Lénine (Par Préobrajenski)

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Préobrajensky, Evgeni Alexeïevitch (1886-1937). Economiste et dirigeant du parti bolchevique, membre du POSDR depuis 1903. Président du soviet des délégués ouvriers et soldats de Tchita en 1917. Président du Comité régional du Parti de l’Oural (1918). Membre du CC (1920-1921), Secrétaire et membre de l’Orgbureau du CC (1920-1921). Président du Comité des Concessions (1924- 1927). Membre de l’Opposition « trotskyste » (1923) puis « Unifiée » (1926), exclu et déporté en 1927-1928 jusqu’à sa capitulation et réintégration dans le Parti (1929). Membre du Collège du Commissariat du peuple à l’Industrie légère (1932-1933). Arrêté en 1936, il refuse de signer sa confession et est exécuté sans jugement en 1937.

Un des héros d’Ibsen dit : l’homme fort, c’est l’homme seul. Cette pensée, comme en général toute assertion absolue, est fausse parce que exagérée. Mais elle s’applique assez bien à beaucoup d’hommes de génie. Elle est particulièrement juste en ce qui concerne Lénine. Seulement, il faut la formuler autrement : l’homme fort est seul.

L’isolement, il est vrai, n’est pas toujours signe de force. Il peut être indice de faiblesse, et alors la vie à l’écart de la collectivité ne sert à l’amour-propre qu’à dissimuler celle faiblesse. Inversement, l’incorporation à la collectiviste n’est pas toujours marque de faiblesse, besoin irrésistible de s’appuyer sur d’autres, de se faire aider par eux, de se sentir dans la chaîne générale. Ce n’est pas toujours là une fuite de l’individu devant la faiblesse de l’isolement. Parfois, cette incorporation est nécessaire aux fortes personnalités dans l’intérêt de la lutte de classe. Et mieux ces personnalités représentent les intérêts de la collectivité, plus elles savent adoucir les angles de leur individualité trop puissante qui gênerait leur entourage et être moins des chefs au gouvernail que le ciment de la masse.

Ce sentiment de camaraderie et d’association est au plus haut point caractéristique de Lénine. Tous ceux qui ont eu affaire à lui le savent. Lénine était un excellent camarade et dans le travail et dans la vie privée. Ainsi, ceux qui ont été avec lui à la chasse peuvent rapporter quantité d’exemples de sa touchante sollicitude pour ses compagnons.

Avec beaucoup de justesse et de talent, Lounatcharsky [1], dans une assemblée du comité de Moscou tenue en 1920 et consacrée au cinquantième anniversaire de la naissance de Lénine, a montré le ressort de l’activité sociale de Lénine, son humanité profonde (mais non sentimentale) et son amour du peuple.

On pourrait ajouter que Lénine avait l’amour profond, presque physique du prolétariat, sentiment d’autant plus profond qu’il était plus caché à l’entourage.

Ajoutez à cela le sentiment de solidarité au sens étroit du terme ; Lénine était toujours prêt à couvrir un membre de sa fraction (mais en même temps, à sacrifier son meilleur ami dans un intérêt politique, c’est-à-dire dans l’intérêt de la révolution et du prolétariat). Lénine détestait le « moi ». Il l’évitait constamment, le remplaçait par « nous », « le Parti », même là où il s’agissait de services, de nouvelles idées, de victoires qui étaient son œuvre personnelle. S’il s’est mis à employer le « moi » plus fréquemment, c’est uniquement parce que, comme Président du Conseil des Commissaires du Peuple, il lui fallait rendre compte de ce qu’il avait fait personnellement.

Comment un tel homme, qui s’est fondu en quelque sorte dans le prolétariat, et qui en est aimé et respecté comme aucun leader ne l’a jamais été, pouvait-il être seul ?

La solitude de Lénine était d’un ordre particulier. Elle s’étendait non pas au domaine où le parti et la masse vivaient avec lui et le comprenaient, mais à un domaine inaccessible aux masses. Le génie est seul dans le laboratoire de son cerveau. D’autres peuvent l’aider dans son travail sans savoir souvent eux-mêmes quand et par quoi ils l’aident, mais non là où le maître est créateur. Si un grand pin se dégage des autres par sa taille, au milieu d’un bois, on ne saurait dire qu’il est en dehors du bois et ne vit pas la vie de ce dernier. Mais il vit aussi de sa vie propre au niveau de laquelle ne peuvent s’élever les autres pins : il voit plus de lumière et de soleil, il regarde par-dessus les plus hauts pins du massif et découvre des horizons lointains que les autres ne peuvent connaître que par ses paroles.

Un chef compte « par millions et par milliards et non par centaines et par milliers » (expression favorite de Lénine). Il doit porter son attention sur la partie de la vie sociale d’où vient tout ce qui est nouveau, d’où peut venir la catastrophe, l’effondrement, l’apparition de nouvelles forces de l’ennemi ou le vent qui enflera les voiles de la révolution. Il doit surveiller les modifications de la matière sociale, d’importance essentielle et qui déterminent le sort du pays, la tactique du Parti.

Certes, tout membre du Parti doit faire de même s’il ne veut pas être une épave dans le mouvement des masses ou le jouet des forces naturelles. Mais un chef doit avant et par-dessus tout veiller. C’est là son devoir par excellence et ce devoir est devenu particulièrement grave pour Lénine quand, après une longue épreuve dans la lutte politique, il s’est transformé peu à peu en guetteur, en pilote de la parole duquel dépendait dans une large mesure le succès de notre cause.

D’autres pouvaient s’abstenir de voter dans l’examen d’une question importante, quand il était difficile de prévoir les conséquences de telle ou telle décision ; d’autres pouvaient se tromper à maintes reprises ; à lui, cela n’était pas permis. Dans la situation du Parti doté d’un chef exceptionnel jouissant d’une confiance sans bornes, tonte faute de ce chef serait devenue la faute de tout le Parti et peut-être la défaite de la révolution.

Mais sentant son immense responsabilité et obligé de la justifier à chaque instant, il a d’autant plus fait travailler son cerveau, qui a si victorieusement servi la cause de la révolution prolétarienne. Dans ce travail, nombreux furent ses auxiliaires, mais personne ne pouvait le remplacer. Il le savait, il l’avait éprouvé dans la pratique, et la connaissance de ce fait n’était pas le résultat d’une estimation exagérée de sa personnalité (alors que la modestie n’est ordinairement pas la qualité des chefs, Lénine ne s’est jamais décerné, même indirectement, le moindre éloge) mais la sentence impérieuse du Parti.

Il ne s’en rapportait à personne, devait tout voir, réfléchir à tout lui-même. Dans ce magnifique laboratoire qu’était son cerveau, il a élaboré beaucoup de procédés, connus de lui seul et peut-être pour la plupart accessibles à lui seul, de connaître la vérité par des indices extérieurs, souvent presque imperceptibles . Ces procédés, ces auxiliaires de son travail intérieur, il ne les a exposés à personne. Nous ne pouvons saisir maintenant les règles algébriques de sa stratégie et de sa tactique politiques que d’après l’observation de toutes les décisions qu’il a fait adopter durant l’existence de notre Parti, de même que dans les écoles supérieures de guerre, on étudie la stratégie et la lactique des grandes campagnes et des batailles ([2]).

Deux états étaient le plus caractéristique de Lénine : l’état d’attention concentrée pour tout facteur nouveau donnant la clé de problèmes politiques, et l’état d’ennui.

Lorsque Lénine écoutait les propositions de camarades sur telle ou telle question, ce qui lui importait

2 toujours, ce n’étaient pas les propositions elles-mêmes, mais les raisons qui les motivaient. Il n’aimait pas qu’on lui présentât des solutions toutes prêtes ; il en connaissait par expérience la faible valeur. Il en était autrement des raisons. Il pouvait y apprendre quelque chose de nouveau qui, peut-elle, serait à la base de sa décision, et cette décision était souvent diamétralement opposé à celle qu’on lui proposait. Il saisissait le « nouveau » partout ; dans les livres, dans les journaux, dans des entretiens personnels, à des assemblées, dans les paroles du paysan chez lequel il passait la nuit lorsqu’il chassait.

Mais lorsque ses fonctions l’obligeaient à écouter quelque chose dont le laboratoire de son cerveau n’avait pas besoin, il s’ennuyait. A une assemblée, à une réunion, à un congrès où se débattait une question qu’il avait déjà méditée, résolue, mais que n’avaient pas encore médité les autres camarades, il s’ennuyait. La décision pour lui était claire, il allait la faire adopter, on adhérerait, même si d’abord on l’avait repoussée. Il le savait et se soumettait à la nécessité de sacrifier le temps et les forces nécessaires (mais le minimum) pour triompher de la résistance de nombreux cerveaux rebelles, à compréhension lente. Il lui fallait parler, écouler, parler de nouveau. Feignant d’écouter, il s’efforçait de concentrer son attention sur un travail utile : il lisait à la dérobée un journal, ou bien écrivait un mot à un camarade au sujet d’une autre question où il fallait « faire avancer l’affaire », « attirer l’attention », donner un conseil avec de nouveaux faits (le mot « nouveau » souligné trois fois). Je demande, semblait-il dire, des faits, des faits nouveaux, et non ton opinion, elle ne me rendra pas plus intelligent. Et, pendant que ses auxiliaires travaillaient, n’en étaient encore qu’au stade de l’examen et de la réflexion, son cerveau allait plus loin dans l’étape déjà trouvée. En effet, il y avait encore des dizaines de questions à l’ordre du jour.

Et la journée est courte…

Il faut aller de l’avant. La vie n’attend pas, tout passe, tout change. Nombreux sont ceux qui connaissent ces mots, mais bien moins nombreux ceux qui sentent la dynamique du courant incessant de la vie, et encore moins nombreux ceux qui ont surmonté le conservatisme de la psychique primitive, antimarxiste, qui rationalise la réalité dans le cerveau pour recevoir soudain de cette réalité ainsi arrangée idéalement démenti sur démenti.

Tant que la dialectique de la vie, avec ses contradictions et sa diversité, n’était pas rationalisée par les efforts de la raison collective, Lénine préférait rationaliser sa raison en conformité avec la dialectique de la vie. Il a obtenu, sous ce rapport, le maximum de ce qu’ait jamais obtenu l’esprit humain. Et c’est ce qui constituait sa force principale comme chef du parti de la révolution. Mais cela faisait de lui l’homme le plus isolé de notre parti, malgré la préparation marxiste et l’expérience révolutionnaire exceptionnelle de ce dernier. Cet isolement ne saurait être reproché à notre parti qui, lui-même, est isolé dans le milieu général et qui n’a personne auprès de qui prendre conseil aux heures difficiles. C’est la rançon du destin pour le génie exceptionnel de Lénine dont le cerveau constituait le mécanisme le plus précieux du prolétariat mondial dans sa lutte pour le communisme.

  1. Lounatcharsky, Anatoli Vassiliévitch (1875-1933). Journaliste, dramaturge et critique littéraire. Milite depuis 1982 dans la socialdémocratie. Arrêté et déporté en 1898, il émigre en 1904 et rejoint les bolcheviques. Collabore au journal « Novaïa Jizn ». Délégué aux congrès de Stockholm (1906) et de Londres (1907) et membre de la délégation russe au congrès de Stuttgart de l’Internationale socialiste. A partir de 1908, forme avec Bogdanov un courant opposé à Lénine sur des questions tactiques et philosophiques autour du journal « Vpériod » et sera exclu du Parti. Rejoint les mencheviques internationalistes et, en 1917, adhère à l’organisation « Interrayons » de Trotsky à Petrograd, qui fusionna en juillet avec le Parti bolchevique. Après Octobre, nommé Commissaire du peuple à l’Instruction publique (1917-1929) où il joue un grand rôle dans le développement des arts d’avant-garde. Membre du présidium du Comité exécutif des soviets et élu à l’Académie des Sciences (1930), il est désigné comme premier ambassadeur soviétique en Espagne mais décède en France, en route vers son poste.
  2. La tâche la plus importante de l’institut Lénine serait d’étudier méthodiquement les principes tactiques sur lesquels Lénine se guidait pour résoudre les problèmes politiques en étudiant les conditions de solution de ces problèmes, c’est-à-dire la situation économique, politique, la corrélation des forces, les objectifs prochains du Parti, etc. Cela nous aiderait en partie (mais seulement en partie, car l’intuition du génie ne peut être un objet d’études) à élucider la façon dont Lénine arrivait à telle ou telle décision.