Lénine au Congrès

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Moscou, 26 décembre 1921

Mais Kalinine vient de prononcer ces mots : « Sur le premier point de l’ordre du jour, la parole est au camarade Lénine ». L’auditoire s’est soulevé comme sous l’impulsion d’un courant électrique. La loge diplomatique a subi la contagion. Lénine est déjà à l’avant-scène, quelques feuillets de notes à la main. Une formidable clameur retentit, se prolonge plusieurs minutes, s’élève en recrudescence à trois reprises. On crie : « Hourra ! ».

Quand le grondement des acclamations s’apaise, Lénine commence son discours, mais à peine a-t-il prononcé quelques mots qu’un délégué, au paroxysme de l’exaltation, hurle « Vive notre camarade Lénine, le chef de la Révolution mondiale ! » Le cœur des délégués répond en fracas à ce cri enthousiaste. Enfin le silence. Lénine parle.

Il parle avec cette clarté, cette simplicité familière qui devient proverbiale. Il ne se soucie pas de la forme, dédaigne la rhétorique, les artifices oratoires, ne craint pas les répétitions. L’idée, l’idée le hante et le domine, le reste n’est rien. Il raisonne, discute, renseigne, enseigne.

Souvent il ironise, sans effort, car il est naturellement enclin au rire. Quelques fois, il simule un dialogue, se tient lieu d’interlocuteur, avec une mimique et des intonations de voix drôles qui réjouissent l’auditoire. Il est aussi simple, cordial, familier dans une vaste assemblée que dans un entretien privé.

Tel il était il y a quelques jours dans son cabinet du Kremlin, où j’ai conduit le camarade Bestel, tel je le retrouve aujourd’hui devant 5.000 personnes.

Il faut voir comme l’écoutent, comme le regardent ces milliers d’ouvriers, de paysans élevés par la Révolution au rôle de législateurs : non pas seulement avec admiration, mais avec amour. Quand il tousse, ou que sa voix s’enroue, chacun se penche vers le voisin qu’il croit mieux renseigné : « Il paraît qu’il vient d’être malade… Il va mieux… Non ce n’est rien… Il est solide… Il leur en fera encore voir… » On l’admire comme chef, on l’aime comme un père. On sait qu’il est le plus clairvoyant, le plus habile, le plus résolu. On sait que sa seule raison de vivre est la défense des opprimés. On sait qu’il est l’Incorruptible.

Et je pense à l’autre Incorruptible, à celui qui succomba à l’intrigue des démagogues et des lâches, et dont la mort marqua la fin de la Grande Révolution française. L’Histoire ne se répète pas toujours, quoi qu’en disent les rabâcheurs de lieux communs. La Révolution russe ne connaître pas Thermidor[1]. Car il ne suffit plus de couper une tête pour décapiter la Révolution. Robespierre était seul. Lénine est l’homme d’un parti.

Derrière la longue table rouge du praesidium, ils sont là, tous les membres du Comité Central du Parti, expression suprême de la volonté de tout un peuple, élite de l’élite de la Révolution. Les voici, ces dictateurs qui ne sont en réalité, comme, l’a écrit Barbusse, avec une grande hauteur de pensée, que des esclaves, les esclaves de leur Idée, de la cause du prolétariat, du communisme.

Ils sont d’un Comité Central qui a connu bien des controverses passionnées, des chocs violents d’opinions, d’âpres polémiques, mais d’où l’intrigue, l’horrible intrigue, l’insinuation, l’ignoble insinuation, sont bannies. Le Comité Central, le, « Tsa-Ka », voilà l’hydre à plusieurs têtes qu’on ne tuera pas.

Lénine a parlé deux, heures. La séance est levée. Dehors, l’air pur, le froid vif, la neige, sans souillure. Nous rentrons silencieusement à la maison et nous éprouvons une étrange impression de calme intérieur, de sérénité, de confiance, de certitude.

  1. On fait référence ici à la date du 9 thermidor 1794 (selon le nouveau calendrier instauré par la Révolution française, c’est à dire le 27 juillet) où l’aile droite de la bourgeoisie renversa par un coup d’Etat les jacobins radicaux dirigés par Robespierre. Ce tournant ouvrait la voie au 18 brumaire (19 novembre) 1799, celle de la contre-révolution triomphante avec la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte.