Lénine et les étoiles

De Marxists-fr
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Janvier 1918. La nuit tombe. Les fenêtres du Smolny sont éclairées. Derrière les vitres, la vie bouillonnante et bruyante suit son cours. Dans l’escalier je croise des matelots armés de revolvers et des soldats de la Garde rouge qui, tous pressés, discutent avec feu. Une épaisse odeur de tabac et de renfermé plane comme toujours sur le large escalier, encombré de mitrailleuses et de caisses de munitions.

Une réunion du Conseil des commissaires du peuple a été fixée pour ce soir. Mais je suis venue à l’avance pour voir Iakov Mikhaïlovitch Sverdlov. Et même tellement à l’avance, que je me rends directement dans le cabinet de Lénine et ouvre la porte sans frapper, tant je suis sûre que personne ne s’y trouve.

Il fait sombre dans la pièce, pourtant je distingue un homme debout devant la fenêtre. Sa silhouette se détache nettement sur le ciel d’une clarté hivernale. Je reconnais Vladimir Ilitch. Je m’arrête, surprise et confuse de mon irruption intempestive.

Vladimir Ilitch tourne le dos à la porte et se tient immobile, regardant par la fenêtre. La tête rejetée en arrière, il semble contempler le ciel.

C’est un ciel d'hiver très clair et plein d'étoiles. Je crains de faire le moindre mouvement. C’est un silence complet que rompt soudain la voix de Vladimir Ilitch.

— Les étoiles, dit-il. Quelles étoiles aujourd’hui ! C’est signe qu’il va faire très froid.

Et se retournant brusquement, il me demande :

— Et à vous, il vous arrive de contempler les étoiles ?

— Quand je me trouve sur l’océan ou au village.

— Sur l’océan ? Ah oui, vous avez été en Amérique ! Dans ma première jeunesse je connaissais très bien les différentes constellations, mais je commence à les oublier. Le temps me manque… Au fait, c’est moi que vous voulez voir ?

Je réponds que c’est pour voir Iakov Mikhaïlovitch.

— Oui, il a promis d’arriver avant la séance.

Je sors du cabinet et me trouve face à face avec le commissaire de la flotte baltique, Izmaïlov. L’expression de son visage me fait aussitôt comprendre qu’il s’est passé quelque chose de grave. Les camarades qui se pressent dans la pièce voisine m’apprennent que deux socialistes-révolutionnaires ont étévictimes de la justice sommaire des matelots.[1]

Je reviens en toute hâte dans le cabinet de Lénine. Jamais encore je n’ai vu Vladimir Ilitch si agité et dans une telle colère. Son visage toujours pâle s’est empourpré. Sa voix a des intonations insolites, menaçantes. Le commissaire Izmaïlov, un matelot de haute taille et large d’épaules, me semble soudain tout petit, perdu et effrayé.

— La justice sommaire ! fait Vladimir Ilitch. Jamais nous ne souffrirons ces choses. Les coupables seront jugés par le tribunal du peuple. Dites bien a vos matelots que ce que Kérenski était obligé de supporter, le pouvoir des ouvriers et des paysans ne le supportera plus. Notre État est un État populaire et le peuple exige la justice et la loi. Vous pouvez disposer.

Puis, se retournant vers moi, Vladimir Ilitch ajouta sur un tout autre ton, mais d’un air grave et pénétré :

— Je vous recommanderais, camarade Kollontaï, de vous rendre auprès de vos amis, les matelots de la Baltique, et de leur expliquer que le pouvoir soviétique ne souffre pas l’anarchie. Qu’ils en finissent une fois pour toutes avec ces plaisanteries et qu’ils ne pensent pas qu’on les laissera faire ! Non. Nous ne souffrirons pas la moindre anarchie !

On peut facilement se représenter dans quel état je me rendis au commissariat de la Marine.

Une fois de retour au Smolny, je vis que Vladimir Ilitch avait recouvré tout son calme et sa réserve ordinaire. Son visage était pâle, mais un sourire éclairait son regard lorsqu’il tourna ses yeux vers moi en me confiant :

— Voilà ce que c’est que de contempler les étoiles !

  1. Il s’agit en réalité du lynchage, le 7 janvier 1918, de deux anciens ministres du gouvernement provisoire, Chingariov (1869-1918) et Kokochkine (1871-1918), membres du Parti Cadet. Face à l’opposition des marins, les auteurs ne furent finalement jamais inquiétés.