, et nous vous ferons de bons écoliers. »
(« Journal officiel » du mardi 12 février 1895)