Lénine (par Souvarine)

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Il n’est pas d’homme dont l’opinion des deux mondes soit plus entretenue depuis plusieurs mois ; et il n’en est pas qui soit plus inconnu et plus méconnu. Ignoré des valets de la grande presse tapant la Révolution, Lénine était connu en Russie des intellectuels qui lisaient ses ouvrages et des ouvriers social-démocrates qui le considéraient comme un chef. Dans l’Internationale, une élite savait sa valeur et sa force.

La crise formidable provoquée en Europe par une bourgeoisie insensée qui court à sa perte, crise dont l’évolution a été en Russie plus rapide qu’ailleurs, a ouvert une période révolutionnaire où s’élabore une société nouvelle. Dans ce champ d’action à sa taille, Lénine a pu déployer une activité prodigieuse au service d’une intelligence remarquable et d’une doctrine sans égale. Déjà son œuvre apparaît dans les grandes lignes, à travers le brouillard des fausses nouvelles, des injures, des cris de colère et de haine.

Dans le chaos ou le tsarisme et la guerre ont jeté la Russie, un ordre social nouveau se dessine, une organisation s’édifie, envers et contre les obstacles de tout ordre que les hommes et les choses ont dressés devant les pionniers de la Révolution sociale. La milice populaire – garde rouge – se forme ; le contrôle ouvrier sur la production et la direction des usines s’institue ; les salaires augmentent en même temps que les heures de travail diminuent ; le sol et le sous-sol, l’organisation bancaire, sources de richesses arrachées aux parasites, reviennent à la collectivité… Mais avant de considérer l’œuvre, il faut connaître l’homme.

Vladimir Ilitch Oulianof, dit Iline, dit Lénine, est né le 23 avril 1870 à Simbirsk. Ses parents étaient propriétaires fonciers[1]. Il étudia le droit, passa sa licence et devint avocat à la Cour d’appel après avoir plaidé deux fois, épreuve nécessaire pour l’obtention du titre d’avocat. Mais il se consacra immédiatement à la politique, aux études sociales, au journalisme.

Entré dans le parti d’Affranchissement du travail, il se voue à l’organisation ouvrière social-démocrate et, avec Martov, fomente les premières grandes grèves de Saint-Pétersbourg, en 1895.

Arrêté, emprisonné, puis déporté en Sibérie, il met à profit ses loisirs forcés en écrivant. Il étudie principalement sur les questions agraires et l’économie politique. Après quelques années de déportation il s’évade et crée, à l’étranger, avec Plekhanov, Martov, Axelrod, Potressov, Vera Zassoulitch, le journal « Iskra » (l’Etincelle), en 1899. Cet organe des marxistes révolutionnaires pénétrait en Russie malgré la police tsariste et répandait parmi les ouvriers les idées socialistes qui devaient triompher vingt ans plus tard.

Il lutte contre la tendance des marxistes opportunistes, dont Pierre Struvé et Milioukov étaient les théoriciens. Dès ce moment, il prévoit que cette tendance évoluera vers le nationalisme impérialiste. Il entreprend une série de conférences à Paris, Berlin, Bruxelles, Genève, pour, combattre cet embryon du futur parti cadet.

En 1903, une scission se produit au Congrès, social-démocrates ouvrier. Ce sont les théories de Lénine qu’adopte la majorité. Mais il est abandonné successivement par Martov, Plekhanov et Axelrod. qui préconisent une tactique opportuniste, une lutte « légale ». La lutte s’engage entre bolcheviki et mencheviki.

Lénine crée un nouveau journal, « Le Prolétaire », et publie diverses brochures politiques pour défendre ses conceptions, entre autres : Pour les dépossédés des campagnes, qui est devenue l’évangile des paysans socialistes.

Quand la Révolution éclate, en 1905, il rentre en Russie et collabore à la « Novaïa Jizn » dont le tirage, après un mois de publication, atteint 300.000 exemplaires. La répression oblige les chefs du mouvement à se tenir à l’écart. Lénine quitte Petrograd et s’installe à Kyokola, en Finlande. De là, il dirige divers journaux socialistes qui devaient très fréquemment changer de titre, après de successives interdictions.

Le régime policier devenant intenable, le comité central du parti social-démocrate décide de se transporter à l’étranger. Il se fixe à Genève.

En 1908, le Comité central se déplace et vient résider à Paris. Lénine habite rue Beaunier ; Kamenef rue Sarrelle ; Zinovief, rue Didier. Avenue d’Orléans on installe l’imprimerie des journaux bolcheviks : « Le Prolétaire », organe d’études et de théories socialistes ; « Le Social-Démocrate », organe de propagande, dont Mayéras fut le gérant.

Mais en Russie, l’agitation reprend, les partis d’avant-garde se raniment. Le Comité central décide de se rapprocher du pays et s’installe à Cracovie. C’est là qu’il se trouve quand la guerre éclate. Lénine et Zinovief sont arrêtés sous l’inculpation d’espionnage ! Grâce aux efforts de Victor Adler[2] et du parti social-démocrates autrichien, ils sont relâchés et ils arrivent en Suisse dans une misère noire. Zinovief est obligéde s’embaucher comme ouvrier d’usine.

Heureusement, Gorki crée en Russie une publication à laquelle Lénine collabore, ce qui lui assure des moyens d’existence. Il continue à publier « Le Social-Démocrate », qui édite sa brochure en collaboration avec Zinovief : Le Socialisme et la guerre. Il engage une lutte implacable contre les social patriotes de tous les pays, traîtres à la classe ouvrière. Il participe aux conférences de Zimerwald et de Kienthal[3] , dont il combat les éléments modérés.

En mars 1917, un grandiose mouvement révolutionnaire et socialiste balaie en Russie le régime exécré. Les idées se répandent, les doctrines s’expriment, les programmes se heurtent, les propagandes s’exercent. Partout, à l’étranger, les révolutionnaires proscrits se hâtent de prendre le chemin du retour en Russie libérée et brûlent de participer à la bataille politique et sociale qui commence.

Lénine et ses amis ne sont pas les derniers à vouloir se jeter dans la mêlée pour faire prévaloir leur volonté de Révolution intégrale, de transformation sociale complète. Les gouvernements de France et d’Angleterre leur refusent le passage. Mais rien ne peut arrêter des hommes qui ont, à l’avance, sacrifié leur vie pour faire ce qu’ils considèrent comme leur devoir. Une seule voie s’offre à eux, celle de l’Allemagne : ils l’utilisent et arrivent à Petrograd où le peuple leur fait un accueil enthousiaste.

On a propagé, en France, les pires calomnies sur Lénine, en prenant pour prétexte ce voyage à travers l’Allemagne. J’ai eu l’occasion de réfuter, dans un récent numéro de « La Vérité », les allégations des « journalistes » sans conscience – et sans crédit – dont le métier est de déshonorer ceux qui ne payent pas. Les bolcheviks ne doivent rien au gouvernement impérial allemand. Notre camarade Fritz Platten, secrétaire du Parti socialiste suisse, avait obtenu pour eux le droit de passage, étant entendu qu’ils étaient considérés comme prisonniers civils échangés contre un nombre égal de prisonniers civils allemands détenus en Russie. D’ailleurs, les bolcheviks n’ont pas bénéficié seuls de cette mesure : de nombreux social-patriotes ont pris le même chemin !

À Petrograd, l’activité débordante de Lénine trouve à s’employer. Il lutte contre les cadets, les modérés et les opportunistes qui veulent enrayer le développement de la Révolution. Il participe à la chute des Birioukov, des Rodzianko, des Goutchkof. Il combat tous les gouvernements de coalition : le prolétariat doit être seul maître du pouvoir. Il contribue dans une mesure décisive à l’échec de Kornilov. Enfin, il renverse Kerensky et instaure le Conseil des Commissaires du Peuple qui poursuit sans relâche l’œuvre de paix et de Révolution sociale.

La place fait défaut, dans « La Vague », pour parler comme il conviendrait de la vie de Lénine, de ses ouvrages, de ses luttes, de sa valeur comme théoricien, comme organisateur et comme combattant.

Une étude digne de lui exigerait un développement qui ne pourrait tenir ici. J’aurai sans doute l’occasion d’en entretenir, plus tard, les amis de « La Vague ».

  1. Ayant peu de sources d’informations fiables sur Lénine à l’époque, Souvarine commet ici quelques erreurs biographiques.
  2. Adler, Victor (1852-1918), fondateur et dirigeant de la social-démocratie autrichienne, membre du Bureau socialiste de la IIe Internationale. Social-chauvin pendant la Première guerre mondiale.
  3. Zimmerwald et Kienthal sont les noms des villages suisses où eurent lieu des conférences socialistes internationales contre la guerre, respectivement les 5-8 septembre 1915 et les 24-25 avril 1916. L’objectif de ces conférences était de regrouper les courants socialistes internationalistes et pacifistes européens à la suite du naufrage de la IIe Internationale au début de la Première guerre mondiale, majoritairement dominée par les courants « social-patriotes ». Lénine anima l'« aile gauche » de l’Union Zimmerwald, dont les membres formeront pour la plupart les cadres de la future IIIe Internationale.