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L’Art en Ploutocratie
Auteur·e(s) | William Morris |
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Écriture | 14 novembre 1883 |
Je ne suis pas venu ici, vous vous en doutez, pour disserter sur telle ou telle école d’art ou sur tel ou tel artiste, ni pour plaider en faveur d’un style donné, ni pour vous transmettre des instructions, même les plus générales, quant à la pratique des arts. Je souhaite simplement vous entretenir des divers obstacles qui empêchent l’art d’être ce qu’il devrait être : une aide et un réconfort pour chaque homme dans sa vie quotidienne. Certains d’entre vous pensent peut-être que ces obstacles n’existent pas, ou qu’ils sont peu nombreux ou facilement surmontables. Vous me direz que ne font défaut, du moins au sein des classes cultivées, ni la connaissance de l’histoire de l’art, ni le goût esthétique ; que s’adonnent à l’art, non sans succès, quantité de personnes de talent et quelques-unes de génie ; que ces cinquante dernières années ont vu une sorte de renaissance artistique, y compris dans les secteurs où l’on s’y attendait le moins. J’en conviens sans peine ; et je conçois aisément qu’en tirent matière à se réjouir ceux qui n’ont pas connaissance de la véritable dimension de l’art ni des rapports étroits qui l’unissent à l’état de la société dans son ensemble, notamment à la vie des travailleurs manuels, ceux que l’on dénomme les classes laborieuses. Pour ma part, je ne puis m’empêcher de remarquer, sous-jacent à l’apparente satisfaction qu’inspirent à la plupart des observateurs les récents progrès des arts, un sentiment de pur désespoir quant à l’avenir de l’art, sentiment qui me paraît pleinement justifié pour qui considère l’état actuel des arts sans en chercher les causes réelles ni envisager les remèdes qu’il appelle. Car, sans tergiverser, examinons l’état réel des arts. Au préalable, je vous demanderais d’étendre l’acception du mot « art » au-delà des productions artistiques explicites, de façon à embrasser non seulement la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi les formes et les couleurs de tous les biens domestiques, voire la disposition des champs pour le labour ou la pâture, l’entretien des villes et de tous nos chemins, voies et routes ; bref, d’étendre le sens du mot « art », jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie. Je voudrais en effet vous persuader qu’il n’existe rien de ce qui participe à notre environnement qui ne soit beau ou laid, qui ne nous ennoblisse ou ne nous avilisse, qui ne constitue pour son auteur ou bien un écrasant supplice, ou bien un plaisant réconfort. Qu’en est-il donc de notre environnement actuel ? Quel bilan serons-nous en mesure de dresser pour les générations futures de notre commerce avec la terre, une terre que nos ancêtres nous ont transmise fort belle encore, malgré des millénaires de guerroiement, de négligence, d’égoïsme ?
Voilà une question qui, à coup sûr, mérite que l’on s’y arrête. Et si je vous dis qu’elle se pose ici à Oxford de manière quelque peu solennelle, n’y voyez pas seulement un effet de style ; notre génération, plus ancienne, ne nourrit-elle pas pour ces merveilles et ces souvenirs qui nous entourent un véritable amour ? Parmi les édifices qu’ont érigés les espérances de nos aïeux, au cœur d’une région qu’ils ont su rendre si aimable, seul un esprit borné oserait faire fi de la beauté de la terre. Et pourtant, je vous le demande, quel soin notre génération a-t-elle pris de la beauté de la terre ; en un mot, de l’art ?
Peut-être devrais-je rappeler une première distinction qui vous est familière. L’on distingue couramment deux types d’art : on peut appeler le premier mode l’Art Intellectuel, et l’autre l’Art Décoratif, ces termes n’ayant d’autre intérêt que leur commodité. Le premier type d’art s’adresse exclusivement à nos besoins intellectuels ; ses productions ont fonction exclusive de nourrir l’esprit et ne répondent à aucun besoin matériel. Le second type entre uniquement dans la composition d’objets prioritairement conçus pour répondre aux exigences du corps, même si cette composante esthétique sollicite elle aussi notre esprit. Ajoutons que s’il s’est trouvé des époques et des nations dépourvues d’Art purement Intellectuel, aucune n’a ignoré l’Art Décoratif (ou, à tout le moins, quelque approximation) ; et qu’en outre, toutes les périodes de grande éclosion artistique ont vu les deux types d’art intimement liés, au point d’exclure toute division tranchée entre ces deux modes, l’inférieur et le supérieur, dès lors que l’art atteignait son zénith. Le plus grand art intellectuel visait autant à flatter l’œil, comme on dit, qu’à exciter la sensibilité et exercer l’intelligence. Il s’adressait à tous les hommes, et, pour chaque homme, à toutes ses facultés. Réciproquement, toute forme d’art ornemental, y compris la plus humble, intégrait encore la signification et la qualité sensible de l’art intellectuel ; les deux types d’art se mêlaient par degrés à peine perceptibles ; en un mot, le plus grand artiste restait un artisan ; l’artisan le plus humble était aussi artiste. De nos jours il en va autrement, et ce depuis deux ou trois siècles pour les pays civilisés. Des lignes de partage excessivement tranchées séparent aujourd’hui l’art intellectuel de l’art décoratif, à la fois pour le type de produits répondant à chacune des deux appellations, et pour la position sociale des producteurs : celui qui s’adonne aux Arts Intellectuels, membre d’une profession libérale ou gentleman, jouit de l’indépendance financière, alors que le domaine des arts décoratifs est réservé à des travailleurs payés à la semaine, des gens qui ne sont pas, en un mot, des gentlemen.
Or, comme je l’ai déjà souligné, quantité de personnes de talent, et quelques-unes de génie, s’emploient actuellement à produire des œuvres d’art intellectuel, principalement des tableaux et des sculptures. Je me garderais de critiquer leurs œuvres ; mon sujet m’oblige toutefois à préciser qu’il existe deux catégories d’artistes intellectuels : la première regroupe les hommes qui se seraient de toute façon situés au plus haut niveau dans leur domaine : la seconde comprend ceux à qui le hasard de la naissance donne le loisir d’être artistes, et ceux qui le deviennent grâce à une détermination, à une capacité de travail ou à toute autre disposition sans commune mesure avec leurs dons artistiques. La production de ces derniers ne me semble guère enrichir le monde, malgré l’existence d’un marché florissant pour leurs produits ; et leur position manque autant d’intégrité que de dignité, sans qu’on doive néanmoins les en blâmer personnellement, puisqu’ils ont souvent un don pour l’art, si restreint soit-il, et qu’ils auraient probablement échoué dans toute autre carrière. Ce sont en fait de bons ouvriers décorateurs, gâtés par un système qui les astreint à s’affirmer individuellement en leur ôtant toute possibilité de coopération avec d’autres hommes aux aptitudes plus ou moins étendues dans le domaine de l’art populaire.
Quant au premier groupe d’artistes, qui remplissent leur rôle avec bonheur, enrichissant le monde de leur travail, force est de constater qu’ils sont très peu nombreux. Ces hommes doivent la maîtrise de leur art aux pénibles angoisses d’un labeur excessif, à la supériorité de leur intelligence et à la puissance de leur volonté, ingrédients habituels des œuvres de valeur. Ils n’en sont pas moins handicapés eux-mêmes par le système qui privilégie l’individualisme et interdit la coopération. Ne sont-ils pas d’abord coupés de la tradition, cette accumulation merveilleuse, quasi-miraculeuse, du savoir-faire des temps, qui profite à chacun gratuitement ? Au contraire, la connaissance et la compréhension qu’ont du passé les artistes d’aujourd’hui, ils les doivent à la seule ténacité de leurs efforts personnels ; il leur manque à présent la tradition qui les aiderait dans l’exercice de leur art, au lieu qu’ils ont (lourd handicap !) tout à apprendre, chacun pour soi, à partir de zéro ; pire encore : l’absence de tradition les prive d’un public réceptif et sensible à leur art.
Hormis les artistes et quelques personnes qui seraient elles-mêmes artistes si elles disposaient des chances et des dons innés requis, le public contemporain ne connaît rien en profondeur à l’art ; l’amour de l’art n’existe guère chez lui. Rien, si ce n’est, au mieux, un certain nombre de notions floues, pâle fantôme de la tradition qui unissait autrefois l’artiste à son public.
En conséquence les artistes sont obligés de s’exprimer, pour ainsi dire, à travers une langue que le peuple ne comprend pas. Ce n’est pas la faute des artistes. Si, comme certains voudraient les en persuader, ils cherchaient à se rapprocher du public et travaillaient de façon à répondre coûte que coûte aux vagues idées qu’ont de l’art des hommes qui en ignorent tout, ils sacrifieraient leurs dons particuliers et trahiraient la cause de l’art qu’ils ont pour devoir et pour orgueil de servir. Ils n’ont d’autre choix que de poursuivre leurs travaux individuels : le présent ne les aide en rien, et le passé, qui certes les stimule, est pour eux source de honte, voire de paralysie ; détenteurs d’un mystère sacré qu’en toutes circonstances il leur appartient de préserver de leur mieux, les voici obligés de se couper du public. Un tel isolement nuit indubitablement autant à leur vie qu’à leur œuvre. Quant à la perte dont le peuple est victime, comment l’évaluer ? Voici de grands hommes qui vivent et qui travaillent en son sein, et le peuple ignore jusqu’à l’existence de leur travail, dont il serait incapable de saisir le sens, même s’il le voyait !
Au temps où l’art était aussi florissant qu’abondant, chacun était plus ou moins artiste ; l’instinct du beau imparti à tout homme normalement constitué dès sa naissance s’affirmait si puissamment que le corps entier des artisans fabriquaient de beaux objets par simple habitude, sans effort conscient de leur part, et le public offert aux créateurs d’art intellectuel embrassait le peuple entier. Chaque artiste avait ainsi la certitude de se gagner l’estime et la compréhension authentiques qu’il est naturel et nécessaire de désirer dès lors que l’on fait œuvre d’imagination, et dont l’absence cause aux artistes un dommage certain, soit qu’elle les rende timides, hypersensibles, mesquins, soit qu’elle en fasse, leur inspirant cynisme et raillerie, des artistes quasiment perdus. Mais de nos jours, je le répète, c’est l’ensemble du peuple qui reste indifférent et fermé à l’art ; l’instinct inné du beau, gêné dans toutes les directions, finit par s’étouffer ; l’art décoratif, le moins intellectuel, s’en trouve anéanti en tant qu’expression spontanée et populaire de l’instinct de beauté.
Force est de le constater : à présent tout ce qui est produit de main humaine est d’une laideur patente, à moins qu’un effort spécifique ne vienne l’embellir ; et cela n’arrange rien à l’affaire qu’on ait gardé des époques de grand art l’habitude de vouloir ornementer les produits domestiques et ceux qui s’y apparentent. Car à cette fausse décoration, qui ne vise à donner le moindre plaisir à personne, s’attache tant de vulgarité et de stupidité que le mot « décoration » a acquis une sorte de sens second révélateur du profond mépris qu’inspirent à toute personne sensée de telles fariboles.
Voilà donc ce qu’il est advenu de l’art décoratif. Et je voudrais marquer ici une pause pour vous demander de réfléchir à sa splendeur passée, a fin que vous mesuriez toute l’étendue de sa décadence. Songez, je vous prie (pour ne point remonter plus haut dans l’histoire) à la beauté monumentale et délicate de Sainte-Sophie de Constantinople, au crépuscule doré de Saint-Marc de Venise ; aux falaises sculptées des grandes cathédrales françaises, au chaleureux pittoresque de nos propres abbatiales ; parcourez les rues d’Oxford et pensez aux dégâts causés par la démence de la boutique parvenue et du collège d’avant-garde ; ou bien faites un tour dans les villages écartés et les bourgades qui parsèment la campagne d’Oxford dans un rayon d’une trentaine de kilomètres : il vous apparaîtra sûrement qu’en perdant l’art décoratif, le monde a subi une perte terrible.
Il m’a suffi d’examiner la condition actuelle de l’art pour conclure à sa disparition en tant qu’activité de coopération humaine ; il n’existe plus qu’à travers les efforts déployés consciemment par des hommes de génie et des gens de talent, lésés, mutilés, entravés par cette absence même d’art coopératif qui les prive d’un public réceptif.
La répression de l’instinct de beauté qui a détruit l’art décoratif et nui aux arts intellectuels ne se résume pas aux dommages qu’elle nous a causés. Pour ma part je n’ai aucun mal à comprendre un sentiment que je crois largement répandu : le désir de retrouver parfois la simple Nature, d’échapper à la laideur et à la saleté, ou bien à un état de surabondance artistique, voire à un environnement artistique sobre et discipliné, à la belle simplicité de l’Athènes de Périclès, par exemple. Je comprends facilement que l’on puisse, à bout de force, se satisfaire de l’intérêt que l’on porte à vivre simplement en communion avec la nature extérieure et l’aspect du paysage naturel, avec le vent, le climat et le cours des journées, avec la vie des animaux sauvages et domestiques, attentif aux rapports ordinaires des hommes à ce milieu pour gagner leur pain quotidien, sensible au repos des hommes et à leur plaisir innocent, animal. Mais la plupart des hommes civilisés ne peuvent plus s’adonner pleinement à leur seule vie animale. Il me semble pourtant que la civilisation nous doit quelque compensation pour la perte de cette idylle, qui ne flotte plus que comme un rêve sur la vie rurale des contrées besogneuses. Préserver la pureté de l’air et des cours d’eau, s’efforcer de garder prés et labours aussi plaisants que l’autorise leur usage rationnel ; permettre aux honnêtes gens de se promener là où ils veulent, aussi longtemps qu’ils ne causent de dommages ni aux vergers ni aux moissons ; et même ici ou là préserver avec un soin sacré un coin de lande ou de montagne de toute clôture, de toute culture, en témoignage des combats plus âpres livrés contre la nature par les générations passées : est-ce demander à la civilisation une attention excessive au plaisir et au repos de l’homme, ou une aide démesurée envers ses fils, auxquels elle a si souvent imposé le lourd tribut de pénibles corvées ? Je ne vois certes dans ces exigences rien de déraisonnable. Et pourtant du présent système social l’on n’obtiendra pas le centième. Le processus qui nous a dépouillés de tout art populaire, en tuant l’instinct de beauté, nous prive également de la seule compensation possible en ce domaine, gommant sûrement, mais pas lentement du tout, toute beauté à la surface de la terre. Point ne suffit que Londres et nos autres grandes villes marchandes soient devenues des amas de saleté abjecte et repoussante, rehaussés de secteurs où la grandiloquence hideuse le dispute à la vulgarité, encore plus offensantes pour l’œil et pour l’esprit quand on connaît la finalité des bâtiments en cause. Point ne suffit qu’aient disparu sous une couche d’indescriptible crasse des provinces entières de l’Angleterre et jusqu’aux cieux qui les recouvrent. Voici que cette maladie, où tout visiteur venu des époques antérieures régies par l’art, l’ordre et la raison verrait une passion pour la saleté et la laideur en soi – voici que cette maladie, disais-je, gagne l’ensemble du pays. Le moindre bourg de province s’empresse d’imiter au mieux la majesté du chaos londonien ou l’enfer de Manchester. Dois-je vous décrire l’horreur des faubourgs qui cernent nos plus anciennes et nos plus belles cités ? Dois-je vous rappeler à quelle vitesse se détériore Oxford, qui reste encore la plus belle de toutes nos villes : une cité qu’avec la moindre graine de bon sens nous aurions dû traiter comme un inestimable joyau dont la beauté devait être sauvegardée à tout prix ? Je dit sciemment « à tout prix », car il s’agit d’un bien qui ne nous appartenait pas, mais dont nous étions les dépositaires pour la postérité. Je suis assez vieux pour savoir quel sort nous avons réservé à un tel joyau : comme s’il s’agissait d’un vulgaire caillou traînant sur la route, juste assez bon pour servir de projectile contre un chien. Quand je songe au contraste existant entre l’Oxford d’aujourd’hui et l’Oxford que j’ai vu pour la première fois il y a trente ans, je me demande comment je peux endurer le supplice (car il n’y a pas d’autre mot) de le revoir, même pour avoir l’honneur de m’adresser à vous ce soir. Pire : point ne suffit que nos villes soient honteuses, et nos bourgades ridicules ; point ne suffit que les demeures des humains soient tombées à un niveau de grossièreté et de laideur innommable ; il faut encore que les étables et les écuries, et jusqu’aux outils de base de toute agriculture soient à l’avenant. Pour un arbre abattu, on en plante un moins beau... quand on en plante un ! Bref, notre civilisation passe sur la face entière de la terre comme une plaie dont les ravages s’accentuent chaque jour ; il n’est plus de changement extérieur que pour le pire. Non seulement l’esprit des grands artistes s’en trouve étriqué et leurs contacts gelés par leur isolement ; non seulement l’art coopératif en est venu à disparaître, mais c’est la substance même dont se nourrissent l’art inférieur et l’art supérieur qui est atteinte ; le puits de l’art est empoisonné à la source.
Cela dit, je ne m’étonne pas de voir ceux pour qui ces maux sont désormais à jamais nécessaires aux progrès de la civilisation chercher à s’en accommoder, se boucher les yeux du mieux qu’ils peuvent et célébrer l’âge de fer-blanc de l’art contemporain. Quant à moi, j’ai la conviction que ces maux ne sont en rien nécessaires à la civilisation, qu’ils ne font qu’accompagner l’une de ses phases, appelée à se modifier pour donner du nouveau comme ce fut le cas pour toutes les phases antérieures. Je crois aussi que l’état présent de notre société, pris dans ses traits dominants, est responsable de l’anéantissement de l’art ou du plaisir de vivre. Dès que ces facteurs auront disparu, l’amour inné de l’homme pour le beau et le désir qu’il a de l’exprimer cesseront d’être réprimés : l’art sera de nouveau libre. En même temps (non seulement je le dis mais je le dis bien haut et j’estime capital de le dire très haut), aussi longtemps que la production et l’échange des moyens de subsistance obéiront à un système de compétition individuelle, les arts continueront à péricliter. Et si ce système doit s’éterniser, alors l’art est condamné et ne pourra que s’éteindre. Autant dire que l’on verra mourir la civilisation. L’opinion courante veut actuellement, je le sais, que le système de concurrence ( « que le meilleur gagne et malheur au vaincu ! » ) constitue le dernier système économique que le monde connaîtra ; que c’est le système parfait ; qu’on a atteint là l’absolu. Et il faut certes de l’audace pour s’inscrire en faux contre une théorie qu’apparemment défendent jusqu’aux hommes les plus savants de notre époque. Je ne suis pas savant mais je sais, parce qu’on me l’a appris, que le système patriarcal a cédé la place à un autre où coexistaient le citoyen et l’esclave, et que celui-ci à son tour s’est effacé au profit du système féodal, avec le seigneur et le serf, auquel s’est substitué, après une phase transitoire où le franc-bourgeois, l’artisan des guildes et ses compagnons jouèrent leur rôle, le système actuel dit du contrat libre. Je reconnais volontiers, puisqu’il existe, que toutes choses tendaient depuis le commencement des temps au développement dudit système ; mais l’évolution même des événements historiques m’interdit de croire qu’ils n’ont eu lieu que pour l’éterniser.
Car je suis de ceux qu’on appelle « les Socialistes ». Aussi suis-je convaincu que va se poursuivre l’évolution des conditions économiques de la vie, quels que soient les obstacles dressés sournoisement sur son chemin par des hommes liés ou non au présent par ce qu’ils croient être leur intérêt personnel, des gens pour qui l’avenir n’est donc pas source d’espoir. Je considère entièrement bestial l’état de concurrence entre les hommes ; je considère humain l’état d’association. Les relations interpersonnelles du féodalisme et les tentatives des artisans des guildes pour s’associer firent que la concurrence resta embryonnaire au Moyen Age et ne trouva son plein développement qu’au dix-neuvième siècle dans le système du laissez-faire, qui est en train de donner naissance, à partir de sa propre anarchie et dans la mesure même où il s’ingénie à perpétuer cette anarchie, à un esprit d’association fondé sur l’antagonisme auquel sont imputables tous les changements intervenus dans la condition passée des hommes. Cet antagonisme finira par abolir toutes les classes, pour prendre un aspect défini et pratique, et substituera l’association à la concurrence pour tout ce qui concerne la production et l’échange des moyens de subsistance. Je crois également que ce changement, bénéfique sur bien des plans, aura l’éminent avantage d’ouvrir la voie à une renaissance des arts, aujourd’hui écrasés par les veaux d’or du commerce concurrentiel.
Cet espoir que je nourris pour l’art, se fonde sur une vérité à mes yeux fondamentale : tout art, si grand soit-il, est influencé par les conditions de travail de la masse de l’humanité ; il est dérisoire et vain de prétendre que l’art, fût-il le plus intellectuel, est indépendant de ces conditions générales ; d’où il ressort que tout art qui prétend prendre appui sur l’éducation spécifique ou la culture supérieure d’un groupe social ou d’une classe limitée sera forcément irréel et éphémère. L’art est l’expression de la joie que l’homme tire de son travail. Ces mots ne sont peut-être pas ceux du Professeur Ruskin ; du moins incarnent-ils son enseignement en ce domaine. Et vérité plus importante n’a jamais été énoncée ; car s’il est dans l’ordre du possible de tirer du plaisir de son travail, par quelle étrange folie des hommes en viennent-ils à accepter de travailler sans plaisir ? Le travail s’imposant à celui qui n’est pas malhonnête, il n’a pas le choix : soit on le force à vivre malheureux, soit on le laisse vivre dans le malheur... Or telle est la principale accusation que j’ai à porter contre l’état moderne de notre société : il est fondé sur le travail sans art ou sans bonheur de la majorité des hommes. Et si je déteste toute cette dégradation de l’aspect extérieur de notre pays, dont je viens de parler, ce n’est pas parce qu’elle chagrine les quelques amateurs d’art que nous sommes encore ; c’est d’abord parce qu’elle témoigne du manque total de joie dans l’existence qu’impose à la plus grande partie de la population le système du commerce concurrentiel.
Le plaisir qui devrait accompagner la fabrication de tout objet s’enracine dans le souci propre à chaque homme sain de mener une vie saine, et se compose principalement, me semble-t-il, de trois éléments : la diversité, l’espoir qui va de pair avec la création et l’amour-propre qu’engendre le sentiment d’être utile ; à quoi il convient d’ajouter ce mystérieux plaisir physique que suscite l’habile exercice des facultés du corps. Il serait vite fait de démontrer que ces facteurs, s’ils accompagnaient le travail de manière pleine et entière, contribueraient largement à le rendre agréable. Quant aux plaisirs de la diversité, tous ceux d’entre vous qui ont jamais produit quelque chose, se souviendront sans peine du plaisir ressenti à l’émergence du premier spécimen. Que serait-il advenu de ce plaisir, si vous aviez été contraints de reproduire à perpétuité exactement le même modèle ? En ce qui concerne l’espoir qui s’attache à la création, l’espoir de produire un ouvrage de qualité, voire de qualité exceptionnelle qui, sans vous, l’artisan, n’aurait jamais vu le jour, un objet qui a besoin de vous, pour la fabrication duquel vous être indispensable, qui n’en saisit le bonheur ? Qui ne voit également combien le travail se trouve adouci de l’amour-propre qu’engendre la conscience d’être utile ? La journée de travail paraîtra plus facile à celui qui a l’impression d’accomplir sa tâche, non pour satisfaire la lubie d’un sot ou d’un groupe de sots, mais parce qu’elle est positive en soi, c’est-à-dire utile. Quant au plaisir sensuel, non-raisonné que l’on puise dans le travail manuel, je crois en vérité qu’il dispose davantage le travailleur aux besognes rudes et ardues, y compris dans les conditions de production actuelles, qu’on ne l’imagine d’ordinaire. En tout cas, c’est un élément fondamental dans la production de toute forme d’art, qui, même sous ses aspects les plus faibles et les plus grossiers, ne saurait s’en passer.
Je le dis devant vous : à tout travailleur est imparti à la naissance le droit aux plaisirs cumulés du travail. S’il en manque une composante, il en est d’autant avili, injustement ; s’il manque l’ensemble, il devient, s’agissant de son travail, je ne dirais pas un esclave, car le mot ne serait pas assez fort, mais une machine plus ou moins consciente de sa propre misère.
J’ai déjà fait appel à l’histoire pour confirmer l’espoir que j’ai de voir se transformer le système des conditions de travail. Je voudrais à présent prendre l’histoire à témoin afin de prouver que si je revendique le droit pour chacun de travailler pour le plaisir, ce n’est pas en fonction d’un rêve chimérique. Les vestiges de l’an le plus divers produit à toutes les époques et dans tous les lieux où s’affirmait l’espoir du progrès, avant le développement du système commercial, montrent clairement à ceux qui ont des yeux pour voir et un esprit pour juger que le plaisir a toujours accompagné, dans une mesure ou dans une autre, la production de cet art : vérité qui se prête mal aux preuves érudites, mais qui est couramment admise par ceux qui ont une connaissance approfondie des arts. Les expressions, si courantes, dans les commentaires critiques, taxant telle ou telle prétendue œuvre d’art de facture mécanique, ou de froideur, expriment bien le sentiment général d’artistes qui se réfèrent à une qualité artistique datant d’une époque où l’art était florissant. Car ce traitement mécanique et froid est apparu à une époque relativement proche de la nôtre : c’est aux conditions de travail sous le régime ploutocratique qu’elle doit son émergence.
Certes, l’artisan du Moyen Age était souvent victime d’une oppression matérielle considérable. Cependant, malgré la ligne de démarcation rigide établie entre lui-même et son supérieur féodal dans le système hiérarchique régissant son existence, la différence qui les séparait était plus arbitraire que réelle. Pour le langage, les manières et les idées, il n’existait pas entre eux le fossé qui sépare le bourgeois cultivé, d’aujourd’hui, le gentleman, d’un membre de la classe inférieure, fût-ce le plus respectable. Les qualités d’esprit nécessaires à l’artiste, intelligence, inventivité, imagination, n’avaient pas à se plier aux exigences du marché concurrentiel, et les riches (ou les concurrents victorieux) n’avaient pas encore réussi à se faire passer pour les seuls arbitres du bon goût dans le domaine des choses de l’esprit.
En ce temps-là, les différents métiers étaient regroupés en guildes. Certes les activités des hommes s’en trouvaient distribuées de manière relativement rigide et l’accès aux diverses activités était fermement contrôlé. Mais les guildes n’entraient guère en compétition pour les marchés extérieurs. La production répondait avant tout aux besoins de la consommation domestique, toujours proche du lieu de production. Seul le surplus dégagé après satisfaction des besoins internes atteignait le marché ou requérait l’intervention d’un intermédiaire entre le producteur et le consommateur. Point n’était donc besoin à l’intérieur des guildes d’une division approfondie du travail : un homme ou un garçon, dès lors qu’on l’acceptait comme apprenti dans une branche donnée, apprenait le métier de A à Z, et devenait par la force des choses maître dans cette branche. Au début des guildes, quand les maîtres n’étaient que très rarement de petits capitalistes, il n’y avait de hiérarchie dans le métier que cette phase transitoire.
Avec le temps, quand les maîtres devinrent d’une certaine manière des capitalistes, et que les apprentis se dotèrent de privilèges à l’instar de leurs maîtres, apparut la classe des compagnons ; mais il ne semble pas que la différence qui les séparait de l’aristocratie de la guilde fût autre chose qu’arbitraire. En un mot, pendant toute cette époque, l’unité de travail était l’homme dans l’exercice de son intelligence. Un tel mode de travail manuel n’imposait aux hommes nul rythme excessif. Ils avaient le temps d’achever leur ouvrage de manière réfléchie, sans précipitation. La fabrication d’un objet faisait appel à l’homme complet, et non point à des fractions d’hommes nombreux. C’était toute l’intelligence du travailleur qui s’en trouvait développée selon ses capacités, au lieu que son énergie se consume actuellement dans le traitement fragmentaire d’une tâche insignifiante. Bref, le travailleur ne voyait ni sa main ni son âme astreintes aux exigences du marché concurrentiel. Elles gardaient la liberté requise par tout développement humain digne de ce nom. Ce système n’avait pas appris que l’homme était fait pour le commerce, mais imaginait dans sa naïveté le commerce fait pour l’homme. Tel est le système qui a produit l’art du Moyen Age, où l’harmonieuse coopération de libres intelligences a été portée à son plus haut niveau pour produire le seul Art que l’on puisse vraiment qualifier de Libre. Les effets de cette liberté, et le sens de la beauté qu’elle généra de manière élargie, ou plus exactement universelle, sont largement visibles dans l’explosion qui a marqué la Renaissance italienne, où s’est exprimé un somptueux et très fécond génie. Sans l’ombre d’un doute, cet art admirable était le fruit des cinq siècles qui l’avaient précédé ; il ne résultait pas du capitalisme marchand qui se développait à la même époque. Ne vit-on pas la splendeur de la Renaissance se faner avec une surprenante rapidité dès lors que s’épanouit la concurrence commerciale, de sorte qu’arrivée la fin du dix-septième siècle, le fond banal, ou corps, subsistait toujours, tant pour les arts intellectuels que pour les arts décoratifs, mais il s’en était échappé la fantaisie vivante, c’est-à-dire l’âme. Petit à petit ils avaient décliné et dépéri devant les progrès du commercialisme dont l’influence ne cessait de croître dans l’ensemble du monde civilisé. Les arts domestiques ou architecturaux devinrent, s’ils ne l’étaient déjà, de simples jouets pour le marché, passage désormais obligé pour tous les objets matériels à disposition des hommes civilisés. Le commercialisme avait dès cette époque quasiment abouti à la destruction du système des métiers, dans lequel, comme je l’ai expliqué tout à l’heure, l’unité de travail correspondait à un artisan complètement formé ; il l’avait supplanté par ce que vous me permettrez d’appeler le système des ateliers, dans lequel la division complète du travail manuel est poussée à l’extrême, avec pour unité dans le processus de fabrication non plus un homme unique, mais un groupe d’hommes dont chaque membre dépend de ses partenaires au point d’être, pris isolément, parfaitement inutile. Les efforts des fabricants, stimulés par la demande émanant de marchés sans cesse élargis, conduisirent à perfectionner ce système dé la division du travail en ateliers tout au long du dix-huitième siècle ; ce système, qui régit encore aujourd’hui certains types de fabrication secondaires ou orientés vers la satisfaction des besoins domestiques, occupe à peu près la même place dans l’économie actuelle que les survivances du système des métiers à l’époque où débutait seulement celui des ateliers, qui étouffa toute vraie fantaisie dans l’art. Mais, comme je l’ai dit, le fond restait vivace ; l’idée que l’industrie a pour but essentiel la fabrication de marchandises rivalisait encore avec une idée plus récente, qui a fini par prévaloir, à savoir que l’industrie a pour raison d’être la réalisation d’un profit pour le fabricant et l’emploi des classes laborieuses.
L’idée que le commerce constituait une fin en soi, et non un simple moyen, n’était encore qu’à moitié développée au dix-huitième siècle, soit la période qui correspond spécifiquement au système des ateliers. A cette époque encore on pouvait donc s’intéresser à la fabrication des marchandises. Le fabricant-capitaliste de cette période mettait un certain point d’honneur à produire des objets dont il pourrait être fier. Il n’était pas complètement disposé à sacrifier le plaisir qu’il tirait de ce soin aux contraintes impérieuses du commerce. Ses propres ouvriers, qui avaient certes cessé d’être des artistes, c’est-à-dire des travailleurs libres, n’en étaient pas forcément moins qualifiés dans leur partie, aussi restreinte que fût leur compétence au petit fragment d’ouvrage auquel ils se consacraient jour après jour à vie durant.
Mais le commerce continuait à croître à un rythme accéléré par l’ouverture de nouveaux marchés. L’inventivité des hommes s’en trouva stimulée, leur génie humain finissant par produire les machines où l’on voit aujourd’hui les instruments indispensables de l’industrie. L’on est redevable à ces machines d’un système totalement opposé à celui des métiers d’autrefois, où principes et pratiques tendaient à être immuables. La méthode de fabrication d’un produit donné n’avait guère varié du temps de Pline à celui de Thomas More ; de nos jours, au contraire, chaque décade, que dis-je ? chaque année, entraîne une modification des processus de fabrication. Ce qui a favorisé le système des machines, celui de l’Usine, où le travailleur-machine propre à la période des ateliers, cède la place à de vraies machines dont les agents (comme on les appelle désormais) ne sont qu’un élément dont l’importance qualitative et numérique ne cesse de décroître. Tant qu’un tel système n’a pas atteint son plein développement, le système des ateliers dans une certaine mesure continue parallèlement, mais son élimination est aussi rapide que régulière. Au terme de cette évolution, l’ouvrier qualifié aura disparu, remplacé par des machines commandées par une poignée de spécialistes de haut niveau et actionnées par toute une foule de petites mains (hommes, femmes et enfants) auxquels on ne demandera ni d’être adroits ni d’être intelligents.
Un tel système, je le répète, se situe pratiquement aux antipodes de celui qui a produit l’art populaire auquel on doit cette magnifique éclosion artistique à l’époque de la Renaissance italienne que nos esprits cultivés du jour daignent eux-mêmes parfois saluer. Il en est donc résulté l’inverse de ce que l’ancien système des métiers avait donné : la mort de l’art et non sa naissance ; en d’autres termes, la détérioration du cadre de vie, c’est-à-dire purement et simplement la fin du bonheur. Malédiction qui s’étend à toutes les couches de la société : depuis ces misérables dont notre classe, la bourgeoisie, commence seulement à découvrir la déchéance avec horreur et incrédulité ; depuis ces pauvres hères que la nature accule aux efforts les plus désespérés, gaspillant ainsi la divine énergie impartie à chacun, condamnés à rivaliser pour obtenir finalement moins qu’une niche et moins qu’une plâtrée de chien ; depuis ces pauvres gens, dis-je, jusqu’aux meilleurs esprits, aux gens bien logés, bien nourris, bien vêtus, éduqués à prix d’or, mais indifférents à tout, hormis peut-être, à la poursuite du malheur considérée comme l’un des beaux-arts.
Il doit y avoir quelque chose qui ne va pas dans le domaine des arts, à moins que le bonheur de vivre ne s’étiole entre les murs de la civilisation. D’où vient ce mal qui le mine ? La machine, direz-vous ? Laissez-moi vous répondre : j’ai vu un jour une citation, tirée d’un poète sicilien de l’Antiquité, où, applaudissant à l’édification d’un moulin à eau qui dispenserait de la corvée du moulin à bras, l’auteur chantait le travail ainsi libéré. C’est ce type d’espérance qui guide naturellement l’inventeur de machines permettant d’économiser de la main-d’œuvre, comme l’on dit. Je dis « naturellement », car personne ne peut nier qu’il existe certains travaux indispensables qui n’ont rien d’agréable en soi, et une foule d’autres qui, sans être nécessaires, sont pénibles ; même si, par ailleurs, j’ai déclaré que le plaisir doit accompagner le travail dont l’art peut faire partie. Le recours aux machines pour réduire effectivement ce type de travail aurait mérité que l’on y dépensât des trésors d’ingéniosité. Est-ce le cas ? Il suffit de regarder le monde où nous vivons pour se demander avec John Stuart Mill si toute la machinerie des temps modernes a allégé la besogne quotidienne d’un seul travailleur. D’où vient que nos espoirs aient été si cruellement déçus ? A n’en point douter, c’est que, à l’époque toute récente où l’on a effectivement inventé quantité de machines, le but n’était nullement de supprimer les aspects pénibles d’une tâche donnée. Quand on parle de « machines permettant d’économiser de la main-d’œuvre », c’est une ellipse ; cela veut dire en fait « machines qui permettent de faire des économies sur le coût de la main-d’œuvre elle-même » : car celle-ci, à peine dégagée d’un côté, sera reversée de l’autre sur des machines supplémentaires que l’on mettra en service. Aujourd’hui une doctrine qui, comme je l’ai expliqué, s’est d’abord affirmée dans le cadre du système des ateliers, s’impose partout, bien que le système de l’Usine soit encore loin d’avoir atteint son apogée. Quels sont les points principaux de cette doctrine ? La recherche du profit est considérée comme le but essentiel de toute industrie ; on estime superflu de s’interroger sur l’utilité des marchandises, une fois produites, tant qu’elles trouveront des acheteurs à un prix qui laissera en récompense au patron capitaliste une plus-value, une fois octroyé au travailleur le plus bas niveau de bien-être et de satisfaction des besoins vitaux que l’on sera en mesure de lui imposer. Quasiment tout le monde, je l’ai dit, a adopté la doctrine selon laquelle l’industrie a pour seul but le profit du capitaliste et l’emploi du travailleur ; elle a pour corollaire que le travail n’a nécessairement aucune limite, et qu’il serait encore plus criminel qu’inepte de chercher à lui en imposer, quels que soient les dommages causés à la communauté par la production et la vente des marchandises actuellement fabriquées.
Si l’art a dépéri, c’est à cause du mythe qui veut que le commerce devienne une fin en soi (l’homme étant fait pour le commerce, au lieu du commerce pour l’homme), et non pas à cause de l’appareillage incident résultant de la mise en pratique ici ou là de ce dogme erroné. Les machines, les chemins de fer et les inventions du même ordre qui de fait nous dominent complètement à présent, auraient pu rester sous notre contrôle, si nous ne nous étions pas obstinés à rechercher le profit et à généraliser le travail coûte que coûte, instaurant ainsi quelque temps cette anarchie corrompue et corruptrice qui a usurpé le nom de Société. Mon dessein, ici ce soir, comme toujours, est d’appuyer le mécontentement que vous inspirent une telle anarchie et ses résultats manifestes. Car je ne vous ferai pas l’insulte de croire que vous êtes satisfaits de l’état actuel des choses ; satisfaits de voir toute beauté, par exemple, disparaître de nos belles cités ; satisfaits de l’horreur sordide du pays noir, de la laideur hideuse de Londres, la ville que Cobbett a nommée la reine des verrues ; satisfaits de la vulgarité abjecte qui entoure de tous côtés la vie du civilisé ; satisfaits en fin de fonder votre existence sur l’écœurant dénuement dont quelques échos nous parviennent à nouveau comme d’une contrée aussi lointaine qu’infortunée, vouée a priori pour nous à rester dans l’oubli, mais qui constitue, je le répète, les fondations obligées de notre société, de notre anarchie.
Chaque personne présente ici s’est fait, j’en suis sûr, une idée, aussi vague soit-elle, des solutions qu’appellent ces problèmes de civilisation, comme on dit par euphémisme. Je sais également que vous sont connus les préceptes propres au système de l’économie, cette véritable religion, qui ont supplanté les commandements des anciennes religions en ce qui concerne le devoir, béni, de porter secours aux nécessiteux. Or, s’il est vrai que lorsqu’un ami aide un ami, tous deux, celui qui donne et celui qui reçoit, s’en trouvent mieux, il est vrai aussi que lorsqu’un riche aide un pauvre, les deux y perdent, sans doute parce qu’ils ne sont pas amis. Et vous avez tous ici en tête, j’en suis certain, la vision idéale d’une situation meilleure que la nôtre – je veux parler d’une conception qui ne se réduise pas à la mise en œuvre de simples palliatifs pour guérir les tares de notre civilisation.
Or, il me semble que l’idéal de temps meilleurs, que les esprits les plus avancés de notre classe bourgeoise considèrent comme possible et souhaitable, présente les traits suivants : à la base de la société se situera une classe nombreuse de personnes besogneuses sans sophistication excessive (sinon, elles ne pourraient exécuter les tâches grossières leur incombant), qui devront jouir d’une vie décente (sans que leur bien-être corresponde en rien à notre bien-être bourgeois) et qui recevront une certaine éducation (si elles en sont capables) sans surcharge excessive de travail : je parle de surcharge par rapport à un travailleur manuel ; car même ainsi allégée, leur journée de travail serait encore passablement lourde pour un membre des classes raffinées. L’existence de cette classe n’ébranlera en rien la conscience de la classe supérieure. De cette dernière sortiront les directeurs ou capitaines du travail (en d’autres termes les usuriers), les directeurs de conscience, religieux et littéraires (clergé, philosophes, journalistes) et pour finir, si quelqu’un y songe, les directeurs de l’art. Ces deux classes, accompagnées ou non d’une troisième, dont les fonctions restent indéterminées, coexisteront dans un esprit généralisé de bonne volonté, la classe supérieure aidant l’autre sans le moindre sentiment de condescendance d’un côté, ni d’humiliation de l’autre. La classe inférieure sera parfaitement satisfaite de son sort, et il n’y aura pas l’ombre d’un antagonisme entre les deux classes. Toutefois (puisque même un Utopisme de ce style laisse subsister l’idée d’une nécessaire concurrence entre les individus) la classe inférieure, outre les avantages dont elle sera gratifiée et le respect dont elle jouira, aura l’avantage supplémentaire d’avoir un horizon d’espoir devant les yeux : l’espoir pour chacun de se hisser jusqu’à la classe supérieure et de laisser derrière lui la chrysalide du travail. Et la classe inférieure, au besoin, disposera aussi d’une mesure de pouvoir politique ou parlementaire en bonne et due forme, tous les hommes (ou presque) étant égaux devant les urnes, à ceci près qu’ils sont susceptibles d’être achetés, comme tout le reste.
Voilà me semble-t-il, l’idéal libéral bourgeois d’une société réformée : le monde entier devenu bourgeois, grand ou petit ; la paix sous l’égide du commerce concurrentiel ; l’esprit tranquille ; une bonne conscience vis-à-vis de tous et de chacun : « Que le meilleur gagne et malheur aux vaincus ! »
Je n’ai rien à redire, absolument rien, si c’est réalisable. Sait-on jamais ? Peut-être dans un tel système la religion, la morale, les arts, les lettres, les sciences s’épanouiraient-ils, transformant la terre en paradis. Mais n’en a-t-on pas déjà un peu tâté ? Combien d’orateurs, dès qu’ils grimpent sur une estrade, ne se félicitent-ils pas de notre marche rapide vers cet âge béni ! Il me semble que les politiciens, dans tous leurs discours publics de portée générale, ne manquent quasiment jamais de souligner, quand ils oublient les thèmes partisans, et tout aussi souvent quand ils s’en souviennent, la prospérité grandissante des classes laborieuses. Cela dit, loin de moi l’intention de ne pas rendre à César ce qui appartient à César : je pense qu’il y a beaucoup de gens qui croient profondément à la mise en œuvre d’un tel idéal, tout en étant conscients du tragique fossé qui nous en sépare actuellement. Il existe des hommes, je le sais, qui sacrifient leur temps, leur argent, leurs plaisirs, leurs préjugés même, pour en hâter l’avènement ; des hommes qui abhorrent les conflits et qui adorent la paix, des hommes désintéressés, courageux, généreux. Qu’ont-ils réalisé ? En quoi sont-ils plus proches de leur idéal d’une Communauté bourgeoise qu’ils ne l’étaient à l’époque du Projet de Loi de Réforme ou à celle de l’abrogation des Lois céréalières ? Si ces hommes se sont rapprochés du grand changement souhaité, peut-être est-ce de ce que leur armure d’autosatisfaction est désormais fêlée ; de ce qu’ils commencent à voir, à présent, que doit être supprimé, non pas telle ou telle manifestation du système de commerce de concurrence, mais le système lui-même. Quant à s’être rapprochés de l’idéal qu’ils prônent d’un système devenu, grâce à des réformes, à la fois plus humain et plus honnête, ils en sont à peu près aussi proches que moi de la lune quand je me perche au sommet d’une meule de foin. Je n’insisterai pas sur la question des salaires, hormis pour souligner le contraste monstrueux entre les riches et les pauvres, qui est l’essence même de notre système. Je vous rappelle que maintenue en dessous d’un certain seuil la pauvreté signifie la déchéance et l’esclavage pur et simple.
Or, j’ai vu la déclaration qu’a faite l’un de ces grands bourgeois optimistes, pour dire que le revenu annuel moyen d’un ménage ouvrier anglais s’élève à cent livres. Je ne crois pas à ces chiffres ; je suis sûr qu’ils sont gonflés par la prise en compte de salaires payés en période d’inflation, et qu’ils ne reflètent aucunement la situation précaire de la plupart des travailleurs. Je ne souhaite pas non plus que l’on se retranche à l’abri de moyennes ; en tout cas, ces moyennes sont gonflées par la prise en compte des hauts salaires versés à certaines catégories de travailleurs employés à des postes spéciaux pour les régions industrielles ; l’on y a également inclus les mères de famille employées en usine, (les victimes d’une pratique parfaitement odieuse à mes yeux) et diverses autres considérations du même ordre que les faiseurs de moyennes nous laissent le soin de découvrir tout seuls. Et là n’est même pas le fond du problème. Quand bien même plusieurs millions de travailleurs gagneraient-ils en moyenne cent livres par an (alors que des milliers et des milliers de citoyens oisifs s’estiment pauvres avec un revenu dix fois supérieur) : je n’y vois pas la moindre consolation ni au fait qu’à l’entrée des docks de Poplar un millier d’hommes robustes font la queue pratiquement toute la journée dans l’attente qu’on en embauche quelques-uns, à des tarifs de misère, ni au fait qu’un ouvrier agricole anglais a toutes les chances de ne recevoir que dix shillings par semaine, somme que les fermiers estiment ruineuse... Si les moyennes doivent nous consoler alors que continuent ce genre de choses, pourquoi s’arrêter à la classe ouvrière ? Pourquoi ne pas prendre tout le monde en compte, depuis le duc de Westminster jusqu’au bas de l’échelle, pour ensuite porter aux nues le revenu moyen de l’Anglais ?
Laissons de côté les moyennes, si vous le voulez bien, et regardons la vie des gens et leurs misères, pour essayer d’en saisir l’ampleur. Je voudrais vous faire remarquer une chose : réussiriez-vous à inscrire dans les faits, ne serait-ce qu’en partie, votre idéal bourgeois ou radical, il y a et il y aura toujours, dans le cadre du système de concurrence, un cadavre dans le placard. Il est possible de créer, et nous y sommes déjà parvenus, une masse considérable de citoyens moyens, aisés, se situant à la lisière des classes bourgeoises : des artisans prospères, de petits marchands, des gens de ce niveau. Et je dois dire entre parenthèses, qu’en dépit de toutes ses vertus innées, c’est une classe qui ne fait guère honneur à notre civilisation ; car, s’il est vrai qu’une sorte de bestiale abondance caractérise leur alimentation, ils sont mal logés, mal éduqués, écrasés sous le poids de superstitions avilissantes, étrangers aux plaisirs raisonnables et dépourvus du moindre sens du beau. Mais laissons cela de côté. Je conçois fort bien que l’on puisse accroître la proportion de cette classe dans la société sans modifier fondamentalement le système. Il n’en demeure pas moins qu’au-dessous subsiste et subsistera une autre classe dont nous ne nous débarrasserons jamais tant que prévaudra le principe bien connu : « Que le meilleur gagne et malheur aux vaincus ! » Cette classe est celle des Victimes. Je tiens par-dessus tout à ce qu’on ne les oublie pas (et je ne crois pas qu’il nous sera loisible de les oublier dans les semaines à venir), et à ce qu’on ne se console pas avec des moyennes de ce que les richesses des riches et l’aisance des gens aisés reposent sur l’effroyable masse de misère ignoble, inutile et vaine, dont on vient d’entendre parler un peu, un tout petit peu. Après tout nous savons qu’il s’agit là d’une réalité et nous ne pouvons nous en consoler qu’en espérant être à même, si nous sommes attentifs et diligents (ce que nous sommes bien rarement), d’en restreindre considérablement le champ. Je vous le demande : un tel espoir est-il digne de notre fameuse civilisation avec ses croyances supérieures, ses préceptes de haute morale, ses maximes politiques claironnantes. Trouverez-vous scandaleux que l’on puisse nourrir un autre espoir, et concevoir l’idéal d’une société où nulle classe ne serait constamment avilie au profit de la Communauté ? Car je souhaiterais vous rappeler une chose : cette classe de dénuement absolu, située au plus bas de l’échelle, s’ouvre comme un précipice sous les yeux de la classe ouvrière, qui, en dépit de toutes les moyennes que l’on voudra, mène une existence précaire. S’il se fait battre au jeu de la vie, un riche est condamné à une éclipse sans gloire ; un homme aisé perdra son indépendance et sa stabilité, mais le travailleur, lui, sera plongé dans l’enfer d’une chute irrémédiable. J’espère que rares, du moins parmi vous, sont ceux qui peuvent apaiser leur conscience en se disant que les classes laborieuses, imprévoyantes et dépensières, courent d’elles-mêmes à leur ruine. C’est vrai pour quelques-uns, évidemment, les philosophes stoïques de haute volée n’étant guère plus nombreux parmi les journaliers que chez les riches ou les bourgeois. Mais ignorons-nous le mal que la masse des pauvres éprouve à survivre ; économes au point de trahir leur nature (l’homme ayant dans sa nature d’aimer le plaisir et la joie), ils n’en tombent pas moins au fond du précipice. Comment le nier, quand nous voyons tout autour de nous, dans notre propre classe, des hommes qui échouent dans la vie sans qu’il en aille de leur faute, beaucoup d’entre eux étant plus utiles à la société et plus aptes que ceux qui réussissent ; ce qui n’est pas très surprenant dès que l’on se situe dans cet état de guerre que nous appelons le système de concurrence illimitée, où le meilleur atout est un cœur endurci et l’absence de scrupules. Il est impossible de réaliser l’idéal libéral qui cherche à réformer notre système actuel pour instaurer un état de suprématie de classe modérée. Parce que le présent système n’est après tout rien d’autre qu’une guerre implacable et perpétuelle. Que la guerre prenne fin, et le commerce, tel que nous le comprenons actuellement, s’arrête. Que l’on cesse de fabriquer ces montagnes de marchandises qui ne servent à rien, ou qui ne sont utiles qu’aux esclaves ou à leurs maîtres, et l’art de nouveau servira à déterminer les choses utiles et celles qu’il est inutile de produire. Car l’on ne devrait rien produire qui ne procure du plaisir au producteur comme à l’utilisateur. C’est ce plaisir de produire qui, entre les mains des travailleurs, donne naissance à l’art. Ainsi l’art servira-t-il à faire le tri entre la peine perdue et le travail utile, alors qu’aujourd’hui, comme je l’ai expliqué tout à l’heure, on ne prend jamais la mesure du travail inutile : à partir du moment où quelqu’un se donne de la peine, l’on considère qu’il sert à quelque chose, quel que soit l’objet de son labeur.
En vérité le gâchis constitue l’essence même du commerce de concurrence, le gâchis qui résulte du chaos de la guerre. Ne vous laissez pas abuser par l’ordre qui règne en apparence au sein de notre société ploutocratique. Il en va de cette nouvelle forme de guerre comme des plus anciennes : elles ont cet air extérieur de paix sublime. Comme il est rassurant de suivre le pas cadencé du régiment ! Que les officiers ont l’air paisibles et distingués ! Comme le canon brille ! Les entrepôts du meurtre sont propres comme un sou neuf. Les registres du sergent-major et de l’adjudant-chef ont un air de parfaite innocence ; les ordres du pillage et de la destruction tombent avec un calme et une précision qui symbolisent la bonne conscience. Tel est le masque qui précède la moisson détruite et la ferme incendiée, les corps estropiés, la mort prématurée des braves, la détresse du foyer. Combien de récits nous invitent à réfléchir à pareils désastres, pur effet de cette belle décence dont est emprunt à nos pauvres yeux domestiques le visage de la science militaire civilisée. L’on nous a assez montré l’envers des triomphes guerriers. Et en même temps jamais on ne nous le montrera assez puissamment. Or je dis que le commerce concurrentiel porte un masque identique, avec les contours bien nets de son ordre respectable, ses discours sur la paix et les bienfaits des échanges entre les peuples, etc. Toute son énergie, la précision de tous ses rouages ont en fait un seul but : tirer d’autrui ses moyens de subsistance, sans aucune considération pour le reste et quelles que soient les conséquences qui en résultent pour les individus sur le modèle des guerres menées par le fer et le feu, où tout se subordonne à une cible unique. Il existe au moins un aspect des choses qui rend la guerre dont je parle pire que la guerre traditionnelle : quand l’autre était intermittente celle-ci est incessante, perpétuelle. Ses chefs, ses capitaines ne se lassent jamais de proclamer qu’elle doit durer jusqu’à la fin des temps, qu’elle est le summum de la création de l’homme et de son séjour terrestre. Aux capitaines s’adressent ces louanges :
Pour eux, et pour eux seuls, s’affaire une année d’hommes,
Soumis à des tourments trop noirs pour qu’on les nomme,
Qui besognent sans fin ; malgré leur ignorance
Ils n’en tournent pas moins avec beaucoup d’aisance,
Un volant actionnant de pointus engrenages
Pour écorcher, pincer, et abattre l’ouvrage.
Qu’est-ce qui peut renverser un système effroyable doté d’une telle force interne, aussi profondément enraciné dans l’égoïsme, l’abrutissement et la lâcheté d’hommes besogneux et bornés ; un système qui, outre sa force interne, est protégé de toute attaque par l’anarchie environnante qu’il a engendrée ? Ce sera le rejet délibéré de cette anarchie, et l’ordre différent qui en sortira, qui est en train d’en sortir sous nos yeux ; un ordre inclus dans l’organisation interne du système qu’il est appelé à détruire. Le plein développement du système industriel, depuis les anciens métiers jusqu’au système de l’usine et des machines en passant par le système des ateliers, d’un côté a empêché les travailleurs de tirer désormais tout plaisir de leur travail, ou d’espérer y déployer leurs talents et leur art. Mais il les a par ailleurs soudés en une grande classe et les a conduits, à partir même de l’oppression et de cette vie monotone qu’il leur imposait, à percevoir la solidarité de leurs intérêts et l’antagonisme opposant ces intérêts à ceux de la classe capitaliste. Depuis le début de cette civilisation commerciale, ils ressentent le besoin de s’affirmer en tant que classe. Je l’ai déjà dit : il leur est impossible de se fondre avec les classes moyennes pour fonder le règne universel d’une société bourgeoise modérée dont certains ont rêvé. Bon nombre de ces travailleurs peuvent néanmoins connaître une ascension sociale ; ils s’intègrent aussitôt à la classe moyenne, en tant que détenteurs de capital, fût-ce sur une échelle réduite, et exploiteurs de main-d’œuvre. Mais reste toujours une classe inférieure, qui, à son tour, recueille ceux qui sont vaincus dans la bataille. Processus qui tend à s’accélérer avec le rapide essor des grandes usines et des grands magasins balayant les vestiges des petits ateliers dont les employés peuvent espérer un jour devenir petits patrons, ainsi que les petits marchands. Ainsi donc, conscients de ne pouvoir s’affirmer en tant que classe (la concurrence, si elle veut se perpétuer, les en empêchant par la force des choses), ils ont commencé à considérer que l’association répondait à leur tendance naturelle, de même que la concurrence pour les capitalistes. Eux au moins ont désormais l’espoir de mettre un terme définitif à la déchéance sociale.
Si je suis parmi vous ce soir, c’est parce qu’à mon avis cet espoir est en train de gagner les classes moyennes. Je vous engage à l’accueillir, persuadé que réside dans son seul accomplissement la double promesse d’une renaissance de l’Art et d’une authentique culture des classes moyennes, dont l’absence est si fortement soulignée par la vulgarité sordide de tous les aspects extérieurs de notre existence, même chez ceux d’entre nous qui sont riches. Il en est qui verront, je le sais, dans cette possibilité de bannir la déchéance sociale, plus de raisons de craindre que d’espérer. Ceux-là se consoleront en pensant que cette histoire de Socialisme n’est qu’un épouvantail, tout au moins en Angleterre ; que le prolétariat y est sans espoir, et qu’il restera donc tranquille dans un pays où le développement accéléré et quasiment achevé du commercialisme a brisé la capacité des classes inférieures à se regrouper ; dans un pays où par ailleurs les regroupements existants, les Syndicats, établis pour le progrès de la classe ouvrière en tant que telle, sont déjà devenus des organismes conservateurs et obstructifs, manipulés par les politiciens bourgeois à des fins partisanes ; dans un pays où, la proportion de districts urbains et industriels dépassant de si loin celle de districts ruraux, la santé physique des citoyens, qui ont cessé de grossir les rangs de la paysannerie, et qui sont devenus des citadins nés de citadins, se détériore davantage chaque année ; dans un pays où, en dernier lieu, l’éducation est si en retard.
Il se peut qu’en Angleterre la masse de la classe ouvrière soit sans espoir ; et qu’il ne sera pas difficile de la garder soumise pendant un certain temps, peut-être même assez longtemps. Mais cet espoir est crapuleux, je le dis franchement : c’est miser sur la déchéance des ouvriers. Seuls des patrons d’esclaves, ou leurs parasites, peuvent nourrir un tel espoir. Je crois, toutefois, que l’espoir grandit au sein de la classe ouvrière anglaise elle-même. Une chose est sûre en tout cas : les mécontents existent. Peut-on s’en étonner, alors que l’on fait injustement souffrir des hommes ? Lequel d’entre nous se contenterait de dix shillings hebdomadaires pour faire vivre sa famille ? Lequel serait satisfait d’avoir à vivre dans une soue pour le prix d’un bon logement ? Ne croyez-vous pas qu’alors, si notre lutte pour survivre nous en laissait le temps, nous nous intéresserions de plus près à ceux qui nous réduisent à cet état sous prétexte que la société l’exige, quand ils vivent eux-mêmes dans l’opulence ou dans l’aisance ? Croyez-moi, le mécontentement s’étend. Et j’invite tous ceux qui pensent qu’il y a mieux à faire que de gagner de l’argent pour le seul plaisir d’en gagner, à favoriser la métamorphose de ce mécontentement en espérance, pour que soit revendiquée la renaissance de la société. Et ce n’est point la frayeur qui m’inspire, mais mon propre mécontentement et ma soif de justice.
Néanmoins, s’il en est parmi vous qui sont effrayés du mécontentement tel que nous le sentons et le connaissons, je ne puis leur dire que leur peur est sans fondement. Je représente ici le Socialisme de reconstruction ; mais il y a aussi des gens se proclamant Socialistes dont l’objectif n’est pas de reconstruire, mais de détruire ; des gens qui estiment que l’état actuel des choses est aussi monstrueux qu’insupportable (ce en quoi ils n’ont pas tort), et que la seule solution consiste à porter à la société des coups répétés au prix de n’importe quel sacrifice, pour en hâter l’ébranlement et la chute. Ne vaut-il pas la peine, je vous le demande, de s’opposer à une telle doctrine en substituant au mécontentement un espoir de changement qui engage à reconstruire ? En attendant, soyez certains que le jour du changement finira par advenir, quel qu’en soit le retard. Les classes moyennes s’apercevront un jour du mécontentement des prolétaires. Certains d’ici là auront renié leur classe pour lier leur sort à celui des travailleurs, poussés par l’amour de la justice ou un sens aigu des réalités. Quant au reste, le jour où leur conscience s’éveillera, de deux choses l’une : soit ils abandonneront leur sens moral, qui est certes aux trois quarts factice, mais authentique pour le quart restant ; soit ils seront contraints de faire place nette. Dans les deux cas, j’ai la conviction absolue que le changement interviendra, sans que rien ne puisse sérieusement retarder cette renaissance. En même temps je sais pertinemment qu’il dépend largement de la bourgeoisie que l’éducation du mécontentement devant précéder cette nouvelle naissance prenne ou non un tour violent. Qu’on fasse obstruction à cette renaissance, et qui sait à quels accès de violence nous serons conduits, au point peut-être de renier cette éthique bourgeoise dont nous sommes si fiers ? Si au contraire nous la favorisons, si nous nous consacrons tout entiers à l’avènement de la vérité, qu’avons-nous à craindre ? Ni notre propre violence en tous les cas, ni notre tyrannie.
Je vous le répète : les choses sont déjà trop avancées, et trop de gens parmi nous affirment, en paroles au moins, leur amour de la justice, pour que les classes moyennes cherchent à maintenir le prolétariat dans son présent état d’esclavage vis-à-vis du capital, dès lors qu’elles y réfléchissent sérieusement, sauf à causer leur propre perte, quel que soit l’aboutissement final. Je ne peux m’empêcher d’espérer qu’il y en a parmi vous sur lesquels plane déjà comme une ombre cette peur de déchoir quand on cautionne consciemment l’injustice, et qui brûlent d’échapper à cette tyrannie inculte dont parle Keats : une tyrannie conforme, en vérité, à la condition générale des riches. A ceux-là j’ai un dernier mot ou deux à dire, pour les supplier de renier leurs privilèges de classe et d’unir leur sort à celui des travailleurs. Certains d’entre eux sont peut-être dissuadés de favoriser activement la cause qu’ils ont épousée par leur réticence à s’organiser. On retombe ici sur le défaut total de sens pratique si répandu en Angleterre, notamment parmi les personnes les plus cultivées, et tout particulièrement, permettez-moi de le dire, au sein de nos vénérables universités. En tant que propagandiste Socialiste, j’implore ardemment ceux qui partagent mes vues de nous apporter leur concours actif, le double concours de leur temps et de leurs talents s’ils le peuvent, ou à tout le moins, le concours de leur argent dans toute la mesure de leurs moyens. Vous qui êtes d’accord avec nous, ne nous fuyez pas sous prétexte que nous n’avons ni manières délicates ni langage raffiné, ni même ce sens de l’action avisée et prudente qu’a détruit en nous la longue oppression due au commerce de concurrence.
L’art est long, mais la vie est courte : réalisons quelque chose au moins avant de mourir. Nous visons la perfection, sans trouver de moyen parfait d’y parvenir. Contentons-nous de rejoindre ceux dont les objectifs sont corrects et les moyens honnêtes et réalistes. Croyez-moi : si en ces temps de combat nous attendons la perfection dans nos alliances, nous périrons avant d’avoir rien accompli. C’est maintenant qu’il vous faut nous aider, vous que le hasard de la naissance a contribué à rendre sages et cultivés. Et à travers le soutien que vous apporterez aux efforts que nous déployons quotidiennement pour le triomphe de la cause, pénétrez-nous de votre sagesse et de votre culture supérieures ; et peut-être serez-vous aidés à votre tour par le courage et l’espoir de ceux qui n’ont ni toute votre sagesse ni toute votre culture. Souvenez-vous que nous n’avons à notre disposition qu’une seule arme pour lutter contre cet égoïsme institutionnalisé que nous combattons : cette arme, c’est l’Union. Oui, et ce doit être une union manifeste, dont nous pouvons éprouver la réalité dans notre commerce avec les autres, qui sont hostiles ou indifférents à notre cause. C’est la fraternité organisée qui se doit de rompre le sort jeté par la Ploutocratie anarchique. Un homme qui a une idée en tête risque de passer pour un fou. Deux hommes qui défendent la même idée sont peut-être des sots, il y a peu de chances qu’ils soient fous. Avec une dizaine d’hommes qui partagent la même idée, l’action commence. A partir d’une centaine, l’attention est attirée, on parle de fanatiques. Ils sont mille et la société se met à trembler. Ils sont cent mille, c’est la guerre généralisée, et la cause remporte des victoires substantielles et tangibles. Et pourquoi s’arrêter à cent mille ? Pourquoi ne seraient-ils pas cent millions ? Et la paix régnera sur la terre. Vous et moi qui partageons la même idée, c’est nous qui détenons la réponse à cette question.