L’anniversaire de l’attentat contre Lénine

De Marxists-fr
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Le 30 août 1918, Lénine tombait sous les balles de la « socialiste-révolutionnaire » Dora Kaplan.

On sait que les « socialistes-révolutionnaires » russes s’appellent ainsi par une audacieuse antiphrase, étant anti-socialistes et contre-révolutionnaires. La réaction mondiale se mit à hurler sa joie. Mais, pour le plus grand malheur de celle-ci, Lénine n’était que blessé. Il guérit, mais pas complètement puisqu’il porte encore dans son corps des balles d’extraction impossible. La revue russe amie, « Le Projecteur » commémore le cinquième anniversaire de l’attentat en consacrant un numéro entier à Lénine. Elle a demandé aux principaux militants de l’Internationale présents à Moscou d’y collaborer. Nous reproduisons ici l’article de notre directeur, Boris Souvarine.

Le matin du 31 août 1918, à Paris, je fus réveillé par ma mère qui me dit, en jetant une liasse de journaux sur mon lit : « Lénine est tué ».

Je me dressai brusquement, saisis je ne sais plus quel « Matin » ou autre saleté du même genre et regardai simplement l’origine des dépêches alignées sous la manchette annonçant l’assassinat. Je respirai. Les télégrammes étaient datés de Reval, Helsingfors, Riga ou Varsovie.

Je répondis : « Ce n’est pas vrai », et me recouchai.

Depuis plus d’un an que la Révolution russe avait commencé, je suivais attentivement dans toute la presse française et dans les principaux journaux anglais les nouvelles de Russie. Sur 100 nouvelles, il y en avait 99 fausses. Et la centième était tendancieuse, quand par hasard le fait rapporté était exact en soi. Chaque matin, je scrutais minutieusement les dépêches Havas, Radio, Reuter ou Wolf qui rivalisaient de mauvaise foi, d’imagination haineuse envers la Révolution. Et je pouvais me flatter d’avoir acquis à cet exercice, une dextérité exceptionnelle pour débrouiller le vrai du faux.

C’était une sorte de sixième sens qui me permettait de démentir et de rectifier les infamies petites et grandes de la presse vénale. A force de confronter les dépêches et leurs différents modes de déformation je pouvais reconstituer le prétexte originel, grâce aussi à une certaine connaissance des choses russes et en m’aidant de ma petite boussole marxiste. Un des éléments qui entraient pour les neuf dixièmes dans mon appréciation, était l’origine des télégrammes : Reval, Riga, Helsingsfors, Varsovie étaient des centres classiques de fabrication de fausses nouvelles.

Je m’étais donc recouché, rassuré, pour laisser se calmer mon émotion. Quelques minutes après, je repris les journaux, lus soigneusement les nouvelles et compris qu’il y avait quelque chose. Ce qui venait de Moscou annonçait l’attentat ; ce qui était ajouté au point de transmission annonçait la mort. Je me levai et sortis. J’achetai de nouveaux journaux avec l’espoir d’y trouver d’autres indices.

Les rues étaient animées et j’entendis fréquemment, sur ma route les réflexions des passants : « Alors, il est tué ? – Est-ce bien vrai, cette fois-ci ? – C’est encore un « canard », etc., etc. » L’incrédulité était grande, car l’assassinat de Lénine avait déjà été annoncé une bonne douzaine de fois. Depuis il l’a été plusieurs centaines…

J’errai par les rues sans trop savoir où j’allais, en proie à la fièvre des suppositions. À tout moment, il pouvait arriver un radio de Moscou détruisant tout espoir ! Mais l’optimisme révolutionnaire reprenait le dessus : Non, ce ne sera pas cette fois-ci !

J’arrivai avec un grand retard au travail, à la rédaction de la « Vérité ». C’était un journal éclectique dont le directeur était pacifiste et accordait l’hospitalité à une petite poignée de révolutionnaires et de communistes, dont j’étais. Je tenais la rubrique de la Révolution russe. Dans l’antichambre je me heurtai au secrétaire général, le vénérable Maxime Serpeille, vieux journaliste blanchi sous le harnais et totalement dépourvu d’opinion, auquel j’accordais une certaine considération, en sa qualité de… gendre de Gobineau.

Le vénérable Maxime Serpeille leva les bras au ciel et rugit :

— Lénine est mort, et vous arrivez à onze heures ?

Je répondis, exaspéré :

— D’abord il n’est pas mort !

Abasourdi, le vénérable Serpeille en oublia mon retard :

— Alors, écrivez qu’il n’est pas mort, mais écrivez quelque chose !

C’est ce que je fis. Et c’est ainsi que « la Vérité », contrairement à tous les journaux, publia un article expliquant que rien ne permettait de croire à la mort de Lénine tant que Moscou ne l’annoncerait pas.

Le soir même, on recevait un télégramme rassurant.

Que de fois, depuis, ne nous sommes-nous pas demandé ce qui serait arrivé dans la suite si l’attentat avait privé la Révolution russe, la révolution mondiale de son chef incontestable et incontesté ? Certes, nous croyons fermement au rôle déterminant des forces sociales mues par les facteurs économiques. Mais comment ne pas voir qu’une direction intelligente, habile, ferme, de ces forces assure une victoire plus rapide de la Révolution ? Et Lénine n’est-il pas l’incarnation de cette clairvoyance révolutionnaire sans laquelle l’avant-garde héroïque du prolétariat peut laisser passer l’heure la plus favorable à l’action, ou se faire écraser en s’ébranlant trop tôt ou trop tard ?

Les ouvriers révolutionnaires de tous les pays comprennent cela, ou le sentent instinctivement. C’est pourquoi l’influence de Lénine s’étend non seulement sur la masse énorme des peuples de l’Union des Républiques socialistes soviétistes d’Europe et d’Asie mais aussi sur une considérable partie de la classe ouvrière des deux mondes. Nul autre personnage vivant n’en exerce une comparable.

La bourgeoisie, les possédants, les exploiteurs, les oppresseurs de toutes sortes, de tous les climats, de toutes les origines haïssent Lénine et le craignent. Ils redoutent son esprit qui se répand dans les usines et dans les champs, au fond des mines et sur les bateaux, partout où il y a des malheureux qui travaillent pour enrichir des parasites. Ils prononcent son nom avec une colère mélangée de frayeur, comme les conservateurs du siècle dernier prononçaient celui de Voltaire, ou les croyants de toujours celui de Satan.

Mais les ouvriers aiment et admirent Lénine. Ils savent qu’il leur a dévoué sa pensée, ses forces, sa vie, et que c’est lui qui avait raison quand il dénonçait l’union sacrée, quand il préconisait la transformation de la guerre impérialiste en guerre sociale, quand il prêchait la défaite de toutes les bourgeoisies impérialistes, quand il poussait le prolétariat russe à approfondir la révolution pour en faire une révolution prolétarienne. Et ni les calomnies et les injures de la bourgeoisie, ni les injures et les calomnies des faux socialistes, des néo-syndicalistes et des pseudo-anarchistes n’entacheront la gloire de Lénine devant la classe ouvrière qui pense et qui combat.

Lénine est entré vivant dans la légende. Avant la Révolution de février, ceux qui depuis l’ont couvert d’anathèmes ignoraient jusqu’à son nom. Mais après le fameux retour en Russie des proscrits de

Genève et de Berne, depuis l’histoire horrifique du « wagon plombé », quelles montagnes d’absurdités accumulées, quel Elbrouz de mensonges, d’imprécations, d’insultes, d’histoires de brigands, d’inventions ineptes. Il n’est pas de plus beau monument qu’on puisse ériger en son honneur.

Les fausses nouvelles inlassablement fabriquées et répandues dans le monde pour déformer la physionomie de Lénine et celle de ses compagnons d’armes ne sont pas d’ailleurs dépourvues d’intérêt ni de signification. Elles reflètent les désirs et les espoirs de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Et elles mettent en relief les côtés forts de la révolution bolchevique dont elles sont l’antithèse. Cette insistance à évoquer constamment de soi-disant conflits à l’intérieur du Comité Central du parti russe, et surtout entre Lénine et Trotsky, ne témoigne-t-elle pas de l’attente anxieuse de désaccords irrémédiables, de déchirements qui seraient fatals à la Révolution, et sans lesquels la contre-révolution n’a rien à espérer ? Mais les désirs des « esclavagistes » comme aime à les appeler Lénine, n’ont rien de commun avec les réalités, et l’unité indestructible du Parti bolchevik assure la pérennité de son œuvre. Et ces péripéties comiques d’arrestations et d’extermination réciproques entre les deux hommes que la destinée a associés pour la réalisation de la tâche la plus grandiose qui soit, ne sont-elles pas pour nous faire mieux apprécier l’harmonie qui a rendu si féconde cette collaboration unique ?

Et que dire des frais d’imagination mis en œuvre pour peindre le tableau des camarades et des disciples de Lénine se disputant son héritage autour de son lit de mort ? On ne peut même plus s’y retrouver dans les combinaisons forgées par les inventifs fabricants de légendes : tantôt c’est Trotsky qui se ligue avec Dzerjinsky contre Krassine, tantôt c’est Staline qui s’entend avec Trotsky contre Zinoviev, tantôt c’est Radek qui… Mais pendant ce temps le Comité Central du Parti et son Bureau Politique poursuivent tranquillement leur besogne.

Depuis que Lénine a été atteint de la maladie qui prive la Révolution de ses conseils et de la part énorme d’impulsion qu’il lut donnait, quels espoirs sont nourris par la réaction cosmopolite ! La fin de Lénine, pour ces fossoyeurs trop pressés, serait le commencement de la fin de la Révolution. Mais là encore, l’illusion sera de courte durée. Car Lénine ne peut pas mourir : sa pensée est impérissable comme la cause à laquelle elle est consacrée. L’homme disparu, l’esprit continuera d’inspirer ses collaborateurs, ses successeurs, ses épigones, et de féconder les efforts des nouvelles générations qui montent.

Le plus grand service que Lénine ait rendu à la Révolution est d’avoir formé un parti capable de continuer sans lui l’œuvre entreprise sur son initiative. Certes, nul se se fait d’illusion et ne croit facile de combler le vide que laissera un jour la disparition du grand théoricien de la Révolution moderne : mais pas un révolutionnaire ne doute de la capacité du Parti bolchevik d’assumer la dictature révolutionnaire en dépit des pertes d’hommes qu’il pourra subir.

Ce n’est pas seulement le Parti bolchevik que la pensée de Lénine anime et conduit : toute l’Internationale Communiste tend à s’en inspirer. Et notamment le mouvement ouvrier français, dont l’avant-garde active se dégage progressivement de l’influence des vieilles écoles socialistes françaises sous l’attraction du bolchevisme, du léninisme. Le jauréssisme, le guesdisme, le syndicalisme, pour ne parler que des trois principaux courants d’idées d’autrefois sont refoulés au profit du communisme et confinés dans les catégories les plus arriérées de la classe ouvrière, celles qui, sous prétexte de répudier la dictature communiste, se soumettent bénévolement à la dictature de la phrase creuse, des 9 formules vides, des mots sans suite, du bavardage stérile.

La part personnelle de Lénine est immense, dans cette transformation de la mentalité et des méthodes révolutionnaires de l’avant-garde ouvrière française, des continuateurs de la Commune de Paris. Son petit livre : La maladie infantile du communisme est le plus grand succès de librairie connu jusqu’à ce jour dans le domaine de l’édition des œuvres de doctrine révolutionnaire ; les idées qu’il contient se sont répandues rapidement dans les milieux ouvriers éclairés et ont touché une quantité innombrable de militants qui ne savent même pas leur provenance : elles ont porté un coup terrible à la démagogie qui, jusqu’alors, faisait des ravages dans notre mouvement ouvrier.

Autrefois, il était très difficile de résister aux surenchères soi-disant « de gauche » ; chacun prétendait aller plus « à gauche » que son voisin (c’est ce que les Anglais et les Américains appellent être plus « radical ») ; et l’ouvrier au tempérament révolutionnaire et à l’esprit réfléchi ne savait en réalité où se diriger, subissait généralement l’entraînement « à gauche » tout en sentant confusément que la vérité n’était pas dans cette direction ; ni un Guesde, ni un Jaurès n’ont été capables de briser ces entraînements néfastes, parce qu’ils étaient enlisés dans le marais parlementaire et opportuniste ; c’est ce qui explique le succès temporaire d’un Gustave Hervé ou d’autres aventuriers de même espèce.

Lénine a mis en miettes le fétichiste « de gauche » et a appris aux ouvriers à se garder de la démagogie comme d’une peste contre-révolutionnaire – tout en évitant de tomber dans le crétinise réformiste. Un ouvrier sérieux et éveillé sait qu’il n’y a personne à gauche de Lénine, à gauche de la Révolution prolétarienne, et il s’en laisse conter de moins en moins par des braillards. On l’a bien vu dans le Parti Communiste par la déconfiture des politiciens qui essayaient, l’an dernier encore, de donner des leçons de révolutionnarisme aux vrais communistes. On le voit actuellement dans les syndicats révolutionnaires où une coalition anticommuniste s’épuise dans ses tentatives de mettre la main sur la direction du mouvement.

Un autre livre de Lénine a exercé une influence bienfaisante sur le mouvement français : c’est l’État et la Révolution. Cette restauration de la conception marxiste de l’État et des moyens de le supprimer donne la base solide de l’union des anciens syndicalistes révolutionnaires et des communistes « nés de la guerre ». Elle prive les anarchistes de leur arme principale dans leur lutte contre le communisme. Quand le Parti communiste en fera usage mieux qu’il n’a fait jusqu’à présent, il en tirera un profit considérable pour sa propagande.

Tout récemment, nous avons publié en France : l’Impérialisme, dernière étape du capitalisme, où le génie de simplification et de vulgarisation de Lénine fait merveille. On peut, tenir pour certain que ce petit livre exercera une action salutaire sur les lecteurs et ne contribuera pas peu à inculquer des idées claires, des notions de science économique élémentaires, des conceptions marxistes (c’est-à-dire ce qui leur fait le plus défaut) aux hommes qui encadrent les forces ouvrières.

Lénine appartient donc aux révolutionnaires de tous les pays, non à ceux de Russie seulement. Il est le premier militant de chaque parti communiste. Et nous sommes fiers en France d’avoir un tel homme comme conseiller, comme guide, comme chef, – sentiment que partagent pleinement nos camarades des autres pays. Partout, « les nôtres » prononcent le nom de Lénine comme on brandirait un drapeau. La haine que lui vouent les oppresseurs n’est rien au regard de l’amour que lui témoignent les opprimés.

Telles sont quelques-unes des idées qui se présentent spontanément à mon esprit, à l’occasion de l’anniversaire de l’attentat qui a failli supprimer prématurément notre maître à tous. Je les ai transcrites sans ordre, sans préparation, « sans cérémonie ». N’est-ce pas encore une façon de rendre hommage à la simplicité de cet homme unique ?

Moscou, 18 août.