L’Afrique du Nord : une leçon de démocratie

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Se basant sur un examen du système économique et la structure sociale des grandes nations modernes, les marxistes désignent la guerre actuelle comme une guerre impérialiste. La civilisation capitaliste a dépassé son apogée et les deux grandes guerres mondiales représentent des tentatives désespérées de l’impérialisme pour émerger d’une situation sans issue. La tâche de ceux qui veulent œuvrer à un développement supérieur de l’humanité n’est pas de collaborer à cette entreprise sans espoir mais d’ouvrir une issue en posant les fondements d’un ordre social nouveau.

Cette vérité fondamentale est obscurcie pour un temps par des considérations superficielles comme « la défense nationale », « la lutte pour la démocratie », « la lutte contre la ploutocratie », etc. Cela correspond dans les masses à des sentiments plutôt vagues, dont la propagande gouvernementale s’empare, qu’elle pervertit et utilise pour dissimuler les objectifs réels de la guerre.

L’explication socialiste ne doit cependant pas demeurer ensevelie dans les têtes de quelques révolutionnaires. En dépit de tous les développements de la guerre, chaque développement important de la guerre, qu’il se situe sur le plan militaire ou celui de la politique intérieure ou extérieure, confirme l’analyse socialiste.

Le plus récent de ces développements est l’invasion de l’Afrique du Nord. C’est important parce que c’est la première grande offensive entreprise par le plus puissant des belligérants. Précisément du fait de cette importance, cet événement ne peut pas ne pas nous aider à voir le caractère réel de cette guerre. Interrompant les informations au public américain le 7 novembre, Roosevelt a annoncé que les forces américaines avaient débarqué en Afrique « afin de prévenir une invasion de l’Afrique par l’Allemagne et l’Italie ». Ni Roosevelt ni aucune autre source n’a donné de détails sur les préparatifs d’invasion qu’on aurait pu observer. Apparemment, même le conservateur New York Times s’est senti obligé de donner à cette histoire le titre de « Les Etats-Unis font face à la menace » en mettant entre guillemets le mot de « menace ».

Roosevelt devait répéter la formule d’Hitler, qui envahit de même la Norvège pour « prévenir une invasion par l’Angleterre ». Mais qu’est-ce donc qui justifie les retentissantes accusations contre le « mensonge » des nazis ? Examinons d’un peu plus près les préparatifs de l’opération militaire en Afrique du Nord. L’attitude conciliatrice du gouvernement américain à l’égard de la clique de Vichy a été longtemps l’objet de critique des libéraux qui étaient étonnés de « l’énigme du Département d’Etat ». Le lendemain de l’invasion de l’Afrique du Nord, le secrétaire d’Etat Hull [1] s’est empressé de donner la clé du mystère. Il a indiqué les divers objectifs de la politique américaine à l’égard de Vichy, et surtout de maintenir des relations diplomatiques. Le premier objectif était :

« Possibilité pour le gouvernement américain d’obtenir de semaine en semaine des informations hautement importantes virtuellement de l’intérieur du territoire contrôlé par l’Allemagne et d’Afrique du Nord, concernant les activités subversives de l’Axe et autres phases importantes de la situation internationale ».

« Enfin, le plus important, de paver la voie et préparer le terrain de la façon la plus efficace possible à la planification et à l’envoi d’une expédition militaire dans la Méditerranée occidentale, et d’aider les mouvements qui soutiennent les opérations britanniques plus à l’Est ».

Ainsi le secrétaire d’Etat Hull se vantait-il allègrement de ce que les représentants diplomatiques américains dans le territoire de Vichy faisaient un travail de Cinquième Colonne. Il était également révélé à Londres que les groupes d’espions du Maroc avaient pendant longtemps été « en contact avec les Britanniques à Gibraltar par l’intermédiaire des fonctionnaires américains en Afrique ».

Bien entendu, nous ne songeons pas à nous indigner de tout cela. Les moyens utilisés par Washington sont imposés par la sévère lutte qu’il mène contre Berlin : l’objectif de la lutte n’est rien moins que la domination du monde. Mais c’est précisément pourquoi ces moyens sont exactement les mêmes que ceux d’Hitler. Cette idée très simple et très claire nous oblige à dire : toutes les considérations « morales » au moyen desquelles l’un ou l’autre camp essaie de dissimuler ses objectifs ne sont que des mensonges. La similitude des méthodes découle bien évidemment de la similitude des objectifs impérialistes. Tout de suite après l’invasion de l’Afrique du Nord, un porte-parole du Département d’Etat déclarait :

« Les envois américains de ravitaillement aux indigènes d’Afrique du Nord nous ont donné la possibilité de placer dans cette zone, outre nos consuls et fonctionnaires déjà en poste, une vingtaine d’Américains qui connaissaient parfaitement le français et ont été formés pour développer les bons sentiments à l’égard des Etats-Unis ».

Pendant plus de trois ans, la presse et la radio américaines ont usé des pages et des kilowatts d’indignation à propos des méthodes d’infiltration nazies. Leur indignation morale doit maintenant chercher d’autres cibles. Si les Allemands savaient comment utiliser le « tourisme », les Américains ne l’étaient pas moins à pratiquer la « philanthropie ». Un peu plus de cynisme d’un côté, un peu plus d’hypocrisie de l’autre : telle est la seule différence entre les « méthodes fascistes » et les « méthodes démocratiques ».

Quelques jours avant le débarquement en Afrique du Nord, le New York Times rappelait encore le caractère « infâme » de la mission Kurusu[2] qui avait couvert les plans du Japon pour son attaque dans le Pacifique. Désormais le Times et ses confrères devront observer plus de réserve dans leur indignation morale, à moins qu’ils ne suggèrent une intéressante comparaison avec les actes récents du service diplomatique américain en Afrique du Nord.

Fascistes démocrates ou démocrates fascistes ?[modifier le wikicode]

Quand le secrétaire d’Etat Cordell Hull a révélé le secret de la politique américaine avec Vichy, il a souligné qu’il était maintenant évident que Washington n’avait aucun penchant pour la clique de Vichy et a manifesté un certain dédain à l’égard d’Américains moins intelligents qui n’ont pas été capables de le comprendre depuis le début. Le journaliste présent a noté qu’

« il était clair que le Secrétaire prenait un vif plaisir à répliquer aux nombreux critiques de la politique de l’administration dans ce domaine au cours des deux dernières années ».

Le Département d’Etat a également révélé que :

« Les relations avec Vichy n’ont pas été maintenues à cause de quelque sympathie pour les dirigeants de Vichy et les Etats-Unis n’ont cessé de manifester leur mépris pour les Français qui jouaient le jeu allemand ».

Mais le « vif plaisir » de M. Hull, à répondre aux critiques de l’Administration, devait être de courte durée, car, tandis que M. Hull parlait à Washington, les représentants des Etats-Unis à Alger ne montraient guère leur « mépris » à quelques-uns des Français qui avaient joué le jeu allemand, à savoir l’amiral Darlan et sa clique. Au « scandale de Vichy » succédait le « scandale Darlan », d’une infiniment plus grande dimension.

Darlan, comme le lecteur s’en souvient, était le chef de la Marine nommé par Daladier. Lors de la débâcle de 1940, ce « démocrate » ne pensa qu’à un accord avec Hitler, se rallia à Pétain, devint ultérieurement « chef du gouvernement » à Vichy et « héritier » de Pétain. Pour trouver plus aisément un langage commun avec Hitler, il soumit la France à un règne de terreur.

Maintenant, cet ancien démocrate devenu fasciste est devenu un démocrate ex-fasciste et s’emploie, comme nous l’a assuré le 18 novembre le major Akers, un des chefs militaires américains en Afrique du Nord, à « libérer » la France Bien qu’obligés d’omettre d’instructifs épisodes, nous allons essayer de suivre la métamorphose de Darlan, de geôlier en libérateur. C’est une histoire vraiment fantastique pour ceux qui conservent des illusions sur la démocratie bourgeoise. Mais les faits sont les faits.

Pendant les trois premiers jours, les informations étaient confuses et rares. Le lundi 9 novembre, le lendemain du débarquement, tandis que les combats continuaient à Oran et au Maroc, on rapportait qu’un armistice avait été signé à Alger et « approuvé » par Darlan qui se trouvait en Algérie lors de l’arrivée des troupes américaines.

Le mardi 10 novembre, des sources américaines assurèrent que « l’amiral Darlan, chef des forces armées de Vichy, est maintenant aux mains des Alliés à Alger, hébergé par un général américain qui le traite conformément à sa position ». En réalité, le même jour, Berlin avait déjà annoncé que « Darlan a donné son allégeance à la cause des Nations unies ». L’annonce officielle par le commandement américain en Afrique ne vint pas avant quatre jours. Le 11 novembre, la radio de Vichy sous contrôle allemand fit connaître le texte d’un appel lancé par « le prisonnier » Darlan, disant : « J’assume l’autorité sur l’Afrique du Nord au nom du maréchal... Les organismes politiques et administratifs demeurent ». Le côté américain ne confirma pas cette information qui se révéla finalement authentique.

Le vendredi 13 novembre, Darlan radio-diffusa une nouvelle proclamation annonçant qu’il exerçait le commandement en Afrique du Nord et se terminant ainsi :

« Tous les gouverneurs et résidents doivent rester à leurs postes et continuer leur administration en se conformant aux lois existantes, comme par le passé... Vive le Maréchal ! »

Cette nouvelle provenait de nouveau de Vichy, sans aucun commentaire américain. En fait, interrogé sur Darlan le 10 novembre, le général Eisenhower, commandant américain en Afrique du Nord, « laissa entendre que les développements politiques n’avaient aucune place aujourd’hui dans les importants développements militaires ».

Berlin et Vichy, comme on voit, étaient très bien informés de chacune des initiatives de Darlan et le secret conservé par le commandement américain n’œuvrait que pour priver d’informations le peuple américain. Nous admettons que la nouvelle concernant Darlan était assez difficile à lancer. Le 14 novembre arriva finalement l’annonce officielle par le commandement américain que « Darlan et Eisenhower agiraient en coopération pour la défense de l’Afrique du Nord ». Ce n’est pas pour rien que le New York Times, qui décidément sait utiliser les guillemets, appelait Eisenhower le commandant en chef de l’« armée de libération ». Entretemps, Darlan assumait de plus en plus de fonctions gouvernementales. Il avait changé de maître mais pas de méthodes : un de ses collaborateurs annonça qu’il était disposé à « mettre fin à toutes les manifestations ».

Le 16 novembre, on apprenait que Darlan avait « créé un corps législatif pour l’assister ». Hourra pour la démocratie ! On indiquait que Gaston Bergery[3], ambassadeur de Vichy en Turquie, se ralliait à Darlan, ainsi que Flandin et Pucheu [4]. Flandin était un politicien réactionnaire qui avait été pendant peu de temps le ministre des affaires étrangères de Pétain. Pucheu, en tant que ministre de l’intérieur de Darlan, avait arrêté et emprisonné des milliers de Français opposés au nazisme et avait aidé les Allemands à dresser les listes de ceux qui devaient faire face aux pelotons d’exécution nazis.

A ce moment, le scandale atteignit des proportions vraiment dangereuses pour le camp anglo-américain. Le mythe démocratique, si nécessaire aux impérialistes, était sérieusement discrédité. Roosevelt devait intervenir et, le 17 novembre, il fit une déclaration qui ne changeait rien, mais consola ceux qui avaient envie de l’être. Le cœur de cette déclaration était que les Etats-Unis faisaient « un arrangement temporaire » avec Darlan, mais la déclaration laissait prudemment planer le doute sur ce que signifiait « temporaire » : ou bien seulement pour la brève durée des combats réels en Afrique du nord ou jusqu’à la conclusion finale et la paix mondiale. En tout cas, le régime Darlan était celui de l’Afrique du Nord pour une période indéfinie.

Partout, les libéraux, effrayés de l’abîme ouvert par le scandale Darlan sautaient sur la déclaration de Roosevelt, ne pensant qu’à une chose : fermer les yeux, car la réalité apporte des surprises trop désagréables.

Le commentaire final sur la déclaration de Roosevelt vint dans une dépêche d’Afrique du nord en date du 18 novembre annonçant que « partout où c’était possible, l’administration locale serait confiée aux mêmes personnes qui en étaient chargées avant la campagne ». Comme la tête de l’administration d’Afrique centrale est aussi la même qu’auparavant, à savoir Darlan, chacun peut voir le grand changement produit par le passage du fasciste au camp démocratique.

Notons encore comment les chefs militaires américains expliquent leur accord avec Darlan. Le 15 novembre, le général Clark[5], adjoint d’Eisenhower, exprimait son « plaisir » de traiter avec Darlan, et « démentait tout projet d’ingérence dans les affaires françaises ». Eisenhower lui-même avait préalablement déclaré, pour expliquer ses arrangements avec Darlan que « le développement politique n’est pas de mise à présent ». Garder Darlan en fonction était donc expliqué par « une abstention de la politique » et surtout de l’ingérence dans les affaires françaises. Quelle hypocrisie !

Une bourgeoisie sans perspective[modifier le wikicode]

L’invasion de l’Afrique du Nord et la politique américaine ont provoqué une nouvelle division de la bourgeoisie française. Elle était déjà divisée en deux factions : les collabos — eux-mêmes divisés entre Paris et Vichy — et les gaullistes. Une troisième vient d’apparaître : les darlanistes. La question des perspectives de la bourgeoisie française a été posée une fois de plus. Pour essayer de l’analyser, il nous faut revenir en arrière.

Il est impossible de comprendre quelque chose à l’histoire de France de ces dernières années sans partir du fait fondamental qu’en juin 1936, ce pays a été sur le seuil de la révolution prolétarienne. L’offensive révolutionnaire a été trahie par les dirigeants traîtres des ouvriers, les Jouhaux[6], Blum, Thorez, grâce à cet instrument de perfidie, le Front populaire. Mais si la bourgeoisie française est sortie momentanément sauvée de cette épreuve, elle est restée infirme, sans perspective d’avenir, comme un bateau qui a échappé à la tempête mais qui a perdu son gouvernail

C’est ainsi qu’elle est entrée dans une guerre où elle n’avait rien à gagner et tout à perdre. La débâcle militaire n’a fait qu’aggraver sa confusion. Terrorisée par la rapide victoire d’Hitler, il lui fallait abandonner sa traditionnelle attitude d’opposition à l’Allemagne. Le gouvernement de Vichy s’est engagé dans la « collaboration ». Dans l’ensemble, la bourgeoisie l’a suivi, mais sans enthousiasme. D’un côté, une minorité souhaitait une collaboration plus active avec l’Allemagne. De l’autre, une minorité moins bruyante, qui a grandi assez vite, avait les yeux fixés sur l’Angleterre et l’Amérique. La majorité ne pensait qu’à survivre d’un jour à l’autre, se compromettant le moins possible et s’efforçant de sauver ce qui pouvait l’être. Economiquement, la majorité de la bourgeoisie s’est mise à travailler pour l’Allemagne ; mais la pauvreté économique et les incertitudes quant à la victoire finale de l’Allemagne ont empêché les pétainistes d’ouvrir dans cette direction une perspective à long terme, de créer une politique consistante, capable d’unir toute la classe et de lui ouvrir un avenir.

Dans une telle situation de crise et de désintégration, avec toutes les valeurs traditionnelles détruites, alors que la classe n’a aucune perspective générale unificatrice mais dérive, des considérations momentanées l’emportent. Chacun interprète l’intérêt national à sa façon et tout changement de la situation militaire provoque des sauts d’un camp dans l’autre — des « trahisons ». Après la disparition de la dynastie impériale en 1911, les généraux chinois ont été célébrés dans le monde entier pour la façon dont ils ont su changer de camp. Aussi allons-nous prendre les généraux ou plutôt les amiraux français pour illustrer ce phénomène

La « crise de conscience » de Darlan semble n’avoir pas duré plus de douze heures. Samedi 8 novembre, au matin, il envoie des soldats et marins français se faire tuer par les Américains et dans la soirée, il fait « un arrangement » avec les Américains comme il avait auparavant « collaboré » avec les Allemands. Pro-allemand et pro-fasciste au petit déjeuner, il est allé au lit dans la soirée pro-américain et démocrate.

Trois ou quatre factions se disputent maintenant le droit de parler au nom de « l’intérêt national ». Mais c’est un jeu dangereux car il révèle aux masses françaises, dans leurs couches les plus profondes, la désintégration de la conscience politique de la bourgeoisie française, son incapacité à jouer un rôle dirigeant, et prépare ainsi la conscience des masses à un renversement total de la société capitaliste.

Selon les normes des « démocrates » bourgeois, le régime d’Afrique du Nord aurait dû être un gouvernement gaulliste. Il y a quelque temps un politicien amateur écrivait sur « la clique monarchiste française libre de de Gaulle, qui sent si mauvais que Washington redoute de la reconnaître pleinement de crainte d’aliéner la sympathie française à la cause alliée ».

Tout le monde est maintenant témoin du souci de décence de Washington et de son respect pour les sentiments du peuple français ! En fait, à l’étape actuelle de la conscience des masses françaises, le régime de Gaulle répondrait beaucoup plus aux besoins de la démocratie bourgeoise qu’un régime Darlan. Mais l’installation d’un gouvernement de Gaulle ne pourrait se faire en Afrique du Nord que par une lutte politique contre les dirigeants de Vichy, couplée avec une action militaire. Cela aurait pu constituer une invite à l’insubordination des troupes françaises contre leurs chefs pro-fascistes. Même si cette révolte avait eu lieu au nom du patriotisme et de la démocratie, cela aurait créé un précédent dangereux. De plus, le patriotisme militant du mouvement de Gaulle risquerait à un moment ou un autre d’entrer en conflit avec les intérêts américains, alors que la servilité cynique de Darlan a déjà fait la preuve de sa docilité dans l’expérience avec les nazis. La conclusion générale est que la démocratie, même bourgeoise, est la dernière chose qui compte dans les « arrangements » impérialistes.

Last but not least, nous ne devons pas oublier que tout cela s’est produit non pas en France mais en Afrique du Nord, un pays colonial où les Français sont une petite minorité au milieu d’une population de 15 millions d’Arabes férocement exploités par l’impérialisme français. L’idée la plus avancée dans l’esprit de Roosevelt est d’apporter aux peuples d’Afrique du Nord, « les quatre libertés ». Une dépêche d’Oran, du 15 novembre nous apprend que « les troupes françaises qui coopèrent avec les Américains ont fait un raid contre un village près d’Oran pour reprendre des armes dont les Arabes s’étaient emparés dans la confusion et sur les récents champs de bataille ». On peut aisément comprendre que le commandement américain n’avait rien de plus urgent que d’arriver à s’entendre avec les grands proconsuls impérialistes qu’il trouvait là en fonction : Noguès, Esteva, Chatel [7]. Mieux, il est possible qu’après que Darlan ait donné ce qu’il peut donner, les Américains le laissent tomber. Les libéraux écriront qu’enfin la démocratie a triomphé. Il est à peine utile d’ajouter que, si Darlan s’en va, toute l’administration impérialiste française restera en fonction, l’accord avec Darlan ne faisant que couronner cette opération.

Tout se met en place[modifier le wikicode]

La collaboration des Américains avec Darlan doit avoir de profondes répercussions non seulement en France, mais dans toute l’Europe. Pendant des années, des millions d’hommes ont connu des souffrances intolérables sous le talon de fer des nazis. Nombre d’entre eux ont imaginé que leur libération se ferait par les troupes anglo-américaines. Le premier acte du commandant de ces troupes après le premier débarquement a été de collaborer avec un laquais des bourreaux nazis, qui a découvert que quelques heures suffisaient pour passer d’un camp dans l’autre. Le peuple, qui souffre encore et qui lutte sous ses propres Darlan, apprendra vite et bien — on peut en être sûrs — la leçon politique à tirer de cet événement ignoble.

Un syndicaliste français[8], qui venait de s’évader de France et est arrivé à Londres, a dit le 19 novembre qu’« en quelques jours le président Roosevelt a perdu 75 % de son prestige dans les masses françaises » du fait de son accord avec Darlan et que « le peuple français est consterné et indigné ». On peut le croire.

L’impérialisme anglo-saxon est dans un sens pris à son propre piège. Pour dissimuler ses buts de guerre, il se présente en champion de la liberté contre les nazis. Les crimes hitlériens ont donné un semblant de réalité à cette affirmation aux yeux des masses. Mais tôt ou tard, puisque la guerre n’est pas menée pour la libération mais pour la domination, le mythe démocratique doit craquer et les masses voir la réalité impérialiste. Le « libérateur » vient offrir aux peuples le geôlier d’hier.

Le caractère réel de cette guerre va ainsi être révélé petit à petit aux larges masses. Les espoirs se changent en consternation et indignation. Les promesses des deux camps se révèlent des mensonges. Tout va se mettre en place. Quant à nous, nous laissons aux autres la tâche de s’étonner ou de se scandaliser. Notre seule arme contre des adversaires puissamment armés, c’est la vérité. Notre force, c’est que nous nous appuyons sur la réalité sociale. Et ainsi nous pourrons nous féliciter quand les choses apparaîtront dans leur vraie lumière.

L’indignation contre les « démocraties » se tournera inévitablement contre les mouvements qui ont scellé leur destinée politique à l’impérialisme angloaméricain. Cela inclut tous les groupes démocrates pro-alliés, staliniens compris. Dans tous les pays d’Europe, la collaboration avec Darlan, qu’elle soit longue ou courte, est un coup contre ces tendances et facilite grandement le travail des révolutionaires conséquents, qui n’ont jamais enseigné aux masses à se tourner pour leur salut vers un camp impérialiste ou l’autre. Les avertissements des révolutionnaires sont confirmés, leur autorité ne peut que grandir dans les masses.

En dépit de tous les incidents initiaux, les deux camps prennent des positions de plus en plus symétriques sur la scène historique. Darlan, utilisé à son tour par Hitler et Roosevelt, symbolise cette symétrie. L’« Ordre nouveau » d’Hitler a déjà révélé son vide. Des deux côtés de la scène, les masques tombent. Cela veut dire que nous approchons du dernier acte, celui où entrera en scène un nouveau personnage, le prolétariat révolutionnaire.

  1. Cordell Hull (1871-1955) fut secrétaire d’Etat de Roosevelt, de 1933 à 1944.
  2. Samuro Kuruzu (1888-1954), diplomate japonais qui rendit visite aux Etats-Unis pour les rassurer sur les intentions pacifiques de son pays à la veille de l’attaque de Pearl Harbour.
  3. Gaston Bergery (1892-1974), député radical, gendre du bolchevik Krassine, initiateur du Front commun, ambassadeur sous Vichy.
  4. Pierre-Etienne Flandin (1889-1958), homme politique de droite, ancien président du conseil en 1934-1935, avait été ministre des affaires étrangères de Pétain après le renvoi de Laval.
  5. Mark W. Clark (1896-1984), adjoint d’Eisenhower, en mission secrète en AFN, y commanda d’abord, puis en Italie en 42-43. Pour Eisenhower cf. p. 81.
  6. Léon Jouhaux (1879-1954), secrétaire général de la CGT de 1909 à 1940.
  7. Le général Paul Noguès (1876-1971) était résident général au Maroc depuis 1936, l’amiral Jean-Paul Esteva (1880-1951), en Tunisie depuis 1940 et Yves Chatel, nommé par Pétain, créature de Darlan, Gouverneur général de l’Algérie.
  8. Yvon Morandat (1913-1972) était de la CFTC.