L'homme ne vit pas que de politique

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Cette idée toute simple, il faut que nous la comprenions une bonne fois pour toutes, et que nous ne l'oubliions jamais dans notre propagande, orale ou écrite. Chaque époque a ses chansons. L'histoire pré-révolutionnaire de notre parti fut une histoire de politique révolutionnaire. La littérature de parti, les organisations de parti, tout se trouvait soumis au mot d'ordre de "politique", au sens le plus étroit du terme. La révolution et la guerre civile augmentèrent encore l'acuité et l'intensité des tâches et des intérêts politiques. Durant cette période, le parti rassembla dans ses rangs les éléments politiquement les plus actifs de la classe ouvrière. Cependant, les conclusions politiques fondamentales de ces années sont claires pour la classe ouvrière dans son ensemble. Une répétition mécanique de ces conclusions ne lui apportera rien de plus; elle effacera plutôt dans sa conscience les leçons du passé. Après la prise du pouvoir et sa consolidation à la suite de la guerre civile, nos tâches fondamentales se sont déplacées au domaine de la construction économique et culturelle; elles sont devenues plus complexes, elles se sont parcellisées, elles ont acquis un caractère plus détaillé et, semble-t-il, plus "prosaïque". Mais en même temps, nos luttes antérieures, avec leur cortège d'efforts et de sacrifices, ne trouveront leur justification que dans la mesure où nous parviendrons à poser correctement et à résoudre les tâches particulières, journalières, celles qui relèvent du "militantisme culturel".

En effet, qu'est-ce que la classe ouvrière a précisément gagné, qu'a-t-elle obtenu au cours de ses luttes antérieures ?

1. La dictature du prolétariat (par l'intermédiaire d'un Etat ouvrier et paysan dirigé par le parti communiste).

2. L'Armée Rouge, en tant qu'appui matériel de la dictature du prolétariat.

3. La nationalisation des principaux moyens de production, sans laquelle la dictature du prolétariat serait une forme vide, sans contenu.

4. Le monopole du commerce extérieur, condition nécessaire de la construction socialiste dans un environnement capitaliste.

Ces quatre éléments, dont la conquête est définitive, constituent l'armature d'acier de tout notre travail. Grâce à elle, grâce à cette armature, chacun de nos succès dans le domaine économique ou culturel, – si c'est un succès réel et non-imaginaire -, devient nécessairement un élément constitutif de la construction socialiste.

En quoi consiste aujourd'hui notre tâche, que devons-nous apprendre en premier lieu, vers quoi devons-nous tendre ? Il nous faut apprendre à bien travailler, – avec précision, avec propreté, avec économie. Nous avons besoin de développer la culture du travail, la culture de la vie, la culture du mode de vie. Après une longue préparation, et grâce au levier de l'insurrection armée, nous avons renversé la suprématie des exploiteurs. Mais il n'existe pas de levier qui puisse d'un seul coup élever la culture. Un lent processus d'auto-éducation de la classe ouvrière, et parallèlement de la paysannerie, est ici nécessaire. Le camarade Lenine, dans un article sur la coopération, évoque ce changement de direction de notre attention, de nos efforts, de nos méthodes:

"... Nous sommes forcés, – dit-il -, de reconnaître une transformation radicale de notre point de vue sur le socialisme. Cette transformation radicale vient de ce qu'autrefois nous placions, et nous devions placer, le centre de gravité de notre activité dans le combat politique, la révolution, la conquête du pouvoir, etc. Aujourd'hui, ce centre de gravité a tellement varié qu'il s'est déplacé vers un travail organisationnel, pacifique, "culturel". Je serais prêt à dire que, pour nous, le centre de gravité s'est déplacé vers le "militantisme culturel", s'il n'y avait pas les relations internationales, ni, l'obligation de défendre notre situation à l'échelle internationale. Mais si nous laissons cela de côté et si nous nous limitons aux relations économiques intérieures, alors aujourd'hui le centre de gravité se ramène effectivement au "militantisme culturel".[1]

Ainsi, seul le problème de notre situation internationale nous détourne du militantisme culturel, et ceci en partie seulement, comme nous allons le voir tout de suite. Le facteur principal de notre situation internationale, c'est la défense nationale, c'est-à-dire l'Armée Rouge. Or, dans ce domaine fondamental, nos tâches se ramènent encore une fois, pour les neuf dixièmes, au militantisme culturel; élever le niveau de l'armée, mener à bien sa complète alphabétisation, lui apprendre à utiliser les guides, les livres, les cartes, l'habituer à la propreté, à l'exactitude, à la ponctualité, à l'observation. Il n'existe pas de remède miracle qui permette de résoudre immédiatement ces problèmes. A la fin de la guerre civile, alors que nous abordions une nouvelle phase de notre activité, la tentative de créer une "doctrine militaire prolétarienne" fut l'expression la plus nette et la plus criante de l'incompréhension des tâches de l'époque nouvelle. Les orgueilleux projets qui visent à créer une "culture prolétarienne" en laboratoire relèvent de la même incompréhension. Dans cette quête de la pierre philosophale notre désespoir devant notre retard s'unit à une croyance au miracle, qui est elle-même signe de ce retard. Mais nous n'avons aucune raison de désespérer, et il est grand temps de nous défaire de cette croyance aux miracles, de ces pratiques puériles de guérisseurs, du genre "culture prolétarienne" ou doctrine militaire prolétarienne. Pour affermit la dictature du prolétariat, il est nécessaire de développer un militantisme culturel quotidien, qui seul garantira un contenu socialiste aux conquêtes fondamentales de la révolution. Quiconque n'a pas compris cela joue un rôle réactionnaire dans l'évolution de la pensée et du travail du parti.

Quand le camarade Lénine affirme que nos tâches ne sont aujourd'hui pas tant politiques que culturelles, il est nécessaire de s'entendre sur la terminologie afin de ne pas interpréter faussement sa pensée. Dans un certain sens, la politique domine tout. Le conseil du camarade Lénine de transférer notre attention du domaine politique au domaine culturel est un conseil politique. Lorsqu'un parti ouvrier, dans tel ou tel pays, décide qu'il est nécessaire, à un moment donné, de placer au premier plan les exigences économiques, et non politiques, cette décision a un caractère "politique". Il est parfaitement évident que le mot "politique" est utilisé ici dans deux sens différents – en premier lieu, dans un sens large, matérialiste-dialectique, englobant l'ensemble des idées directives, des méthodes, des systèmes .qui orientent l'activité de la collectivité dans tous les domaines de la vie sociale; en second lieu, dans un sens étroit, spécialisé, caractérisant une certaine partie de l'activité sociale, étroitement liée à la lutte pour le pouvoir, et opposée au travail économique, culturel, etc. Lorsque le camarade Lénine écrit que la politique c'est de l'économie concentrée, il envisage la politique au sens large, philosophique. Lorsque le camarade Lénine dit: "un peu moins de politique, un peu plus d'économie", il envisage la politique au sens étroit et spécialisé du terme. Les deux emplois sont également valables, puisque légitimés par l'usage. Il importe seulement de bien comprendre de quoi on parle dans chacun des cas.

L'organisation communiste est un parti politique au sens large, historique, ou si l'on veut, philosophique du terme. Les autres partis actuels sont politiques uniquement au sens où il font de la (petite) politique. Que notre parti transfère son attention au domaine culturel ne signifie pas du tout qu'il affaiblisse son rôle politique. Historiquement, le rôle dirigeant (c'est-à-dire politique) du parti se manifeste précisément dans ce déplacement logique de son attention au domaine culturel. C'est seulement après de longues années d'activité socialiste, menée avec succès à l'intérieur, et garantie à l'extérieur, que le parti pourra peu à peu se libérer de sa coquille partisane pour se mêler à la communauté socialiste. Mais cela est encore si lointain qu'il est inutile d'anticiper sur l'avenir... Pour l'immédiat, le parti doit conserver totalement ses caractères fondamentaux: cohésion idéologique, centralisation, discipline et, corrélativement, combativité. Mais précisément ces qualités inestimables de l'"esprit de parti"[2] communiste ne peuvent se maintenir et se développer dans des conditions nouvelles que si l'on satisfait les exigences et les besoins économiques et culturels de façon plus complète, plus habile, plus exacte et plus détaillée. Conformément à ces tâches qui doivent aujourd'hui jouer un rôle prépondérant dans notre politique, le parti regroupe, distribue ses forces et éduque la jeune génération. Autrement dit, la grande politique exige qu'à la base du travail d'agitation, de propagande, de répartition des forces, d'instruction et d'éducation, l'on place aujourd'hui des tâches et des exigences économiques et culturelles et non des exigences "politiques", au sens étroit du terme.

  1. Il est utile de rappeler ici la définition du "militantisme culturel" que je donne dans mes "Pensées sur le Parti":

    "Au niveau de sa réalisation pratique, la révolution semble s'être "éparpillée" en tâches particulières;: il faut réparer les ponts, enseigner la lecture et l'écriture, diminuer le prix de revient de la fabrication des bottes dans les usines soviétiques, lutter contre la saleté, capturer les escrocs, amener l'électricité dans les campagnes, etc. Quelques intellectuels grossiers qui ont les esprits à l'envers (c'est d'ailleurs la raison pour laquelle ils se considèrent comme des poètes et des philosophes) ont déjà parlé de la révolution avec une grandiose condescendance : on apprend, disent-ils, à vendre (que c'est drôle), et à recoudre des boutons (laissez-nous rire). Mais laissons ces cancaniers cancaner dans le vide. Accomplir un travail purement pratique et quotidien dans le domaine de l'économie et de la culture soviétiques – même dans celui du commerce de détail -, ne signifie nullement s'occuper de "choses mineures" et n'implique pas nécessairement une mentalité de grippe-sous. Des choses ,mineures sans grandes choses, il y en a autant qu'on veut dans la vie humaine. Mais en histoire, il ne se fait jamais de grandes choses sans petites choses. Plus précisément, les petites choses, à une grande époque, intégrées à une grande œuvre, cessent d'être des "petites choses".

    Chez nous il s'agit de la construction de la classe ouvrière qui, pour la première fois, construit pour elle et selon son propre plan. Ce Plan historique, encore extrêmement imparfait et confus, doit englober, dans un ensemble créatif unique tous les éléments, même les plus insignifiants, de l'activité humaine. Toutes les tâches mineures et isolées – jusqu'au commerce soviétique de détail – sont partie intégrante de la classe ouvrière dominante qui cherche à surmonter sa faiblesse économique et culturelle. La construction socialiste est une construction planifiée de grande envergure. A travers le flux et le reflux, les erreurs et les revirements, les méandres de la NEP, le parti poursuit son plan, éduque la jeunesse dans l'esprit de ce plan, apprend à chacun à relier son activité particulière à l'œuvre générale, qui exige aujourd'hui que l'on couse avec soin les boutons soviétiques, et qui demain demandera que l'on meure courageusement sous le drapeau du communisme. Nous devons exiger, et nous exigerons de la part de notre jeunesse, une spécialisation supérieure et approfondie; notre jeu elle devra donc se défaire du principal défaut de notre génération qui se targue de tout connaître et de tout savoir faire; mais il s'agira d'une spécialisation au service du plan général pensé et accepté par chacun en particulier."

  2. En russe, "partijnost". (Note des traducteurs).