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Lénine - Avant Octobre
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | avril 1924 |
Lénine était arrivé à Pétersbourg et prenait la parole dans les meetings ouvriers, contre la guerre et contre le gouvernement provisoire ; je l'appris par les journaux américains, me trouvant alors au Canada, dans un camp de concentration, à Amherst.
Les matelots allemands qui y étaient internés manifestèrent aussitôt un vif intérêt pour la personne de Lénine, dont le nom se rencontrait pour la première fois dans les dépêches d'agences. Tous ces hommes attendaient avec anxiété la fin de la guerre, qui devait leur ouvrir les portes de la prison. Ils prêtaient la plus extrême attention à toute voix qui s'élevait centre la guerre. Jusqu'à ce moment, ils n'avaient connu que Liebknecht. Mais on leur avait souvent dit que Liebknecht s'était laissé acheter. Maintenant ils commençaient à connaître Lénine. Je leur racontais le temps de Zimmerwald et de Kienthal. L'action publique de Lénine ramena à Liebknecht un grand nombre d'entre eux.
C'est en passant par la Finlande que je trouvai les russes, fraîchement arrivés : leurs télégrammes annonçaient l'entrée de Tsérételli, de Skobélev et d'autres “ socialistes ” dans le gouvernement provisoire. Ainsi, les circonstances se présentaient d'une façon parfaitement claire. Je pris connaissance des thèses d'avril de Lénine le lendemain ou le surlendemain de mon arrivée à Pétersbourg. C'était précisément ce qu'il fallait pour la révolution. Je ne lus que plus tard dans la Pravda l'article de Lénine qu'il avait envoyé auparavant de Suisse : La première étape de la première Révolution. On peut encore, et l'on doit relire avec le plus vif intérêt et avec profit politique les premiers numéros, si confus, de la Pravda pré-révolutionnaire : sur ce fond, la Lettre de loin de Lénine surgit avec toute sa force concentrée. Cet article, très calme, d'un ton théorique et explicatif, pourrait être comparé à une énorme spirale d'acier, enroulée fortement sur elle-même, qui devait ensuite se dérouler et s'élargir, couvrant de son développement tout le contenu de la révolution.
Je m'entendis avec le camarade Kamenev pour converser avec la rédaction de la Pravda peu après mon arrivée. Cette première entrevue eut lieu, je crois, le 5 ou le 6 mai. Je dis à Lénine que rien ne m'éloignait de ses thèses d'avril et de toute la ligne suivie par le parti depuis son retour en Russie ; une alternative se posait pour moi : ou bien entrer, individuellement, dans une organisation du parti, ou bien essayer d'amener l'élite des “ unionistes ”, dont l'organisation comptait jusqu'à 3 000 ouvriers à Pétersbourg, avec lesquels étaient liées de nombreuses et précieuses forces révolutionnaires : Ouritsky, Lounatcharsky, Ioffé, Vladimirov, Manouilsky, Karakhan, Iouréniev, Posern, Litkens et d'autres. Antonov-Ovséenko avait déjà à cette époque rallié le parti; Sokolnikov également, il me semble.
Lénine ne se prononçait catégoriquement ni pour l'une, ni pour l'autre solution. Avant tout, il importait de s'orienter d'une manière plus concrète au milieu des circonstances et des hommes. Lénine n'excluait pas la possibilité d'une coopération quelconque avec Martov, ou en général avec une partie des mencheviks internationalistes récemment arrivés de l'étranger. En même temps, il fallait voir comment se régleraient les rapports entre “ internationalistes ” au cours du travail.
En vertu d'une convention tacite, je ne cherchais pas, de mon côté, à forcer le développement naturel des événements. Notre politique était commune. Dans les meetings d'ouvriers et de soldats, dès le premier jour de mon arrivée, je m'exprimais ainsi : “ Nous autres, bolcheviks et internationalistes ” ; et comme la conjonction “ et ” faisait un inutile embarras dans le discours quand on répétait fréquemment ces mots, je raccourcis bientôt la formule et je disais : “ Nous autres, bolcheviks-internationalistes. ” Ainsi, la fusion politique précédait celle des organisations[1].
Jusqu'aux journées de juillet, on me vit à la rédaction de la Pravda deux ou trois fois, aux moments les plus critiques. Dans ces premières rencontres, et plus encore après les journées de juillet, Lénine donnait l'impression d'une concentration de tout son être poussée au plus haut degré, d'un formidable recueillement intérieur, sous une apparence de calme et de simplicité “ prosaïque ”. Le régime de Kérenski semblait en ce temps-là tout-puissant. Le bolchevisme ne se présentait que comme “ une poignée insignifiante ” de gens. Le parti lui-même n'avait pas encore conscience de sa force prochaine. Et, en même temps, Lénine le conduisait d'une démarche sûre vers les plus grandes tâches...
Les discours qu'il prononça au premier Congrès des Soviets produisirent dans la majorité socialiste-révolutionnaire et menchevique une surprise inquiète. On sentit, chez eux, confusément, que cet homme visait très loin. Mais eux ne voyaient pas la cible et les petits bourgeois révolutionnaires s'interrogeaient : qui est-ce ? qui est-ce ? un simple maniaque ? ou bien un projectile historique d'une force explosive inouïe ?
Le discours de Lénine au Congrès des Soviets, dans lequel il parlait de la nécessité d'arrêter 50 capitalistes, ne fut peut-être pas tout à fait “ heureux ” au point de vue oratoire. Mais il eut une signification exceptionnelle. Les brefs applaudissements de bolcheviks relativement peu nombreux accompagnèrent l'orateur, qui descendit de la tribune de l'air d'un homme qui n'a pas encore tout dit et qui peut-être n'a pas tout à fait dit les choses comme il l'aurait voulu... Et en même temps, un souffle extraordinaire avait passé sur la salle. C'était le vent de l'avenir que tous sentirent à ce moment-là, tandis que les regards effarés accompagnaient cet homme, d'aspect si ordinaire et pourtant énigmatique.
Qui était-il ? Qu'était-il ? Plékhanov, dans son journal, n'avait-il pas dit du premier discours de Lénine sur le territoire révolutionnaire de Pétersbourg que c'était du délire ? Les délégués élus par les masses ne se rattachaient-ils pas presque tous aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks ? Et même dans les milieux bolcheviques, la position occupée par Lénine n'avait-elle pas provoqué le plus vif mécontentement ?
D'une part, Lénine exigeait catégoriquement une rupture, non seulement avec le libéralisme bourgeois, mais avec tous les partisans d'une “ défense nationale ”. Il organisait la lutte à l'intérieur de son propre parti contre ces “ vieux bolcheviks qui – écrivait-il – avaient déjà joué plus d'une fois un triste rôle dans l'histoire de notre parti, en ressassant sans rime ni raison une formule apprise par cœur, au lieu d'étudier dans son originalité singulière la réalité nouvelle, vivante[2] ”. Ainsi, pour un observateur superficiel, affaiblissait-il son parti. Mais, en même temps, il déclarait au Congrès des Soviets : “ Il n'est pas vrai qu'aucun parti ne consente en ce moment à prendre le pouvoir ; il existe un parti qui y est bien décidé : c'est le nôtre. ” N'y avait-il pas une contradiction monstrueuse entre la situation d'un “ petit cercle de propagandistes ” qui s'isolait de tous les autres et cette prétention hautement affirmée de prendre le pouvoir dans un immense pays, ébranlé jusqu'en ses dernières profondeurs ?
Et le Congrès des Soviets méconnaissait de la façon la plus complète ce que voulait, ce que pouvait espérer cet étrange homme, ce froid visionnaire, qui écrivait de petits articles dans un tout petit journal.
Quand Lénine, avec une magnifique simplicité, qui semblait être de la naïveté aux véritables naïfs déclara au Congrès des Soviets : “ Notre parti est prêt à se saisir du pouvoir dans toute son ampleur ”, ce fut un éclat de rire général. “ Riez tant que vous voudrez ! ”, répliqua Lénine. Il connaissait le proverbe : “ Rira bien qui rira le dernier. ” Lénine aimait ce dicton français, car il se disposait fermement, quant à lui, à rire le dernier.
Il continuait tranquillement à démontrer qu'il faudrait, pour commencer, arrêter cinquante ou cent des plus importants millionnaires et déclarer au peuple que nous considérions tous les capitalistes comme des bandits, et que Téréchtchenko, ne valait pas mieux que Milioukov, qu'il était seulement plus bête. Ah ! les simples idées, épouvantablement, inexorablement naïves ! Et ce représentant d'une petite partie du Soviet, laquelle, de temps en temps, l'applaudissait avec modération, disait encore à l'assemblée : “ Vous avez peur du pouvoir ? Eh bien, nous, nous sommes prêts à le prendre. ” On riait, on riait, bien entendu, d'un rire alors presque indulgent, mais tout de même un peu inquiet.
Pour texte de son second discours, Lénine choisit quelques paroles d'une simplicité extraordinaire ; il cite ce que lui écrit un paysan ; le bonhomme est d'avis qu'il faudrait appuyer plus fort sur la bourgeoisie, pour qu'elle crève par toutes les coutures ; alors la guerre serait terminée ; mais, disait le rustre, si l'on ménageait la bourgeoisie, les choses pourraient se gâter...
Cette simple citation, cette naïve parole, c'était donc tout le programme de Lénine ? Comment n'en être pas interloqué ? Petits rires encore, petits rires qui fusaient, indulgents et inquiets. En effet, si l'on voulait considérer abstraitement le programme des propagandistes, ces mots : “ appuyer, faire pression sur la bourgeoisie ” n'avaient pas beaucoup de poids. Cependant, ceux qui s'en étonnaient ne comprenaient pas que Lénine avait surpris sans erreur possible le bruit sourd de la pression croissante exercée par les temps nouveaux sur la bourgeoisie, et prévu que, sous cette pression, elle devrait vraiment craquer “ par toutes les coutures ”.
Lénine, en réalité, ne s'était pas trompé lorsque, en mai, il expliquait à M. Maklakov que “ ce pays d'ouvriers et de paysans indigents était mille fois plus à gauche que les Tchernov et les Tsérételli et cent fois plus à gauche que nous autres, bolcheviks ”.
C'est en ce point qu'il faut apercevoir la source principale de la tactique de Lénine. Sous la pellicule fraîchement formée, mais déjà assez trouble, de la démocratie, il atteignait aux profondeurs du “ pays d'ouvriers et de paysans indigents ”. Et ce pays était prêt à faire la plus grande des révolutions. Cependant il était encore incapable de manifester cette disposition en politique.
Les partis qui parlaient, qui parlent au nom des ouvriers et des paysans, les trompaient, simplement. Du millions d'ouvriers et de paysans ignoraient encore notre parti, ne l'avaient pas découvert, ne savaient pas qu'il exprimait leurs tendances ; et, en même temps, notre parti ne comprenait pas encore toute sa puissance virtuelle ; c'est pourquoi il se trouvait “ cent fois plus à droite ” que les ouvriers et les paysans. Il fallait procéder au rassemblement, il fallait montrer au parti les millions d'hommes qui avaient besoin de lui, il fallait montrer le parti à ces millions d'hommes. On devait éviter de courir trop de l'avant, mais on ne devait pas rester en arrière. Il était nécessaire de donner de patientes et persévérantes explications. Or, ce que l'on devait expliquer était fort simple :
“ A bas les dix ministres capitalistes ! ”
Les mencheviks n'étaient pas d'accord là-dessus ? A bas les mencheviks ! Ils riaient aux éclats ? Ils ne riraient pas toujours... Et rirait bien qui rirait le dernier.
Je me rappelle qu'alors je proposai d'exiger au Congrès des Soviets qu'une question fût posée d'urgence sur l'offensive que l'on préparait au front.
Lénine approuva cette idée, mais il voulait d'abord, évidemment, en délibérer avec les autres membres du Comité Central.
A la première séance du Congrès, le camarade Kamenev apporta un projet hâtivement esquissé par Lénine, projet de déclaration des bolcheviks au sujet de l'offensive. Je ne sais si ce document a été conservé. Le texte en parut, je ne sais plus pour quels motifs, inacceptable pour le Congrès : ce fut l'opinion des bolcheviks ainsi que des internationalistes. Posern, à qui nous voulions confier la mission de le dire, formula aussi des objections contre ce texte. J'en rédigeai un autre, qui fut adopté et lu.
Cette intervention fut organisée, si je ne me trompe, par Sverdlov, que je rencontrai précisément pour la première fois à ce premier Congrès des Soviets où il présidait la fraction bolchevique.
Malgré sa petite taille et sa maigreur, qui donnaient l'impression d'un état maladif, la personne de Sverdlov en imposait par sa gravité et sa calme énergie. Il présidait d'une manière égale, sans bruit et sans à-coups, comme travaille un bon moteur. Le secret de ce maintien n'était pas, bien entendu, dans le seul art de présider, mais en ceci que Sverdlov voyait parfaitement la composition de la salle et savait admirablement à quoi il voulait arriver.
Avant chaque séance, il avait des conversations séparées avec des délégués qu'il interrogeait et chapitrait quelquefois. Dès avant l'ouverture de la séance, il se représentait dans l'ensemble le développement des débats. Mais il n'avait pas besoin de conversations préalables pour savoir, mieux que quiconque, l'attitude qu'adopterait tel ou tel militant sur la question soulevée. Le nombre de camarades dont il pénétrait clairement la pensée politique était, en proportion de notre parti à cette époque, très grand. Il avait des facultés innées d'organisation et de combinaison. Chaque question politique lui apparaissait avant tout, dans sa nature concrète, au point de vue de l'organisation : il y voyait une question de rapports entre personnes et groupes à l'intérieur de l'organisation du parti, et de rapports entre l'organisation prise au total et les masses. Dans les formules algébriques, il jetait immédiatement et presque automatiquement des chiffres. Par là, il réalisait la très importante vérification des formules politiques, dans la mesure où il s'agissait d'action révolutionnaire.
Quand on eut renoncé à la démonstration du 10 juin, comme l'atmosphère du premier Congrès des Soviets s'était échauffée au suprême degré et que Tsérételli menaçait de désarmer les ouvriers de Pétrograd, nous nous rendîmes, le camarade Kamenev et moi, à la rédaction et là, après un bref échange de vues, je rédigeai, sur la proposition de Lénine, un projet d'adresse du Comité Central au Comité Exécutif.
Au cours de cette entrevue, Lénine prononça quelques mots sur Tsérételli, à propos du dernier discours de celui-ci (11 juin) :
– C'était pourtant un révolutionnaire ! Que d'années il a passées au bagne ! Et maintenant, il renie complètement ce qu'il a fait...
Il n'y avait dans cette parole aucune intention politique : c'était seulement une réflexion rapide sur le triste sort d'un homme qui avait été jadis un grand révolutionnaire. Le ton était celui d'une certaine compassion, d'un certain dépit, mais l'expression en était brève et sèche : car rien n'était plus odieux à Lénine que la moindre nuance de sentimentalité ou de ratiocination psychologique.
Le 4 ou 5 juillet, je vis Lénine (ainsi que Zinoviev ?), ce me semble, au palais de Tauride. L'offensive avait été repoussée. La fureur contre les bolcheviks, chez les gouvernants, atteignait son dernier degré.
– Maintenant, ils vont nous fusiller tous, disait Lénine. Ce serait pour eux le meilleur moment.
Sa pensée dominante était alors qu'il faudrait sonner la retraite et revenir, dans la mesure indispensable, à l'action clandestine. Ce fut un des brusques tournants de la stratégie de Lénine, qui se motivait, comme toujours, par une rapide appréciation des circonstances.
Plus tard, à l'époque du III° Congrès de l'Internationale Communiste, Vladimir Ilitch disait un jour :
– En juillet, nous avons fait pas mal de bêtises...
Il voulait dire par là que l'action militaire avait été prématurée, que la manifestation avait pris des formes trop agressives qui n'étaient pas en rapport avec nos forces, proportionnellement à l'immensité du pays.
D'autant plus remarquable est pour nous la sereine décision avec laquelle, les 4 et 5 juillet, il définit les positions respectives de la révolution et de ses adversaires, et, se mettant à la place de ces derniers, en conclut que, “ pour eux ”, c'était le bon moment de nous fusiller.
Par bonheur, nos ennemis étaient incapables alors d'agir avec tant d'esprit de suite et de résolution. Ils se bornèrent à la préparation chimique, aux combinaisons de Pérévertzev. Il est pourtant tout à fait probable que, s'ils avaient réussi, dans les premiers jours qui suivirent la manifestation de juillet, à se saisir de Lénine, ils l'auraient traité, ou plus exactement leurs officiers l'auraient traité de la manière qu'employèrent, moins de deux ans plus tard, les officiers allemands à l'égard de Liebknecht et de Rosa Luxemburg.
Dans l'entrevue dont il vient d'être question, il ne fut pas nettement décidé de disparaître ou de se retirer dans l'action clandestine. La révolte de Kornilov se mettait graduellement en branle. Je restai, quant à moi, pendant deux ou trois jours encore, en évidence. Je pris la parole, dans plusieurs réunions de parti et d'organisations, sur ce sujet : “ Que faire ? ” Le furieux élan déclenché contre les bolcheviks semblait insurmontable. Les mencheviks tâchaient, par tous les moyens, de profiter d'une situation qui n'avait pas été créée sans leur concours.
J'eus l'occasion de parler, je m'en souviens, à la bibliothèque du palais de Tauride, dans une réunion de représentants des syndicats. La salle se composait de quelques dizaines d'hommes tout au plus, c'est-à-dire dire de “ sommets ”. Les mencheviks dominaient. Je démontrai la nécessité pour les syndicats de protester contre l'allégation accusant les bolcheviks d'être liés avec le militarisme allemand. Je revois assez confusément les péripéties de cette réunion, mais je me souviens nettement de deux ou trois physionomies sarcastiques qui ne demandaient vraiment qu'à être giflées...
Cependant la terreur s'accentuait. Des arrestations avaient lieu. Pendant plusieurs jours je restai caché dans le logement du camarade Larine. Ensuite, je me mis à sortir, je fis une apparition au palais de Tauride et fus bientôt arrêté.
Je ne fus remis en liberté qu'au moment de la pleine révolte de Kornilov et quand le flot du bolchevisme commença à monter fortement. A cette époque, les “ unionistes ” étaient déjà entrés dans le parti. Sverdlov me proposa de voir Lénine, qui se cachait encore. Je ne me rappelle pas par qui je fus conduit au logement ouvrier de “ conspiration ” où je devais rencontrer Vladimir Ilitch ; ce fut peut-être Rakhia qui m'y mena. Là, vint aussi Kalinine, que Lénine, en ma présence, continua à interroger longuement sur l'état d'esprit des ouvriers, lui demandant si ceux-ci iraient se battre, s'ils marcheraient jusqu'au bout, si l'on pouvait s'emparer du pouvoir, etc.
Quelles étaient alors les dispositions d'âme de Lénine ? Si l'on veut les caractériser en deux mots, on devra dire qu'elles consistaient en de l'impatience réprimée et une profonde inquiétude. Il voyait nettement que le moment arrivait de jouer le va-tout, et en même temps il lui semblait, non sans raison, que dans les sphères supérieures du parti on ne savait pas discerner toutes les conclusions qui s'imposaient. La conduite du Comité Central lui paraissait trop passive et attentiste.
Lénine ne jugeait pas possible pour lui-même de revenir ouvertement à l'action, car il craignait, avec raison, que si on l'arrêtait, cette mesure ne fixât et même ne renforçât l'attitude d'expectative des principaux militants du parti : ce qui, forcément, nous aurait amenés à laisser échapper une situation exceptionnellement révolutionnaire.
C'est pourquoi la soupçonneuse vigilance de Vladimir Ilitch, sa susceptibilité à l'égard de tout symptôme d'esprit temporisateur, de tout indice d'irrésolution et d'atermoiement s'accrurent en ces jours et ces semaines jusqu'au dernier degré. Il exigeait que l'on fît immédiatement une conjuration en règle : il fallait surprendre l'ennemi en coup de foudre, et lui arracher le pouvoir ; ensuite, on verrait... Ceci pourtant doit être conté plus en détail.
Le biographe aura à apprécier de la façon la plus scrupuleuse le fait même du retour de Lénine en Russie, et le contact qu'il prit avec les masses ouvrières.
Sauf un court intervalle, qui se place en 1905, Lénine avait passé plus de quinze ans dans l'émigration. Son sentiment de la réalité, son intime perception du travailleur vivant, tel qu'il est dans l'existence, loin de s'affaiblir durant cette longue période, s'était affermie au contraire, dans le labeur de la pensée théorique et de l'imagination créatrice. D'après des rencontres et des observations que lui ménageait l'occasion, il démêlait et reconstituait l'image de l'ensemble.
Cependant, c'était en émigré qu'il avait vécu la période durant laquelle il mûrit et grandit définitivement pour accomplir son rôle historique. Quand il arriva à Pétersbourg, il apportait avec lui des généralisations toutes faites, dans lesquelles se résumait toute l'expérience sociale, théorique et pratique de sa vie. A peine avait-il touché le sol de Russie qu'il proclamait le mot d'ordre de la révolution sociale. Mais c'est seulement alors, dans l'épreuve qui fut faite des vivantes masses laborieuses, réveillées en Russie, c'est alors que commença la vérification de toute la somme de pensées accumulées, révisées, fixées pendant tant d'années.
Les formules résistèrent à cette épreuve. Bien mieux, c'est ici seulement, en Russie, à Pétrograd, qu'elles s'emplirent de leur contenu concret, quotidien, irréfutable, et qu'elles prirent, par conséquent, une force irrésistible.
Désormais, il n'était plus question de reconstituer, d'après des modèles plus ou moins d'occasion, la perspective de l'ensemble. C'était cet ensemble même qui s'affirmait hautement par toutes les voix de la révolution.
Lénine montra alors, et peut-être ressentit lui-même complètement pour la première fois à quel point il était capable d'entendre la clameur encore chaotique de la masse qui s'éveillait. Avec quel mépris profondément organique il observait les trottinements de souris des partis dirigeants de la Révolution de Février, ces flots d'une “ puissante ” opinion publique qui, par ricochets, se renvoyaient d'une gazette à l'autre ; avec quel dédain il surprenait la myopie, l'infatuation, le verbiage, tout ce qui caractérisait la Russie officielle de février !
Sous les décors démocratiques qui couvraient la scène, il entendait monter le grondement d'événements d'une autre envergure. Quand les sceptiques lui indiquaient les grandes difficultés de son entreprise, la mobilisation de l'opinion publique bourgeoise, la présence des forces élémentaires de la petite bourgeoisie, il serrait les dents et ses pommettes se faisaient plus pointues sous la peau des joues. Cela signifiait qu'il se contenait pour ne pas dire aux sceptiques tout bonnement et franchement ce qu'il pensait d'eux.
Il voyait et comprenait les difficultés aussi bien et mieux que personne, mais il avait la sensation nette, physique, comme d'une chose palpable, des gigantesques forces historiques qui s'étaient accumulées et qui, maintenant, donnaient une formidable poussée pour renverser tous les obstacles.
Il voyait, entendait et sentait avant tout l'ouvrier russe, cette classe ouvrière dont le nombre avait considérablement augmenté, qui n'avait pas encore oublié l'expérience de 1905, qui avait passé par l'école de la guerre, qui en avait connu les illusions, qui avait éprouvé les hypocrisies et les impostures de la défense nationale, et qui était prête maintenant à supporter les plus grands sacrifices et à risquer des efforts inouïs.
Il sentait l'âme du soldat, du soldat abasourdi par trois ans d'un carnage diabolique – sans raison et sans but –, du soldat éveillé par le tonnerre de la révolution et qui se disposait à prendre sa revanche de toutes les stupides immolations, de toutes les humiliations, de tous les affronts, par une explosion de haine furieuse qui n'épargnerait rien.
Il entendait et sentait le moujik qui traînait encore les entraves d'un servage multiséculaire et qui, maintenant, grâce à la violente secousse de la guerre, avait aperçu pour la première fois la possibilité de prendre sa revanche sur tous les oppresseurs, les esclavagistes, les seigneurs : revanche épouvantable, implacable.
Le moujik piétinait encore sur place, ne sachant à quoi se décider, hésitant entre la vide faconde de Tchernov et son “ truc ” à lui, qui consistait en une grande révolte agraire.
Le soldat restait encore en suspens, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, balançant à choisir son chemin entre le patriotisme et les frénésies de la désertion.
Les ouvriers finissaient d'écouter, mais déjà avec défiance, avec une certaine hostilité, les dernières tirades de Tsérételli.
Déjà grondait impatiemment la vapeur dans les chaudières des vaisseaux de guerre de Cronstadt. Le matelot, qui avait en lui les haines ouvrières, affûtées comme des pointes d'acier, et l'obtuse colère d'ours du moujik, le matelot, qui s'était brûlé au feu de l'épouvantable massacre, jetait déjà par-dessus bord ceux qui incarnaient à ses yeux toutes les formes d'oppression, celle de la classe, celle de la bureaucratie et celle de l'autorité militaire.
La Révolution de Février courait sur la pente. Les lambeaux qui restaient du régime de légalité tsariste étaient ramassés par une coalition de sauveteurs ; on les étirait, on les cousait ensemble, et ils finissaient par former un mince voile de légalité démocratique.
Mais, là-dessous, tout bouillonnait et grondait, toutes les rancunes du passé cherchaient leur issue : et c'était la haine du garde dans les campagnes, du commissaire de quartier, du chef de police, du chef du cadastre, du sergent de ville, du fabricant, de l’usurier, du propriétaire, du parasite, de l'homme “ aux mains blanches ”, de l'insulteur, du tyran : ainsi se préparait la plus grande des éruptions révolutionnaires qu'ait connues l'histoire.
Voilà ce qu'entendit et vit Lénine, voilà ce qu'il sentit physiquement, avec une irrésistible netteté, avec une certitude absolue, lorsque, après une longue absence, il prit contact avec le pays saisi par les spasmes de la révolution.
“ Imbéciles, vantards, crétins, vous pensez que l'histoire se fait dans les salons où de petits parvenus démocrates traitent familièrement, “ amis comme cochons ”, des libéraux titrés, où des pieds-plats d'hier, de petits avocats de province, apprennent à baiser vivement les fines mains des Altesses ? Imbéciles ! Vantards ! Crétins !
“ L'histoire se fait dans les tranchées où le soldat, possédé par le cauchemar, par l'ivresse de la guerre, plante sa baïonnette dans le ventre de l'officier, et, ensuite, cramponné aux tampons d'un wagon, fuit vers son village natal pour y allumer l'incendie, pour planter “ le coq rouge ” sur le toit du propriétaire.
“ Cette barbarie n'est point selon votre cœur ? Ne vous froissez pas, répond l'histoire : la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Ce qui se passe procède tout simplement de ce qui a précédé. Vous vous imaginez sérieusement que l'histoire se fait dans vos “ commissions de contact ” ? Fadaises, verbiage enfantin, fantasmagorie, crétinisme !
“ L'histoire – apprenez-le ! – a choisi cette fois pour laboratoire de ses préparations le palais de Kchessinskaïa, de la ballerine, ex-maîtresse de l'ex-tsar. Et de là, de cet édifice qui symbolise l'ancienne Russie, elle prépare la liquidation de toute votre luxure, de toute la dissolution crapuleuse de votre Pétrograd monarchique, bureaucratique, aristocratique, bourgeois. Vers ce palais de la ci-devant ballerine impériale convergent les foules noires de suie, les délégués des fabriques, les députés venus à pied des tranchées, hommes gris, mal bâtis, couverts de poux ; et c'est d'ici qu'ils répandent dans le pays la nouvelle parole, les mots fatidiques... ”
Les piteux ministres de la révolution délibéraient et se demandaient comment faire restituer le palais à sa propriétaire légitime. Les journalistes bourgeois, socialistes-révolutionnaires, mencheviques, grinçaient de leurs dents cariées, se plaignaient de ce que Lénine, du haut du balcon de Kchessinskaïa, lançât les mots d'ordre du bouleversement social. Mais ces efforts tardifs n'arrivaient même pas à augmenter la haine que Lénine ressentait pour l'ancienne Russie ni à donner plus de vigueur à sa volonté de représailles : l'une et l'autre avaient atteint leur dernière limite. Le Lénine qui se dressait sur le balcon de Kchessinskaïa était le même qui, deux mois plus tard, se cacherait dans une meule de foin, et qui, quelques semaines après, occuperait le poste de président du Conseil des Commissaires du Peuple.
Lénine voyait en même temps qu'à l'intérieur du parti se produisait une certaine résistance conservatrice – au début plutôt psychologique que politique –, devant le bond immense que l'on devait risquer.
Lénine observait avec inquiétude les divergences qui se manifestaient de plus en plus entre les dispositions de certains dirigeants du parti et l'état d'âme des masses ouvrières. Pas une minute il ne considéra comme suffisant que le Comité Central eût adopté la formule de l'insurrection armée. Il savait combien il est difficile de passer des paroles aux actes. De toute son énergie, par tous les moyens dont il disposait, il s'efforçait de mettre le parti sous la pression des masses et le Comité Central du parti sous la pression des rangs inférieurs.
Il faisait venir dans son asile des camarades, prenait des renseignements, les vérifiait, procédait à des interrogatoires, organisait la contradiction, lançait par des voies indirectes et transversales ses mots d'ordre dans le parti, les lançait en bas, en profondeur, pour mettre les chefs devant la nécessité d'agir et d'aller jusqu'au bout.
Si l'on veut se rendre compte de la conduite de Lénine pendant cette période, il faut voir nettement ceci : Vladimir Ilitch avait une foi inébranlable en la volonté de révolution des masses, il croyait que la révolution pouvait être faite par les masses ; mais il n'avait pas la même confiance dans l'état-major du parti.
Et cependant il comprenait aussi clairement que possible qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Il est impossible de conserver à son gré une situation révolutionnaire jusqu'au moment où le parti sera prêt à l'utiliser. Nous l'avons vu récemment, par l'exemple de l'Allemagne. Dernièrement encore, on a pu entendre exprimer cette opinion que si nous n'avions pas pris le pouvoir en octobre, nous nous en serions emparés deux ou trois mois plus tard. Erreur grossière ! Si nous n'avions pas pris le pouvoir en octobre, nous ne nous en serions jamais saisis. Notre force à la veille d'octobre était dans un constant afflux des masses qui croyaient que notre parti, que ce parti ferait ce que les autres n'avaient pas fait. Si, à ce moment, les masses avaient aperçu chez nous des hésitations, de la temporisation, si elles avaient constaté que nos actes ne correspondaient pas à nos paroles, elles nous auraient abandonné en deux ou trois mois, de même qu'elles venaient de se retirer loin des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. La bourgeoisie aurait bénéficié d'un répit. Elle en aurait profité pour conclure la paix. Les rapports des forces en auraient été radicalement modifiés, et le coup d'État prolétarien aurait été rejeté dans un lointain indéterminable. Voilà précisément ce que Lénine comprenait, ce qu'il sentait, ce qu'il touchait. De là provenaient son inquiétude, son anxiété, sa défiance ; de là la furieuse pression qu'il exerça et qui fut salutaire pour la révolution.
Les dissensions à l'intérieur du parti qui éclatèrent en tempête pendant les journées d'octobre s'étaient déjà manifestées antérieurement, à plusieurs étapes de la révolution.
La première escarmouche, où l'on mit en cause avant tout les principes, mais où la discussion resta encore dans le calme domaine de la théorie, eut lieu aussitôt après l'arrivée de Lénine, au sujet de ses thèses.
La seconde rencontre, qui fut un choc sourd, se produisit à l'occasion de la manifestation armée du 20 avril.
Troisième collision, à propos de la tentative de manifestation armée du 10 juin ; les “ modérés ” estimaient que Lénine voulait les embarrasser par une démonstration en armes en leur montrant une perspective d'insurrection.
Le conflit qui vint ensuite fut plus grave : il éclata à la suite des journées de juillet. Les désaccords percèrent dans la presse.
L'étape suivante dans le développement de la lutte intérieure fut marquée par la question du “ pré-Parlement ”.
Cette fois-là, dans le parti s'affrontèrent ouvertement deux groupes. A-t-on fait alors un procès-verbal de la séance ? L'a-t-on conservé ? Je n'en sais rien. Mais les débats présentèrent indubitablement un extraordinaire intérêt. Les deux tendances, celle qui voulait la prise du pouvoir et celle qui préconisait un rôle d'opposition dans l'Assemblée Constituante, se définirent alors avec une suffisante plénitude. Ceux qui voulaient le boycottage du “ pré-Parlement ” restèrent en minorité, mais leur nombre n'était pas fort éloigné de la majorité.
Aux débats qui se produisaient dans la fraction et à la décision qui fut prise, Lénine répliqua bientôt, du fond de son asile, par une lettre au Comité Central.
Cette lettre, où Lénine, en termes plus qu'énergiques se solidarisait avec les boycotteurs de “ la Douma de Boulyguine ”, c'est-à-dire de Kérensky-Tsérételli, cette lettre je ne la trouve pas dans la deuxième partie du tome XIV des Œuvres
Ce document extrêmement précieux a-t-il été conservé ?
Les dissentiments atteignirent leur apogée à la veille même d'Octobre, quand il fut question d'adopter définitivement la ligne qui menait au soulèvement et de fixer la date de l'insurrection.
Et enfin, après le coup d'État du 25 octobre, les différends s'aggravèrent encore sur la question de la coalition avec les autres partis socialistes.
Il serait au suprême degré intéressant de reconstituer dans tous ses détails concrets le rôle de Lénine à la veille du 20 avril, du 10 juin et des journées de juillet.
– En juillet, nous avons fait des bêtises, disait plus tard Lénine ; il le disait dans des conversations particulières et je me rappelle qu'il le répéta dans une conférence tenue par la délégation allemande à propos des événements de mars 1921, en Allemagne.
En quoi consistaient donc ces “ bêtises ” ?
Dans une expérimentation énergique ou trop énergique, dans une opération de reconnaissance activement ou trop activement poussée.
Il était nécessaire d'effectuer de temps à autre de ces reconnaissances, sans quoi l'on aurait pu perdre le contact avec les masses. Mais on sait, d'autre part, qu'une reconnaissance active se transforme quelquefois de gré ou de force en une bataille générale.
C'est justement ce qui faillit se produire en juillet. Fort heureusement, on sonna la retraite en temps voulu. Et l'ennemi, en ces jours-là, n'eut pas l'audace de pousser ses avantages jusqu'au bout. Ce n'est pas par hasard que l'audace lui manqua : le régime de Kérenski était, dans son essence même, celui des tergiversations ; et la poltronnerie du “ kérenskisme ” paralysait d'autant plus l'aventure de Kornilov qu'il en ressentait plus d'effroi.