L'armistice danois

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Cologne, 7 septembre

« Que deviendra l'Allemagne si la Prusse ne marche plus à sa tête, si les armées prussiennes ne protègent plus l'honneur de l'Allemagne, si la puissance et l'influence de la Prusse sont absorbées par la puissance illusoire d'un pouvoir central allemand imaginaire ? »

C'est ainsi que se vante le parti prussien, le parti des héros avec Dieu, pour le roi et la patrie[1], les féodaux contre-révolutionnaires de Poméranie et de l'Uckermark.

Eh bien, la Prusse a marché en tête, elle a protégé l'honneur de l'Allemagne - dans le Schleswig-Holstein.

Et quel en a été le résultat ? Après une série de victoires faciles et sans gloire sur un faible ennemi, après que la plus lâche des diplomaties ait paralysé la conduite de la guerre, après avoir battu ignominieusement en retraite devant une armée vaincue, pour finir - un armistice si déshonorant pour l'Allemagne que même un général prussien a trouvé une raison de ne pas le signer[2].

Les hostilités et les pourparlers reprirent. Le Vicaire d'Empire donna au gouvernement prussien pleins pouvoirs pour conclure l'armistice; ces pleins pouvoirs n'étaient contresignés par aucun des ministres d'Empire et n'avaient aucune valeur. On reconnaissait le premier armistice, mais avec les modifications suivantes :

  1. On devait encore, avant la conclusion de l'armistice, « s'entendre » avec les membres du nouveau gouvernement du Schleswig-Holstein pour que « la continuité et l'activité féconde du nouveau gouvernement aient un semblant de garantie »;
  2. toutes les lois et ordonnances du gouvernement provisoire promulguées jusqu'à l'armistice devaient conserver une entière validité;
  3. l'ensemble des troupes qui restaient dans le Schleswig-Holstein devaient demeurer sous les ordres du commandant en chef allemand.

Si l'on compare ces instructions aux stipulations du premier projet prusso-danois, leur but apparaît très clairement. Elles sont loin de garantir tout ce que l'Allemagne victorieuse pouvait exiger, mais en faisant des concessions de forme, elles sauvent bien des choses.

La première clause devait en revanche garantir dans le nouveau gouvernement que la tendance représentant le Schleswig-Holstein (c'est-à-dire la tendance allemande) l'emporterait sur la tendance danoise. Que fait la Prusse ? Elle accepte que le chef du parti danois dans le Schleswig-Holstein, Karl Moltke, devienne chef du nouveau gouvernement et que, dans le gouvernement, le Danemark ait trois voix contre deux au Schleswig-Holstein.

La deuxième clause devait obtenir la reconnaissance, sinon du gouvernement provisoire lui-même reconnu par la Diète fédérale, mais tout au moins de l'activité qu'il avait déployée jusque là. Ses décrets devaient être maintenus. Que fait la Prusse ? Sous le prétexte que le Danemark lui-même laisse tomber les décrets illusoires pris à Copenhague au sujet des duchés - décrets qui n'ont jamais eu la moindre force de loi sinon sur l'île d'Alsen - sous ce prétexte, la Prusse de la contre-révolution accepte de réduire à néant tous les décrets du gouvernement provisoire.

La troisième clause enfin devait consister en une reconnaissance provisoire de l'unité des duchés et de leur incorporation à l'Allemagne; elle devait déjouer la tentative des Danois de faire passer clandestinement au Schleswig des Schleswigois servant dans l'armée danoise, en plaçant toutes les troupes encore stationnées dans le Schleswig-Holstein sous les ordres du commandant en chef allemand. Et la Prusse ? La Prusse accepte de séparer les troupes du Schleswig et celles du Holstein, de les soustraire au commandement en chef du général allemand et de les mettre simplement à la disposition du nouveau gouvernement, danois pour les trois-cinquièmes.

En outre, la Prusse était habilitée à conclure un armistice de trois mois (article I° du projet primitif) et elle a conclu, de son propre chef, un armistice de sept mois, c'est-à-dire qu'elle a accordé aux Danois un répit pendant les mois d'hiver où l'arme essentielle des Danois, la flotte, devenait inutile pour le blocus des côtes de l'Allemagne et du Schleswig et où les gelées permettaient aux Allemands de progresser sur la glace du Petit-Belt, de conquérir Fünen et de réduire le Danemark à l'île de Seeland.

Bref, la Prusse a, sur ces trois points, foulé aux pieds ses pleins-pouvoirs. Et pourquoi pas ? Ils n'étaient pas contresignés. Et M. Camphausen, ambassadeur prussien du pouvoir central, n'a-t-il pas dit carrément dans sa lettre du 2 septembre[3] à M. Heckscher : « Excellence ( ! !), sur la base de ces pleins-pouvoirs le gouvernement prussien s'est déclaré habilité à conclure un accord sans réserves » ?

Ce n'est pas tout. Le Vicaire d'Empire envoie « son » sous-secrétaire d'État Max Gagern à Berlin, et de là au Schleswig pour surveiller les pourparlers. Il lui donne des pleins-pouvoirs qui, cette fois encore, ne sont pas contresignés. M. Gagern - nous ne savons pas comment il a été traité à Berlin -arrive dans les duchés. Les négociateurs prussiens sont à Malmoe. On ne le met au courant de rien. Les ratifications ont lieu à Lubeck. On indique à M. Gagern que le résultat est acquis et qu'il peut tranquillement rentrer chez lui. Le malheureux Gagern, muni de ses pleins-pouvoirs non contresignés ne peut naturellement rien faire d'autre que de revenir à Francfort et de se plaindre du rôle piteux qu'il a joué.

C'est ainsi qu'est né le glorieux armistice qui lie les mains des Allemands pendant la période la plus favorable à une campagne militaire, qui dissout le gouvernement révolutionnaire et l'Assemblée constituante démocratique du Schleswig-Holstein, qui annule tous les décrets de ce gouvernement reconnu par la Diète, qui livre les duchés à un gouvernement danois dirigé par Moltke si détesté, qui arrache les troupes du Schleswig à leurs régiments, qui les soustrait au haut-commandement allemand et les livre au gouvernement danois qui pourra les dis­soudre suivant son bon plaisir, qui contraint les troupes allemandes à se retirer de la Königsau jusqu'au Hanovre et au Mecklembourg et qui remet le Lauenbourg aux mains de l'ancien gouvernement danois réactionnaire[4].

Ce n'est pas seulement le Schleswig-Holstein mais toute l'Allemagne, à l'exception de la vieille Prusse, qui est indignée de cet ignominieux armistice. Et le ministère d'Empire à qui il a été communiqué par M. Camphausen a commencé par trembler, mais finalement il en a pris la responsabilité. Que pouvait-on d'ailleurs faire d'autre ? M. Camphausen semble avoir fait des menaces, et pour le ministère d'Empire contre-révolutionnaire et lâche, la Prusse officielle représente toujours une puissance. Mais ce fut alors le tour de l'Assemblée nationale. Son approbation était nécessaire, et, bien que l'Assemblée soit parfaite en son genre, M. Heckscher, cette « Excellence », a eu honte de se présenter avec ce document. C'est après mille courbettes et les appels les plus humbles au calme et à la modération qu'il en fit la lecture. Il s'ensuivit un tumulte général. Même le centre-droit, voire une partie de la droite, M. Dahlmann lui-même, entrèrent dans la plus violente des colères. On ordonna aux commissions de faire un rapport dans un délai de vingt-quatre heures. On décida, sur ce rapport, de suspendre immédiatement la retraite des troupes. Le décret sur l'armistice lui-même n'est pas encore pris.

L'Assemblée nationale a enfin pris une décision énergique, bien que le ministère ait déclaré qu'il démissionnerait si le décret passait. Ce décret n'est pas la suspension, c'est une rupture de l'armistice. Dans les duchés il provoquera non seulement de l'agitation mais une résistance ouverte à l'application de l'armistice et au nouveau gouvernement, et il amènera de nouvelles complications.

Nous avons cependant peu d'espoir que l'Assemblée repousse l'armistice lui-même. Pour avoir le majorité, M. Radowitz n'a besoin que de neuf voix du centre. Et il n'y réussirait pas pendant les quelques jours où l'affaire est en attente ?

Si l'Assemblée décide de maintenir l'armistice, alors nous aurons la proclamation de la république et la guerre civile dans le Schleswig-Holstein, l'assujettissement du pouvoir central à la Prusse, le mépris général de toute l'Europe pour le pou­voir central et l'Assemblée et cependant ce qu'il faut de complications pour écraser tous les futurs ministères d'Empire sous d'insolubles difficultés.

Si elle décide de laisser tomber l'armistice, alors nous aurons une guerre européenne, une rupture entre la Prusse et l'Allemagne, de nouvelles révolutions, la ruine de la Prusse et la véritable unité de l'Allemagne. Que l'Assemblée ne se laisse pas intimider : deux tiers au moins de la Prusse sont avec l'Allemagne.

Mais les représentants de la bourgeoisie à Francfort ne préféreront-ils pas accepter tous les affronts, se soumettre à l'esclavage de la Prusse plutôt que d'oser déclencher une guerre révolutionnaire européenne, plutôt que de s'exposer à de nouvelles tempêtes, plutôt que de faire courir des risques à sa propre domination en Allemagne ?

C'est ce que nous croyons. La lâcheté naturelle de la bourgeoisie est trop puissante. Nous ne faisons pas confiance à l'Assemblée de Francfort pour qu'elle rachète au Schleswig-Holstein l'honneur de l'Allemagne, déjà sacrifié en Pologne.

  1. Un décret de Frédéric-Guillaume III du 17 mars 1813 portant sur l'organisation de l'armée déclare : « Tous les soldats porteront un insigne avec l'inscription : Avec Dieu, pour le roi et la patrie ».
  2. La convention d'armistice, conclue à Malmoe le 8 juillet 1848, fut approuvée par le roi de Prusse. Le général Wrangel refusa de la signer, invoquant ses clauses extrêmement défavorables à la Prusse et à l'Allemagne. Cette convention ne fut jamais appliquée. Le véritable armistice ne fut conclu que le 26 août 1848.
  3. La note de Camphausen fut remise le 3 septembre 1848.
  4. Voilà comment fut accompli ce tour de force : l'ancien gouvernement fut dissous; puis le Danemark choisit de nouveau un des membres de cet ancien gouvernement, la Prusse le deuxième, et ceux-ci le troisième. (F. E.)