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L’Énigme de l'URSS
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 21 juin 1939 |
Deux traits caractérisent aujourd’hui la politique des grandes puissances. Premièrement, l’absence de tout système et de toute continuité dans leur action. Pendant cette dernière période, le pays qui était le modèle même de la pesante stabilité, la Grande-Bretagne, a manifesté des oscillations particulièrement fantastiques. A l’époque de l’accord de Munich, en septembre de l’année dernière, Chamberlain célébra une « nouvelle ère de paix » basée sur la coopération des quatre puissances européennes. Le mot d’ordre officieux des conservateurs était à l’époque de laisser aux Allemands les mains libres à l’Est. Aujourd’hui, tous les efforts du gouvernement britannique sont concentrés sur la conclusion d’un accord avec Moscou contre l’Allemagne. La Bourse de Londres, qui avait accueilli à l’époque l’accord de Munich par une hausse, adapte aujourd’hui son état nerveux au cours des négociations anglo-soviétiques. La France suit humblement l’Angleterre dans ses zigzags : elle n’a rien d’autre à faire. L’élément stable dans la politique de Hitler, c’est sa dynamique agressive, mais c’est tout. Personne ne sait dans quelle direction l’Allemagne va porter son prochain coup. Il est possible que Hitler lui-même ne le sache pas encore aujourd’hui. Les péripéties de la loi sur la « neutralité » aux États-Unis sont une illustration de ce même thème.
Le second trait de la politique internationale, étroitement lié au premier, est que personne ne croit en la parole de personne ni même en la sienne. Tout accord suppose un minimum de confiance mutuelle et une alliance militaire plus que tout autre. Mais les conditions des négociations anglo-soviétiques montrent pourtant clairement qu’une telle confiance n’existe pas. Ce n’est nullement une question de morale abstraite, c’est simplement que la situation objective actuelle des puissances mondiales, pour lesquelles le monde est devenu trop étroit, exclut toute possibilité d’une politique suivie qui puisse prévoir les événements et sur laquelle on puisse s’appuyer. Chaque gouvernement essaie de s’assurer au moins deux possibilités. D’où l’épouvantable duplicité de la politique mondiale, son hypocrisie et son caractère convulsif. Plus le pronostic général se profile, inévitable, et tragique, suivant lequel l’humanité court les yeux fermés à une nouvelle catastrophe, plus il est difficile d’émettre des pronostics de détail sur ce que feront demain l’Angleterre ou l’Allemagne, de quel côté sera la Pologne et quelle position prendra Moscou.
On manque particulièrement de données pour répondre à la deuxième question. La presse soviétique ignore presque la politique internationale. La raison pour laquelle M. Strang est allé à Moscou et ce qu’il y fait ne regardent pas le citoyen soviétique. Les dépêches de l’étranger sont généralement imprimées en dernière page et le plus souvent présentées de façon « neutre ». On annonce la conclusion du traité d’alliance italo-allemand, la fortification des îles d’Aaland, comme si tout cela arrivait sur Mars. Cette feinte objectivité sert au Kremlin pour garder les mains libres. La presse mondiale a plus d’une fois parlé au cours des derniers mois de P « impénétrabilité » des méthodes du Kremlin. Nous nous rapprocherons d’autant plus de la résolution de l’énigme « impénétrable » que nous remplacerons les spéculations sur les sympathies ou antipathies subjectives de Staline par une évaluation objective des intérêts de l’oligarchie soviétique que Staline ne fait que personnifier.
Les ressorts essentiels de la politique du Kremlin[modifier le wikicode]
Personne ne « veut » la guerre et beaucoup la « haïssent » plus que tout. Cela signifie seulement que chacun aimerait atteindre son but par des moyens pacifiques. Mais cela ne veut nullement dire qu’il n’y aura pas la guerre. Les objectifs, hélas, sont contradictoires et ne permettent aucune conciliation. Moins que personne, Staline ne désire la guerre parce que, plus que quiconque, il a des raisons de la craindre. Il a pour cela suffisamment de raisons. Les « purges », monstrueuses tant par leur échelle que par leurs méthodes, reflètent l’intolérable tension des rapports entre la bureaucratie soviétique et le peuple. La fleur du parti bolchevique, les dirigeants de l’économie et de la diplomatie, ont été exterminés. La fleur de l’État-major, les héros et idoles de l’armée et de la marine ont été passés par les armes. Staline ne s’est pas livré à cette épuration par caprice, comme un despote oriental : il y a été contraint par sa lutte pour conserver le pouvoir. II faut bien le comprendre.
Si l’on suit jour par jour les événements en U.R.S.S. à travers la presse soviétique en lisant attentivement entre les lignes, il devient tout à fait clair que la couche dirigeante sent qu’elle est l’objet de la haine générale. Dans les masses populaires, court la menace : « Si la guerre éclate, on va leur montrer ! ». La bureaucratie tremble pour ses positions fraîchement conquises. La prudence est le trait dominant de son chef, surtout sur la scène mondiale. L’esprit d’audace lui est parfaitement étranger. Il est vrai qu’il n’hésite pas à employer la violence, mais seulement à condition d’être sûr d’avance de l’impunité. Par ailleurs, il recourt aux concessions et bat en retraite lorsque l’issue de la lutte lui paraît incertaine. Le Japon ne se serait jamais lancé dans une guerre contre la Chine s’il n’avait su d’avance que Moscou ne prendrait pas avantage de ce prétexte favorable pour intervenir. Au congrès du parti en mars de cette année, Staline a dit pour la première fois publiquement que, dans le domaine économique, l’Union soviétique était encore très loin derrière les pays capitalistes. Il lui fallait faire cet aveu, non seulement pour expliquer le bas niveau de vie des masses, mais pour justifier ses reculs en politique étrangère. Staline est prêt à payer très cher, pour ne pas dire n’importe quel prix, pour la paix : non pas qu’il « haïsse » la guerre, mais il a mortellement peur de ses conséquences.
De ce point de vue, il n’est pas difficile d’évaluer les bénéfices comparés pour le Kremlin des deux branches de l’alternative : accord avec l’Allemagne ou alliance avec les « démocraties ». L’amitié avec Hitler signifierait la disparition immédiate du danger de guerre survie front Ouest et du coup une diminution importante de ce danger en. Extrême-Orient. Une alliance avec les démocrates ne signifierait que la possibilité de recevoir une aide en cas de guerre. Sans cloute, s’il ne reste d’autre issue que la guerre, vaut-il mieux avoir des alliés que de rester isolé. Mais le problème fondamental de Staline n’est pas de se ménager les conditions les plus favorables en cas de guerre, mais d’éviter celle-ci. C’est là le sens caché des déclarations réitérées de Staline, Molotov et Vorochilov, selon lesquelles l’U.R.S.S. « n’a pas besoin d’alliés ».
Il est vrai qu’on dit maintenant qu’une reconstitution de l’Entente est un moyen sûr d’empêcher la guerre. Personne, cependant, ne nous explique pourquoi l’Entente n’a pas atteint son but, il y a vingt-cinq ans. La création de la Société des Nations était justement motivée par le fait qu’autrement la division de l’Europe en deux camps irréconciliables devait infailliblement conduire à une nouvelle guerre.
Aujourd’hui, à la suite de l’expérience de la « sécurité collective », les diplomates sont arrivés à la conclusion que la division de l’Europe en deux camps irréconciliables pouvait conjurer le danger de guerre. Le croira qui veut ! En tout cas, le Kremlin, lui, n’y croit pas. Un accord avec Hitler serait la garantie de l’intégrité des frontières de l’U.R.S.S. à la condition que Moscou se coupe totalement de la politique européenne. C’est tout ce que veut Staline. L’alliance avec les démocraties ne garantirait les frontières soviétiques que dans la mesure où elle garantirait aussi toutes les autres frontières européennes, faisant de l’U.R.S.S. un garant et excluant ainsi toute possibilité de politique de neutralité soviétique. Espérer qu’une reconstitution de la Triple Entente pourrait perpétuer le statu quo en excluant la possibilité de violation d’une frontière quelconque, c’est vivre au royaume des chimères. Peut-être le danger de guerre, pendant un certain temps, serait-il moins pressant pour PU.R.S.S. ; en revanche, il serait infiniment plus étendu. Pour Hitler, une alliance de Moscou avec Londres et Paris signifierait qu’il aurait désormais contre lui tout de suite trois États, quelle que soit la frontière qu’il aurait violée. Devant un tel risque, il choisirait le plus probablement l’enjeu le plus élevé, c’est-à-dire la campagne contre l’U.R.S.S. Dans ce cas l’ « assurance » fournie par l’Entente pourrait facilement se transformer en son contraire.
Sous tous les autres rapports également, l’accord avec l’Allemagne serait la meilleure décision pour l’oligarchie de Moscou. L’Union soviétique pourrait fournir systématiquement à l’Allemagne toutes les matières premières et les vivres qui lui manquent. L’Allemagne pourrait fournir à l’Union Soviétique des machines, des produits manufacturés et même les brevets techniques nécessaires à l’industrie en général comme à l’industrie en particulier. Pris dans l’étau formé par l’alliance des deux géants, la Pologne, la Roumanie et les États Baltes n’auront d’autre possibilité que d’abandonner toute idée de politique autonome et de se contenter des modestes bénéfices tirés de la collaboration et des opérations de transit. Moscou accorderait volontiers à Berlin la liberté totale en politique étrangère dans toutes les directions sauf une. Dans ces conditions, celui qui parlerait encore de la « défense des démocraties » serait tout de suite traité au Kremlin de trotskyste, agent de Chamberlain, mercenaire de Wall Street — et tout de suite fusillé.
Dès les premiers jours du régime national-socialiste, Staline a systématiquement et avec persévérance manifesté qu’il était prêt à l’amitié avec Hitler. Cela a pris souvent la forme de déclarations publiques mais plus souvent encore d’allusions, de silences lourds de significations ou, au contraire, d’affirmations qui pouvaient passer inaperçues aux yeux des citoyens soviétiques mais qui allaient infailliblement là où elles devaient aller. W. Krivitsky, l’ancien chef du service des renseignements soviétiques en Europe, a décrit récemment le travail mené en coulisses dans ce sens. Ce n’est qu’après avoir essuyé des répliques très hostiles à cette politique soviétique, de la part d’Hitler, que commença le tournant vers la Société des Nations, la sécurité collective et les Fronts populaires. Ce nouveau refrain diplomatique, appuyé par les grosses caisses, les cymbales et les saxophones du Comintern est devenu ces dernières années de plus en plus dangereux pour les tympans. Mais à chaque accalmie, on a pu entendre les notes plus douces, quelque peu mélancoliques, mais plus intimes destinées aux oreilles de Berchtesgaden Sous cette apparente dualité, il existe une évidente unité interne.
Toute la presse mondiale a attiré l’attention sur la^sincérité avec laquelle Staline, dans son rapport au dernier congrès du parti, en mars de cette année, a fait des avances à l’Allemagne, tout en attaquant l’Angleterre et la France, comme « fauteurs de guerre habitués à faire tirer les marrons du feu par les autres ». Mais le discours supplémentaire de Manouilsky sur la politique du Comintern est passé complètement inaperçu : il avait pourtant été rédigé aussi par Staline. Pour la première fois, Manouilsky a remplacé la revendication traditionnelle de la libération des colonies par un nouveau mot d’ordre : « La réalisation du droit à disposer d’eux-mêmes des peuples asservis par les États fascistes… Le Comintern exige donc la libre autodétermination de l’Autriche…, des Sudètes…, de la Corée…, de Formose, de l’Abyssinie. » En ce qui concerne l’Inde, l’Indochine, l’Algérie et les autres colonies britanniques et françaises l’agent de Staline se borne au souhait inoffensif d’une « amélioration de la condition des masses laborieuses ». Il exige en même temps que la lutte de libération des peuples coloniaux soit désormais « subordonnée aux intérêts de la lutte contre le fascisme, le pire ennemi des travailleurs ». En d’autres termes, les colonies anglaises et françaises doivent, selon la nouvelle théorie du Comintern, soutenir les pays qui les gouvernent contre l’Allemagne, l’Italie et le Japon.
La contradiction frappante entre les deux discours est en fait un trompe-l’œil. Staline s’est réservé la partie la plus importante du travail, proposer directement à Hitler une alliance contre les « fauteurs de guerre » démocratiques. Il a chargé Manouilsky de faire peur à Hitler avec la perspective d’un rapprochement entre I’U.R.S.S. et les « provocateurs » démocratiques et, expliquant incidemment à ces derniers les énormes avantages qu’ils trouveraient dans une alliance avec l’U.R.S.S. : personne d’autre que le Kremlin, le vieil ami des peuples opprimés, ne pourrait inspirer aux colonies l’idée qu’il leur fallait faire confiance à leurs maîtres démocratiques en cas de guerre avec le fascisme. Ce sont là les ressorts de la politique du Kremlin, l’unité derrière ses contradictions apparentes. Du début à la fin, elle est déterminée par les intérêts de la classe dirigeante qui a abandonné tous les principes sauf celui de l’auto-préservation
La mécanique nous enseigne que la force est déterminée par la masse et la vitesse. La dynamique de la politique extérieure de Hitler a assuré à l’Allemagne une position de commandement en Europe, et dans une certaine mesure dans le monde entier. Pour combien de temps, c’est une autre question. Si Hitler se retenait (s’il pouvait se retenir), Londres tournerait une fois de plus le dos à Moscou. D’un autre côté, la réponse de Moscou aux propositions de Londres qu’on attend d’heure en heure, dépend beaucoup plus de Hitler que de Staline. Si Hitler répond enfin aux avances diplomatiques de Moscou, Chamberlain essuiera un refus. Si Hitler hésite ou semble hésiter, alors, le Kremlin fera tout pour faire traîner les négociations. Staline ne signera un traité avec l’Angleterre que s’il est convaincu qu’une alliance avec Hitler est hors de sa portée.
Dimitrov, le secrétaire du Comintern, exécutant les ordres de Staline a annoncé, aussitôt après les accords de Munich, un calendrier précis des prochaines campagnes de conquêtes de Hitler. La Hongrie serait soumise au printemps de 1939 ; à l’automne de cette même année la Pologne serait envahie. Le tour de la Yougoslavie viendrait l’année suivante. En automne 1940, Hitler envahirait la Roumanie et la Bulgarie. Au printemps 1941, les attaques seraient dirigées contre la France, la Belgique, la Hollande, le Danemark et la Suisse. Enfin, en automne 1941, l’Allemagne serait en mesure de commencer son offensive contre l’Union soviétique.
Il est possible que cette information ait été obtenue par le service de renseignements soviétiques, sous une forme évidemment moins précise. Mais il est également possible qu’elle n’ait été que le produit de pures spéculations dont le but serait de montrer que l’Allemagne s’apprête d’abord à écraser ses voisins occidentaux et seulement ensuite à retourner ses armes contre l’Union soviétique. Dans quelle mesure Hitler se conformera-t-il au calendrier de Dimitrov? Les suppositions et le plan des diverses capitales européennes tournent aujourd’hui autour de cette question.
Le premier chapitre du plan mondial de Hitler — la création d'une vaste base nationale plus un tremplin en Tchécoslovaquie — est terminé. La prochaine étape de l’agression allemande peut avoir deux variantes. Soit un accord immédiat avec l’U.R.S.S. pour avoir les mains libres au Sud-Ouest et à l’Ouest ; dans ce cas, les projets concernant l’Ukraine, le Caucase, l’Oural prendront place dans le troisième chapitre de Hitler. Ou encore — frapper immédiatement à l’Est. Dans ce cas, l’offensive vers l’Ouest constituerait le troisième chapitre.
Un accord durable avec Moscou, tout à fait dans l’esprit de la tradition de Bismarck, ne représenterait pas seulement pour l’Allemagne un immense avantage économique, mais lui permettrait aussi d’avoir une politique mondiale active. Cependant, dès le premier jour de son arrivée au pouvoir, Hitler a toujours refusé la main tendue de Moscou. Ayant écrasé les « marxistes » allemands, Hitler ne pouvait, dès les premières années, affaiblir sa position à l’intérieur du pays par un rapprochement avec Moscou « marxiste ». Les considérations de politique extérieure étaient cependant plus importantes. Pour amener les Anglais à fermer les yeux sur le réarmement illégal de l’Allemagne et sur les violations du traité de Versailles, Hitler a été obligé de jouer le rôle de défenseur de la culture européenne contre la barbarie bolchevique. Ces deux facteurs ont perdu, depuis, beaucoup de leur force. En Allemagne, les deux partis social-démocrate et communiste, déshonorés par leur honteuse capitulation devant les nazis, sont aujourd’hui quantité négligeable. A Moscou, tout ce qui reste du marxisme, ce sont quelques pauvres bustes de Marx.
La création d’une nouvelle couche privilégiée en U.R.S.S. et la répudiation de la politique de l’Internationale, renforcés par l’extermination en masse des révolutionnaires, ont considérablement diminué la peur que Moscou inspirait au monde capitaliste. Le volcan est éteint, la lave s’est refroidie. Sans doute les États capitalistes travailleraient-ils volontiers, aujourd’hui comme toujours, à faciliter la restauration du capitalisme en U.R.S.S. Mais ils ne considèrent plus ce pays comme le foyer de la révolution. Ils n’ont nul besoin désormais d’un chef pour une croisade à l’Est. Hitler lui-même a compris avant les autres la signification sociale des purges de Moscou et des parades judiciaires ; car lui au moins n’ignorait pas que ni Zinoviev ni Kamenev ni Rykov, ni Boukharine ni le maréchal Toukhatchevsky, ni des dizaines et des centaines d’autres révolutionnaires hommes d’État, diplomates, généraux, n’étaient pas ses agents.
La nécessité pour Hitler d’hypnotiser Downing Street avec la notion de leur communauté d’intérêts face à l’U.R.S.S. est tombée aussi lorsque Hitler eût reçu de l’Angleterre plus qu’il n’en espérait — tout ce qu’il pouvait en attendre sans avoir recours aux armes. S’il ne va néanmoins pas à la rencontre du Kremlin, c’est évidemment parce qu’il a peur de FU.R.S.S. Avec sa population de 170 millions d’habitants, ses richesses naturelles inépuisables, les succès indiscutables de son industrialisation, le développement de ses moyens de communication, l’U.R.S.S. — — c’est ainsi que raisonne Hitler — va s’emparer rapidement de la Pologne, de la Roumanie, des États Baltes et pèsera de toute sa masse sur les frontières allemandes, justement au moment où le IIIe Reich sera engagé dans la lutte pour un nouveau partage du monde. Pour s’emparer des colonies anglaises ou françaises, il lui faut assurer préalablement ses arrières et Hitler caresse l’idée d’une guerre préventive contre FU.R.S.S.
Il est vrai que l’état-major allemand connaît bien, d’après l’expérience passée, les difficultés de l’occupation de la Russie ou même seulement de l’Ukraine. Cependant, Hitler compte sur l’instabilité du régime de Staline. Quelques défaites sérieuses de l’Armée rouge, pense-t-il, vont suffire à faire tomber le gouvernement du Kremlin ? Et comme il n’existe dans le pays aucune force organisée et que même l’émigration blanche est totalement étrangère au peuple, après la chute de Staline, le chaos régnera longtemps, et cela pourra être utilisé, d’une part pour le pillage direct — saisie des réserves d’or, exportation de toutes sortes de matières premières, etc. — d’autre part, pour l’offensive à l’Ouest. Le fait que les relations commerciales entre l’Allemagne et FU.R.S.S. n’aient pas été interrompues — on parle à nouveau de l’envoi à Berlin d’une délégation d’économistes soviétiques — n’est nullement la preuve que cette période de paix doive se prolonger. Dans le meilleur des cas, cela signifie que l’échéance de la guerre n’a pas encore été fixée. Des crédits de quelques centaines de millions de marks ne retarderont pas la guerre d’une heure, parce que, pendant la guerre, on ne compte plus en centaines de millions, mais en dizaines de milliards parce qu’il s’agit de conquérir des pays et des continents, de repartager le monde. Les crédits perdus passeront si nécessaire sur les menus frais des grosses entreprises. D’un autre côté, l’offre de nouveaux crédits peu avant l’ouverture des hostilités n’est pas une mauvaise méthode pour désorienter l’ennemi. En tout cas, c’est précisément maintenant, au moment critique des négociations anglo-soviétiques, que Hitler est en train de décider de la direction que prendra son agression : l’Est ou l’Ouest?
Les futures alliances militaires[modifier le wikicode]
Il peut sembler que la distinction entre le « deuxième » et le « troisième » chapitres de la prochaine expansion allemande soit une construction intellectuelle pédante : la reconstitution de la Triple Entente enlèverait à Hitler la possibilité de réaliser ses plans par étapes et d’échelonner ses attaques, parce que, indépendamment du lieu où commencera le conflit, il s’étendra vite à toutes les frontières de l’Allemagne. Mais cette idée n’est pourtant vraie qu’en partie. L’Allemagne occupe une position centrale par rapport à ses futurs ennemis ; elle peut manœuvrer en jetant ses réserves le long des lignes d’opérations intérieures vers les fronts les plus importants. Pour autant que l’initiative des opérations lui appartiendra — et au début de la guerre, elle lui appartiendra certainement — l’Allemagne choisira, à tout moment, l’ennemi principal, considérant les autres fronts comme secondaires. L’unité d’action entre l’Angleterre la France et l'U.R.S.S. peut évidemment réduire de façon significative la liberté d’action du haut commandement allemand ; c’est en effet pour cela qu’une alliance tripartite est nécessaire. Mais il faudrait qu’elle se réalise effectivement. En attendant la lutte intense qui se déroule autour des termes des négociations démontre à elle seule que chacun des partenaires veut conserver sa liberté d’action dans la future alliance. Si l’un ou l’autre des membres de la nouvelle Triple Entente trouvait plus avantageux de se retirer au moment du danger, Hitler est tout à fait prêt à lui fournir la base juridique pour déchirer le traité ; il suffira de couvrir l’ouverture des hostilités de manœuvres politiques telles qu’il sera très difficile de déterminer qui est P « agresseur » — tout au moins pour celui des membres de l’entente qui a intérêt à obscurcir la question. Mais, même en dehors de ce cas limite de « trahison » ouverte, subsiste la question du degré d’application du pacte. Si l’Allemagne frappe à l’Ouest, l’Angleterre viendra rapidement au secours de la France avec toutes ses forces, parce que la question du sort de la Grande-Bretagne elle-même sera posée là et à ce moment.
Mais la situation serait toute différente si l’Allemagne lançait le gros de ses forces à l’Est. L’intérêt de l’Angleterre et de la France n’est évidemment pas que l’Allemagne obtienne une victoire décisive sur FU.R.S.S., mais elles n’auraient rien contre l’affaiblissement réciproque de ces deux puissances. Les tâches de Hitler à l’Est, compte tenu de la résistance probable de la Pologne et de la Roumanie, de l’immensité des espaces et de la masse de la population, seraient si énormes qu’elles exigeraient, même si le cours des opérations était favorable, des forces considérables et beaucoup de temps.
Pendant cette première période, que les événements peuvent allonger ou abréger, l’Angleterre et fa France en profiteraient pour se renforcer relativement, mobiliser, transporter des troupes anglaises à travers le Channel, concentrer leurs forces, choisir le moment favorable, laissant l’Armée rouge supporter seule tout le poids de l’attaque allemande. Si, l’U.R.S.S. se trouvait dans une situation difficile, les alliés pourraient poser pour leur aide de nouvelles conditions que le Kremlin aurait du mal à refuser. Quand Staline a dit, en mars, devant le congrès du parti, que l’Angleterre et la France avaient intérêt à pousser à la guerre entre l’Allemagne et l’U.R.S.S., afin d'intervenir au dernier moment avec des forces fraîches, comme arbitres, il n’avait pas tort.
Mais il est également exact, que, si Hitler détourne ('attention en faisant du remue-ménage autour de Danzig, puis attaque à l’Ouest avec toutes ses forces, Moscou voudra utiliser tous les avantages de sa position. Pour cela, les pays limitrophes seront de gré ou de force ses alliés. Une invasion directe de la Pologne par Hitler éveillerait sans doute rapidement de la méfiance en U.R.S.S. et le gouvernement de Varsovie appellerait lui-même l’Armée rouge à son secours. Au contraire, en cas d’attaque de Hitler à l’Ouest ou au Sud, la Pologne, et aussi la Roumanie, avec l’approbation tacite du Kremlin, s’opposeraient de toutes leurs forces à toute entrée de l’Armée rouge sur leur territoire. L’essentiel du poids de l’attaque allemande reposerait ainsi entièrement sur la France et Moscou attendrait. Le nouveau pacte aura beau avoir été formulé de façon précise sur le papier, le traité tripartite n’est pas tellement une alliance militaire qu’un triangle d’intérêts antagonistes. Les soupçons de Moscou sont d’autant plus justifiés qu’on n’arrivera jamais à avoir la France contre l’Angleterre ou l’Angleterre contre la France, mais que ces pays trouveront toujours un langage commun pour faire pression ensemble sur Moscou. Hitler peut utiliser avec profit ces contradictions entre les alliés eux-mêmes.
Mais pas pour longtemps. Dans le camp totalitaire, les contradictions exploseront aussi, peut-être un peu plus tard, mais de façon d’autant plus violente. Même en laissant de côté la lointaine Tokyo, l’ « Axe » Berlin-Rome n’apparaît durable et sûr qu’en raison de l’énorme supériorité de Berlin sur Rome et de la soumission directe de Rome à Berlin. Cela leur permettra d’obtenir une grande coordination et une grande rapidité dans l’action. Mais seulement jusqu’à un certain point. Les trois membres de ce camp se caractérisent par la largeur du champ de leurs prétentions et leurs appétits mondiaux entreront en conflit bien longtemps avant d’être satisfaits. Aucun « Axe » ne supportera le fardeau de la prochaine guerre.
Tout ce qui vient d’être dit ne conteste pas, bien entendu, la signification des traités et alliances internationaux qui, d’une façon ou d’une autre, détermineront les positions initiales des états dans la guerre qui vient. Mais cette signification est très limitée. Une fois déchaînée, la guerre débordera rapidement le cadre des accords diplomatiques, des plans économiques et des calculs militaires. Un parapluie est une grande protection utile contre la pluie de Londres. Mais il ne peut protéger d’un cyclone. Avant de transformer en décombres une partie importante de notre planète, le cyclone de la guerre brisera nombre de parapluies diplomatiques. Le caractère « sacré » des engagements et des traités paraîtra un futile préjugé quand les peuples commenceront à se tordre de souffrance sous les nuages des gaz asphyxiants. « Sauve qui peut ! » deviendra le mot d’ordre des gouvernements, des nations et des classes. Les traités ne se révéleront pas plus stables que les gouvernements qui les ont conclus. L’oligarchie de Moscou, dans tous les cas, ne survivra pas à la guerre dont elle a si peur. La chute de Staline, cependant, ne sauvera pas Hitler qui, avec l’infaillibilité d’un somnambule, court à la plus grande catastrophe de l’Histoire. Si les autres participants à ce jeu sanglant vont gagner quelque chose est une autre question.