L'horreur et la pitié au service de la Contre-Révolution

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A mesure que nous nous rapprochons de la date à laquelle s'ouvrira la Conférence de Gênes, la réaction internationale redouble de fureur envers la Révolution russe. N'ayant pu empêcher cette rencontre historique, dont on ne voit guère de précédent dans le passé que les Conférences qui, en 1795, à Bâle, aboutirent à la reconnaissance de la République française, rouge du sang à peine séché de quelques milliers de conspirateurs, par les gouvernements monarchiques de Prusse et d'Espagne — la réaction internationale, dont la guerre a transféré le siège au Quai d'Orsay, s'évertue à jeter sur la Russie rouge le discrédit et l'opprobre. Il faut à tout prix que ceux qui représenteront à Gênes la République des Soviets apparaissent à l'opinion publique épouvantée, non pas comme les chefs d'un ordre social nouveau s'imposant par leurs vertus au respect de tous les hommes, mais comme les plus grands criminels de l'histoire.

En 1918, au lendemain du traité de Brest-Litovsk, quand il devint évident que la République soviétique ne s'effondrerait pas d'elle-même, comme les kerenskystes et mencheviks l'avaient inlassablement prophétisé, il n'était question dans la presse européenne que de l'ignominie des bolcheviks. Lénine, Trotsky, Rakovsky n'étaient que des agents au service de l'Allemagne, des traîtres salariés et cupides qui n'avaient pas craint de livrer la Russie, et avec elle toutes les puissances de l'Entente aux ambitions illimitées de l'impérialisme allemand. On en avait la preuve, sous forme de « documents irréfutables » qu'on faisait circuler dans toutes les rédactions. En France, un certain Bernard Taft en présenta quelques-uns aux lecteurs horrifiés du Petit Parisien. Mais le lecteur français, né malin, flaira la forfaiture et ledit Bernard Taft dut rengainer ses documents. Il est vrai que, quelques mois plus tard, les mêmes « documents », considérablement augmentés, franchissaient allègrement l'Atlantique et que de grands organes capitalistes américains — la New-York Tribune et le New-York Times entre autres — n'hésitaient pas à les jeter en pâture à la gourmandise de leur public. Des manchettes sensationnelles accompagnaient le déballage : « Lénine et Trotsky à la solde des Huns » ; « la Révolution bolcheviste préparée à Berlin » ; « la trahison de la Russie achetée par le Kaiser 25 millions de livres », etc., etc...

Mais tout finit par se savoir. Un beau matin, les bons Yankees apprirent que les fameux documents dont on les avait si abondamment régalés (il y en avait environ soixante-dix) avaient été fabriqués de toutes pièces par des faussaires sans vergogne. Et la presse bourgeoise s'étant mise, le plus naturellement du monde, à parler d'autre chose, on ne tarda pas à oublier les « documents américains ».

Au reste, à ce moment, ce n'était plus, il faut bien le dire, sur la fraude et la calomnie que l'on comptait pour extirper de la terre le bolchevisme exécré. C'était sur l'assassinat. Les socialistes révolutionnaires de droite organisaient contre les chefs bolcheviks des attentats absolument semblables à ceux qu'ils avaient perpétrés jadis contre les Sipiaguine, les Plehve, le grand-duc Serge. Lénine, par bonheur, échappa, mais Ouritsky et plus tard Volodarsky périrent. — Et puis il apparut assez vite que l'assassinat lui-même n'aurait pas raison du régime, mais qu'il y faudrait des armées — et des milliards. Koltchak, Denikine, Youdénitch, Petlioura, Wrangel, se mirent successivement à la solde de l'Entente : successivement aussi ils furent taillés en pièces par cette glorieuse armée rouge, qui n'est autre chose que la révolution en armes et à laquelle nous n'exprimerons jamais assez notre reconnaissance infinie. C'est alors, et seulement alors, que l'Angleterre, qui ne s'obstine jamais plus longtemps qu'il ne faut dans l'erreur, se décida à traiter avec les Soviets. On connaît la suite. Nous voici aujourd'hui, par la volonté de Lloyd George, à la veille de la Conférence de Gênes.

La contre-révolution, cependant, ne se résigne pas. Mais la violence ayant lamentablement fait faillite et les cordons de la bourse de l'Entente s'étant resserrés sans pitié, les contre-révolutionnaires n'ont plus à leur disposition que le mensonge et la calomnie. Ils en usent sans modération ni retenue.

L'autre jour, un certain professeur Eck, qui se prétend, bien entendu, socialiste et qui, de l'Université de Pétrograd. ou il enseignait du temps de Nicolas, est passé à l'Université très réactionnaire de Gand, parlait à la Société des Ingénieurs de Bruxelles. Il décrivait avec force détails la situation tragique dans laquelle se débat la Russie et concluait à l'impossibilité manifeste d'un relèvement quelconque de ce grand pays, tant qu'y subsisterait le pouvoir des Soviets. Celui-ci, en effet, n'est pas organisé pour la production, mais pour le terrorisme exclusivement ! Et le savant professeur citait ici des chiffres que j'emprunte à l'Humanité, qui les a elle-même empruntés au Temps.

En quatre ans, la Tcheka aurait fait exécuter en Russie un million six cent soixante-dix-huit mille cinq cent soixante-huit citoyens (1 million 678 568). Ce chiffre fantastique se décompose comme suit : 28 évêques, 1 215 prêtres, 6 575 professeurs, 8 800 médecins, 54 officiers, 260 000 soldats, 15 600 gendarmes, 325 000 intellectuels[1], 192 350 ouvriers, 815 000 paysans.

Ce n'est pas tout. Il y a actuellement dans les prisons bolchevistes 850 000 détenus politiques : le record, diraient les sportsmen ! On aimerait à savoir de l'éminent professeur où la Tcheka peut bien fourrer tout ce monde-là !

Il va sans dire que ces statistiques effarantes ne méritent que le mépris. Nous n'avons pas. ici, dans le pays de la Révolution française, des Jacobins et de la Terreur, à justifier la Révolution russe d'avoir versé le sang de ses ennemis. Elle l'a versé par nécessité et non par appétit sanguinaire, et plus d'un innocent peut-être a payé pour les coupables. Ce n'est pas à ceux qui, pour abattre la concurrence allemande ont souillé les champs de bataille européens du sang de quinze millions d'infortunés — qui tous étaient, eux, innocents ! — qu'il appartient de faire la petite bouche devant les quelques milliers d'exécutions qui ont répondu, en Russie, aux attentats, aux conspirations, aux expéditions militaires, à toutes les criminelles menées de la contre-révolution. Car nous disons quelques milliers et, non comme le calomniateur, de Bruxelles, près de dix-sept cent mille.

Mensonge encore, mensonge non moins ignoble, la nouvelle qui, dimanche, s'étalait dans le Temps[2], et qui nous montrait Bela Kun frappé d'aliénation mentale et faisant exécuter, avant d'être interné dans un asile, « plus de 7 000 soldats dans un seul district, au cours de la même semaine ». En présence d'énormités pareilles, on ne sait s'il faut rire ou s'il faut s'indigner.

Les ennemis de la Révolution russe sont habiles à jouer contre elle de tous les sentiments. Les bourgeois sont les virtuoses de l'horreur ; les mencheviks, eux, recourent de préférence à la pitié. Mais la pitié et l'horreur concourent au même but qui est de jeter l'opprobre sur la révolution prolétarienne et de détourner d'elle l'amour des masses abusées.

Il y a actuellement dans les prisons russes quelques dizaines de chefs socialistes-révolutionnaires de droite dont la justice soviétique s'apprête à faire le procès. Grand branle-bas au sein du menchevisme international qui, prenant fait et cause pour les Gotz, les Donskoï et consorts — comme il a pris fait et cause pour cette Géorgie mercenaire dont les Tseretelli et les Tchkheidzé travaillaient à faire une autre Pologne, c'est-à-dire une colonie capitaliste anglo-française — dénonce aux travailleurs du monde entier la barbarie du gouvernement des Soviets. Le Peuple et le Populaire jettent tous les matins feu et flamme. On a fait intervenir Anatole France qui, mal informé, a consenti à rédiger une supplique qu'on a télégraphiée ensuite aux quatre points cardinaux ; on a sollicité — en vain — tel autre grand écrivain... Ah ! la campagne est adroitement menée. Elle n'atteindra pas toutefois le but qu'elle se propose : elle ne désarmera pas, sous prétexte d'humanité, la révolution russe.

Les travailleurs reconnaissent à la révolution russe le droit de se défendre. Ils savent que ce n'est pas sa faute si, pacifique et débonnaire par essence, elle a constitué une armée rouge contre ses ennemis de l'extérieur et recouru à la terreur contre ses ennemis de l'intérieur. Ce n'est ni « Lénine » ni « Trotsky » qui ont commencé, c'est l'Entente avec ses Tchéco-Slovaques, dès 1918 ; ce sont les socialistes-révolutionnaires avec leurs « détachements volants » armés,contre Lénine et Trotsky de pistolets et de mausers. Il est avéré que le Comité Central du Parti socialiste-révolutionnaire était au courant des faits et gestes des Fanny Kaplan et des Serguiev ; la justice soviétique décidera du sort des accusés, sans que nous ayons à intervenir autrement que pour rétablir, sur les faits de la cause, la vérité dénaturée.

Des utopistes seuls ont pu croire aux révolutions idylliques. Hélas ! les révolutions, quelles qu'elles soient, n'ont rien des berquinades : elles s'enfantent inévitablement dans le sang et la mort. La Révolution russe, encerclée, assaillie par un monde d'ennemis, a dû réprimer, par la force des armes et des lois, les complots tramés contre son existence. Lui refuser ce droit de répression équivaut à lui refuser hypocritement le droit de vivre.

Et c'est bien là l'idée de derrière la tête des ennemis, bourgeois et mencheviks, de la Révolution russe. Mais nous sommes avertis, et nous mettons en garde le prolétariat.

  1. Qu'est-ce que peuvent bien être ces 325 000 intellectuels qui ne sont ni des professeurs ni des médecins ? — Des avocats ?...
  2. Qui l'avait empruntée aux Basler Nachrichten.