Lénine et Gorki

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Vladimir Ilitch appréciait beaucoup Alexéi Maximovitch Gorki[1] en tant qu’écrivain. Il aimait particulièrement La Mère, les articles de la « Novaïa Jizn »[2] sur 1’esprit philistin ; Vladimir Ilitch haïssait lui-même tout esprit petit-bourgeois ; il aimait Les Bas-fonds, Le chant du Faucon et L’Annonciateur de la Tempête, leur inspiration, il aimait des œuvres de Gorki telles que « StrastiMordasti », et « 26 et une ». Je me rappelle comment Ilitch eut un jour une envie folle d’aller voir Les Bas-fonds au Théâtre d’Art. Je me rappelle aussi comment il écoutait Mes Universités, les derniers jours de sa vie.

Gorki écrivait essentiellement sur les ouvriers, les couches pauvres des villes, les « bas-fonds », c’est-à-dire des milieux qui intéressaient Ilitch plus que tout. Gorki décrivait leur vie telle qu’elle était, sous tous ses aspects concrets. Sa vision de la vie était celle d’un homme qui exècre l’oppression, l’exploitation, la bassesse, l’indigence spirituelle, c’était la vision d’un révolutionnaire.

Et ce que Gorki écrivait était familier à Ilitch.

Vladimir Ilitch observait lui-même la vie avec avidité dans tous ses détails. Gorki note dans une lettre qu’il m’a adressée en 1930 cette aptitude d’Ilitch à remarquer les détails et à y réfléchir. Ilitch connaissait bien la littérature russe, qui était pour lui un instrument de connaissance. Plus les œuvres reflétaient la vie dans sa plénitude, sa profondeur, sa diversité, plus elles étaient simples, et plus Ilitch les appréciait.

Vladimir Ilitch se lia étroitement avec Gorki dès 1907, au Congrès du Parti à Londres; c’est là qu’il l’observa, qu’il lui parla et le prit en affection. Les lettres adressées par Ilitch à Gorki, lors de son deuxième voyage à l’étranger, sont dignes d’intérêt. La personnalité d’Ilitch y apparaît très nettement. Lénine écrit à Gorki avec une franchise brutale à propos de leurs désaccords[3], il lui parle de ce qui le préoccupe, de ce qui l’émeut. C’est ainsi qu’Ilitch écrivait d’habitude aux camarades. Mais dans ses lettres à Gorki, il y a une nuance particulière. Bien souvent il lui écrivait sans ambages, mais dans cela même on sent beaucoup de douceur.

Il rédigeait ses lettres sous l’impression de certains faits; elles étaient toujours très affectueuses et l’inquiétude, certaines émotions, la joie ou l’espoir y transparaissent. Il semblait à Ilitch que Gorki comprendrait tout cela fort bien. Et il voulait toujours le persuader de la justesse de conceptions qu’il défendait avec ardeur.

La sollicitude de Lénine pour Gorki est sensible. Chacun sait qu’Ilitch était plein d’attention pour son entourage. Alexéï Maximovitch en a parlé plus d’une fois dans ses écrits, tout le monde l’a noté. La santé d’Alexeï Maximovitch était un sujet d’inquiétude pour Ilitch. Lénine se renseignait toujours sur son état de santé, il lui conseillait de ne se soigner que chez les meilleurs médecins, de suivre un régime (il disait en plaisantant « prijim[Note du Trad 1]»). Il lui conseillait de ne pas travailler la nuit.

A l’étranger, Ilitch était très chagriné d’avoir rarement l’occasion de rencontrer des ouvriers. Il y avait effectivement beaucoup d’ouvriers émigrés, mais d’habitude ils trouvaient vite du travail et faisaient leurs les problèmes des Français ou des Suisses; la vie dans l’émigration ne tardait pas de les marquer de son empreinte. C’est pourquoi il était toujours heureux de s’entretenir avec les ouvriers qui venaient à l’étranger pour peu de temps. Ilitch était particulièrement satisfait des élèves de l’école de Capri et de l’école du parti à Longjumeau[4]. En 1913, les députés ouvriers devaient se rendre à Poronine (en Galicie, près de Cracovie). A Capri, Gorki avait encore moins d’occasions de voir des ouvriers russes, et Ilitch savait parfaitement combien cela lui était pénible. Aussi l’invitait-il à Poronine :

« Si votre santé vous le permet, faites donc un petit saut par ici. Après Londres et l’école de Capri, vous verriez encore des ouvriers ».

J’ai gardé une lettre d’Ilitch datée de juin 1919. A cette époque, je voyageais à bord du « Krasnaïa Zvezda », un bateau qui était un centre de propagande, et je faisais part à Ilitch de mes premières impressions; Ilitch se mit en tête qu’il serait bien d’envoyer aussi Gorki faire un tel voyage...

Je n’ai pas eu souvent l’occasion de voir Ilitch en compagnie de Gorki. Je n’ai été ni au Congrès de Londres ni à Capri ; à Paris, à Moscou et aux Gorki[5], lorsque Alexeï Maximovitch venait nous voir, je tâchais toujours de m’éclipser pour les laisser parler à coeur ouvert, en tête-à-tête.

A présent, Alexeï Maximovitch vit en U.R.S.S., il est plongé dans la politique jusqu’au cou. Il écrit des articles vibrants, rencontre les ouvriers tant qu’il veut. Je le vois rarement, bien que parfois j’aie terriblement envie de parler avec lui d’Ilitch, mais notre vie est si intense, nous travaillons tous d’arrache-pied. Alexeï Maximovitch exerce des fonctions de direction dans le domaine littéraire, des fonctions que personne d’autre ne pourrait remplir.

  1. Gorki, Maxime, nom de plume d'Alexis Maximovitch Pechkov (1868-1936): écrivain, éditeur et dramaturge réaliste-romantique. A connu une enfance misérable et exercé de nombreux métiers avant de devenir journaliste et écrivain au début des années 1890. D'abord proche des populistes, il soutient ensuite le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) et sa fraction bolchévique. Participe activement à la révolution de 1905. Arrêté puis libéré par une campagne internationale, il part en exil, d'abord aux Etats-Unis, puis s'installe à Capri en Italie jusqu'à son retour en Russie en 1913 à la faveur d'une amnistie. Participe au Ve Congrès du POSDR à Londres (1907) où il fait la connaissance de Lénine. Organise à Capri une école de cadres ouvriers avec Bogdanov et Lounatcharsky (1909). Après la Révolution d'Octobre, s'oppose d'abord farouchement aux bolchéviques avant de les soutenir de manière moins critique à la suite de l'attentat contre Lénine à l'été 1918. Souffrant, il quitte la Russie en 1921 et s'installe à nouveau dans un semi-exile en Italie (1923). Revient périodiquement en URSS à partir de 1927 et s'y installe définitivement, comblé d'honneurs par Staline, à partir de 1932. Il chante les louanges du régime et occupe une place centrale dans la création de la littérature soviétique et du « réalisme socialiste ». Meurt officiellement d'une pneumonie en juin 1936, certains historiens évoquant la possibilité d'un empoisonnement.
  2. « La Vie Nouvelle », Premier quotidien bolchévique légal qui parut du 27 octobre au 3 décembre 1905 à Pétersbourg et auquel Gorki collaborait activement et finançait généreusement avec les recettes de ses droits d'auteur.
  3. Pendant les années 1907-1910, Gorki est proche des dirigeants bolchéviques Bogdanov et Lounatcharsky notamment, qui s'opposent à Lénine sur plusieurs questions tactiques et théoricophilosophiques. Gorki partage entre autres avec Lounatcharsky l'idée de faire du socialisme une sorte de « religion » afin de gagner les plus larges masses à la cause de la révolution. Voir la critique de Lénine : La fraction des partisans de l'otzovisme et de la construction de Dieu
  4. Ecole de Capri : école de formation de cadres ouvriers du POSDR organisée par Gorki, Bogdanov et Lounatcharsky en août-novembre 1909. A la suite des conflits au sein des courants bolchéviques, Lénine refusa s'y donner des conférences et organisa à l'été 1911 une école « alternative » selon ses propres conception à Longjumeau, à Paris.
  5. Il s'agit ici de la résidence de Lénine à Gorki (aujourd'hui appelée « Gorki Leninskiye »), localité située à une dizaine de km au sud de Moscou. Lénine y meurt le 21 janvier 1924.
  1. Jeu de mots russes: « prijat » signifie « serrer la vis ». (N. d. T.)