L'endroit d'où l'on ne revient pas

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


La directive de Staline à Demian Bedny[1][modifier le wikicode]

Le littérateur réactionnaire Aldanov[2], qui écrit des romans historiques traitant du mouvement d'émancipation de l'humanité du point de vue du philistin alarmé, s'est consacré depuis peu à écrire des remarques historiques sur la révolution d'Octobre. Dans l'un de ses feuilletons, s'appuyant sur une analyse grotesque du budget de la Pravda pour l'année 1917, il essaie de prouver que les bolcheviks recevaient « quand même » de l'argent allemand. Bien sûr, dans le cours de l'affaire, le subside de plusieurs millions se réduit à une somme très modeste, mais, en échange, les caractéristiques morales et mentales de l'historien lui-même apparaissent dans toute leur ampleur[3]. Dans un feuilleton antérieur, Aldanov raconte comment Trotsky, en juin 1918, a informé le diplomate allemand le comte von Mirbach[4] que « nous, bolcheviks, nous sommes déjà morts, mais il n'y a personne pour nous enterrer ». Mirbach lui-même fut, comme on sait, tué peu après par les S.R. de gauche. Cette histoire racontée d'après les propos d'un certain Botmer qui, à son tour, cite le défunt diplomate[5], est tellement absurde en elle-même qu'elle ne vaudrait pas la peine d'être relevée. En juin 1918 ‑ et donc précisément entre la conclusion de la paix forcée de Brest‑Litovsk et son départ pour le front de Kazan ‑ Trotsky donnait une information secrète et à qui ? à un diplomate de Hohenzollern[6] ! ‑ selon laquelle le bolchevisme était « déjà mort » ! Le potin, ici, devient délire !

Mais il y a des clients pour toutes les saletés. Et il s'en est trouvé un là aussi. Le numéro de la Pravda du 30 janvier publie des vers énormes de Demian Bedny dans lesquels le récit de Botmer‑Aldanov est pris comme vérité indiscutable et comme preuve définitive de la « trahison permanente » de Trotsky. Aujourd'hui, la Pravda est l'organe personnel de Staline. Demian Bedny exécute un ordre personnel. Aujourd'hui, la Pravda ne se risque pas encore à publier des vers qui racontent comment Lénine et Trotsky recevaient de l'argent de l'état-major général allemand, mais c'est néanmoins dans ce sens que va l'évolution morale de la bureaucratie bonapartiste. Chez Aldanov au moins, les subsides des Hohenzollern aux bolcheviks et la conversation de Trotsky avec leur diplomate forment un tout. Dans la Pravda, avec son « poète », l'ensemble n'émerge pas encore. Mais c'est égal ! L'ordre a été exécuté. Sa signification est exprimée dans le quatrain suivant :

« Quel dommage en vérité qu'à Berlin

Ils aient appris ça avant nous !

Pour de tels chefs, la route mène au châtiment

Vers l'endroit d'où l'on ne revient pas. »

Cette conclusion « poétique » ne repose pas bien sûr sur des conversations fictives d'il y a des années, mais sur les événements réels de notre temps. La IV° Internationale reste en travers de la gorge de ces messieurs. La croissance en U.R.S.S. de l'Opposition léniniste (« trotskyste ») épouvante les usurpateurs. Voilà pourquoi il leur faut chercher leur inspiration chez Aldanov‑Botmer.

Pourtant le même Bedny a écrit au sujet de Trotsky sur un autre ton et, de plus, en pleine guerre civile, quand les hommes et les idées étaient soumis à dure épreuve. A propos d'une rumeur selon laquelle le général Denikine[7], le chef de l'armée blanche, s'apprêtait à se faire couronner, Demian Bedny publia dans les Izvestija, quelque seize mois après les prétendues déclarations de Trotsky à Mirbach, les vers suivants :

« Roi, ne pose pas au héros,

Nous t'opposerons un deux.

Notre coup est sûr.

Nous jouons le deux d'atout.

Lénine et Trotsky. Voilà notre atout !

Alors, essaie donc, joue !

Où est donc, Denikine, ta vigueur ?

Rien ne résiste à notre double atout. »

Aldanov, soit dit en passant, cite aussi ces vers mais, à la différence de la conversation avec Mirbach, ils ne sont pas une invention, mais un produit absolument authentique de la création de Demian. Ils ont été imprimés dans les Izvestija du 19 octobre 1919.

Quelle que soit la répugnance avec laquelle on s'occupe de tout cela, nous espérons que le lecteur en conviendra : quelques lignes rimées peuvent mieux restituer l'atmosphère de 1919 et l'état d'esprit qui prévalait alors dans le parti que tous les volumes récents de falsifications et de calomnie. « Lénine et Trotsky, voilà notre atout ! » Comment cela ? Comment un homme qui faisait des déclarations traîtresses à l'auguste ambassadeur du Kaiser, pouvait‑il être un « atout » en même temps que Lénine ? Et où est Staline ? Est‑il possible que Demian Bedny, qui vivait au Kremlin, qui rencontrait tous les dirigeants du parti, qui, dit‑on, avait l'habitude de souper dans la salle à manger des commissaires du peuple ‑ est‑il possible qu'il ait ignoré le fait que l'atout, c'était Lénine‑Staline ? Se peut‑il que Demian Bedny n'ait pas connu Staline ? Non. Bedny a travaillé avec Staline dans les publications légales des bolcheviks dès 1911, et peut-être même avant. Il connaissait bien Staline, son passé, son poids spécifique, ses ressources intellectuelles. Demian savait très bien ce qu'il écrivait. Et s'il ne le savait pas, comment se fait‑il que les Izvestija, l'organe officiel du gouvernement, aient imprimé des vers dans lesquels le nom de Trotsky traîne par erreur à la place de celui de Staline ? Ou bien était‑ce seulement pour la rime ? Et finalement, pourquoi le parti ne réagit‑il pas contre ces vers sacrilèges ? Nous devons ajouter qu'en ces jours‑là personne ne commandait à Demian Bedny des poèmes de louange ‑ nous avions autre chose à faire, et, en plus, les gens étaient différents ‑ les vers exprimaient simplement ce qui était dans l'air.

L'histoire n'est pas un paquet de chiffons qu'on peut mettre dans une machine et transformer en papier blanc. Un proverbe russe dit : « Ce qui a été écrit par une plume ne peut pas être coupé à coups de hache. » L'histoire de ces années‑là n'a pas été écrite seulement par une plume ‑ en tout cas par la seule plume de Demian Bedny. Si, en 1919, le même Bedny, emporté par la grande vague, exécutait de sa propre initiative les ordres littéraires des masses, en 1936, il ne fait qu'exécuter l'ordre de Staline. Ce consommateur poursuit des objectifs qui ne sont pas du tout littéraires, mais purement pratiques. Demian Bedny, on le sait, a reçu l'ordre de montrer la nécessité d'envoyer Trotsky à « l'endroit d'où l'on ne revient pas ».

De toute évidence, Staline s'apprête à confier l'exécution de cette tâche aux « poètes » de l'école du commissaire général Iagoda.

Nous en prenons acte !

  1. Efim A. Pridorov, dit Demian Bedny (1883‑1945) était un poète communiste dont les vers simples, pendant la guerre civile et dans les années vingt, avaient fait un poète prolétarien très populaire.
  2. Mark A. Landau, dit Mark Aldanov (1889‑1957), chimiste, émigré à Paris après la révolution russe, écrivait des romans historiques, pleins d'allusions contemporaines, notamment sur le 9 Thermidor et Sainte‑Hélène.
  3. En 1930, Aldanov avait publié La Clef, et, en 1932, Evocation pleins d'allusions méprisantes aux révolutionnaires russes et à leurs conceptions « utopiques ».
  4. Le comte Wilhelm von Mirbach Harff (1871‑1918), diplomate allemand, ancien ministre plénipotentiaire à Athènes, avait été nommé ambassadeur en Russie en 1918, après la signature du traité de Brest‑Litovsk. Il fut assassiné par des terroristes S.R. dirigés par le tchékiste Blumkine dans le dessein de provoquer la reprise de la guerre avec l'Allemagne.
  5. Nous n'avons identifié ni l'auteur ni l'ouvrage.
  6. La famille régnante de Prusse était celle des Hohenzollern.
  7. Anton I. Denikine(1872‑1947), officier russe de l'armée tsariste, avait été commandant en chef de l'armée du front occidental de juin à septembre 1917. En 1918, il avait pris une part importante à la formation de l'armée des volontaires et soutint le combat armé dans le Sud jusqu'en 1920.