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Special pages :
L’action internationale
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 19 mars 1899 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 553-556).
Nos ennemis les plus violents ne peuvent contester la force morale croissante du socialisme. Un meeting international comme celui de Londres, qui rapproche les travailleurs et les socialistes des grands pays de l’Europe, qui élève au-dessus des compétitions nationales la fraternité du travail humain, est un fait historique d’une haute valeur. Il ne sera point isolé. Partout les prolétaires, partout les socialistes éprouvent le besoin de resserrer leurs liens. Plus les classes dirigeantes, entraînant avec elles une part du peuple abusé, se livrent au chauvinisme, au nationalisme, au jingoïsme, à l’impérialisme, plus l’âpre esprit de guerre capitaliste se déchaîne, et plus les salariés, connaissant leur intérêt de classe et comprenant la responsabilité qu’ils ont envers l’avenir, se groupent pour maintenir la paix.
Hier, c’était à Londres. Dans quelques jours, c’est à Rome que se rencontreront les députés socialistes de divers pays. Au commencement d’avril, c’est la Belgique ouvrière et socialiste qui invite l’Europe ouvrière et socialiste à l’inauguration de l’admirable Maison du Peuple de Bruxelles, qui devient à la fois le centre des institutions prolétariennes belges et un magnifique musée d’art où les artistes qu’anime l’esprit nouveau sont fiers d’envoyer leurs œuvres ; nombreux sont les délégués français, des groupements ouvriers, syndicats ou coopératives, et des groupements politiques, qui iront prendre part à cette belle fête et demander à la Belgique des exemples d’organisation : je suis assuré que de cette visite naîtra dans notre pays un puissant mouvement de coopération, et que le prolétariat français voudra compléter son éducation économique pour se préparer à la gestion du monde nouveau que suscitera la Révolution. Puis, dans le courant de mai, les socialistes hollandais ont eu la haute pensée d’organiser à la Haye une réunion socialiste internationale, la veille du jour où doit se réunir la conférence pour le désarmement : ainsi, aux équivoques desseins ou aux impuissantes velléités de la diplomatie, le prolétariat européen opposera son unité, garantie de la paix ; en face du vieux monde capitaliste qui se débat en vain contre ses propres fatalités et qui est conduit à la guerre du fer et du plomb par la guerre des intérêts, le socialisme affirmera la puissance de paix qui est en lui : fusion des classes par l’abolition du privilège de propriété, fusion des peuples dans la grande patrie du travail émancipé, — et les manifestations de la Haye et d’Amsterdam prolongeront en un écho plus solennel et plus vaste les paroles de paix ouvrière et d’espoir socialiste qui ont retenti à Londres, qui auront retenti à Bruxelles. Enfin dans les derniers jours de mai se réunira à Bruxelles la Conférence préparatoire qui doit organiser dans ses grandes lignes le Congrès international de Paris, de 1900. À Paris, dans l’immense multitude humaine attirée par l’Exposition, le prolétariat universel dressera son haut idéal ; contre les dirigeants de tous les pays, gardiens de l’iniquité capitaliste, contre les Dupuy, les Méline, les Salisbury, les Guillaume, les Humbert, les Nicolas, les ouvriers et les socialistes de toutes les nations affirmeront leur foi commune et leur commune volonté. Vraiment, c’est un ordre nouveau qui surgit ; c’est un monde nouveau qui se débrouille et nous apparaît sous le chaos des ignorances, des misères et des haines.
Oh ! nous savons bien que cet ordre nouveau est à peine ébauché, et qu’en sa fragilité incertaine il participe encore du rêve presque autant que de la réalité. Nous savons bien qu’il ne dépend pas encore des prolétaires unis de dompter la guerre ; nous savons bien qu’il ne dépend pas encore d’eux de remplacer les désordres et les injustices du capital par la justice du travail souverain et organisé. Il faudra un effort immense et continu pour que ce frêle commencement d’universelle paix et d’universelle justice s’assure et s’étende et renouvelle la vie. Mais ce que nous savons, c’est que là seulement il y a une espérance et une idée : c’est que le monde périrait d’une effroyable langueur morale si la grande lumière socialiste ne se levait sur lui. Il n’y a rien de commun entre ces réunions internationales du prolétariat et les congrès internationaux que tiennent les diplomates, les industriels, les techniciens, les savants même. Dans les autres congrès, les hommes ne donnent qu’une partie d’eux-mêmes ; ils ne mettent en commun qu’une parcelle de leur pensée ; ils réservent toujours l’arrière-fond des rivalités nationales et des antagonismes capitalistes. Dans les réunions internationales du prolétariat socialiste, les hommes engagent toute leur conscience ; ils vivent déjà, par une sorte d’anticipation passionnée, dans l’humanité future, dans la grande patrie commune du travail affranchi. Et de la hauteur où ils se rencontrent avec des frères de toute race, l’horizon humain est déjà pour eux lumineux et ample, comme pour tous les hommes il le sera demain.