L’Organisation de l’Enseignement primaire

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Chambre des députés. Séance du Ier décembre 1888[1]

Messieurs, puisque nous sommes dans la discussion générale du budget, je voudrais appeler votre attention sur la situation générale de notre enseignement primaire, sur la nécessité d’en élever sérieusement le niveau, et sur les mesures pratiques par lesquelles nous pourrons augmenter graduellement la valeur du personnel enseignant.

Il ne faut pas que les efforts que nous avons faits jusqu’ici, que les résultats considérables que nous avons obtenus nous fassent illusion. Quoique nous ayons beaucoup marché, nous sommes à peine au quart du chemin.

Je dirai très peu de mots de la situation matérielle de nos instituteurs : vous avez voté récemment une loi qui l’améliore, qui l’organise ; cette loi est en ce moment-ci devant le Sénat, mais les instituteurs peuvent se demander, en présence des difficultés budgétaires qui ont surgi devant nous, en présence des nécessités nouvelles et écrasantes de la défense nationale, si nous sommes fermement disposés à tenir les promesses enregistrées et inscrites dans cette loi. C’est là un sentiment de doute et d’inquiétude qui n’est bon ni pour les instituteurs, ni pour le gouvernement ; il faut sortir de cet état de doute et prendre un parti ; ou bien il faut dire aux instituteurs : La situation budgétaire exige impérieusement que vous attendiez encore ; ou bien il faut presser le vote, la réalisation de la loi attendue par eux.

Pour ma part, messieurs, j’avais tout d’abord incliné du côté des nécessités budgétaires, et, pendant les dernières vacances, j’avais dit aux instituteurs de notre région, sans autre souci que l’équilibre du budget, que les ressources actuelles de nos finances leur faisaient un devoir d’attendre, d’élargir le délai de huit ans que la loi avait inscrit. J’ai senti que je me trompais, et ce ne sont pas les réclamations véhémentes de quelques-uns qui m’ont averti de mon erreur, c’est le silence et la résignation attristée du plus grand nombre ; j’ai senti qu’en ajournant une fois de plus pour les instituteurs les améliorations matérielles que nous leur présentons depuis longtemps, et avec raison, comme étant la condition de leur indépendance et de leur autorité morale, nous risquons de décourager le personnel enseignant, et, par suite, d’amoindrir, d’arrêter le mouvement de l’enseignement primaire, qui est, à l’heure présente, si vous y réfléchissez bien, la seule richesse du peuple.

Il le faut d’autant moins que jamais les circonstances politiques et sociales n’ont fait au parti républicain un devoir plus impérieux de pousser à fond l’enseignement populaire. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Quand je songe aux périls que peut encore courir dans ce pays la liberté, aux évolutions inévitables et prochaines du monde du travail, aux devoirs d’une démocratie libre, qui doit faire une élite humaine des multitudes elles-mêmes… (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs), je ne puis m’empêcher de trouver que l’enseignement du peuple est encore dans notre pays à l’état d’ébauche et de rudiment.

Et ce n’est pas seulement parce que la fréquentation des écoles est insuffisante, malgré la fiction de l’obligation ; ce n’est pas seulement parce que le nombre des écoles primaires supérieures est encore presque dérisoire ; ce n’est pas parce qu’il y a un grand nombre d’écoles où un seul instituteur a à sa charge, comme M. le rapporteur l’indique dans son substantiel rapport, jusqu’à soixante-dix et quatre-vingts élèves. Non ! c’est parce que nous ne donnons pas aux enfants qui fréquentent l’école jusqu’à l’âge de treize ou de quatorze ans tout l’enseignement auquel ils ont droit, et cela faute de maîtres suffisamment éclairés, faute, peut-être aussi, d’ambition suffisante de la part de la démocratie pour l’avenir des classes laborieuses.

Messieurs, faites un seul instant ce parallèle : voyez l’enfant de la bourgeoisie qui sort de nos lycées, s’il le veut, vers l’âge de quatorze ans. Il connaît ou il peut connaître les lois les plus générales du monde physique, les principaux organes de la vie et leur fonctionnement ; il connaît les grands traits de l’histoire de France et même les grands traits de la civilisation humaine. Il connaît les noms et l’histoire sommaire des grands hommes qui ont honoré l’humanité. Il a été formé au sentiment de l’art, et il a pu goûter et comprendre la beauté simple et grande des chefs-d’œuvre, depuis l’Odyssée — dans la traduction, bien entendu — jusqu’aux chœurs d’Athalie, jusqu’aux Feuilles d’automne.

Mettez en face la masse des enfants du peuple qui sortent de l’école à treize ou quatorze ans. Oh ! messieurs, je ne réclame pas pour eux la même culture sous la même forme, mais je ne sais pas en vertu de quel préjugé nous leur refuserions une culture équivalente. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Lorsqu’on voit que l’éducation des enfants de la bourgeoisie est conduite dès les premiers pas en vue d’une culture très haute et très générale ; lorsqu’on voit que, dans les classée les plus humbles, les enfants de la bourgeoisie sont confiés à une série de maîtres très éclairés, très remarquables, surtout depuis les conditions nouvelles que vous avez justement exigées dans ces derniers temps pour la classe élémentaire, on a le droit de dire qu’on n’a pas encore fait pour les enfants du peuple tout ce à quoi ils ont droit. Et cependant ce seront des travailleurs, des citoyens et des hommes, et, à tous ces titres, et pour les luttes et pour les joies de la vie, ils ont droit aussi à un enseignement qui soit aussi plein et aussi complet à sa manière que celui qui est donnée aux enfants de la bourgeoisie.

Messieurs, il faut que les enfants du peuple soient mis en état tout d’abord de saisir rapidement les grands traits du mécanisme politique et administratif… (Applaudissements ironiques à droite), oui, je dis qu’ils soient mis en état de les saisir rapidement. (Très bien ! très bien ! à gauche.) Et vous savez bien pourquoi vous protestez : c’est parce que vous êtes dans l’intention de leur refuser ce minimum de clarté nécessaire. Vous savez bien qu’il y a encore, à l’heure actuelle, dans ce pays de France, — et c’est peut-être là-dessus que vous comptez, — trois millions d’électeurs qui s’imaginent volontiers que les milliards du budget circulent au hasard de toutes les convoitises.

À droite. — C’est vrai !

M. Jaurès

Vous dites que c’est vrai. Eh bien, précisément, vous ne tiendriez pas ce langage si vous ne comptiez, pour leur faire croire ces choses, sur l’ignorance de ces électeurs déshérités. (Applaudissements à gauche.)

Oui, il y a, à cette heure, des centaines de mille de gens naïfs, auxquels des effrontés qui envahissent de plus en plus la politique cherchent à faire croire que les membres de la commission du budget délibèrent autour d’une cuve pleine d’or et qu’il y a là de mystérieux partages. (Très bien ! très bien ! à gauche.) Nous n’ayons donc pas assez réagi, par le développement de l’instruction, contre les ténèbres de l’ignorance accumulées depuis des siècles par les régimes antérieurs. Nous n’avons pas pu aérer les couches profondes du peuple, et c’est là le secret non pas de la crise que nous traversons, mais du péril qui se mêle à cette crise.

Messieurs, il faut encore apprendre à cette jeune démocratie le goût de la liberté. Elle a la passion de l’égalité ; elle n’a pas, au même degré, la notion de la liberté, qui est beaucoup plus difficile et beaucoup plus longue à acquérir. Et voilà pourquoi il faut donner aux enfants du peuple, par un exercice suffisamment élevé de la faculté de penser, le sentiment de la valeur de l’homme et, par conséquent, du prix de la liberté, sans laquelle l’homme n’est pas. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

De plus, il se prépare dans le monde du travail un mouvement qui ne peut pas échapper aux esprits les plus inattentifs : des ambitions, des espérances, des rêves, si vous le voulez, se sont éveillés.

Eh bien ! puisque l’heure paraît approcher où les travailleurs de ce pays essaieront de dépasser la condition actuelle des salariés ; puisqu’ils voudraient conquérir dans l’ordre économique, comme ils l’ont fait dans l’ordre politique, leur part de souveraineté et participer plus largement aux fruits et à la direction du travail, il est nécessaire que les enfants du peuple, en même temps qu’ils respireront au dehors ces hautes et légitimes ambitions, acquièrent à l’école, par un exercice suffisant de l’esprit, la réflexion, la discipline volontaire, le discernement dans l’appréciation des supériorités vraies et toutes les vertus nécessaires à la constitution d’un ordre nouveau. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.)

Et je dirai plus, messieurs, au risque de paraître verser à fond dans la chimère : il ne me paraît pas juste que les enfants du peuple, précisément parce que leur vie sera faite de labeurs monotones et routiniers, soient déshérités des joies de l’art, et qu’ils ne soient pas mis en état de comprendre la beauté simple et grande des chefs-d’œuvre de notre langue. Je sais bien que la difficulté est beaucoup plus grande pour les enfants du peuple que pour les enfants de la bourgeoisie ; il y a une moitié de la France dans laquelle les instituteurs s’épuisent encore à apprendre les éléments de la langue française à leurs élèves. Et si dans la famille l’enfant trouve souvent l’entrain, l’esprit naturel, le goût du travail et de l’ordre, la naïve bonté, de solides vertus enfin, il n’y trouve certainement pas une culture de pensée suffisante pour comprendre les beautés de nos chefs-d’œuvre, qui ne sont pas une forêt vierge, mais un beau jardin.

C’est pour cela qu’il faut suppléer, par le nombre et la valeur des maîtres, par la vigueur et l’élévation de l’enseignement, à l’insuffisance de l’éducation familiale : cette éducation augmentée agira à son tour sur les générations nouvelles et, après vingt ou trente années, il s’établira un équilibre d’enseignement entre la famille et l’école, non pas, connue quelquefois aujourd’hui, par la médiocrité de l’école, mais par la valeur accrue de l’enseignement dans la famille populaire.

Messieurs, vous me direz que ces vues sont trop ambitieuses, qu’à vouloir développer l’enseignement primaire dans le sens d’une culture élevée et vraiment humaine, on risque de faire déserter le travail manuel, on risque de rompre l’équilibre qui existe entre les différentes branches de l’activité nationale.

Eh bien ! messieurs, ce qui créerait ce péril, ce serait précisément une éducation répartie avec une maladroite inégalité. Lorsqu’une instruction sérieuse aura pénétré toutes les couches profondes, lorsqu’elle aura pénétré toutes les couches de la société, l’équilibre ne sera pas rompu, le travail ne sera pas suspendu ; mais il se produira une élévation générale du niveau de la démocratie dans ce pays-ci.

Vous direz encore que c’est rompre avec le dessein, le désir que nous avons de donner une direction pratique à notre enseignement par l’enseignement technique, par l’enseignement professionnel. C’est une erreur, messieurs : car les écoles techniques et professionnelles se recruteront d’autant mieux que vous les aurez fait précéder, à l’école elle-même, d’une culture générale plus élevée. Lorsque vous aurez élevé le niveau général de l’enseignement du peuple, il se répandra avec plus d’abondance et plus de force dans toutes les directions nouvelles du travail.

Qu’est-ce qui manque, messieurs, à la réalisation de toutes ces vues ? Est-ce que ce sont les programmes de l’enseignement primaire ? Non, messieurs, et je ne crains pas de le dire, au risque de blesser — et ils ne pourraient en être blessés que s’ils se méprenaient sur le fond de ma pensée — quelques-uns des innombrables maîtres dévoués qui concourent en ce moment à l’enseignement primaire : le mal n’est pas dans l’insuffisance des programmes ; il est dans l’insuffisance actuelle d’une partie du personnel qui est chargé de les appliquer.

Messieurs, je ne fais pas un reproche aux membres de ce personnel ; ils sont à peine supérieurs à ceux qu’ils ont remplacés, c’est le seul reproche que je leur adresse. Ce n’est pas leur faute, ce n’est pas non plus la faute de la direction et de l’Université. Il a fallu suffire rapidement à des besoins nombreux qui se sont subitement développés. Les exigences que l’on a montrées au début ont pu n’être pas suffisantes ; mais aujourd’hui que la plupart des écoles sont créées et pourvues, aujourd’hui qu’il y a affluence et surabondance de candidats, vous pouvez élever vos exigences pour les nouveaux maîtres qui entrent dans l’enseignement et qui, grâce à leur supériorité, élèveront peu à peu le niveau de l’ensemble.

Vous pourrez, en premier lieu, être plus sévères pour le recrutement des écoles normales primaires, qui nous fourniront à l’avenir presque tous nos instituteurs. Il me semble qu’il serait bien simple, pour élever le niveau des examens d’entrée, de porter de seize à dix-sept ans la limite minimum de l’entrée à l’école normale primaire.

De plus, il y a un moyen qui s’offre naturellement à nous, et auquel la direction de l’enseignement primaire et celle de l’enseignement supérieur ont pensé : c’est de ne pas laisser l’enseignement primaire isolé dans une sorte de particularisme étroit qui pourrait le condamner à une longue médiocrité ; c’est de faire concourir toutes les forces de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur à ce qu’on peut appeler l’éducation de l’enseignement primaire. Oui, lorsque dans ces écoles normales primaires vous aurez donné aux futurs instituteurs, avec l’enseignement courant, souvent excellent, qu’ils reçoivent aujourd’hui de leurs maîtres, un enseignement plus élevé, plus libre, plus nourri d’idées générales que pourront leur apporter quelques-uns de nos maîtres des lycées ; lorsque, pendant que les instituteurs seront au régiment, durant les trois années qu’aux termes de la loi nouvelle ils doivent passer sous les drapeaux, — lorsque vous les aurez groupés dans quelques centres universitaires, vous pourrez parfois leur donner un enseignement supérieur à celui qu’ils ont reçu. Lorsque vous inviterez les maîtres de vos lycées, de vos facultés, qui fournissent aujourd’hui les livres destinés à l’enseignement du peuple, lorsque vous les inviterez, comme ils le désirent, à entrer en communication avec les enfants du peuple, et je sais qu’il y a des historiens de la plus haute valeur, vivant par la parole, par l’esprit, dans notre Sorbonne, qui seraient heureux d’entrer en communication avec les enfants du peuple, qui sentent qu’il y a là une sève à élaborer, des âmes et des esprits à ouvrir ; lorsque vous aurez établi cette correspondance, cette communication étroite de tous les ordres d’enseignement pour élever peu à peu l’enseignement primaire, alors vous aurez assuré à la démocratie française un enseignement digne d’elle, vous aurez préparé par la coordination et la coopération de tous les enseignements, d’un bout à l’autre de l’échelle, l’unité et la continuité de toutes les classes sociales. (Applaudissements à gauche.)

(« Journal officiel » du dimanche 2 décembre 1888 )

  1. Présidence de M. Jules Méline. — Suite de la discussion du projet de loi portant fixation du budget général des dépenses et des recettes de l’exercice 1889 (Ministère de l’Instruction publique et des beaux-arts, 1e section. Service de l’instruction publique).