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L'expérience des métallurgistes en faveur d'une action généralisée
Auteur·e(s) | Antonio Gramsci |
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Écriture | 23 mai 1922 |
Le conflit dans lequel se trouvent actuellement engagés les prolétaires de la métallurgie atteint, par son âpreté et son extension, le niveau des grandes luttes du passé[1]. Les prolétaires de la métallurgie ont été les premiers, après l'armistice, à obtenir les huit heures. Les prolétaires de la métallurgie ont été les premiers à obtenir pour l'ouvrier de meilleures conditions d'existence dans l'usine et les premiers aussi à subir le choc initial de l'offensive des industriels. Après les journées de septembre, une fois abaissés les drapeaux rouges des cheminées des usines, les patrons avaient fait retour dans ces mêmes usines, certainement fort peu disposés à la conciliation avec la classe ouvrière qui avait tenté de les exproprier. Il serait stupide d'exiger que les capitalistes créent des conditions favorables à la lutte des ouvriers et qu'ils ne pensent pas à renforcer avant tout leur propre pouvoir quand celui-ci est menacé dans ses fondements. Or donc, que pouvait-il arriver après septembre dans les usines ? On pouvait le prévoir : septembre n'avait pas été une victoire mais une défaite pour les ouvriers. Comme dans toutes les armées qui se replient,c'était la tâche des dirigeants ouvriers que de préparer la retraite de manière qu'elle ne s'effectuât pas dans le désordre, qu'elle ne provoquât pas la panique dans les rangs des combattants. Menée avec habileté, la retraite devait s'arrêter sur une ligne de défense, à la fortification de laquelle devaient concourir tous les efforts de l'arrière. Au lieu de cela, depuis septembre, la classe ouvrière a été abandonnée à elle-même ; elle s'est trouvée confrontée avec les situations les plus difficiles sans le secours d'un mot d'ordre précis qui lui indiquât la voie à suivre. Effectuée au départ dans le plus grand désordre, la retraite des ouvriers ne pouvait pas ne pas avoir des conséquences funestes pour la vie des organisations. On le vit dès l'apparition des premières luttes contre les licenciements. Les métallurgistes comprirent qu'il fallait, sans plus attendre, stopper la retraite et résister à la pression de l'ennemi. Subir les licenciements, comme le voulaient les industriels, signifiait se préparer à brève échéance à une diminution des salaires. Pour le prolétariat tout entier, la lutte, seul moyen de défense, devenait une nécessité urgente. Sans vouloir ici chercher à montrer une fois de plus ce que nous avons mille fois mis à nu, nous nous contentons d'observer que les ouvriers de la métallurgie furent laissés seuls dans la lutte et qu'ils furent cette fois encore contraints de se replier. Les licenciements furent exécutés, mais les patrons n'étaient pas encore contents d'avoir réaffirmé leur force dans l'usine. Ils tenaient à manifester leur pouvoir d'une manière encore plus brutale et ils pensaient à de nouvelles humiliations à infliger à la classe ouvrière. Et c'est maintenant le tour des salaires. Les métallos résistent : en de nombreux endroits, ils croisent les bras, fermement décidés a combattre.
Mais cette fois encore il manque aux ouvriers un mot d'ordre, si bien qu'ils se trouvent de nouveau sans liaison, incertains dans la lutte. Abusant de leur force, les industriels foulent aux pieds les conventions, appliquent des réductions de salaire, violent même les huit heures. Cette situation n'a été légalisée par aucun accord. Or les industriels se sentent toujours liés par une convention, même s'ils ne la respectent plus. Et c'est pourquoi ils veulent que l'organisation reconnaisse cet état de fait et ils livrent bataille pour la suppression de l'indemnité de vie chère qui sera intégrée au salaire dans les nouveaux accords. La lutte souterraine se manifeste au grand jour, elle quitte son cheminement silencieux pour éclater dans toute son âpreté. Quand on en est là, l'organisation ne peut plus ignorer qu'il y a eu des réductions de salaire et qu'après avoir déchiré les accords, les industriels entendent rendre légitime un état de fait créé par la violence. Pour l'organisation, le problème se réduit à cet unique dilemme : accepter ou lutter ? Une année d'expérience des prolétaires de la métallurgie, auxquels est étroitement lié le sort de toutes les autres catégories ouvrières, est là pour démontrer qu'il n'est plus possible aujourd'hui de renvoyer la lutte. Les industriels ne respectent plus aucun accord; ils agissent en fonction de la force qu'ils se sentent. L'organisation ne peut même plus accorder crédit aux accords qu'elle stipule elle-même avec la partie patronale, si celle-ci ne devient pas consciente de la force qui est derrière l'organisation. La lutte est le seul moyen qui reste aux ouvriers et à l'organisation pour mettre un terme à la retraite de septembre. Mais la lutte ne doit pas être comprise comme l'effort d'une seule catégorie. La réalité de ces derniers mois a montré combien il est faux de conduire les ouvriers à la lutte en ordre dispersé. Les ouvriers des textiles, ceux de l'industrie chimique, les métallurgistes de la Lombardie, de la Ligurie, de la Vénétie Julienne, tous savent ce qu'il leur en a coûté d'avoir eu à lutter seuls contre la classe patronale. Aucune propagande en faveur du front unique n'a été plus efficace que celle faite ces derniers mois par la réalité des événements eux-mêmes. Des ministères ont été renversés, on a cru trouver une limite aux prétentions des industriels, en nommant une commission d'enquête tout exprès, mais toutes les promesses, toutes les tentatives se sont soldées sur ce terrain au détriment des ouvriers. C'est donc la réalité qui a entraîné l'adhésion du prolétariat à la lutte générale. Sous la poussée de cette conviction, qui a pénétré dans la conscience des ouvriers, même les plus hostiles au front unique ont dû modifier leur attitude et s'orienter bon gré mal gré, vers l'action de toutes les forces ouvrières, déployées sur un unique champ de bataille. Cette même force féconde de l'unité a donné naissance en Italie à l'organisme de l'Alliance du travail[2] dans laquelle les ouvriers placent aujourd'hui toutes leurs espérances de lutte. L'Alliance du travail est comme la nouvelle forteresse, dans laquelle la classe ouvrière espère enfin trouver la raison de sa sérénité. Pour cette raison même, grande est la tâche de l'Alliance du travail en ce moment décisif pour la vie du prolétariat italien. En demandant qu'intervienne à leurs côtés l'Alliance du travail, les métallos du Piémont et de Lombardie n'avaient certainement pas pour but de faire peser une menace, afin d'obtenir un geste de solidarité des plus vagues, mais ils l'ont fait en étant fermement persuadés que c'est seulement en combattant sous le drapeau de l'unité prolétarienne qu'il est possible de faire face aujourd'hui à l'offensive patronale. Si cette vérité n'est pas entendue aujourd'hui de ceux qui portent la responsabilité de la totale défaite de la classe ouvrière, cette dernière a bien le droit de demander demain des comptes aux responsables, en leur faisant expier par le sang leurs lâchetés et leurs trahisons.
Tout milite aujourd'hui en faveur de la lutte générale l'expérience du passé et la réalité présente; la volonté des masses et les conditions de vie où voudrait les pousser la classe patronale. Ne pas comprendre cela, s'opposer aujourd'hui encore à l'unité des forces ouvrières, empêcher sa réalisation par de vains compromis, c'est se salir d'un crime que l’histoire demande au coupable de payer de sa personne.
Sans signature, L'Ordine Nuovo, 23 mai 1922.
- ↑ La crise économique mondiale se faisant particulièrement sentir dans la métallurgie, les industriels italiens décidèrent de procéder, conjointement aux licenciements, à des réductions progressives de salaires. La Fiat prit la tête du mouvement en tentant de réduire l'indemnité garantissant le pouvoir d'achat de son personnel, qui représentait environ 20 % du salaire. Deux positions se firent jour dans les milieux syndicaux. Tandis que la section turinoise de la F.I.O.M., contrôlée par les communistes, et l'Alleanza del Lavoro proposaient de répliquer à cette réduction des salaires par une grève générale sectorielle qui pourrait être transformée en grève générale, la direction réformiste de la F.I.O.M. (Buozzi, Colombino, Uberti) préférait tenter de résoudre le conflit par la voie des négociations. On aboutit à un compromis, qui plaça la grève sous le contrôle de la direction de la F.I.O.M. en la mandatant pour poursuivre les négociations. La grève - commencée le 25 juin - dura jusqu'au 10 juillet et s'acheva sur un compromis défavorable aux ouvriers.
- ↑ L'Alleanza del Lavoro [Alliance du travail] se constitua le 20 février 1922 sur l'initiative du Syndicat des cheminots. Elle regroupait, outre les cheminots, la C.G.L., l'Unione sindacale italiana, l'Unione italiana del Lavoro, et la Fédération des travailleurs des ports. Son objectif était de mettre fin aux luttes intestines du mouvement syndical et d'organiser la lutte contre la « réaction patronale ». Tout en dénonçant le caractère « bureaucratique » de cette initiative, Gramsci devait - au cours du IIe Congrès du P.C. d'Italie - insister sur la possibilité d'infléchir et d'utiliser l'Alleanza dans une direction révolutionnaire.