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L'instruction populaire dans la Russie des soviets
Auteur·e(s) | Anatoli Lounatcharski |
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Écriture | 3 octobre 1919 |
J'ai eu l'occasion d'indiquer dans un de mes articles précédents que, malgré l'attitude bienveillante, — dès la première heure — du Commissariat de l'Instruction populaire envers le personnel de l'enseignement, nous nous sommes heurtés de la part de ce dernier à une opposition haineuse et irréductible. Il est vrai que nous connûmes dès le premier jour le centre de cette opposition, qui était l'Union Pan-russe des Instituteurs, à la tête de laquelle se trouvaient des professeurs d'écoles moyennes appartenant pour la plupart aux partis S. R. et S. R. de gauche.
Quant au reste de l'enseignement, l'ensemble de l'union — formée de cinquante mille instituteurs environ — et à plus forte raison, la grande masse des instituteurs demeurés en dehors de l'union (soit environ trois cents mille instituteurs), hésitait d'autant plus, comprenait d'autant moins les problèmes posés qu'elle se rapprochait plus du niveau de l'instituteur primaire ; ce sont les plus haut placés dans la hiérarchie de l'enseignement qui nous opposaient le plus de haine et de résistance.
Nous tolérâmes longtemps l'existence de l'Union Panrusse des Instituteurs, désireux d'éviter dans les questions d'enseignement toute violence peut-être inutile.
Mais le développement ultérieur de l'état d'esprit des instituteurs nous amena à une autre conclusion. L'Union Panrusse des Instituteurs ayant adopté de toute évidence, le caractère d'une association politique, étouffa absolument les bonnes dispositions naissantes des instituteurs envers l'école révolutionnaire — tandis qu'elle perdait rapidement, d'autre part, la sympathie des masses dont nous recevions, par la voie de nombreuses résolutions des congrès les plus variés, des témoignages d'intérêt de plus en plus fréquents.
C'est pourquoi nous nous résolûmes finalement, à la fin de l'année 1918, à dissoudre l'Union Panrusse des Instituteurs et à, la remplacer par une Association professionnelle d'un autre type.
Mais duquel ? Des divergences d'opinion se manifestèrent à ce sujet. Le corps enseignant lui-même et surtout ses couches supérieures, voulurent fonder une large union professionnelle qui n'eût été qu'une réédition de l'Union Panrusse des Instituteurs ; par ailleurs certains instituteurs communistes et certains représentants du Commissariat de l'Instruction populaire voulaient une association fermée, étroite, nettement communiste.
A ce point de vue, l'Union des Instituteurs internationalistes — déjà existante — semblait même trop large.
Une ligne médiane finit par être adoptée après de longs débats à la Conférence des Délégués provinciaux et à la fraction communiste du Congrès des Instituteurs Internationalistes. On décida de créer une large union professionnelle mais dont le noyau organisateur eût toujours été formé de communistes ou d'hommes ayant donné des gages au Parti. Un certain tri devait ensuite se faire : les nouveaux membres ne pouvant être admis que sur recommandation. Mais il restait bien entendu que l'accès de l'Union ne serait pas rendu trop difficile et qu'elle devrait compter ses membres par milliers.
L'Union professionnelle devait naturellement entrer dans la grande famillle ouvrière des Unions professionnelles. Le Soviet Panrusse des Unions professionnelles fit subir à notre projet quelques modifications. Il décida que l'organisation des instituteurs devait se baser sur les mêmes statuts — à quelques détails près — que toutes les Unions professionnelles ouvrières.
Comme on sait, les Unions professionnelles sont considérées en Russie comme indépendantes des partis politiques. Les statuts retiennent cependant un paragraphe où il est dit que seuls peuvent appartenir aux Unions professionnelles, les travailleurs qui reconnaissent la nécessité de la dictature prolétarienne pour fonder la société socialiste.
Nos camarades ouvriers soulignaient que cette reconnaissance de la part d'un instituteur est amplement suffisante pour le faire considérer comme étant à l'école un digne collaborateur de la révolution.
Les ouvriers des Unions professionnelles désapprouvèrent même le titre que nous nous proposions d'adopter : Union professionnelle des travailleurs de l'enseignement et de la culture socialiste.
Ils voulurent en retrancher le mot « socialiste » comme ayant un caractère politique. Ils finirent néanmoins par reconnaître l'utilité de ce terme.
Le premier Congrès de la nouvelle Union professionnelle — réuni en juin dernier — a élu un comité central composé de communistes et, d'une façon générale, a témoigné du caractère révolutionnaire relativement élevé de l'organisation.
En fait les communistes y formaient la majorité ; et la minorité même y témoigna d'un tel accord avec les communistes qu'aucun désaccord ne se fit remarquer.
L'Union fut de suite puissante. Soixante-dix mille membres y adhérèrent. A l'heure actuelle elle doit en compter quatre-vingt mille environ, sa croissance étant assez rapide.
Le Commissariat de l'Instruction populaire lui reconnaît de grandes possibilités d'avenir et pense que le meilleur travail peut être fait avec les instituteurs ainsi organisés, tandis que sans accord entre les dirigeants de l'enseignement scolaire et les travailleurs de l'école, aucune réforme profonde n'est guère possible en fait.
Le Commissariat de l'Instruction populaire reconnaîtra très vraisemblablement bientôt à ces Unions professionnelles le droit d'envoyer leurs représentants dans les bureaux des institutions centrales et locales.
Notons que les instituteurs des écoles populaires et ceux du premier degré ont dans l'Union professionnelle une écrasante majorité. Ils n'ont pas seulement une majorité de fait proportionnelle à leur grand nombre ; ils sont encore les plus nombreux en comparaison avec le pourcentage de membres que fournissent les instituteurs des anciennes écoles moyennes.
Quant au nombre des professeurs dans l'Union professionnelle, il est moindre encore.
L'Union admet non seulement les travailleurs de l'école mais aussi ceux de l'enseignement pré-scolaire et post-scolaire, de même que les divers membres d'une école en général. Le Commissariat tend à faire donner au personnel subalterne des écoles — concierges, portiers, femmes de service, etc... — une certaine préparation pédagogique. Les personnes placées a proximité de l'œuvre d'éducation et des enfants doivent en effet posséder certaines connaissances ne serait-ce qu'afin d'éviter de fâcheux manques de tact et de ne pas nuire à l'ensemble de l'œuvre pédagogique.
Les sympathies des instituteurs pour la réforme de l'école se sont véritablement élevées. Les faits que je viens d'indiquer en donnent la preuve.
La quantité énorme de lettres et de questions que nous recevons tous les jours l'indique aussi.
De nombreux pédagogues connus, qui, jusqu'à, présent demeuraient dans une expectative plutôt sceptique, déploient maintenant une grande activité et collaborent avec nous.
Il est vrai que certains milieux soviétistes manifestent au même moment une certaine impatience, par suite des lenteurs de l'organisation des écoles du second degré. Cette impatience se traduit généralement par le désir de faire pression sur les membres de l'enseignement et d'intensifier l'action de l'Etat et du prolétariat sur le personnel scolaire (surtout a Pétrograd), ou au contraire par un amoindrissement très appréciable de nos exigences et par une tendance vers la réconciliation avec les éléments arriérés (tendances observables à Moscou).
Mais il va de soi que le Commissariat de l'Instruction populaire ne tolérera d'écarts ni dans un sens, ni dans l'autre, sachant bien d'ailleurs que la voie qu'il a adoptée ne peut naturellement pas amener de suite à des résultats absolument satisfaisants, la tâche à accomplir étant véritablement grandiose, mais convaincu que cette voie est sans nul doute la bonne. C'est ainsi que nous sommes, en y persévérant, les témoins d'un énorme succès : la rapide organisation d'une Union professionnelle une fois et demie plus forte que l'ancienne Union Panrusse des Instituteurs et infiniment plus importante qu'elle par ses dispositions actives.
Moscou-Kremlin, 3 octobre 1919.
A. LOUNATCHARSKY.