Lénine, dans la guerre pour le pain

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Evguénia Bosch[1]

Les premières années de la révolution prolétarienne furent remplies en Russie par la lutte entre le prolétariat, soutenu des paysans pauvres, et la paysannerie riche, stimulée par les organisations révolutionnaires. La disette dans les grandes villes fut en grande partie causée par cette guerre de classe. Les épisodes relatés ici s’y rapportent (La Rédaction).

Peu de temps après le soulèvement des socialistes-révolutionnaires de gauche à Moscou, en juin 1918[2], Sverdlov[3] me pria de le venir voir afin de parler d’un voyage à Penza. Pendant notre entretien, Vladimir Ilitch entra dans la pièce. Je ne l’avais pas encore vu tel que ce jour-là. Son air déprimé, fatigué, produisait l’impression la plus fâcheuse. Nous ayant tendu d’un geste en quelque sorte mécanique la main, et informé du sujet de notre conversation, il se tourna vers moi et dit :

– Si c’est possible, partez. Une main ferme est nécessaire là-bas. Besogne difficile. Le front est à 15 lieues, la province toute embrasée de soulèvements de Koulaks (paysans cossus)[4].

Puis, s’étant excusé de nous troubler, pressé, il parla d’autres choses à Sverdlov. Il revint ensuite à moi et dit quelques mots de la terrible situation qui se créait dans le pays, des difficultés prochaines de la lutte avec les Socialistes-révolutionnaires[5]… Il dit craindre que Moscou et Petrograd restassent sans pain si les Socialistes-révolutionnaires réussissaient à soulever le gros des paysans. Vladimir Ilitch parlait par petites phrases saccadées, sans son habituelle pointe d’enthousiasme, comme partageant avec nous de lourdes, d’accablantes réflexions.

Comme nous allions nous quitter, Sverdlov lui ayant dit :

– Persuadez donc Eugénie Bogdanovna de partir pour Penza !

Il répliqua d’un ton las :

– À quoi bon ? Si elle ne le peut pas, il faudra quelqu’un de plus ferme.

L’aspect de Vladimir Ilitch et mes entretiens précédents avec lui avaient fait tomber mes hésitations. Je dis que j’étais prête à partir sur l’heure, d’autant plus que j’avais déjà l’expérience de l’Ukraine. Vladimir Ilitch se rassit et m’informant sur la situation de la province, m’indiqua sur quelles choses la plus vive attention devait être portée. Il me pria de l’informer sur l’aide que l’on pourrait prêter à Moscou ; de toujours s’adresser au Conseil des Commissaires du peuple (« Exigez ; insistez sur l’exécution ponctuelle des décisions »). En terminant, il répéta plusieurs fois :

– Télégraphiez-moi tout de suite, absolument, quelle est la situation.

Prenant congé, Vladimir Ilitch me rappela une dernière fois de lui télégraphier et ajouta :

– Je vous promets d’être ponctuel et de faire s’il le faut l’impossible.

La province de Penza était alors l’une des plus importantes quant au ravitaillement en blé de Petrograd et de Moscou. Les presses de la Banque d’État se trouvaient à Penza, à 15 lieues du front tchécoslovaque[6]. Les Socialistes-révolutionnaires venaient de jeter dans la région de nombreuses forces dans l’espoir de soulever la paysannerie. Les popes et les officiers de l’ancienne armée leur prêtaient un concours zélé. D’anciens officiers avaient réussi à s’installer, en dissimulant leur passé, dans les sections de l’Approvisionnement et des Terres du Soviet local. Ils étaient chargés de parcourir les villages en y portant nos directives sur la réalisation de la récolte. Les militants du parti et les soviétistes étaient peu nombreux. L’organisation du parti naissait, toutes les forces armées étaient au front, bref, la situation était propice au travail contre-révolutionnaire.

Les Socialistes-révolutionnaires commencèrent par répandre dans les villages leurs appels, conçus à peu près de ce style : « Le Conseil des Commissaires du peuple travaille pour le Kaiser Wilhelm. Le camarade Ossendovski, parlant à un meeting à Tomsk, a révélé que les Alliés possèdent 300 documents – qui seront prochainement publiés – établissant que Lénine, Trotsky, Zinoviev, Volodarsky, Krylenko ont été en relations avec le G.Q.G allemand ».

Ça ne s’écrivait pas uniquement dans les manifestes « aux camarades ouvriers et paysans », ça se publiait aussi en caractères gras dans leur organe paraissant légalement à Penza. Ça se criait du haut des tribunes de réunions publiques en la présence de nos camarades dirigeants… camp de la contre-révo1ution pendant la Guerre civile et fut interdit.

À mes informations, Vladimir Ilitch répondit par un télégramme du 9/VIII 1918 :

« Urgent. Penza. Exécutif provincial Soviet, copie à Eugénie Bogdanovna Bosch.

Reçu votre télégramme. Indispensable organiser défense avec hommes choisis sûrs. Exercer implacable terreur de masse contre paysans cossus, popes, gardes-blancs. Interner les suspects, camps de concentration, hors ville. Télégraphiez mesures prises.

Président du Conseil Commissaires Peuple. Lénine. »

Le 10/VIII, j’informai Vladimir Ilitch du nouveau soulèvement des koulaks qui venait d’éclater, embrassant 5 des plus riches districts. Dans la nuit du 11, je reçu télégraphiquement les directives suivantes :

« Au Président Exécutif Soviet Penza, copie à Bosch.

Dans la répression du soulèvement des cinq districts faites tous les efforts, prenez toutes les mesures pour réquisitionner absolument tous les excédents de blé, réquisition et répression allant de pair.

À cette fin, désignez nominalement dans chaque district (désignez sans les prendre) des otages, parmi les paysans les plus riches, tenus de réunir le blé et le livrer aux autorités.

Les otages répondent de leur vie pour le versement ponctuel et rapide de la contribution. La quantité des excédents de blé est fixée par l’Exécutif du Soviet et la Commission provinciale de l’Approvisionnement d’après les données de la récolte de 1918 et celles sur les stocks des années précédentes. Cette mesure doit être appliquée avec promptitude et résolution, impitoyablement, sous votre responsabilité, celles du Commissaire provincial de l’Approvisionnement et du Commissaire Militaire, mandatés en conséquence.

Accompagnez la mesure d’un manifeste aux populations expliquant la portée des réquisitions et que la responsabilité des otages est celle des koulaks, des maraudeurs, des riches, ennemis perpétuels des pauvres.

Accusez régulièrement réception des télégrammes. Informez au moins tous les deux jours, je répète tous les deux jours au moins.

Président du Conseil Commissaires Peuple. Lénine. Commissaire du Travail, Tsiouroupa. Commissaire de guerre, Sklianski. »

Les camarades dirigeants de Penza, hostiles aux mesures énergiques contre les koulaks, ne firent pas d’objections principielles, mais suscitèrent à l’application de ces directives quantités d’obstacles. Je dus répondre laconiquement à Vladimir Ilitch : « Ce sera fait ». Le 12 [août], je crois, je reçu encore le télégramme suivant :

« Reçu votre dépêche. Très étonné de n’être pas informé sur la répression du soulèvement des riches dans 5 districts. Je me refuse de penser que vous avez été lents ou faibles dans la répression et la confiscation exemplaire des biens et surtout du blé chez des koulaks insurgés. Prés. Conseil Commissaires Peuple, Lénine. »

Cette fois, je dus informer Vladimir Ilitch de la nature des difficultés.

Quelques jours plus tard un courrier spécial apporta une lettre de Lénine aux communistes de Penza. Vladimir Ilitch leur démontrait la nécessité de « réprimer impitoyablement » le soulèvement des 5 districts, « dans l’intérêt de toute la révolution », car c’était « la dernière bataille à livrer aux paysans riches ». Il nous invitait à trouver des hommes « un peu plus fermes » et nous priait de l’informer télégraphiquement de l’application de ces directives. La lettre, simplement signée « votre Lénine », avait le caractère d’un conseil donné en camaraderie.

Quelques jours après, arrivaient de Petrograd 50 communistes, tous ouvriers travaillant depuis la révolution d’Octobre dans les institutions soviétistes. Puis ce fut le tour de 35 militants du parti mobilisés par le Comité Central dans les rayons de Moscou et en province.

Dès lors, il nous fut facile de liquider, sans même user des armes, le soulèvement des 5 districts et de rendre impossible les révoltes de koulaks.

  1. Bosch, Evguénia Bogdanovna (1879-1925) Membre du POSDR depuis 1900, bolchevique en 1903, plusieurs fois arrêtée et déportée en Sibérie. S’évade et émigre aux États-Unis en 1915, puis en Suisse où elle fait partie du « Groupe de Baugy » avec Boukharine, Radek et Piatakov et fonde la revue « Le Communiste » avec Zinoviev. De retour en Russie après la Révolution de Février 1917, elle est membre du CC en août et affectée ensuite en Ukraine où elle organise la résistance à l’invasion allemande. Communiste de gauche, elle s’oppose à la paix de Brest-Litovsk. Pendant la guerre civile, elle est présidente du Comité du parti du Gouvernement de Penza où elle réprime les révoltes paysannes, puis est désignée à la tête du Département politique du Front du Caucase de l’Armée rouge. Présidente de la Commission d’Histoire militaire (1920-1923), membre de l’Opposition « trotskyste » en 1923, épuisée et malade, elle se suicide en 1925.
  2. L’insurrection s’est en réalité déroulée les 6-7 juillet 1918. La Fraction de gauche au sein du Parti socialiste-révolutionnaire est née pendant la Première guerre mondiale et s’est constituée en « Parti des socialistes-révolutionnaires de gauche (internationalistes) » lors de son Ier congrès du 19 au 28 novembre (2-11 décembre) 1917. Les S-R de gauche ont soutenu la révolution d’Octobre et ont formé en décembre 1917 une coalition avec les bolcheviques en intégrant le Conseil des commissaires du peuple et les nouvelles institutions soviétiques (Tchéka, Armée rouge…). Farouchement opposés au traité de paix Brest-Litovsk, une courte majorité des S-R de gauche décide d’assassiner l’ambassadeur allemand Mirbach afin de provoquer une nouvelle guerre et organise contre les bolcheviques une insurrection rapidement écrasée les 6-7 juillet 1918. Deux fractions refusant cette orientation se constituent alors en partis, les « communistes-populistes » et les « communistes-révolutionnaires ». Les premiers fusionnèrent avec les bolcheviques le 6 novembre 1918 et les seconds le firent en septembre 1920.
  3. Sverdlov, Yakov Mikhaïlovitch, pseudonyme de Iankel Solomon (1885-1919), adhère au POSDR en 1901, bolchevique depuis 1903 et membre de son Comité central à partir de 1912. Responsable de la « Pravda » en 1913, arrêté et déporté, il est libéré par la Révolution de février 1917. Dirige le Secrétariat du CC en 1917. Désigné Président du Comité exécutif central pan-russe (VtsIK), meurt de la grippe espagnole
  4. Au début du mois d’août 1918, dans le district de Kouchkinsk de la Province de Penza, une rébellion de paysans riches, ayant réussis à entraîner des paysans moyens et pauvres, éclata et s’étendit aux districts voisins. Cette révolte était due à la politique de réquisition des surplus de blé et fut encouragée par des agents du Gouvernement socialiste-révolutionnaire de Samara. Malgré les hésitations des dirigeants bolcheviques locaux, elle fut cependant étouffée peu après grâce à l’envoi de renforts.
  5. Socialistes-révolutionnaires (s-r), parti fondé fin 1901-début 1902 par l’union des divers groupes populistes. Les S-R considéraient la classe paysanne, sans distinctions sociales en son sein, comme le moteur de la révolution et de la construction du socialisme dans une Russie où le capitalisme ne pouvait se développer comme en Occident. Ils refusaient donc tout rôle dirigeant au prolétariat. Après la révolution de Février 1917, les S-R furent, avec les mencheviques et les cadets, la force principale du Gouvernement provisoire bourgeois, plusieurs de ses dirigeants en furent ministres (Kérenski, Avksentiev, Tchernov). Hostiles aux bolcheviques, refusant de reconnaître la prise du pouvoir par les Soviets en Octobre, le Parti S-R s’engagea de plus en plus dans le camp de la contre-révolution pendant la Guerre civile et fut interdit.
  6. Le Corps tchécoslovaque, composé d’ex-prisonniers de guerre tchèques et slovaques de l’armée austro-hongroise, avait été constitué par le Gouvernement provisoire en 1917, pour la guerre contre l’Allemagne. Après la révolution d’Octobre, alors que ses 35.000 hommes devaient quitter le pays par Vladivostok, la contre-révolution russe et l’impérialisme ang1o-français les poussèrent à la révolte et se servirent d’eux pour tenter d'écraser le pouvoir des Soviets. Aidé par le corps tchécoslovaque, les gardes-blancs parvinrent à s’emparer de 1'Oural, de la région de la Volga, puis de toute la Sibérie. L’intervention contre-révo1utionnaire du corps tchécoslovaque ne fut définitivement liquidée qu’à la fin de 1919.