L'année économique (1923)

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L’année économique de 1923, la cinquième depuis la fin de la guerre mondiale, n’a pas apporté à l’échelle internationale, l’affermissement escompté du capitalisme. La crise du capitalisme n’a pu être surmontée. Il s’est avéré cette année encore qu’une économie mondiale capitaliste unique n’existait pas plus qu’une conjoncture unique avec cette succession périodique de crises et essor qui caractérise si bien le régime capitaliste. Pendant qu’aux Etats-Unis d’Amérique la première moitié de l’année précédente fut caractérisée par une haute conjoncture de très grande intensité, la vie économique en Europe se trouve encore en état de crise permanente et n’enregistre que des changements de moindre importance qui varient avec les différents pays. Le fait le plus significatif à cet égard, c’est l’accroissement du nombre des chômeurs qui a atteint à la fin de 1923, dans l’ensemble des pays d’Europe, un chiffre bien plus élevé qu’à la fin de 1922.

Ce fractionnement de l’économie mondiale en parties différentes se développant chacune indépendamment les unes des autres, ne permet pas de tracer un tableau d’ensemble de toute l’économie mondiale. Il faut donc en examiner séparément les parties les plus importantes.

La haute conjoncture des Etats-Unis

Le développement de la vie économique en Amérique, tout différent du développement économique de l’Europe, lui assure une place spéciale dans le monde capitaliste. Nous considérerons avant tout les Etats-Unis et le Canada, car l’Amérique du Sud nous offre par certains traits un tableau quelque peu différent. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, les Etats-Unis traversaient dans la première moitié de 1923 une période de haute conjoncture très accentuée. Cette conjoncture arriva à son point culminant en avril et mai. La production atteignit à cette époque des chiffres qui dépassaient de 25% ceux des années précédentes les meilleures. Vers le milieu de l’année la conjoncture commença à s’affaiblir, mais une crise ne se manifesta point. La production en général et la vie économique des Etats-Unis et du Canada continuent à garder leur caractère de haute conjoncture, sans que des signes clairs d’une crise imminente puissent être constatés. Nous ne voulons pas dire par cela qu’on ne doive pas s’attendre à une crise prochaine. D’après les expériences de l’économie capitaliste, cela pourrait bien être le cas dans un temps pas trop éloigné. Des signes objectifs pour en faire le pronostic ne se font pas encore remarquer, pour autant que nous pouvons juger de la situation. Ce qui est d’un intérêt tout spécial c’est que la haute conjoncture en Amérique se base tout à fait sur les besoins du marché intérieur. Les statistiques du commerce extérieur pour la plus forte période de la haute conjoncture — mars, avril, mai et juin — nous présentent un fait très caractéristique à cet égard. C’est le fort excédent des importations sur les exportations en des proportions presque sans exemple dans l’histoire des Etats-Unis. Cependant, en même temps que la haute conjoncture commence à fléchir, les Etats-Unis voient, à partir de juillet dernier, leur bilan commercial devenir actif. La cause principale en est la forte diminution des importations et un certain accroissement des exportations. L’affaiblissement de la conjoncture a fait particulièrement sentir aux Etats-Unis la nécessité d’introduire moins de produits étrangers dans le pays et d’exporter, en revanche, plus de produits américains.

Les Etats-Unis et l’Europe. L’accaparement de l’or par le capitalisme américain.

Nous avons déjà montré dans un précédent article de quelle importance capitale pouvaient être les répercussions de la haute conjoncture des Etats-Unis sur l’économie européenne. Question d’une portée colossale, pour ce vieux centre de l’économie mondiale capitaliste qu’est l’Europe. En d’autres termes : il s’agissait de savoir si les vagues de haute conjoncture qui déferlaient sur l’Amérique, atteindraient également l’Europe, si la haute conjoncture en Amérique se généraliserait dans tous les pays capitalistes. Cette question à laquelle il y a un an et demi on ne pouvait encore donner une réponse satisfaisante, on peut, à ce qu’il me semble, y répondre maintenant en un sens négatif. La crise en Europe — comme d’ailleurs presque toutes les crises en régime capitaliste — est une crise de ventes. On ne pouvait attendre des effets salutaires de la haute conjoncture américaine sur l’Europe occidentale que si le bilan commercial des Etats-Unis avait continué à être passif d’une façon permanente, c’est-à-dire si les achats des Etats-Unis au marché mondial avaient dépassé pendant une période prolongée ses ventes à l’étranger. Il est vrai que L’excédent des importations des Etats-Unis ne se composait qu’en une infime partie des produits industriels de provenance européenne (fer, matériel de construction, etc.) car la plus grande partie des importations consistait en des matières premières que leur fournissaient des pays d’outre-mer. Mais c’est précisément l’accroissement des exportations de matières premières des pays d’outre-mer aux Etats-Unis et la diminution des exportations américaines dans ces pays, qui auraient rendu possible à l’industrie européenne souffrant d’une crise de ventes, de vendre leurs produits dans ces pays. Le changement survenu dans le commerce extérieur des Etats-Unis a fait perdre cette chance à l’industrie européenne. L’économie européenne se trouve donc dans la même situation qu’avant le début de la haute conjoncture américaine. Les chemins des capitalismes américain et européen semblent être séparés pour longtemps.

Les Etats-Unis continuent à faire solder leur excédent des exportations et les intérêts de leurs capitaux investis dans les autres parties du globe, non en marchandises, mais en or. De février à fin décembre 1923, l’excédent des rentrées d’or a été de 261 millions de dollars. L’encaisse-or du trésor de l’Etat et de la Banque d’Emission contrôlée par Etat qui a été au 1er décembre 1922 de 3 473 millions de dollars, se montait au 1er décembre 1923 à 3.771 millions. Le montant de la réserve d’or qui se trouve aux Etats-Unis, est actuellement évalué à 4 168 millions de dollars, ce qui équivaut à une augmentation de 120% depuis le début de la pierre. Les Etats-Unis possèdent déjà la moitié du stock d’or du monde, dont le montant est évalué à 8 500 millions de dollars (voir la Gazette de Francfort du 21 décembre 1923).

l’exportation de l’or américain en Europe que M. Hoover avait prédit pour l’année 1923, n’a pas eu lieu. Et on est obligé de poser la question : quelle chance peut-il encore y avoir pour les pays capitalistes de l’Europe de rétablir le change or, si les Etats-Unis continuent dans la même mesure à drainer l’or des autres pays. Si le processus d’accumulation de l’or aux Etats-Unis continuait encore, les autres pays seraient au bout de vingt ans totalement dépourvus d’or. L’accumulation de la moitié de l’or existant dans le monde, caractérise d’une façon symbolique le fait que le point de gravité de l’économie mondiale capitaliste se trouve de l’autre côté de l’océan.

Le problème de l’économie européenne

En face de la haute conjoncture américaine l’économie européenne en général a plutôt empiré au cours de l’année 1923. On constate une amélioration de la situation économique dans les pays neutres, amélioration qui se constate également dans une mesure plus modeste en France et en Italie. Au cours du dernier trimestre se sont également montrés en Angleterre les premiers indices d’une amélioration.

L’amélioration de la situation économique des pays voisins de l’Allemagne est principalement due à l’arrêt presque complet de la vie économique en Allemagne. L’occupation de la Ruhr a détruit la production dans cette province la plus industrialisée du monde. La cessation de la résistance passive n’y a rien changé. A cause de l’énormité des prix l’arrêt de la production se généralise dans toute l’Allemagne. A la fin de 1923 on comptait dans toute l’Allemagne, occupée et non occupée, environ 3 millions et demi de chômeurs et plusieurs millions de chômeurs partiels. On n’a pas besoin d’être prophète pour prédire qu’au moment où la Ruhr et l’Allemagne en général recommenceront à produire, la conjoncture dans les pays voisins, France, Angleterre, Italie, Tchécoslovaquie, empirera de nouveau.

Le problème fondamental pour l’Europe occidentale consiste dans la liquidation de la « surindustrialisation » due à la guerre. Si l’on voulait ramener ce phénomène à une formule simple, on pourrait dire qu’ « il y en Europe cent hauts-fourneaux de trop ». En d’autres termes : est-il possible aux pays industriels de l’Europe : Angleterre, Allemagne, auxquels s’ajoutent, depuis la fin de la guerre, la France, la Belgique et la Tchécoslovaquie, est-il possible à ces pays de nourrir leurs habitants par l’exportation de produits fabriqués et l’importation de produits agricoles et matières premières ? La solution de cette question dépend de la capacité d’absorption de produits industriels du marché mondial. Comme dans les pays capitalistes plus jeunes et surtout dans les colonies anglaises un tel procès d’industrialisation a eu lieu pendant et après la guerre, que la Chine, le seul pays qui paraisse entrer en ligne de compte pour l’expansion de la production capitaliste, ne peut pour le moment être transformée en vaste colonie capitaliste pour des raisons politiques et que la Russie soviétiste est également inaccessible à une expansion capitaliste du monde ancien, pour toutes ces raisons il n’y a guère de chances pour l’Europe occidentale de restaurer son économie d’avantguerre. Le chaos économique en Angleterre fait disparaître toute confiance en un revirement possible.

Confusion d’intérêts et d’idées en Angleterre

C’est de tous les pays capitalistes de l’Europe, l’Angleterre, où la production capitaliste avait atteint avant la pierre le plus haut degré de développement, pour laquelle cette question du rétablissement de l’économie d’avant-guerre se pose avec une acuité particulière. Les événements du dernier trimestre dans le domaine économique en Angleterre montrent dans quel embarras se trouve la bourgeoisie anglaise, d’ordinaire si clairvoyante et si énergique. Les courants économiques les plus différents et les plus opposés se sont manifestés. Le premier de ces courants tendait à la création d’un empire mondial anglo-saxon se suffisant à lui-même où les colonies et la mère-patrie liées les unes aux autres par des tarifs douaniers de préférence, n’eussent fait qu’un seul grand domaine économique. L’application logique de ce projet aurait nécessairement comporté l’augmentation considérable des droits de douane sur les produits alimentaires importés de l’étranger, car c’est sur cette base seulement qu’on aurait pu accorder un traitement de préférence aux colonies. Ce projet a échoué par suite de la résistance des consommateurs anglais qui, aux dernières élections, ont repoussé les tarifs douaniers légèrement élevés sur quelques articles de consommation de second ordre et avec cela toute la conception d’un « empire britannique mondial se suffisant à lui-même ». Le deuxième de ces courants, représenté surtout par les grands industriels anglais, tend à rendre l’industrie anglaise apte à affronter la concurrence au marché mondial au moyen d’une politique financière d’inflation. On put, en effet, constater ces derniers mois une dépréciation assez sensible de la livre sterling.

Le troisième courant, représenté par le capital commercial et défendu également par le Labour Party, croit à la possibilité de nourrir les habitants de l’Angleterre par l’exportation de produits industriels sous condition du rétablissement de l’ordre économique en Europe. Mais quant aux moyens à employer pour restaurer la production capitaliste normale, on ne nous a servi jusqu’à ce moment que des phrases d’une généralité abstraite.

Un quatrième courant, enfin, a tiré les conclusions de la désorganisation de l’économie mondiale capitaliste et préconise l’émigration, le développement de l’agriculture anglaise et le malthusianisme. Il renonce donc à la lutte pour reconquérir l’ancienne position de l’Angleterre sur le marché mondial.

Cette grande confusion de tendances dans l’économie anglaise aura très probablement pour conséquence d’affaiblir encore les liens qui attachent les colonies à la mère-patrie et de les rendre plus indépendantes de celle-ci. Ce qui arrive est donc précisément le contraire de ce que les impérialistes anglais se proposaient.

La France. Jusqu’où peut tomber le franc?

La France se trouve dans une situation analogue à celle de l’Angleterre, avec cette seule différence que la base rurale sur laquelle s’appuie l’économie française est plus large et plus saine. D’autre part, l’état des finances en Angleterre est incomparablement meilleur qu’en France. LA « conquête » de la Ruhr a très peu changé aux problèmes fondamentaux de la vie économique française. L’occupation de la Ruhr assure toutefois à la grosse industrie française l’approvisionnement en combustible. Mais on se demande où la grosse industrie française et celle de la Ruhr travaillant à plein rendement trouveront des marchés pour leurs produits. Le marché naturel de l’industrie de la Ruhr, c’est l’Allemagne non-occupée Aussi, la France ne saurait-elle séparer économiquement la Ruhr de l’Allemagne, sans exposer la grosse industrie française à la concurrence désastreuse de la production de la Ruhr. Tous les beaux projets de participation de capitaux français à l’industrie allemande, ne changeraient rien, au cas où ils seraient réalisés, au problème fondamental commun aux grosses industries anglaise, française et allemande et qui consiste à trouver des marchés pour leurs produits. Il est particulièrement caractéristique pour l’état actuel de décomposition du capitalisme que la grosse industrie française cherche à s’assurer des marchés par une restriction méthodique et permanente des exportations de la Ruhr, c’est-à-dire par la réduction de la production de la Ruhr qui en serait l’inévitable conséquence. Au lieu de chercher ài élargir les marchés en augmentant la capacité d’achat des peuples dans une mesure correspondante à l’accroissement de la production, on essaie par des moyens de pression politique d’étouffer la concurrence et de rétablir l’équilibre par la réduction de la production. Nous pouvons donc observer chez les capitalistes français une tendance, à peine dissimulée, à continuer à saboter la production de la Ruhr et à la renforcer dans des limites correspondant « à l’intérêt national de la France ».

L’occupation de la Ruhr s’est terminée, pour le moment, par une victoire politique, mais non point par l’affermissement économique de la France. La déprédation rapide du franc, au cours des dernières semaines, le prouve suffisamment. Et elle continue Mais si la confiance des marchés financiers internationaux est une fois ébranlée, la dépréciation du cours de la monnaie française peut aisément atteindre des proportions assez analogues à celle de la monnaie allemande naguère. A cause du différend anglo-français qui s’aggrave de plus en plus, les travaux des conférences d’experts qui ont commencé ne donneront pas de grands résultats. La France souffrant de la situation créée par la Varga, 1924, articles dans La Correspondance Internationale

6 dépréciation du franc continuera à chercher des compensations en Allemagne. Et avec la disparition en Allemagne du dernier espoir d’obtenir un emprunt extérieur, le cours du mark-rente perdra également sa stabilité actuelle. Ainsi le chaos en Europe semble devoir s’aggraver et amener vraisemblablement les groupes capitalistes à essayer une fois de plus de trouver une issue par la guerre.

Les perspectives de rétablissement de la production capitaliste « normale » en Europe sont donc, pour l’année qui vient de commencer, des plus minimes.