L’action cléricale et l’Enseignement

De Marxists-fr
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M. Ranc a bien raison de rappeler aux républicains que le parti clérical existe toujours et que, seul, il fait la force des ennemis de la République. Il sait varier sa tactique. Tantôt, comme au Vingt-Quatre-Mai, il appuie des tentatives de restauration monarchique ; tantôt, comme au Seize-Mai, il prend la tête du mouvement et sert de lien à toutes les forces réactionnaires ; tantôt, comme dans l’aventure boulangiste, il se dissimule derrière quelques faux démocrates et marche à l’assaut de la République sous le drapeau socialiste.

Aujourd’hui, il comprend que, dans l’espèce de lassitude où est tombé notre pays après tant de secousses et de crises, il n’y a plus ni idée générale, ni sentiment commun, il n’y a plus que des intérêts ; et comme il a une organisation merveilleusement souple et puissante, il essaie de créer partout, sous sa direction, des groupes d’intérêts. C’est ainsi que, pour être embauché dans certaines mines, il n’est point inutile d’avoir une recommandation du curé, et qu’il se forme dans nos populations ouvrières de petits clans ardemment dévoués au cléricalisme, c’est ainsi qu’il verse dans l’armée, dans la magistrature, le plus qu’il peut de jeunes gens hostiles à l’esprit de la démocratie et de la Révolution.

Il y a un autre point très grave que M. Ranc n’a pas signalé. Le parti clérical essaie un peu partout de créer dans nos campagnes une sorte d’enseignement secondaire destiné à accaparer peu à peu la petite bourgeoisie rurale. Il fonde dans les cantons ruraux des établissements religieux : les professeurs, qui sont des prêtres, ne coûtent pas cher, et ils vivent d’ailleurs sur le budget occulte de l’Église, manié sans contrôle par les évêques et archevêques ; les vivres ne coûtent pas cher non plus, et on peut avoir ainsi des internats à bon marché. Ces établissements n’ont pas une destination tout à fait fixe. Ils préparent aux grands séminaires et aux carrières civiles ; ils mènent au baccalauréat ou ils s’arrêtent en chemin, selon la clientèle recrutée par eux. Par la modicité du prix et par la proximité, ils attirent la petite bourgeoisie rurale du canton : les fils des petits propriétaires aisés, des paysans riches qui commencent à parler français et qui ont quelque ambition. Ces jeunes gens, même si on n’en fait pas des bacheliers, entreront dans les administrations publiques, achèteront des charges d’huissier ou de greffier, ou bien, tout simplement, reviendront au domaine paternel un peu plus éduqués et ayant des relations. Ils formeront entre le grand propriétaire et le curé les cadres moyens de la réaction.

S’il ne s’agissait que de la forme républicaine, nous ne serions nullement inquiets, car la République elle-même est au-dessus de toute atteinte ; mais on peut, sous le nom de République, prolonger ou même aggraver la dépendance sociale des humbles et faire du suffrage universel, mené par la peur de l’enfer et du hobereau, quand il n’est pas corrompu par l’argent des financiers, une forme nouvelle du servage.

On n’a pas idée de la profondeur d’ignorance et d’ineptie où certain parti voudrait précipiter le peuple. Dans nos pays, on persuade réellement aux paysans et aux ouvriers que tous les républicains sont des francs-maçons et que les francs-maçons tiennent des assemblées présidées par le diable en personne. Et s’il y a par-dessus le marché une partie de la bourgeoisie dressée à croire ces inepties ou tout au moins à faire semblant de les croire ; si ce qui est, dans la partie ignorante du peuple, superstition, fanatisme et aveuglement, devient, un peu plus haut, tactique électorale et moyen de gouvernement ; si les uns sont façonnés à ignorer et les autres à perpétuer l’ignorance, je me demande où descendra en France l’esprit public. Il y a quelques années, au moment où Gambetta signalait le péril clérical, de bonnes sœurs enseignaient dans des couvents qu’il fallait prier pour tout le monde et même pour ses ennemis, mais qu’il fallait excepter de ces prières Gambetta, parce qu’il était l’ennemi de Dieu.

Si un pareil système d’éducation, étriqué et haineux, prévalait dans les classes moyennes de notre pays, il n’y aurait pas seulement péril pour le parti républicain, il y aurait une diminution de l’esprit humain et une humiliation de l’esprit français.

Pour en revenir à la question précise posée par M. Ranc, il est très fâcheux que ce soient les jésuites qui recrutent aussi largement Saint-Cyr et l’armée. Non pas qu’il y ait à craindre, à mon sens, un coup d’État militaire, tenté directement par la réaction. Avec une armée nationale, il n’y a de coup d’État possible que pour les généraux aimés de la démocratie, et si le péril militaire apparaissait jamais dans notre République, ce serait, comme dans l’aventure boulangiste, sous la forme démagogique. Ce ne sont point précisément les cadres de l’armée qui seraient un danger, mais l’armée elle-même. Ce qui est mauvais, ce qui est grave, c’est qu’il n’y ait pas accord d’esprit et de conscience entre les chefs de l’armée et l’armée. Une armée qui serait toute démocratique avec des cadres tout réactionnaires n’aurait que la moitié de sa force. Ce qui a fait la puissance incomparable des armées de la Révolution et du premier Empire, c’est la communauté d’esprit et d’âme entre les chefs et les soldats.

Si la guerre venait à éclater en Europe, elle ne serait pas seulement un conflit militaire, elle serait avant tout un immense conflit politique. M. de Bismarck l’a annoncé bien des fois, et c’est l’évidence même.

En Belgique, où le suffrage universel est à la veille d’apparaître et où la fraction avancée du parti libéral fait alliance avec la démocratie ouvrière ; en Italie, où l’affaiblissement politique de M. Crispi donnera le pouvoir à l’élément démocratique ; en Allemagne, où le socialisme victorieux s’organise pour des développements nouveaux, il y a des ferments républicains et socialistes qu’une guerre générale ferait éclater. Les succès ou les revers de la France ne seraient pas des succès ou des revers purement militaires. Ils auraient pour une partie des peuples une signification politique et sociale ; ils seraient un signal d’espérance ou de détresse. Il n’est donc pas indifférent que l’esprit des chefs de l’armée française soit conforme ou contraire à l’esprit de la Révolution.

Mais quel remède M. Ranc propose-t-il au mal qu’il signale ? Si j’entends bien sa pensée, ce serait une sorte de retour à la politique de l’article 7. On exigerait par exemple des candidats à Saint-Cyr qu’avant de se présenter ils aient fait au moins deux ans d’études dans un établissement de l’État. Je ne crois pas que cette mesure ou toute autre mesure analogue soit efficace. Elle échouerait comme a échoué en fait l’article 7.

Il serait imprudent, dans un temps où toutes les questions de doctrine sont suspectes, de soulever de nouveau devant le pays le problème si orageux de la liberté d’enseignement. Et puis, obligeriez-vous les futurs candidats à être internes dans un lycée ? Vous voyez d’ici toutes les tirades sur l’emprisonnement de la jeunesse française. Et s’ils peuvent être internes ailleurs, à la rue des Postes par exemple, qu’importe qu’ils aillent suivre des cours de mathématiques au lycée Saint-Louis ? Ils seront dans l’Université un petit clan fermé et hostile.

Si l’on cherche une solution autoritaire, il n’y en a qu’une efficace, c’est le monopole absolu de l’enseignement par l’État. Or, je laisse de côté la question de droit très controversable ; mais pensez-vous, politiquement, pratiquement, que vous pourrez faire aboutir aujourd’hui une conception qui, au lendemain même du Seize-Mai, et dans toute l’excitation de l’article 7, a paru excessive ?

Il y a, je crois, une autre solution, qui répond à l’intérêt de l’armée aussi bien qu’à celui de la démocratie. Il faut transformer le rôle de l’école de Saint-Cyr.

Avec l’école de Saint-Maixent et celle de Saumur, qui forment des officiers sortis des rangs, il est absurde d’avoir une école spéciale chargée de fournir une quantité considérable d’officiers. Saint-Cyr n’a plus aujourd’hui qu’un rôle à remplir : c’est de fournir à l’armée une élite scientifique, capable d’aider à tous les progrès de l’armement et de s’initier très vite à la haute stratégie. Pour cela, il faut diminuer de beaucoup le nombre des élèves admis et élever beaucoup aussi la force du concours. De cette façon on donnera à l’infanterie et à la cavalerie, comme à l’artillerie, une élite scientifique, et en même temps on supprimera dans l’armée l’esprit de caste et d’aristocratie.

C’est une chose remarquable qu’à mesure que le niveau d’examen s’élève pour une école, elle est plus libérale : les élèves des jésuites envahissent Saint-Cyr, ils occupent une toute petite place à l’École polytechnique et à l’École normale. C’est qu’on peut se frotter d’un peu de mathématiques, de géographie et d’allemand, sans perdre pour cela les préjugés de famille et les partis pris frivoles. Il est difficile, au contraire, d’entrer en contact par un âpre effort d’esprit avec les difficultés de la haute science et d’être comme destiné à un rôle spécial de recherche et de vérité, sans dépouiller les niaiseries et les petitesses de l’esprit de caste et de réaction.

Aujourd’hui, Saint-Cyr est trop et trop peu. C’est trop, s’il s’agit seulement de donner des capitaines à nos compagnies d’infanterie : ils sortiront de Saint-Maixent aussi expérimentés et aussi braves. C’est trop peu s’il s’agit de donner droit de cité dans l’infanterie et la cavalerie comme dans l’artillerie à la haute science.

La vraie solution consiste donc en ce qui touche nos écoles militaires à élargir le recrutement pour Saint-Maixent et Saumur, et à le restreindre en l’élevant pour l’école de Saint-Cyr. Il faudra aussi rendre cette école gratuite, pour qu’elle soit accessible à tous. Entre les officiers sortis des rangs et l’élite scientifique sortie de Saint-Cyr, l’esprit de réaction cléricale sera écrasé, et il y aura harmonie complète dans notre armée entre les chefs et les soldats.