L'Historiographie du socialisme vrai (contre Karl Grün)

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Critique du livre de Karl Grün « Le mouvement social en France et en Belgique ».

Marx avait annoncé cette critique dans une « Déclaration contre Karl Grün » parue en avril 1845 dans le Westphälische Dampfboot.

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« En vérité, s’il ne s’agissait ici de dépeindre aussi tout un ramassis... nous n’hésiterions pas à jeter la plume... Et voici qu’elle (L’Histoire de la société, de Mundt) se présente avec la même prétention devant le grand public, ce même public qui s’empare voracement de tout ce qui porte sur son front l’inscription “ social “, car un sûr instinct lui dit combien ce petit mot recèle de secrets d’avenir. Doublement responsable, l’écrivain encourt un double châtiment, s’il s’est mis à l’ouvrage sans en avoir la vocation ! »

« Au fait, nous n’allons pas faire grief à M. Mundt de ne connaître, des travaux réels de la littérature sociale en France et en Angleterre, rien d’autre que ce que M. L, Stein lui en a dévoilé dans un livre qui méritait quelque estime au moment où il parut... Mais aujourd’hui encore... faire des phrases sur Saint-Simon, appeler Bazard et Enfantin les deux rameaux du saint-simonisme, continuer par Fourier, colporter des futilités sur Proudhon, etc.!... Nous n’y regarderons pourtant pas de si près, si au moins la genèse des idées sociales était présentée de manière neuve et originale. »

C’est par cette sentence altière, digne de Rhadamante, que M. Grün ouvre un compte rendu de l’ouvrage de Mundt, L’Histoire de la société (Neue Anekdota, p. 122, 123.).

Quelle surprise, pour le lecteur, de découvrir, sous le masque de cette critique-là, l’art et le talent avec lesquels M. Grün sait dissimuler une simple autocritique de son propre livre, lequel n’était pas encore né à cette date.

M. Grün nous offre le spectacle amusant d’un mélange réussi de socialiste vrai et de littérateur jeune-allemand. Le livre en question est écrit sous forme de lettres adressées à une dame : le lecteur peut donc imaginer sans peine que les dieux pensifs du socialisme vrai s’y pavanent couronnés des roses et des myrtes de la « jeune littérature ». Cueillons sans plus tarder quelques-unes de ces roses :

« La Carmagnole chantait toute seule dans ma tête... mais, en tout cas, il est effrayant que la Carmagnole puisse, sinon se loger entièrement dans la tête d’un auteur allemand, du moins y prendre son petit déjeuner » (p. 3).

« Si j’avais le vieux Hegel devant moi, je le prendrais par les oreilles : Quoi, la nature serait l’être autre de l’esprit ? Quoi, Lui, veilleur de nuit ? » (p. 11).

« Bruxelles représente d’une certaine manière la Convention française : elle a un parti de la Montagne et un parti de la Plaine » (p. 24).

« Les landes de Lüneburg de la politique » (p. 80).

« Chrysalide bariolée, poétique, inconséquente, chimérique » (p. 82).

« Le libéralisme de la Restauration, cactus sans racines qui s’enroulait, telle une plante parasite, autour des bancs de la Chambre des députés » (p. 87, 88).

Un cactus « parasite » et « sans racines » n’existe pas ? L’image n’en est pas moins belle ; et la précédente n’est en rien diminuée du fait qu’il n’existe ni chrysalides ni cocons « bariolés », « poétiques » ou « inconséquents ».

« Au milieu de cette houle » (des journaux et des journalistes du cabinet Montpensier) « je me fais l’effet d’un second Noé envoyant ses colombes pour reconnaître les lieux et savoir s’il est possible de construire des huttes, de planter des vignes, de conclure un accord raisonnable avec les dieux en courroux » (p. 259). M. Grün parle ici sans doute de son activité de correspondant de presse.

« Camille Desmoulins, voilà un homme. La Constituante était composée de philistins. Robespierre était un vertueux magnétiseur. L’histoire moderne est, en un mot, un combat à mort contre les épiciers et les magnétiseurs !!! » (p. 311).

« La chance est un plus, mais un plus à la puissance x » (p. 203).

Donc, la chance = +x , formule qui ne figure que dans les mathématiques esthétiques de M. Grün.

« L’organisation du travail, qu’est-ce donc ? Et les peuples de répondre au Sphinx avec les milliers de voix de la presse... La France chante la strophe, l’Allemagne l’antistrophe — cette vieille Allemagne mystique » (p.

259).

« L’Amérique du Nord me répugne plus encore que le Vieux Monde parce que l’égoïsme de ces mercantis a le teint vermeil d’une santé impertinente... parce que tout y est si superficiel, si peu enraciné, je dirais presque si provincial... Vous appelez l’Amérique le Nouveau Monde ; c’est le plus vieux des vieux mondes qui parade avec nos vêtements usés » (p. 101, 324).

Ce qu’on savait jusqu’ici c’est qu’on y porte les chaussettes allemandes non usées, bien qu’elles soient trop mauvaises pour « parader ».

« Le garantisme logiquement solide de ces institutions » (p. 461).

Wen solche Blüten nicht erfreun, Verdienet nicht, ein « Mensch » zu sein !

Quelle gracieuse pétulance ! Quelle naïveté espiègle ! Quel plongeon héroïque dans l’esthétique ! Quelle géniale nonchalance à la Heine !

Nous avons trompé le lecteur. Ce ne sont pas les belles-lettres de M. Grün qui embellissent la science du socialisme vrai, c’est au contraire la science qui ne sert qu’à boucher les trous entre ces bavardages maniérés. Elle en constitue, pour ainsi dire, l’« arrière-plan social ». Dans un essai de M. Grün : « Feuerbach et les socialistes » (Deutsches Bürgerbuch, p. 74.), on lit ces remarques :

« Nommer Feuerbach, c’est nommer tout le travail de la philosophie, de Bacon de Verulam à nos jours ; c’est préciser en même temps le but et le sens ultime de la philosophie ; c’est aboutir à l’homme comme résultat ultime de l’histoire universelle. C’est un procédé plus sûr, parce que plus profond que mettre sur le tapis le salaire, la concurrence, la déficience des constitutions et des lois constitutionnelles...

« Nous avons gagné l’homme, l’homme qui s’est débarrassé de la religion, des idées mortes, de tout caractère qui lui est étranger et qui s’exprime dans la pratique; nous avons gagné l’homme pur et véritable. »

Ce passage, à lui seul, nous renseigne complètement sur le genre de « sûreté » et de « profondeur » que l’on peut trouver chez M. Grün. Il n’a cure des petits problèmes. Armé de la foi inaltérée dans les résultats de la philosophie allemande, tels qu’ils sont consignés dans Feuerbach, à savoir que « l’homme », l’« homme pur et véritable », est le but ultime de l’histoire universelle ; que la religion est l’essence aliénée de l’homme; que l’essence humaine est l’essence humaine et la mesure de toutes choses ; armé des autres vérités du socialisme vrai (voir plus haut), à savoir que l’argent, le travail salarié, etc., sont aussi des modes d’aliénation de l’être humain; que le socialisme allemand est la réalisation de la philosophie allemande et la vérité théorique du socialisme et du communisme des autres pays, etc. — M. Grün fait route vers Bruxelles et Paris avec toute la suffisance du socialisme vrai.

Les grands coups de trompette de M. Grün à la gloire du socialisme vrai et de la science allemande surpassent tout ce que ses coreligionnaires ont fourni à cet égard. Pour ce qui est du socialisme vrai, ces louanges viennent manifestement du cœur. La modestie interdit à M. Grün de formuler une seule idée qu’un autre socialiste vrai n’ait déjà révélée avant lui dans les Einundzwanzig Bogen, le Bürgerbuch et les Neue Anekdota. En fait, tout son livre n’a d’autre but que de combler un plan de construction donné par Hess dans les Einundzwanzig Bogen (p. 74-88) à propos du mouvement social en France et de répondre ainsi à un besoin exprimé au même endroit (p.88). Quant aux éloges qu’il décerne à la philosophie allemande, celle-ci devrait les apprécier d’autant plus qu’il la connaît moins. L’orgueil national des socialistes vrais, fiers de l’Allemagne, pays de l’« homme », de l’« essence de l’homme », face aux autres nations profanes, atteint chez lui son paroxysme. En voici quelques échantillons :

« J’aimerais vraiment savoir s’ils ne devraient pas tous, Français et Anglais, Belges et Américains du Nord, se mettre d’abord à notre école » (p. 28).

Et l’auteur de détailler la chose.

« Les Nord-Américains me semblent foncièrement prosaïques et, malgré toutes leurs libertés légales, ils seraient bien avisés d’apprendre par nous ce qu’est le socialisme » (p. 101). D’autant plus que, depuis 1829, ils ont leur propre école socialiste-démocratique que Cooper, leur économiste, a combattue dès 1830.

« Les démocrates belges. Crois-tu qu’ils aient fait la moitié du chemin parcouru par nous autres Allemands ? Tout récemment encore, j’ai dû me chamailler avec l’un d’eux, pour qui la réalisation d’une humanité libre n’est que chimère ! » (p. 22). Voilà la nationalité « de l’homme », de l’« essence de l’homme », de « l’humanité » qui se rengorge face à la nationalité belge.

« Vous autres Français, laissez Hegel en paix, en attendant de le comprendre. » (Nous pensons que la critique, au demeurant bien faible, de la philosophie du droit par Lerminier témoigne d’une meilleure compréhension de Hegel que tout ce que M. Grün a écrit sous son propre nom ou sous le pseudonyme « Ernst von der Haide ».) « Abstenez-vous, pendant une année, de café ou de vin ; n’échauffez vos esprits par aucune passion excitante ; laissez gouverner Guizot et abandonnez Alger à la domination du Maroc » (comment Alger pourrait-il jamais passer sous la domination du Maroc, même si les Français y renonçaient !). « Enfermez vous dans une mansarde et étudiez la Logique et la Phénoménologie. Quand enfin, au bout d’un an, vous descendrez dans la rue, amaigris, les yeux rougis, et quand vous vous heurterez mettons au premier dandy venu, au premier crieur public, ne vous laissez pas troubler. Car vous serez devenus grands et puissants, votre esprit ressemblera à un chêne nourri de sucs miraculeux » (!) ; « tout ce que vous contemplerez dévoilera ses faiblesses les plus secrètes; tout en étant des esprits créés, vous pénétrerez dans les arcanes de la nature ; votre regard sera fatal, votre parole déplacera les montagnes, votre dialectique sera plus tranchante que la plus tranchante guillotine. Vous vous posterez devant l’Hôtel de Ville — et c’en sera fait de la bourgeoisie; vous marcherez sur le Palais-Bourbon — et il s’effondrera ; toute sa Chambre des députés disparaîtra dans le nihilum album, le gris néant. Guizot quittera la scène, Louis-Philippe rejoindra les fantômes de l’histoire, et, de toutes ces ruines, l’Idée absolue de la société libre surgira triomphante. Plaisanterie à part, vous ne pouvez maîtriser Hegel que si vous devenez auparavant Hegel vous-mêmes. Comme je le disais plus haut : l’amante de Moor ne peut mourir que des mains de Moor » (p. 115, 116).

Le parfum de préciosité qui enveloppe ces propos du socialisme vrai montera aux narines de tout un chacun.

Comme tous les socialistes vrais, M. Grün n’oublie pas de resservir les vieux racontars sur le caractère superficiel des Français :

« Car me voilà condamné, chaque fois que je vois de près l’esprit français, à le trouver insuffisant et superficiel ! » (p. 371).

M. Grün ne nous cache pas que son livre est destiné à glorifier le socialisme allemand en guise de critique du socialisme français :

« La plèbe de la littérature journalistique allemande a taxé nos aspirations socialisées d’imitation d’absurdités françaises. Personne n’a, jusqu’à présent, jugé utile d’y répondre ne fût-ce qu’un mot. Cette plèbe devra rougir — pour peu qu’il lui reste quelque pudeur —, en lisant ce livre. Jamais elle n’a imaginé, jamais elle n’a même rêvé que le socialisme allemand est la critique du socialisme français, et que, loin de considérer les Français comme les inventeurs du nouveau Contrat social, il les exhorte, au contraire, à se compléter d’abord par la science allemande. En ce moment même, on s’apprête ici, à Paris, à publier une traduction de L’Essence du christianisme de Feuerbach. Grand bien fasse au Français l’école allemande ! Quelles que soient les conséquences de la situation économique et de la constellation politique de ce pays, seule la vision humaniste du monde rendra possible, dans l’avenir, une vie humaine. Les Allemands, ce peuple privé de sens politique, ce peuple réprouvé, ce peuple qui n’est pas un peuple, aura posé la pierre angulaire de l’édifice de l’avenir » (p. 353).

Évidemment, un socialiste vrai, qui est en commerce intime avec l’« essence de l’homme », n’a nul besoin de connaître les « conséquences de la situation économique et de la constellation politique » d’un pays.

Apôtre du socialisme vrai, M. Grün ne se contente pas, à l’exemple de ses frères en apostolat, d’opposer fièrement l’omniscience des Allemands à l’ignorance des autres peuples. Il recourt à ses vieilles pratiques de littérateur et, tel un commis voyageur discrédité, il s’impose aux représentants des divers partis socialistes, démocratiques et communistes ; puis, après les avoir flairés de tous côtés, il se dresse devant eux en apôtre du socialisme vrai. Il ne lui reste plus qu’à leur faire la leçon, à leur communiquer les révélations les plus profondes sur la libre humanité. La supériorité du socialisme vrai face aux partis français devient ici la supériorité personnelle de M. Grün face aux représentants de ces partis. C’eSt aussi, en fin de compte, une occasion d’utiliser les chefs de partis français comme piédestal pour M. Grün ; bien pis, de débiter toute une masse de cancans, et de dédommager ainsi le brave provincial allemand de la peine qu’il a prise à lire les thèses plus substantielles du socialisme vrai.

« Tout le visage de Kats s’éclaira d’une gaieté plébéienne quand je lui témoignai combien j’étais satisfait de ses propos » (p. 50).

Aussitôt, M. Grün de faire un cours à Kats sur le terrorisme français et, ajoute-t-il, « je fus bien content de gagner l’approbation de mon nouvel ami » (p. 51).

D’une toute autre importance est son influence sur Proudhon : « J’eus l’immense plaisir de devenir en quelque sorte le privadozent de cet homme dont la subtilité n’a peut-être pas d’égale depuis Lessing et Kant » (p. 404).

Louis Blanc n’est que son « négrillon » (p. 314). « Plein de curiosité, mais aussi fort ignorant, il m’interrogea sur l’état des choses chez nous. Nous autres Allemands, nous connaissons ( ?) la situation en France presque aussi bien que les Français eux-mêmes; du moins, nous l’étudions » ( ?) (p. 315).

Quant à « papa Cabet », nous apprenons qu’il est « borné » (p. 382). M. Grün lui soumet des « questions » que Cabet « avoua n’avoir pas vraiment approfondies. Il y a beau temps que je (Grün) m’en étais aperçu et, bien entendu, les choses en restèrent là, d’autant plus que je me rappelai que la mission de Cabet était depuis longtemps parvenue à son terme » (p. 383). Nous verrons plus tard comment Grün a su confier à Cabet une nouvelle « mission ».

Nous attirons d’abord l’attention sur le schéma et les quelques généralités et banalités qui constituent le squelette du livre de Grün. Tout cela est copié de Hess, que M. Grün paraphrase en toute occasion et de la manière la plus magistrale. Telles choses qui, chez Hess, étaient déjà fort vagues et mystiques, mais qui, à l’origine, dans les Einundzwanzig Bogen, méritaient quelque estime et ne sont devenues fastidieuses et réactionnaires qu’à force d’être éternellement rabâchées dans le Bürgerbuch, les Neue Anekdota et les Rheinische Jahrbücher, alors qu’elles étaient déjà anachroniques — ces choses deviennent chez M. Grün un parfait non-sens.

Hess opère une synthèse de l’évolution du socialisme français et de celle de la philosophie allemande : SaintSimon et Schelling, Fourier et Hegel, Proudhon et Feuerbach. [Voir, par exemple, Einundzwanzig Bogen, p. 78, 79, 326, 327 ; Neue Anekdota, p. 194-196, 202 sq. (Parallèle entre Feuerbach et Proudhon).] Hess écrit, par exemple : « Feuerbach est le Proudhon allemand », etc. (Neue Anekdota, p. 202.). Grün : « Proudhon est le Feuerbach français » (Ibid., p. 404.). Ce schématisme, dont Hess donne le modèle, forme toute la liaison intérieure du livre de Grün : à ceci près, que Grün ne manque pas d’appliquer sur les phrases de Hess un vernis de belles-lettres et, qui plus est, ne se gêne pas pour recopier très fidèlement jusqu’aux bévues manifestes de Hess, par exemple : que les analyses théoriques forment l’« arrière-plan social » et la « base théorique » des mouvements pratiques (Ibid., p. 192 ; Grün, p. 264 : « L’arrière-plan social de la question politique au XVIIIe siècle... était le produit simultané des deux tendances philosophiques » — celles des sensualistes et des déistes.). De même cette opinion, qu’il suffit de rendre Feuerbach pratique, de l’appliquer simplement à la vie sociale, pour donner la critique complète de la société existante. Ajoutons à cela le restant de la critique de Hess à propos du communisme et du socialisme français, par exemple : que « Fourier, Proudhon, etc., ne sont pas allés au-delà de la catégorie du travail salarié » (Bürgerbuch, p. 40 et sq.), et que « Fourier voudrait faire le bonheur du monde avec de nouvelles associations fondées sur l’égoïsme » (Neue Anekdota, p. 196.) ; que « même les communistes radicaux en France n’ont pas encore dépassé l’opposition entre le travail et la jouissance, et ne se sont pas encore élevés jusqu’à l’unité de la production et de la consommation, etc. » (Bürgerbuch, p. 43.) ; que « l’anarchie est la négation du concept de pouvoir politique » (Einundzwanzig Bogen, p. 77.), etc., et l’on aura en poche toute la critique des Français par M. Grün, qui, tout aussi bien, l’avait déjà en poche avant d’aller à Paris. Outre l’auteur nommé plus haut, il y a encore un petit nombre de phrases traditionnellement répandues en Allemagne sur la religion, la politique, la nation, l’humain et l’inhumain, etc., phrases léguées par les philosophes aux socialistes vrais, et qui permettent à M. Grün de régler ses comptes avec les socialistes et les communistes français. Il lui suffit de rechercher partout « l’Homme » et le mot « humain », et de porter condamnation quand il ne les trouve point. Exemple : « Tu es politique. Tu es borné » (p. 283). Pareillement, M. Grün peut ensuite clamer : « Tu es national, religieux, économiste, tu as un Dieu — tu n’es pas humain, tu es borné. » Ainsi fait-il tout au long du livre. Que voilà une critique sérieuse de la politique, de la nationalité, de la religion, etc.; que voilà aussi un éclairage satisfaisant sur ce qu’il y a d’original chez les auteurs critiqués, et sur ce qui les rattache à l’évolution sociale.

On voit déjà, par ce qui précède, que le bâclage de Grün est bien au-dessous du livre de Stein qui a, du moins, tenté d’analyser la littérature socialiste dans ses rapports avec l’évolution réelle de la société française. Pourtant, il est à peine besoin de mentionner que M. Grün, dans le présent ouvrage comme dans les Neue Anekdota, prend de fort grands airs pour toiser son prédécesseur.

Or M. Grün a-t-il, tout au moins, copié correctement toutes ces choses que Hess et d’autres lui ont transmises ? A-t-il du moins déposé les matériaux nécessaires à l’intérieur de ce schéma qu’il adopte sans le moindre esprit critique, par un simple acte de foi ? A-t-il donné, d’après les sources, un tableau exact et complet des divers auteurs socialistes ? En vérité, on ne saurait demander moins à un homme qui prétend donner des leçons aux Nord-Américains et aux Français, aux Anglais et aux Belges, à un homme qui fut le privatdozent de Proudhon, et qui se prévaut à tout moment de la profondeur allemande, face aux superficiels Français.

Saint-simonisme[modifier le wikicode]

De toute la littérature saint-simonienne, M. Grün n’a pas eu entre les mains un seul ouvrage. Ses principales sources sont : avant tout le très méprisé Lorenz Stein, puis la principale source de ce dernier, Louis Reybaud (qu’en guise de remerciement, il est prêt à châtier pour l’exemple, en le traitant de philistin, p. 260 ; à la même page, il fait comme si le hasard avait mis Reybaud entre ses mains, alors qu’il en avait, depuis longtemps, fini avec les saint-simoniens), et, par endroits, Louis Blanc. Nous allons en apporter la preuve la plus directe.

Comparons d’abord ce que M. Grün dit de la vie de Saint-Simon lui-même.

À cet égard, les sources principales sont les fragments de son autobiographie recueillis dans les Œuvres de Saint-Simon, publiées par Olinde Rodrigues, et dans L’Organisateur du 19 mai 1830. Voilà donc réunis devant nous tous les documents : 1. Les sources originales ; 2. Reybaud, qui en a donné des extraits ; 3. Stein, qui a utilisé Reybaud ; 4. La version maniérée de M. Grün.

M. Grün. : « Saint-Simon participe au combat des Américains pour leur indépendance sans s’intéresser particulièrement à la guerre elle-même ; l’idée lui vient subitement que l’on pourrait relier les deux grands océans » (p. 84).

Stein : « Tout d’abord, il s’engagea dans l’armée... et partit avec Bouille pour l’Amérique... Dans cette guerre, dont il comprenait, du reste, parfaitement l’importance... la guerre en elle-même, disait-il, ne m’intéressait pas, mais seulement le but de cette guerre, etc. » ... « Après avoir essayé en vain d’intéresser le vice-roi du Mexique à la construction d’un grand canal pour relier les deux océans. » (Stein, Le Socialisme..., 1842, p. 143.)

Reybaud : « Soldat de l’indépendance américaine, il servait sous Washington... en elle-même la guerre ne m’intéressait pas, dit-il ; mais le seul but de la guerre m’intéressait vivement, et cet intérêt m’en faisait supporter les travaux sans répugnance. » (Reybaud, Études..., 1843, p. 77.)

M. Grün se contente de recopier que Saint-Simon « ne s’intéressait pas particulièrement à la guerre elle-même », mais il néglige le principal, savoir son intérêt pour le but de cette guerre.

En outre, Grün ne dit pas que Saint-Simon tenta de réaliser son projet en sollicitant l’appui du vice-roi, et réduit ainsi ce plan à une simple « idée subite ». Il omet aussi de dire que Saint-Simon n’entreprit sa démarche qu’ « à la paix » : en effet, Stein ne le mentionne qu’en indiquant l’année.

M. Grün poursuit aussitôt : « Plus tard (quand ?), il dresse le plan d’une expédition franco-hollandaise aux Indes anglaises » (ibid.).

Stein : « En 1785, il se rendit en Hollande pour y dresser le plan d’une expédition commune francohollandaise contre les colonies anglaises aux Indes. » (Stein, Le Socialisme..., 1842, p. 143.)

À cet endroit, le récit de Stein est faux, et Grün copie fidèlement. D’après Saint-Simon lui-même, le duc de la Vauguyon avait décidé les États généraux à entreprendre une expédition commune avec la France vers les colonies anglaises des Indes. À son propre sujet, il déclare simplement qu’il « avait poursuivi pendant un an la mise en œuvre de ce plan ».

M. Grün : « En Espagne, il veut creuser un canal de Madrid jusqu’à la mer » (ibid.). Saint-Simon veut creuser un canal — quelle absurdité ! Avant, il avait l’idée subite ; maintenant il veut. Ici, Grün dénature les faits, non point parce qu’il copie Stein trop fidèlement, comme précédemment, mais parce qu’il le plagie trop superficiellement.

Stein : « 1786, revenu en France, il se rendit dès l’année suivante en Espagne, afin de soumettre au gouvernement un plan pour l’achèvement d’un canal de Madrid à la mer » (p. 144). En lisant rapidement, M. Grün a pu extraire sa phrase de celle de Stein, car celui-ci donne au moins l’impression que le plan de construction et l’idée de tout le projet émanaient de Saint-Simon ; en vérité, il n’avait fait qu’ébaucher un plan pour surmonter les difficultés financières survenues pendant la construction du canal, commencée depuis longtemps.

Reybaud : « Six ans plus tard, il proposa au gouvernement espagnol un plan de canal qui devait établir une voie navigable de Madrid à la mer » (p. 78). Même erreur que chez Stein.

Saint-Simon : « Le gouvernement espagnol avait entrepris un canal qui devait faire communiquer Madrid à la mer ; cette entreprise languissait parce que le gouvernement manquait d’ouvriers et d’argent ; je me concertai avec M. le comte de Cabarrus, aujourd’hui ministre des Finances, et nom présentâmes au gouvernement le projet suivant », etc. (Saint-Simon, Œuvres..., 1832, p. XVII.).

M. Grün : « En France, il spécule sur des biens nationaux. »

Stein évoque d’abord l’attitude de Saint-Simon pendant la Révolution, et s’arrête ensuite à des spéculations en [in] biens nationaux (p. 144 sqq.). Mais d’où M. Grün tire-t-il l’expression absurde : « auf Nationalgüter spekulieren » au lieu de « in Nationalgütern » ? Sur ce point aussi, nous pouvons éclairer le lecteur en présentant l’original :

Reybaud : «Revenu à Paris, il tourna son activité vers des Spéculations, et trafiqua sur les domaines nationaux » (p. 78).

M. Grün vous sort sa phrase sans la moindre justification. Nous n’apprenons pas pourquoi Saint-Simon spécula sur les biens nationaux, ni pourquoi ce fait, banal en soi, peut avoir quelque importance dans sa vie. C’est que M. Grün estime superflu de copier dans Stein et Reybaud que Saint-Simon se proposait de fonder, à titre d’expériences, une école scientifique et un grand établissement industriel, et qu’il espérait se procurer le capital nécessaire grâce à ces opérations spéculatives. C’est Saint-Simon lui-même qui justifie ses spéculations par cet argument (Œuvres, p. XIX).

M. Grün : « Il se marie pour accueillir la science sous son toit, pour faire ses observations sur la vie des gens, pour les exploiter psychologiquement » (ibid.).

M. Grün saute ici, sans crier gare, une des périodes les plus importantes de la vie de Saint-Simon, celle de ses études et de ses voyages de naturaliste. Que veut dire : se marier pour accueillir la science sous son toit, ou : se marier pour exploiter psychologiquement les gens (qu’on n’épouse pas) ? Toute cette affaire se ramène à ceci : Saint-Simon se maria pour tenir salon et y étudier, entre autres personnalités, les savants.

Stein s’exprime en ces termes (p. 149) : « Il se maria en 1801... J’ai profité du mariage pour étudier les savants. » (Cf. Saint-Simon, p. 23.)

Maintenant, si l’on se reporte à l’original, l’absurdité de Grün devient compréhensible et explicable.

L’ « exploitation psychologique des gens » se réduit chez Stein, et chez Saint-Simon lui-même, à l’observation des savants dans la vie sociale. En complet accord avec sa conception socialiste de base, Saint-Simon désirait connaître l’influence de la science sur la personnalité des savants et sur leur comportement dans la vie de tous les jours. Chez M. Grün, cela se change en une lubie absurde, indéfinie, romanesque.

M. Grün : « Il devient pauvre (comment ? à la suite de quoi ?), travaille comme copiste dans un Lombard pour mille francs de salaire annuel — lui, le comte, le descendant de Charlemagne ; ensuite (quand et pourquoi ?), il vit de la charité d’un ancien serviteur ; plus tard (quand et pourquoi ?), il tente de se brûler la cervelle, il est sauvé, et il commence une nouvelle vie d’étude et de propagande. C’est alors seulement qu’il écrit ses deux principaux ouvrages. »

« Il devient » — « ensuite » — « plus tard » — « alors », tout cela doit tenir lieu, chez M. Grün, de chronologie et de lien entre les divers moments de la vie de Saint-Simon.

Stein : « Survint un nouvel et terrible ennemi, la misère, de plus en plus accablante... Au bout de six mois d’attente dans l’angoisse..., il se voit offrir un emploi — (ce tiret, M. Grün l’emprunte également à Stein, mais il le place astucieusement après le Lombard) de copiste au Lombard (et non “ dans un Lombard “, suivant la variante de l’astucieux M. Grün, car il est notoire qu’il n’existe à Paris qu’un seul mont-de-piété public), pour un salaire annuel de mille francs. Étonnant revers de fortune en ces temps-là ! Le petit-fils du célèbre courtisan de Louis XIV, l’héritier d’une couronne ducale et d’une grosse fortune, né pair de France et grand d’Espagne, copiste dans un Lombard ! » (p. 156, 157).

Voilà comment s’explique la méprise de Grün à propos du Lombard ; chez Stein, l’expression se justifie pleinement. Pour se distinguer à tout prix de Stein, M. Grün appelle Saint-Simon simplement « comte » et « descendant de Charlemagne ». Ce dernier détail, il le tient de Stein (p. 142) et de Reybaud (p. 77), assez prudents pour rappeler que c’est Saint-Simon lui-même qui se faisait descendant de Charlemagne. Au lieu des faits positifs rapportés par Stein, qui, sans doute, rendent surprenante la pauvreté de Saint-Simon sous la Restauration, nous n’apprenons rien chez M. Grün : tout au plus s’étonne-t-il qu’un comte et prétendu descendant de Charlemagne puisse vraiment tomber si bas.

Stein : « Il vécut encore deux ans (après sa tentative de suicide) et fut alors plus fécond que dans deux dizaines d’années de sa vie antérieure. Il acheva le Catéchisme des industriels (M. Grün transforme cet achèvement d’un ouvrage préparé de longue date en : “ C’est alors seulement qu’il écrivit”, etc.) et Le Nouveau Christianisme, etc. » (p. 164, 165). À la page 169, Stein appelle ces deux écrits « les deux principaux ouvrages de sa vie ».

Ainsi, M. Grün n’a pas seulement copié les erreurs de Stein, il en a aussi fabriqué de nouvelles en s’attachant à des passages qui, chez Stein, sont des moins précis. Pour cacher son plagiat, il choisit uniquement les faits les plus marquants, tout en les privant de leur caractère de faits : il les arrache à leur contexte chronologique, à tout ce qui les motive, et il omet jusqu’aux chaînons les plus indispensables. En effet, ce que nous avons donné plus haut, c’est, mot pour mot, tout ce que M. Grün rapporte de la vie de Saint-Simon. Ainsi narrée, la vie mouvementée, active de Saint-Simon se change en une série d’inspirations et d’événements qui offrent moins d’intérêt que la vie du premier paysan ou spéculateur venu, à la même époque, dans une province agitée de France. Puis, après ce gâchis biographique, il s’exclame : « Toute cette vie, véritablement civilisée ! » Bien mieux, il ne craint pas de dire (p. 85) : « La vie de Saint-Simon est le miroir du saint-simonisme lui-même », comme si cette « vie » grünienne de Saint-Simon pouvait être le miroir d’autre chose sinon de la manière « même » dont Monsieur Grün bâcle un livre.

Nous nous sommes arrêtés assez longtemps sur cette biographie, parce qu’elle fournit un exemple typique du sérieux avec lequel M. Grün traite les socialistes français. Nous l’avons vu, sous ses airs de nonchalance, jeter ses phrases, omettre, falsifier, transposer pour dissimuler ses plagiats ; nous verrons plus loin que M. Grün présente de plus belle tous les symptômes du plagiaire à l’âme inquiète : désordre artificiel afin d’empêcher la comparaison, omission de phrases et de mots dans les citations de ses prédécesseurs, qu’il ne comprend pas bien, car il ignore les textes originaux ; poésie et ornement, tout en phrases imprécises ; sorties perfides contre ceux qu’il est en train de copier. Il arrive même que M. Grün, dans sa hâte, dans sa précipitation, se réfère, en copiant, à des faits dont il n’a jamais parlé au lecteur, mais qu’il transporte, lui, lecteur de Stein, dans sa tête.

Passons maintenant à l’exposé grünien de la doctrine saint-simonienne.

1. Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains[modifier le wikicode]

En lisant Stein, M. Grün n’a pas compris clairement quel rapport existait dans cet écrit entre le plan d’assistance aux savants et les imaginations de l’Appendice de cette brochure. Il parle de ce travail comme s’il s’agissait là, principalement, d’une nouvelle organisation de la société ; et de conclure :

« Le pouvoir spirituel entre les mains des savants, le pouvoir temporel entre les mains des propriétaires, l’élection pour tous » (p. 85) (Cf. Stein, op. cit., p. 151 ; Reybaud, op. cit., p. 83.).

La phrase « le pouvoir de nommer les individus à remplir les fonctions de chefs de l’humanité entre les mains de tout le monde », que Reybaud cite d’après Saint-Simon (p. 47) et que Stein traduit fort maladroitement — cette phrase, Grün la réduit à « l’élection pour tous », ce qui lui fait perdre tout son sens. Chez Saint-Simon, il est. question de l’élection du Conseil de Newton; chez M. Grün, d’élection tout court.

Il y a longtemps que M. Grün en a terminé avec les Lettres, grâce à quatre ou cinq phrases recopiées de Stein et de Reybaud ; il a parlé du Nouveau christianisme ; soudain, le voilà qui revient aux Lettres.

« Mais la science abstraite n’y fait rien, bien entendu. »

(L’ignorance concrète encore moins, comme on voit.) « Du point de vue de la science abstraite, les “propriétaires “ et “tout le monde” étaient encore, bien sûr, choses distinctes » (p. 87).

M. Grün oublie qu’il n’a parlé, jusqu’ici, que de « l’élection pour tous » et non de « tout le monde ». Mais, chez Stein et Reybaud, il trouve tout le monde, et voilà pourquoi il met « Jedermann » entre guillemets. Il oublie de surcroît qu’il ne nous a pas communiqué la phrase ci-après de Stein, qui justifiait le « bien entendu » de sa propre phrase :

« Pour lui (Saint-Simon), à côté des sages ou des savants, il y a séparation des propriétaires et de tout le monde. Certes, il n’y a pas encore de frontière véritable dans les rapports mutuels des uns et des autres... Pourtant, dans l’image vague de tout le monde se cache déjà le germe de cette classe que, plus tard, la tendance fondamentale de sa théorie allait être de comprendre et d’élever : la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ; dans la réalité, cette partie du peuple n’existait encore qu’en puissance » (p. 154).

Stein souligne que Saint-Simon fait déjà une distinction entre propriétaires et tout le monde, mais une distinction encore très imprécise. M. Grün déforme cette affirmation en disant que Saint-Simon, en général, fait encore cette distinction. C’est là, naturellement, une grave erreur de Saint-Simon, et elle s’explique uniquement par le fait que, dans les Lettres, il se place au point de vue de la science abstraite. Or, par malheur, dans le passage en question, Saint-Simon ne parle nullement, comme le voudrait Grün, de différences dans un ordre social futur. C’est à l’humanité tout entière qu’il s’adresse pour lancer une souscription, et cette humanité, il la voit divisée en trois classes : ce ne sont pas, comme Stein le croit, les savants, les propriétaires et tout le monde mais 1° les savants, les artistes et tous ceux qui ont des idées libérales ; 2° les ennemis de l’innovation, c’est-à-dire les propriétaires, pour autant qu’ils ne se rattachent pas à la première classe ; 3° le surplus de l’humanité qui se rallie au mot : Égalité. Et ce sont ces trois classes qui constituent « tout le monde ». (Saint-Simon, Lettres, p. 21-22.) Comme, au demeurant, Saint-Simon estime, par la suite, que sa répartition du pouvoir est avantageuse pour toutes les classes, l’expression « tout le monde », dans le passage où il parle de cette répartition (p. 47), correspond manifestement à ce « surplus » qui se rallie au mot d’ordre « Égalité », sans toutefois exclure les autres classes. Pour l’essentiel, Stein a touché juste, bien qu’il ne tienne pas compte du passage en question (p. 21, 22), alors que Grün, ignorant tout de l’original, s’accroche à la méprise de Stein, qui est sans importance, pour abstraire de son raisonnement un pur non-sens.

Voici un exemple plus frappant encore. A la page 94, où M. Grün ne parle plus de Saint-Simon, mais de son école, nous apprenons inopinément : « Dans un de ses livres, Saint-Simon écrit ces mots mystérieux : “ les femmes seront admises, elles pourront même être nommées “. De cette graine plutôt creuse a surgi tout cet immense tumulte de l’émancipation des femmes. »

Certes, si Saint-Simon avait parlé, dans un écrit quelconque, de l’admission et de la nomination des femmes à je ne sais quelle fonction, ce seraient là de bien « mystérieuses paroles ». Mais ce mystère n’existe que pour M. Grün. L’ « un des livres » de Saint-Simon n’est autre que les Lettres d’un habitant de Genève où, après avoir dit que toute personne est libre de souscrire au Conseil de Newton ou à ses sections, Saint-Simon ajoute : « Les femmes seront admises à souscrire, elles pourront être nommées. » Il s’agit, naturellement, d’un poste dans ce Conseil ou dans une de ses sections. Ce passage, Stein le cite, comme il convient, à propos du livre même, non sans faire la remarque suivante : Ici... « se retrouvent en germe toutes les traces de ses conceptions ultérieures et même de celles de son école, voire la première idée d’une émancipation des femmes » (p. 152). Aussi Stein signale-t-il très justement, dans une note, que, dans son édition de 1832, Olinde Rodrigues fit imprimer, pour des raisons polémiques, ce passage en gros caractères, car c’était, chez Saint-Simon, la seule allusion à l’émancipation des femmes. Pour déguiser son plagiat, Grün extrait ce passage du livre où il a sa place pour le transférer à l’école, d’où le non-sens montré plus haut ; il transforme le « germe » de Stein en « graine » et s’imagine puérilement que la doctrine de l’émancipation des femmes est issue de ce passage.

M. Grün risque une opinion sur une contradiction qui existerait entre les Lettres d’un habitant de Genève et le Catéchisme des industriels : c’est dans le Catéchisme qu’est proclamé le droit des travailleurs. M. Grün devait forcément découvrir cette différence entre les Lettres et le Catéchisme tels qu’ils lui ont été légués par Stein et Reybaud. S’il avait lu Saint-Simon lui-même, il aurait déjà découvert dans les Lettres, au lieu de cette contradiction, la « graine » des conceptions développées, entre autres, dans le Catéchisme. En voici un exemple : « Tous les hommes travailleront » (Lettres, p. 60). « Si sa cervelle (celle du riche) ne sera pas propre au travail, il sera bien obligé de faire travailler ses bras ; car Newton ne laissera sûrement pas sur cette planète... des ouvriers volontairement inutiles dans l’atelier » (p. 64).

2. Catéchisme politique des industriels[modifier le wikicode]

Comme Stein cite ordinairement cet écrit comme Catéchisme des industriels, M. Grün ne connaît pas d’autre titre. Et comme il n’y consacre pas plus de dix lignes, quand il en parle ex officio, on était d’autant plus en droit d’exiger de lui qu’il en indique au moins le titre exact.

Après avoir recopié chez Stein que Saint-Simon, dans cet écrit, réserve la primauté au travail, Grün poursuit : « Pour lui, le monde se divise maintenant en oisifs et en industriels » (p. 85). M. Grün commet ici un faux. Il prête au Catéchisme une distinction qu’il ne trouve chez Stein que bien plus loin, à propos de l’école saint-simonienne (p. 206) : « À présent la société se compose uniquement d’oisifs et de travailleurs » (Enfantin). À défaut de cette division imaginaire, on trouve dans le Catéchisme la division en trois classes, les classes féodale, intermédiaire et industrielle, sur laquelle M. Grün ne pouvait évidemment pas s’étendre sans plagier Stein, puisqu’il n’avait pas lu le Catéchisme.

Après quoi, et ayant encore une fois répété que la primauté du travail constitue le contenu du Catéchisme, il conclut ainsi son appréciation de cet écrit : « De même que le républicanisme dit : tout pour le peuple, tout par le peuple, de même Saint-Simon dit : tout pour l’industrie, tout par l’industrie » (ibid.).

Stein (p. 165) : « Puisque tout se fait par l’industrie, il faut aussi que tout se fasse pour elle. » Ainsi que Stein le note correctement (p. 160, note), l’Industrie de Saint-Simon, publiée en 1817, comporte déjà cette épigraphe : Tout par l’industrie, tout pour elle. Par conséquent, en dehors du faux signalé plus haut, le jugement de M. Grün sur le Catéchisme se borne à citer inexactement l’épigraphe d’un ouvrage daté d’une période bien antérieure, d’un écrit qu’il ignore complètement.

Voilà comment le sérieux allemand vient de critiquer, et à suffisance, le Catéchisme politique des industriels. Cependant, en d’autres endroits épars du salmigondis grünien, nous trouvons quelques gloses afférentes à notre sujet. Secrètement réjoui de sa propre subtilité, M. Grün distribue les idées glanées dans l’analyse du Catéchisme par Stein et les met en œuvre avec une crânerie qui force le respect.

M. Grün : « La libre concurrence était une notion impure et confuse qui contenait tout un monde nouveau de lutte et d’infortune : lutte entre le capital et le travail, et infortune du travailleur privé de capital. Saint-Simon purifia le concept d’industrie en le réduisant au concept de travailleurs, et formula les droits et les doléances du quatrième état, du prolétariat. Force lui fut d’abolir le droit d’héritage, car celui-ci faisait tort au travailleur, à l’industriel. Voilà l’importance de son Catéchisme des industriels » (p. 87).

Dans Stein (p. 169), M. Grün pouvait lire, à propos du Catéchisme : « Voilà donc la vraie importance de SaintSimon : avoir prévu que cette opposition » (de la bourgeoisie et du peuple) « serait inévitable ». Telle est la source originale de l’« importance » du Catéchisme chez M. Grün.

Stein : « Il (Saint-Simon dans le Catéchisme) commence par la notion du travailleur industriel. » Cette phrase, M. Grün en fait une absurdité colossale en disant que Saint-Simon ayant rencontré la « notion impure » de libre concurrence, « purifia la notion d’industrie en la réduisant à la notion de travailleurs ». M. Grün montre partout que son idée de la libre concurrence et de l’industrie est diablement « impure » et « confuse ».

Non content de cette absurdité, il ne recule pas devant le mensonge pur et simple en affirmant que Saint-Simon aurait exigé l’abolition du droit d’héritage.

Toujours fidèle à sa manière d’interpréter le Catéchisme selon Stein, il affirme : « Saint-Simon avait défini les droits du prolétariat, il avait déjà proclamé la nouvelle devise : les industriels ; les travailleurs doivent être portés au degré suprême du pouvoir. C’était une vue étroite, mais tout combat entraîne la partialité; celui qui n’est pas partial est incapable de lutter » (p. 88). Avec cette maxime rhétoricienne sur la partialité, Grün tombe ici dans le même travers, en prêtant arbitrairement à Stein l’idée que Saint-Simon entendait porter les vrais travailleurs, les prolétaires, « au plus haut échelon du pouvoir ». Voir p. 102, où l’on peut lire à propos de Michel Chevalier : « M. Chevalier parle encore avec beaucoup de sympathie des industriels... mais, pour le disciple, les industriels ne sont plus, comme pour le maître, les prolétaires ; il réunit le capitaliste, l’industriel et le travailleur en une seule notion, rangeant ainsi les oisifs dans une catégorie qui devrait ne comprendre que la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. »

Chez Saint-Simon, outre les travailleurs, les fabricants, les négociants, bref l’ensemble des capitalistes industriels font également partie des industriels, et c’est même à eux qu’il s’adresse de préférence. M. Grün aurait pu le constater dès la première page du Catéchisme. Au lieu de quoi, sans avoir jamais vu cet ouvrage, il extravague pompeusement sur ce qu’il ne connaît que par ouï-dire.

Dans ses commentaires sur le Catéchisme, Stein dit : « Saint-Simon en arrive de..., à une histoire de l’industrie dans ses rapports avec le pouvoir d’État... il est le premier à nous avoir appris que la science de l’industrie recelait un côté politique... On ne saurait nier qu’il ait réussi à donner une impulsion décisive. Car c’est seulement depuis Saint-Simon que la France possède une Histoire de l’économie politique », etc. (p. 165, 170). Stein lui-même est extrêmement confus lorsqu’il parle d’un « côté politique » dans la « science de l’industrie ». Toutefois, son intuition est juste quand il ajoute que l’histoire de l’État est étroitement liée à celle de l’économie.

Voyons comment Grün s’approprie plus tard ce lambeau de Stein, quand il parle de l’école saint-simonienne.

« Dans son Catéchisme des industriels, Saint-Simon avait esquissé une histoire de l’industrie en y faisant ressortir l’élément politique. Ainsi, le maître lui-même fut le pionnier de l’économie politique » (p. 99).

M. Grün commence « ainsi » par changer le « côté politique » de Stein en « élément politique » et il fait du premier une absurdité en omettant les précisions fournies par Stein. Ce « Stein rejeté par les bâtisseurs » est vraiment devenu pour M. Grün la « pierre angulaire » de ses Lettres et Etudes, en même temps que sa pierre d’achoppement. Mieux encore : alors que Stein affirme que Saint-Simon a ouvert la voie à l’histoire de l’économie politique, en mettant en évidence le côté politique dans la science de l’industrie, M. Grün lui accorde le rôle de pionnier de l’économie politique elle-même. Son raisonnement est à peu près le suivant : l’économie existait avant Saint-Simon ; aux dires de Stein, ce fut lui qui mit en évidence le rôle de l’État dans l’industrie ; il a donc fait de l’économie une économie d’État ; économie d’État = économie politique, donc Saint-Simon fut le pionnier de l’économie politique. Incontestablement, M. Grün fait preuve d’une grande sérénité en échafaudant ses conjectures.

À la manière dont M. Grün transforme Saint-Simon en pionnier de l’économie politique, correspond la manière dont il en fait le pionnier du socialisme scientifique : « Il (le saint-simonisme) contient... le socialisme scientifique, puisque, toute sa vie durant, Saint-Simon a été en quête de la science nouvelle » ! (p. 82).

3. Nouveau christianisme[modifier le wikicode]

Fidèle à la brillante méthode qu’il affectionne, M. Grün nous donne des extraits d’après les extraits de Stein et de Reybaud, avec ornementation affectée, et non sans mettre en pièces, impitoyablement, les parties qui, chez eux, forment un tout. Nous n’en donnons qu’un exemple, pour montrer que cet écrit non plus, il ne l’a jamais eu entre les mains : « Pour Saint-Simon, il s’agissait d’élaborer une conception cohérente du monde, qui convienne à ces périodes organiques de l’histoire, qu’il oppose expressément aux périodes critiques. À son avis, nous vivons depuis Luther dans une période critique ; lui, il pensait inaugurer la nouvelle période organique. De là, par conséquent, le Nouveau christianisme » (p. 88).

Jamais et nulle part Saint-Simon n’a opposé les périodes organiques de l’histoire aux périodes critiques. M. Grün profère ici un mensonge pur et simple. En réalité, cette distinction vient de Bazard. Chez Stein et Reybaud, M. Grün pouvait lire que, dans le Nouveau christianisme, Saint-Simon approuve la critique de Luther, tout en estimant insatisfaisante sa doctrine positive et dogmatique. M. Grün a réuni pêle-mêle cette proposition et ses réminiscences sur l’école saint-simonienne, qui sont de même source, et il a fabriqué ainsi l’affirmation ci-dessus. Après avoir tourné quelques phrases rhétoriciennes sur la vie et l’œuvre de Saint-Simon, en procédant comme nous l’avons montré, c’est-à-dire en se servant uniquement de Stein et de Reybaud son guide, M. Grün termine en s’exclamant :

« Voilà quel Saint-Simon les philistins de la morale, M. Reybaud et toute la multitude des perroquets allemands ont cru devoir prendre sous leur protection en rendant cet oracle, avec la sagesse qui leur est habituelle, qu’un tel homme, une telle vie ne sauraient être mesurés à la toise du commun ! — Dites donc, vos toises sont-elles de bois ? Dites la vérité, nous serions heureux si elles étaient taillées dans le tronc robuste d’un chêne. Offrez-les-nous, nous les accepterons avec reconnaissance comme un don précieux et nous nous garderons de les brûler ! Elles vont nous servir à mesurer... le dos des philistins » (p. 89).

C’est par ces formules gaillardes et pompeuses que M. Grün tient à démontrer sa supériorité sur ses modèles.

4. L’École saint-simonienne[modifier le wikicode]

Ce que M. Grün a lu des saints-simoniens, c’est exactement ce qu’il a lu de Saint-Simon lui-même : savoir rien du tout. Aussi aurait-il dû faire, à tout le moins, un choix convenable dans Stein et dans Reybaud ; il aurait dû respecter l’ordre chronologique, raconter les événements avec cohérence, mentionner les points nécessaires. Au lieu de quoi, égaré par sa mauvaise conscience, il fait le contraire : il y met tout le désordre qu’il peut, néglige les faits les plus indispensables et crée une confusion plus grande encore que dans sa présentation de Saint-Simon. Ici, nous serons encore plus brefs, car il nous faudrait écrire un livre aussi épais que celui de M. Grün pour relever tous les plagiats et toutes les bévues.

Nous n’apprenons rien sur la période qui, de la mort de Saint-Simon à la révolution de Juillet, coïncide avec le développement théorique le plus important du saint-simonisme : ainsi, et du même coup, M. Grün fait tout disparaître de la partie la plus importante du saint-simonisme, la critique des conditions existantes. C’est que, dans le fait, il était difficile d’en dire quelque chose sans connaître les sources mêmes, notamment les journaux.

M. Grün commence son cours sur les saint-simoniens par cette phrase : « À chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres, tel est le dogme pratique du saint-simonisme. » Imitant Reybaud qui (p. 96) fait de cette phrase le point de transition de Saint-Simon aux saint-simoniens, M. Grün poursuit : « Ce dogme dérive directement de la dernière parole de Saint-Simon : assurer à tous les hommes le plus libre développement de leurs facultés. » Désireux de se distinguer ici de Reybaud qui rattache ce « dogme pratique » au Nouveau christianisme, M. Grün, convaincu qu’il s’agit d’une trouvaille de Reybaud, substitue sans gêne à cet ouvrage la dernière parole de Saint-Simon. Il ignorait que Reybaud ne faisait que citer textuellement la Doctrine de SaintSimon, exposition, première année (p. 70). M. Grün ne sait s’expliquer pourquoi, chez Reybaud, à cet endroit, après quelques extraits sur la hiérarchie religieuse du saint-simonisme, le « dogme pratique » tombe soudain du ciel. C’est seulement par rapport aux idées religieuses du Nouveau christianisme que cette phrase peut faire allusion à une nouvelle hiérarchie; mais sans ces idées-là, elle exige tout au plus une classification profane de la société. Or, M. Grün s’imagine que c’est de cette seule phrase que l’on peut déduire la hiérarchie. Il déclare, page 91 : « À chacun selon sa capacité, c’est ériger la hiérarchie catholique en loi de l’ordre social. À chaque capacité selon ses œuvres, c’est transformer, de surcroît, l’atelier en sacristie, toute la vie civile en un domaine livré aux prêtres. » C’est qu’en effet, il trouve chez Reybaud, dans l’extrait de l’Exposition mentionné plus haut : « L’église vraiment universelle va paraître... l’église universelle gouverne le temporel comme le spirituel... la science est sainte, l’industrie est sainte... et tout bien est bien d’église et toute profession est une fonction religieuse, un grade dans la hiérarchie sociale. — À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. » En somme, il ne restait plus à M. Grün qu’à renverser l’ordre du passage, à changer les phrases du début en déductions de la thèse finale, pour fabriquer sa proposition, qui est totalement inintelligible.

« Si confuse et si embrouillée » est l’imagerie grünienne du saint-simonisme, que l’on voit (p. 90) surgir du « dogme pratique » un « prolétariat de l’esprit », de celui-ci une « hiérarchie des esprits », et de cette dernière un sommet de la hiérarchie. N’aurait-il lu que l’Exposition, il aurait pu constater que les conceptions religieuses du Nouveau christianisme entraînent la nécessité de la hiérarchie et du sommet hiérarchique, en relation avec la question de savoir comment établir la capacité.

Par cette unique phrase : « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres », M. Grün a achevé toute son analyse et toute sa critique de l’Exposition de 1828-1829. Quant au Producteur et à l’Organisateur, à peine les mentionne-t-il une fois. En feuilletant Reybaud, voici qu’il découvre au chapitre « Troisième époque du saint-simonisme » (p. 126), repris par Stein (p. 205) :

« ... et les jours suivants, Le Globe parut avec le sous-titre de Journal de la doctrine de Saint-Simon, laquelle était résumée ainsi sur la première page :

RELIGION

Science....................... Industrie

Association universelle. »

Or, aussitôt après la phrase citée plus haut, M. Grün saute à l’année 1831, en remaniant Reybaud de la manière que voici (p. 91) :

« Les saint-simoniens établirent le schéma suivant de leur système, dont la formule fut surtout l’œuvre de Bazard :

RELIGION

Science....................... Industrie

Association universelle. »

M. Grün écarte trois phrases qui figurent également dans le titre du Globe et se rapportent toutes à des réformes sociales pratiques. Elles se trouvent à la fois chez Stein et chez Reybaud. Ce faisant, il lui est loisible de transformer cette simple enseigne d’un journal en un « schéma » du système. Ayant passé sous silence le fait que ce schéma se trouvait dans le titre du Globe, il peut ainsi, grâce à ce titre tronqué, critiquer tout le saintsimonisme, en notant habilement que la religion y occupe le premier rang. Au demeurant, il pouvait apprendre dans Stein que ce n’est nullement le cas du Globe. Ce journal contient — chose que Grün ne pouvait évidemment pas savoir — les critiques les plus détaillées et les plus pertinentes de l’ordre établi, en particulier des conditions économiques. D’où M. Grün tient-il l’information nouvelle, mais importante, que la « formule de ce schéma » de quatre mots fut surtout l’œuvre de Bazard, voilà qui est difficile à dire.

De janvier 1831, M. Grün fait un bond en arrière et s’arrête à octobre 1830 :

« Pendant la période Hasard (d’où sort-elle ?), peu après la révolution de Juillet, les saint-simoniens adressèrent à la Chambre des députés, après avoir été accusés du haut de la tribune par MM. Dupin et Mauguin de prêcher la communauté des biens et des femmes, une profession de foi concise, mais qui disait tout. » Suit le texte de cette adresse et ce commentaire de M. Grün : « Combien tout cela est encore raisonnable et mesuré ! C’est Bazard qui rédigea le mémoire pour la Chambre » (p. 92-94). Voyons d’abord cette dernière remarque; Stein dit en effet (p. 205) : « À en juger par la forme et l’allure, nous n’hésitons pas un seul instant à l’attribuer (ce document), avec Reybaud, à Bazard plutôt qu’à Enfantin. » Et Reybaud (p. 123) : « Aux formes, aux prétentions assez modérées de l’écrit, il est facile de voir qu’il provenait plutôt de l’impulsion de M. Bazard que de celle de son collègue ». Avec une hardiesse géniale, M. Grün transforme cette présomption de Reybaud, que l’initiative de cette adresse revient à Bazard plutôt qu’à Enfantin, en cette certitude, que Bazard la rédigea entièrement. À propos de ce document, il se contente de traduire un passage de Reybaud (p. 122) : « MM. Dupin et Mauguin signalèrent, du haut de la tribune, une secte qui prêchait la communauté des biens et la communauté des femmes. » Seulement, M. Grün omet la date indiquée par Reybaud et la remplace par : « peu après la révolution de Juillet ». En général, la chronologie ne s’accorde pas avec la manière dont M. Grün s’émancipe de ses devanciers. Il se distingue ici de Stein en insérant dans le texte ce qui, chez le premier, figure en note; il omet le passage du début de l’adresse, traduit fonds de production par Grund-vermögen au lieu de produktives Kapital, et classement social des individus par gesellschaftliche Ordnung der Einzelnen au lieu de gesellschaftliche Klassifizierung der Individuen.

Suivent quelques gloses bâclées sur l’histoire de l’école saint-simonienne : l’auteur a mis, dans ce pêle-mêle de Stein, Reybaud et Louis Blanc, le même art de la plastique dont il a fait preuve en compilant la vie de Saint-Simon. Le lecteur intéressé peut s’en convaincre en se reportant au livre lui-même.

Tout est maintenant dit à propos de ce que M. Grün nous apprend sur le saint-simonisme de la période Bazard qui va de la mort de Saint-Simon au premier schisme. Il peut, à présent, jouer son va-tout de littérateur critique en traitant Bazard de « mauvais dialecticien » et en ajoutant : « Voilà pour les républicains. Ils ne savent que mourir, Caton comme Bazard : s’ils ne se tuent pas d’un coup de poignard, ils meurent le cœur brisé » (p. 95). « Quelques mois après cette querelle, son cœur » (celui de Bazard) « se brisa » (Stein, op. cit., p. 210). Pour mesurer la pertinence de la remarque de M. Grün, il suffit de penser à des républicains comme Levasseur, Carnot, Barère, Billaud-Varennes, Buonarotti, Teste, d’Argenson, etc.

Viennent alors quelques phrases banales sur Enfantin, où nous ne relèverons que cette découverte de M. Grün : « Ce phénomène historique ne montre-t-il pas, avec la dernière évidence, que la religion n’est que sensualisme, et que le matérialisme peut revendiquer hardiment les mêmes origines que le dogme sacré ? » (p. 97). M. Grün promène un regard satisfait autour de lui : « Quelqu’un y a-t-il jamais songé ? » Il n’ « y aurait jamais songé » a-til jamais songé ? » Il n’« y aurait jamais songé si les Hallische Jahrbücher n’y avaient pas déjà « songé » à propos des romantiques. On était, du reste, en droit d’espérer que, depuis ce temps, M. Grün aurait songé plus loin.

Nous avons vu que M. Grün ignore absolument tout de la critique économique des saint-simoniens. Toutefois, il utilise Enfantin pour dire aussi son mot sur l’influence des idées économiques de Saint-Simon, sur lesquelles il avait déjà divagué plus haut. Il trouve, en effet, chez Reybaud (p. 129 sq.) et chez Stein (p. 206), des extraits de l’Économie politique d’Enfantin, mais, là encore, il falsifie en faisant de l’abolition des impôts sur les produits de première nécessité une mesure parmi d’autres, indépendante des propositions touchant le droit d’héritage; fidèles à Enfantin, Reybaud et Stein présentent, à juste titre, cette abolition comme une conséquence de ces propositions. Grün montre aussi son originalité en faussant l’ordre chronologique : après avoir parlé du Père Enfantin et de Ménilmontant, il passe ensuite à l’économiste Enfantin, alors que ses prédécesseurs traitent de l’Économie d’Enfantin dans la période Bazard, en même temps que du Globe, pour lequel cet ouvrage fut écrit. Ayant ainsi fait entrer la période Bazard dans la période de Ménilmontant, il répète cette erreur à propos de la période de Ménilmontant, en parlant de l’Économie et de Michel Chevalier. Le Livre nouveau lui en fournit l’occasion; et, comme à l’ordinaire, il transforme en affirmation catégorique cette présomption de Reybaud, que Michel Chevalier serait l’auteur de l’ouvrage.

Ainsi s’achève l’exposé de M. Grün sur le saint-simonisme « dans sa totalité » (p. 82). Fidèle à sa promesse de « n’en pas poursuivre la critique à travers la littérature » (ibid.), il s’est embrouillé, sans le moindre esprit critique, dans une « littérature » toute différente, celle de Stein et de Reybaud. En échange, il nous propose quelques éclaircissements sur les cours d’économie politique de M. Chevalier : mais ils sont de 1841-1842, et M. Chevalier avait cessé, depuis longtemps, d’être saint-simonien. C’est que M. Grün, en écrivant sur le saintsimonisme, avait sous les yeux une critique de ces cours, parue dans la Revue des Deux Mondes, qu’il ne pouvait utiliser comme il avait fait jusqu’ici de Stein et de Reybaud. Voici un petit échantillon de son discernement critique : « Il y affirme qu’on ne produit pas assez, formule bien digne de la vieille école économique et de son simplisme tout rouillé... Tant que l’économie politique ne comprendra pas que la production dépend de la consommation, cette prétendue science ne fera pas fortune » (p. 102).

M. Grün, on le voit, avec les phrases héritées du socialisme vrai sur la consommation et la production, plane superbement au-dessus de n’importe quel ouvrage économique. Pourtant, il pourrait lire chez tous les économistes que l’offre dépend aussi de la demande, en d’autres termes, que la production dépend de la consommation; cela dit, il existe en France une école économique originale, celle de Sismondi, qui veut que la production dépende de la consommation, mais de manière différente de celle qu’impose généralement la libre concurrence ; et cette école est en totale opposition avec les économistes que M. Grün abhorre. Nous verrons d’ailleurs plus loin combien M. Grün sait profitablement faire valoir le talent qui lui a été confié et qui s’appelle « unité de la production et de la consommation ».

Pour dédommager le lecteur de l’ennui causé par ses citations creuses, frelatées et adultérées de Stein et de Reybaud, M. Grün nous offre un feu d’artifice où l’on voit fuser la Jeune-Allemagne, s’embraser l’humanisme et fleurir le socialisme :

« Tout le saint-simonisme en tant que système social ne fut qu’une averse d’idées répandues sur le sol de France par un nuage bienfaisant » (plus haut, p. 82, 83, il était question d’une « masse de lumière, mais sous forme de chaos lumineux [!], non de clarté ordonnée » !!!). « Ce fut un spectacle du plus émouvant et à la fois du plus hilarant effet. Le poète mourut avant la représentation, l’un des régisseurs au cours du spectacle ; les autres metteurs en scène et tous les acteurs ôtèrent leurs costumes, enfilèrent leurs vêtements de braves bourgeois, rentrèrent chez eux et firent comme si de rien n’était. Ce fut du théâtre, et du plus intéressant, un peu confus vers la fin; quelques acteurs changèrent leur rôle — et ce fut tout » (p. 104).

Avec quelle justesse Heine n’a-t-il pas jugé ses piètres imitateurs : « J’ai semé des dents de dragon, et j’ai récolté des puces. »

Fouriérisme[modifier le wikicode]

En dehors de quelques passages sur l’amour, traduits des Quatre mouvements, rien ne nous est offert ici que l’on ne trouve déjà chez Stein, et en plus complet. La morale, M. Grün l’expédie d’une phrase que cent autres auteurs avaient déjà dite bien avant Fourier : « D’après Fourier, la morale n'est que la tentative systématique de réfréner les passions des nommes » (p. 147). La morale chrétienne ne s’est elle-même jamais définie autrement. M. Grün néglige complètement la critique à laquelle Fourier soumet l’agriculture et l’industrie de notre temps et, à propos de la critique du commerce, il se contente de traduire quelques généralités tirées de l’introduction (Fourier, « Origine de l’économie politique et de la controverse mercantile », in Théorie des quatre mouvements, p. 332, 334.) d’un chapitre des Quatre mouvements. Suivent quelques extraits des Quatre mouvements et un passage du Traité de l’Association sur la Révolution française, en plus des Tableaux sur la civilisation que l’on trouve déjà chez Stein. De la sorte, la partie critique, la plus importante de l’ouvrage, est expédiée de la façon la plus superficielle et la plus hâtive en 28 pages de traduction littérale ; à peu d’exceptions près, il ne s’agit que des idées les plus générales et les plus abstraites, simple pêle-mêle d’essentiel et d’accessoire.

M. Grün en vient alors à l’exposé du système de Fourier. Il y a beau temps que l’écrit de Churoa, déjà signalé par Stein, nous a présenté une analyse meilleure et plus complète. M. Grün, il est vrai, croit « absolument indispensable » d’apporter des éclaircissements profonds sur les séries de Fourier ; mais, pour ce faire, il ne voit rien de mieux que de citer, en les traduisant textuellement, des passages de Fourier et, nous le verrons, de faire quelques phrases creuses sur le nombre des séries. Il ne lui vient pas à l’esprit d’expliquer comment Fourier a eu l’idée des séries, comment lui et ses disciples les ont élaborées ; et il ne fournit pas la moindre lumière sur leur construction interne. Il en est des constructions de ce genre comme de la méthode hégélienne : on ne peut les critiquer qu’en démontrant comment il faut s’y prendre, et en prouvant par là qu’on s’en est rendu maître.

Chez Grün enfin, une chose passe entièrement à l’arrière-plan, alors que Stein la met en évidence, du moins partiellement : le contraste du travail répugnant et du travail attrayant.

L’important, dans tout cet exposé, c’est la critique de Fourier par M. Grün. Que le lecteur se rappelle nos précédentes remarques sur les sources de la critique grünienne ; et quelques exemples montreront comment M. Grün, après avoir accepté, tout d’abord, les thèses du socialisme vrai, les exagère et les falsifie par la suite. Inutile de s’attarder au fait que la division établie par Fourier entre capital, talent et travail fournit une merveilleuse matière pour étaler une suffisance de pédant et pour discourir à l’infini sur l’impossibilité et l’injustice de cette division, sur l’existence du travail salarié, etc., sans en faire la critique en partant du rapport réel entre travail et capital. Proudhon a déjà parlé de tout cela bien avant M. Grün et infiniment mieux, sans toutefois avoir seulement effleuré le fond du problème.

Comme toute sa critique, M. Grün tire de « l’essence de l’homme » sa critique de la psychologie de Fourier :

« Car l’essence humaine est le tout dans le tout » (p. 190).

« Fourier en appelle également à cette essence humaine dont il nous dévoile la coquille (!) intérieure selon sa manière, dans le tableau des douze passions; comme tous les esprits honnêtes et raisonnables, il voudrait, lui aussi, faire de l’essence intime de l’homme une réalité, une praxis. Le dedans doit être en même temps le dehors, si bien que la différence entre le dedans et le dehors sera définitivement abolie. S’il suffit de ce signe pour les reconnaître, à ce compte l’histoire de l’humanité fourmille de socialistes... il importe seulement de savoir ce que chacun d’eux entend par l’essence de l’homme » (p. 190).

Disons plutôt qu’il importe avant tout aux socialistes vrais de prêter à tout un chacun des idées sur l’essence de l’homme et de transformer les différentes étapes du socialisme en autant de philosophies de l’essence de l’homme. Cette abstraction sans contenu historique conduit M. Grün à proclamer l’abolition de toute différence entre le dedans et le dehors, abolition qui pourrait mettre fin même à la perpétuation de l’essence de l’homme. D’ailleurs, on comprend mal pourquoi les Allemands sont si glorieux de leur science de l’essence humaine, étant donné que toute leur science, les trois facultés générales — intellect, cœur et volonté — sont assez généralement connues depuis Aristote et les stoïciens. Fort de cette position, M. Grün reproche à Fourier de « dépecer » l’homme en douze passions. « Je ne me soucie point de la question de savoir si ce tableau, psychologiquement parlant, est complet ; je le tiens pour insuffisant » (voilà qui, « psychologiquement parlant », pourrait rassurer le public). — « Savons-nous peut-être, grâce à ce nombre douze, ce qu’est vraiment l’homme ? Pas un instant. Fourier aurait pu, tout aussi bien, énumérer les cinq sens ; l’homme tout entier y est contenu ; il suffit de les expliquer, de savoir interpréter leur contenu humain » (comme si ce « contenu humain » ne dépendait pas entièrement du degré que les hommes ont atteint en fait de production et de commerce). « En vérité, l’homme est tout entier dans un seul sens : la sensibilité ; il sent autrement que l’animal », etc. (p. 205).

Ainsi, et c’est la seule et unique fois dans son livre, M. Grün s’efforce-t-il de dire un mot de la psychologie de Fourier, en se plaçant au point de vue de Feuerbach. On constate également combien cet « homme tout entier » est chimérique, qui « est contenu » dans une seule faculté d’un individu réel, et que le philosophe en extrait pour l’interpréter; quel genre d’ « homme » cela peut-il bien être, qui n’est pas considéré dans son activité et dans sa vie historiques réelles, mais que l’on fait dériver du lobe de son oreille ou de quelque autre caractéristique propre à le distinguer de l’animal. Cet homme « est contenu » en lui-même comme son propre comédon. Que le sentiment humain soit humain et non animal, voilà une vérité qui non seulement rend superflue toute expérience psychologique, mais constitue en même temps la critique de toute psychologie.

M. Grün a beau jeu de critiquer la manière dont Fourier traite de l’amour libre, en jugeant sa critique des rapports actuels entre les sexes d’après les imaginations où Fourier cherchait à se faire une conception de l’amour libre. En vrai philistin allemand, M. Grün prend ces imaginations au sérieux. C’est la seule chose qu’il prenne au sérieux. Puisqu’il tenait absolument à s’attarder à cet aspect du système, on comprend mal qu’il n’ait pas donné le même intérêt aux considérations de Fourier sur l’éducation, qui sont de loin les meilleures du genre et qui contiennent des observations vraiment géniales. Au demeurant, M. Grün montre, à propos de l’amour, le peu de profit qu’il a su tirer, en vrai écrivailleur jeune-allemand, de la critique de Fourier. À son avis, il est indifférent que l’on prenne pour base de départ l’abolition du mariage ou celle de la propriété privée, l’une devant forcément entraîner l’autre. Or, c’est une pure fiction de littérateur que de vouloir prendre pour base de départ une autre dissolution du mariage que celle que l’on rencontre en pratique, dès aujourd’hui, dans la société bourgeoise. Il pouvait constater que Fourier lui-même se fonde toujours et partout sur la seule transformation de la production.

M. Grün s’étonne que Fourier, qui part normalement de l’inclination (en fait, il s’agit d’ « attraction »), se livre à toutes sortes d’exercices « mathématiques », ce qui lui vaut, page 203, le titre de « socialiste mathématicien ». Sans même parler des circonstances de la vie de Fourier, M. Grün aurait dû se pencher davantage sur l’« attraction », et il aurait très vite découvert qu’on ne peut définir exactement un rapport naturel de ce genre sans recourir au calcul mathématique. Il préfère nous régaler d’une philippique pompeuse contre le nombre, parsemée de formules hégéliennes traditionnelles, où l’on rencontre des passages de ce style : « Fourier calcule la molécule de Ton goût le plus anormal », un vrai miracle, — ou encore : « La civilisation si violemment combattue reposait sur la froide table de multiplication... rien n’est moins déterminé que le nombre... Qu’est-ce que Un ? Le Un n’a point de cesse, il devient Deux, Trois, Quatre » — il subit le sort du pasteur de village qui, lui non plus, n’a « point de cesse », qu’il n’ait eu une femme et neuf enfants... « Le nombre tue tout ce qui est essentiel et réel; qu’est-ce qu’une demie raison, un tiers de vérité » — il aurait pu tout aussi bien demander : qu’est-ce qu’un logarithme vert-de-grisé ?...; « lorsqu’il y a évolution organique, le nombre perd son sens »... — principe sur lequel se fondent la physiologie et la chimie organique (p. 203, 204). « Celui qui prend le nombre pour mesure des choses devient..., non, il est égoïste. » À cette phrase, il peut rattacher, en l’exagérant, celle que lui a fournie Hess (voir plus haut) : « Tout le plan de l’organisation de Fourier ne repose sur rien d’autre que sur l’égoïsme... la pire expression de l’égoïsme civilisé, c’est précisément Fourier » (p. 206, 208).

Il en apporte aussitôt la preuve en racontant que, dans l’univers de Fourier, le plus pauvre parmi les pauvres goûte chaque jour de 40 plats, qu’on y prend 5 repas par jour, que les gens vivent 144 ans, et autres faits de ce genre. L’image colossale des hommes que Fourier oppose, avec un humour naïf, à la médiocrité, à la mesquinerie des hommes de la Restauration, n’est pour M. Grün qu’une occasion de choisir dans Fourier l’aspect le plus innocent et de faire à ce sujet les gloses morales d’un philistin.

Tout en adressant des reproches à Fourier au sujet de sa conception de la Révolution française, M. Grün donne un avant-goût de sa propre intelligence de la période révolutionnaire : « Si l’on avait connu l’association seulement quarante ans plus tôt (fait-il dire à Fourier), la Révolution eût été évitée. Mais alors, comment se fait-il (demande M. Grün) que le ministre Turgot ait connu le droit au travail et que, néanmoins, la tête de Louis XVI soit tombée ? Il eût été plus facile de payer la dette publique avec le droit au travail qu’avec des œufs de poule » (p. 211). M. Grün n’oublie qu’une bagatelle : le droit au travail dont parle Turgot, c’est la libre concurrence, cette libre concurrence qui avait précisément besoin de la révolution pour s’imposer.

M. Grün peut résumer toute sa critique de Fourier en déclarant que celui-ci n’a pas soumis « la civilisation » à une « critique fondamentale ». Et pourquoi Fourier y a-t-il failli ? Écoutons ceci : « Elle a été critiquée dans ses manifestations et non dans ses fondements ; en tant que chose existante, on en a fait un objet d’horreur et de risée, mais on n’est pas allé jusqu’à ses racines. Ni la politique ni la religion n’ont été traînées devant le forum de la critique, et voilà pourquoi l’essence de l’homme n’a pas été examinée » (p. 209).

M. Grün déclare donc ici que les conditions réelles de la vie des hommes sont des manifestations ; mais que la religion et la politique sont le fondement et la racine de ces manifestations. Cette thèse absurde nous montre comment les socialistes vrais font valoir, comme vérité supérieure, les grandes phrases idéologiques de la philosophie allemande, en regard des analyses réalistes des socialistes français ; et, en même temps, comment ils s’évertuent à rattacher leur objet proprement dit, l’essence de l’homme, aux résultats de la critique française de la société. Il est tout à fait naturel, une fois la religion et la politique conçues comme fondement des conditions d’existence matérielles, que tout se ramène, en dernier ressort, à des recherches sur l’essence de l’homme, autrement dit, sur la conscience que l’homme a de lui-même. — On voit également que M. Grün se soucie fort peu de ce qu’il copie ; dans un autre passage, tout comme dans les Rheinische Jahrbücher, il s’approprie, à sa manière, ce qui a été dit du rapport du citoyen et du bourgeois dans les Deutsch-Französische Jahrbücher, et qui contredit directement la thèse ci-dessus.

Nous avons réservé pour la fin le commentaire de la thèse sur la production et la consommation, confiée à M. Grün par le socialisme vrai. C’est un exemple frappant de la manière dont il se sert des thèses du socialisme vrai pour juger les productions des Français; en arrachant ces thèses à leur totale imprécision, il en révèle l’absurdité totale.

« En théorie et dans la réalité extérieure, la production et la consommation, qui selon leur essence sont une seule et même chose, peuvent être séparées dans le temps et dans l’espace. L’exercice du plus commun des métiers, par exemple celui du boulanger, n’est-il pas une production qui devient consommation pour cent autres personnes ? Bien mieux, ne l’est-il pas pour le boulanger lui-même, qui consomme du blé, du lait, des œufs, etc. ? La consommation de chaussures et de vêtements n’est-elle pas production pour les cordonniers et les tailleurs ?... Est-ce que je ne produis pas quand je mange du pain ? Je produis énormément, je produis des moulins, des pétrins, des fours, et, par conséquent, des charrues, des herses, des fléaux, des roues de moulin, de la menuiserie, de la maçonnerie (“ et par conséquent “, des menuisiers, des maçons et des paysans, “ par conséquent “ leurs parents, “ par conséquent “ tous leurs ancêtres, “ par conséquent ‘‘ Adam). Est-ce que je ne consomme pas quand je produis ? À coup sûr, et énormément... Quand je lis un livre, je consomme, certes, d’abord le produit d’années entières ; si je le garde pour moi ou si je le détruis, je consomme la matière et l’activité de la fabrique de papier, de l’imprimerie, du relieur. Mais est-ce que je ne produis rien ? Je produis peut-être un nouveau livre et, par là même encore plus de papier, encore plus de caractères typographiques, encore plus d’encre d’imprimerie, encore plus d’outils de reliure; si je me borne à le lire, et que mille autres personnes en font autant, nous produisons, par notre consommation, une nouvelle édition, et par là, tous les matériaux nécessaires à sa confection. Ceux qui fabriquent tout cela consomment à leur tour des masses de matières premières qu’il faut bien produire et que l’on ne peut produire que si l’on consomme... En un mot, activité et jouissance ne font qu’un ; seulement, un monde à l’envers les a séparées brutalement ; en glissant entre elles le concept de valeur et de prix, il a écartelé l’homme et, avec l’homme, la société » (p. 191, 192).

Dans la réalité, production et consommation s’opposent très souvent contradictoirement. Il suffit, toutefois, d’interpréter correctement cette contradiction, de comprendre la véritable nature de la production et de la consommation, pour rétablir l’unité des deux et supprimer toute contradiction. Voilà pourquoi cette théorie germano-idéologique est en parfaite harmonie avec le monde existant; l’unité de la production et de la consommation est démontrée à l’aide d’exemples pris dans la société actuelle ; elle existe en soi. Avant toute chose, M. Grün prouve qu’il existe, en somme, un rapport entre production et consommation. Il explique en long et en large qu’il ne peut porter un habit, manger du pain, sans que l’un et l’autre soient produits et qu’il y a dans la société actuelle des gens qui produisent des habits, des souliers, du pain, tous objets que consomment d’autres personnes. M. Grün croit avoir fait une découverte, et il l’exprime dans le langage classique de l’idéologue littérateur. Par exemple : « On s’imagine que déguster du café, du sucre, etc., c’est simplement consommer ; mais cette consommation ne signifie-t-elle pas production dans les colonies ? » Il aurait pu tout aussi bien demander : cette dégustation ne signifie-t-elle pas, pour le nègre esclave, dégustation du fouet et production de bâtons dans les colonies ? Grâce à ce procédé d’exagération, on voit bien qu’il ne sort de tout cela qu’une apologie de l’ordre existant. La seconde découverte de M. Grün, c’est qu’il consomme quand il produit, à savoir la matière première ou, plus généralement, les frais de production ; c’est la découverte que rien ne sort de rien, qu’il lui faut des matériaux. Dans n’importe quel traité d’économie politique, il pouvait apprendre, au chapitre « consommation reproductive », à quel point les rapports entre la production et la consommation se compliquent, si l’on ne se contente pas comme M. Grün de cette vérité triviale : pour faire des bottes, il faut du cuir.

Jusqu’ici, M. Grün s’est persuadé qu’il faut produire pour consommer, et qu’en produisant, on consomme des matières premières. La vraie difficulté commence pour lui dès qu’il veut démontrer qu’il produit quand il consomme. Il tente alors, sans aucun succès, d’éclairer quelque peu sa lanterne quant au rapport le plus banal et le plus général entre l’offre et la demande. Il en arrive à comprendre que sa consommation, c’est-à-dire sa demande, produit une offre nouvelle. Il oublie pourtant que sa demande doit être effective et qu’il doit offrir un équivalent du produit demandé pour qu’elle entraîne une nouvelle production. Les économistes invoquent, eux aussi, l’inséparabilité de la consommation et de la production, tout comme l’identité absolue de l’offre et de la demande, surtout quand ils veulent prouver qu’il n’y a jamais surproduction ; mais leurs propositions ne sont pas aussi maladroites et triviales que celles de M. Grün. Au demeurant, c’est exactement de cette manière que tous les nobles, curés, rentiers, etc., ont, de tout temps, démontré qu’ils sont productifs. De surcroît, M. Grün oublie que le pain, produit aujourd’hui par les moulins à vapeur, le fut autrefois par des moulins à vent et, plus anciennement encore, par des moulins à bras; que ces divers modes de production sont totalement indépendants de la simple consommation de pain; qu’il intervient ici, par conséquent, une évolution historique de la production, fait auquel M. Grün, qui « produit énormément », ne songe point. Qu’à ces différents échelons de la production correspondent des rapports différents de la production à la consommation, voire des contradictions différentes entre les deux ; qu’il est impossible de comprendre ces contradictions si l’on n’examine pas le mode de production de l’époque, et tout l’ordre social fondé sur lui ; qu’on peut les résoudre sans transformer pratiquement ce mode de production et cet ordre social — voilà ce que M. Grün est incapable d’imaginer. Si, dans les autres exemples, M. Grün dépasse en trivialité les économistes les plus médiocres, cet exemple du livre prouve que ces derniers sont bien plus « humains » que lui. Eux, ils ne lui demandent nullement, aussitôt qu’il a consommé un livre, d’en produire un nouveau ! Il leur suffit qu’il produise en lisant sa propre instruction, et qu’il exerce ainsi une influence favorable sur la production tout court. En omettant le chaînon intermédiaire, le paiement comptant grâce auquel sa demande devient effective, M. Grün le rend superflu, par simple abstraction, si bien que la consommation reproductive de M. Grün se change en un pur prodige. Il se met à lire, et cette seule lecture permet aux fondeurs de lettres, aux fabricants de papier et aux imprimeurs de produire de nouveaux caractères, du nouveau papier, de nouveaux livres. Sa seule consommation rembourse à tous ces gens les frais de production. Du reste, nous avons assez démontré, jusqu’ici, la virtuosité avec laquelle M. Grün sait, en lisant de vieux livres, en fabriquer de neufs et bien mériter ainsi du monde des affaires en tant que producteur de papier nouveau, de nouveaux caractères d’imprimerie, de nouvelle encre d’imprimerie et de nouveaux outils de relieur. La première lettre du livre de M. Grün se termine par ces mots : « Je m’apprête à me lancer dans l’industrie. » On ne trouve rien dans son livre qui démente cette sienne devise.

En quoi consistait donc toute la besogne de M. Grün ? Pour démontrer la thèse, chère au socialisme vrai, de l’unité de la production et de la consommation, il recourt aux formules les plus éculées de l’économie politique sur l’offre et la demande; ensuite, pour les accommoder à ses propres fins, il rejette les chaînons indispensables et les transforme ainsi en pures chimères. Le fin mot de tout cela, c’est donc une glorification inepte et fantaisiste des conditions existantes.

Non moins caractéristique est la conclusion socialiste où il répète une fois de plus, mais en bredouillant, ce qu’ont déclaré ses devanciers allemands. Production et consommation sont séparées parce qu’un monde absurde les a disloquées. Comment ce monde absurde a-t-il procédé ? En glissant un concept entre les deux. Par ce geste, il a écartelé l’homme. Encore insatisfait, il écartèle du même coup la société, autrement dit lui-même. Cette tragédie a eu lieu en l’an 1845.

Chez les socialistes vrais, l’unité de la production et de la consommation signifie primitivement que l’activité devrait elle-même procurer une jouissance (ce qui reste chez eux, bien entendu, à l’état de simple imagination). Cette unité, M. Grün la caractérise en ajoutant que « consommation et production, économiquement parlant, doivent s’accorder » (p. 196), que la masse des produits ne doit pas excéder les besoins immédiats de la consommation, ce qui évidemment met fin à tout mouvement. Il ne manque donc pas de reprocher à Fourier, en prenant un air grave, de vouloir perturber cette unité par une surproduction. M. Grün oublie que c’est seulement par son action sur la valeur d’échange des produits que la surproduction provoque des crises et que ce n’est pas seulement chez Fourier, mais dans le meilleur des mondes de M. Grün, que la valeur d’échange a disparu. On ne peut dire qu’une seule chose de cette niaiserie philistine : elle est digne du socialisme vrai.

Tout satisfait de soi-même, M. Grün répète en de nombreux endroits son commentaire de la théorie du socialisme vrai sur la production et la consommation. Ainsi, par exemple, à propos de Proudhon : « Prêchez la liberté sociale des consommateurs et vous aurez la vraie égalité de la production » (p. 433). Rien de plus facile qu’un tel prêche! Le malheur, jusqu’ici, c’était simplement « que les consommateurs ne sont pas éduqués, instruits, qu’ils ne consomment pas tous de manière humaine » (p. 432). « Ce point de vue, que la consommation est la mesure de la production et non l’inverse, c’est la mort de toutes les conceptions économiques traditionnelles » (ibid.). « La véritable solidarité des hommes entre eux rend même sa pleine vérité à la thèse que la consommation de chacun présuppose la consommation de tous » (ibid.). En régime de concurrence, la consommation de chacun présuppose plus ou moins la consommation permanente de tous, de même que la production de chacun présuppose celle de tous. Mais il importe de savoir comment les choses se passent. Pour toute réponse, M. Grün nous propose le postulat moral de la consommation humaine, la connaissance de la « vraie nature de la consommation » (p. 432). Comme il ne sait rien des conditions réelles de la production et de la consommation, sa seule ressource est de se réfugier dans l’ultime asile des socialistes vrais, l’essence de l’homme. C’est pour la même raison qu’il tient obstinément à prendre pour point de départ la consommation et non la production. Si l’on part de la production, il faut se soucier des conditions réelles de la production et de l’activité productive des hommes. En revanche, si l’on part de la consommation, il suffit de déclarer, sans se soucier le moins du monde des conditions réelles de l’existence et de l’activité des hommes, que dans le temps présent on ne consomme pas de manière « humaine »; on se satisfera du postulat de la « consommation humaine », de l’éducation par la vraie consommation et d’autres formules de ce genre.

Pour finir, il convient de rappeler que, parmi les économistes, ceux précisément qui ont donné la priorité à la consommation ont été des réactionnaires et ont ignoré l’élément révolutionnaire inhérent à la concurrence et à la grande industrie.

« Papa Cabet, homme borné », et M. Grün[modifier le wikicode]

M. Grün conclut sa digression sur l’école fouriériste et sur M. Reybaud en ces termes : « Aux organisateurs du travail, je voudrais donner conscience de leur être; je voudrais leur montrer historiquement d’où ils viennent... à ces bâtards... qui n’ont peu su tirer d’eux-mêmes la moindre pensée. Et plus tard, je trouverai peut-être assez d’espace pour faire de M. Reybaud un exemple, et non seulement de M. Reybaud, mais aussi de M. Say. Au fond, le premier n’est pas si mauvais qu’il y paraît : il est tout simplement sot ; quant au second, il est plus que sot, il est érudit. Voilà ! » (p. 260).

Cette pose de gladiateur, ces menaces contre Reybaud, ce mépris de l’érudition, ces promesses tonitruantes, autant d’indices certains que M. Grün nourrit ici de grands projets. Pleinement « conscients de son être », nous avons deviné d’après ces symptômes qu’il s’apprêtait à exécuter un de ses plus formidables coups de plagiaire. La tactique une fois éventée, son battage perd son air innocent et se change partout en un calcul roublard. « Voici » : Suit un chapitre intitulé :

« L’organisation du travail ! »

« Où est née cette idée ? — En France. — Mais comment ? »

Sous l’étiquette, ceci encore :

« Regard en arrière sur le XVIIIe siècle. »

« Où est né » ce chapitre de M. Grün ? « En France. Mais comment ? » Le lecteur va l’apprendre immédiatement. Qu’il veuille bien se rappeler une fois de plus que M. Grün souhaite donner conscience de leur être aux organisateurs français du travail, à l’aide d’une démonstration historique menée avec une profondeur bien allemande.

Voilà.

Lorsque M. Grün eut noté que Cabet était « borné » et que sa « mission était, en soi, depuis longtemps achevée », ce dont, évidemment, il s’était depuis longtemps aperçu, il s’en fallait que « tout fût naturellement terminé ». Bien au contraire, il confia à Cabet la nouvelle mission de constituer, à l’aide de quelques citations rassemblées pêle-mêle, un « arrière-plan » français pour l’histoire allemande de l’évolution socialiste du XVIIIe siècle selon M. Grün.

Comment s’y prend-il ? Il lit « de manière productive ».

Aux chapitres XII et XIII de son Voyage en Icarie, Cabet rassemble pêle-mêle les opinions d’autorités anciennes et modernes favorables au communisme, sans prétendre le moins du monde dresser le tableau d’un mouvement historique. Aux yeux des bourgeois français, le communisme est un personnage peu recommandable. Eh bien, dit Cabet, je vais vous apporter les témoignages des hommes les plus respectables de tous les temps, qui répondent du caractère de mon client ; et Cabet de procéder comme un avocat. Même les dépositions défavorables à son client, il les transforme en dépositions favorables. Il ne faut pas exiger d’un plaidoyer la fidélité historique. Lorsqu’un personnage célèbre a lâché, à l’occasion, un mot contre l’argent, contre l’inégalité, contre la richesse, contre les tares de la société, Cabet s’en empare, exhorte à le répéter, le transforme en profession de foi du personnage, le fait imprimer, applaudit des deux mains, et lance avec une bonhomie ironique à son bourgeois dépité : Écoutez, écoutez, n’était-il pas communiste ? Et voilà que personne ne lui échappe, ni Montesquieu, ni Sieyès, ni Lamartine, ni même Guizot — tous communistes malgré eux. Voilà mon communiste tout trouvé !

D’humeur productive, M. Grün lit les citations réunies par Cabet pour le XVIIIe siècle ; il ne doute pas un seul instant que tout cela soit vrai ; il fait miroiter devant le lecteur un lien mystique entre les auteurs que le hasard seul a réunis chez Cabet sur une même page, il arrose le tout de son purin de haute littérature jeune-allemande, puis il le baptise comme dessus.

Voilà.

M. Grün introduit sa rétrospective en ces termes :

« L’idée sociale n’est pas tombée du ciel, elle est née de manière organique, c’est-à-dire au cours d’une évolution progressive. Je ne puis en écrire ici l’histoire complète, je ne puis commencer par les Hindous et les Chinois, passer à la Perse, à l’Égypte et à la Judée, scruter la conscience sociale des Grecs et des Romains, interroger le christianisme, le néo-platonisme et la patristique, faire parler le Moyen Âge et les Arabes, analyser la Réforme et le réveil philosophique, pour en arriver ainsi au XVIIIe siècle » (p. 261).

Cabet introduit ses citations en ces termes :

« Vous prétendez, adversaires de la communauté, qu’elle n’a pour elle que quelques opinions sans crédit et sans poids ; eh bien, je vais interroger devant vous l’histoire et tous les philosophes : écoutez ! Je ne m’arrête pas à vous parler de plusieurs peuples anciens, qui pratiquaient ou avaient pratiqué la communauté des biens ! Je ne m’arrête pas non plus aux Hébreux... ni aux prêtres Égyptiens, ni à Minos... Lycurgue et Pythagore... je ne vous parle non plus de Confucius et de Zoroastre, qui l’un en Chine et l’autre en Perse... proclamèrent ce principe (Cabet, Voyage en Icarie, 2 e éd., 1842, p. 470.). »

Après ces passages, Cabet se tourne vers l’histoire grecque et romaine, et interroge le christianisme, le néoplatonisme, la patristique, le Moyen Âge, la Réforme, le réveil philosophique (Ibid., p. 471, 482.). Le soin de copier ces onze pages, M. Grün l’abandonne à d’autres, « gens plus patients, pour autant que la poussière des livres a laissé subsister dans leur cœur l’indispensable humanisme » (pour plagier, évidemment); cf. Grün, p. 261. Seule la conscience sociale des Arabes appartient à M. Grün. Nous attendons impatiemment les révélations qu’il promet au monde à ce propos. « Je dois en rester au XVIIIe siècle. » Accompagnons M. Grün au XVIIIe siècle, et bornons-nous à noter au préalable que, chez Grün comme chez Cabet, ce sont presque les mêmes mots qui se trouvent soulignés.

M. Grün

« Locke, le fondateur du sensualisme, dit : Celui qui possède au-delà de ses besoins passe les bornes de la raison et de la justice primitive et dérobe ce qui appartient aux autres. Toute superfluité est une usurpation, et la vue de l’indigent devrait éveiller les remords dans l’âme du riche. Hommes pervers, qui nagez dans l’opulence et les voluptés, tremblez qu’un jour l’infortuné qui manque du nécessaire n’apprenne à connaître vraiment les droits de l’homme. La fraude, la mauvaise foi, l’avarice ont produit cette inégalité dans les fortunes qui fait le malheur de l’espèce humaine, en amoncelant d’un côté tous les vices avec les richesses, de l’autre, avec la misère, tous les maux. Le philosophe doit donc considérer l’usage de la monnaie comme une des plus funestes inventions de l’industrie humaine » (p. 265, 266).

Cabet

« Mais voici Locke, écoutez-le s’écrier dans son admirable Gouvernement civil : “ Celui qui possède au-delà de ses besoins passe les bornes de la raison et de la justice primitive et enlève ce qui appartient aux autres. Toute superfluité est une usurpation, et la vue de l’indigent devrait éveiller le remords dans l’âme du riche. Hommes pervers, qui nagez dans l’opulence et les voluptés, tremblez qu’un jour l’infortuné qui manque du nécessaire n’apprenne à connaître vraiment les droits de l’homme. “ Écoutez-le s’écrier encore : “ La fraude, la mauvaise foi, l’avarice ont produit cette inégalité dans les fortunes qui fait le malheur de l’espèce humaine, en amoncelant d’un côté tous les vices avec la richesse, et de l’autre tous les maux avec la misère “ » (chez Grün, cette phrase devient un non-sens). « Le philosophe doit donc considérer l’usage de la monnaie comme une des plus funestes inventions de l’industrie humaine » (p. 485).

M. Grün conclut, d’après ces citations de Cabet, que Locke fut « un adversaire du système monétaire » (p. 264), « l’adversaire le plus déclaré de l’argent et de toute propriété qui dépasse le besoin » (p. 266). Par malheur, c’est Locke qui fut un des premiers défenseurs scientifiques du système monétaire, un saint patron bien spécial de la peine du fouet pour les vagabonds et les miséreux, un des doyens de l’économie politique moderne.

M. Grün

« Déjà Bossuet, l’évêque de Meaux, dit dans sa Politique tirée [...] de l’Écriture sainte ; “ Sans les gouvernements “ (“ sans la politique “, ajoute M. Grün qui ne craint pas le ridicule) “ la terre et tous les bien seraient aussi communs à tous les hommes que l’air et la lumière ; selon le droit primitif de la nature, nul n’a de droit particulier sur quoi que ce soit. Tout est à tous, c’est du gouvernement civil que naît la propriété. “ Un prêtre du XVIIe siècle a l’honnêteté de dire ces choses, d’avoir ces conceptions ! Et le germanique Puffendorf, que l’on (c’est-à-dire M. Grün) ne connaît que par une épigramme de Schiller, affirmait : “ L’inégalité présente des fortunes est une injustice qui peut entraîner les autres inégalités par l’insolence des riches et la lâcheté des pauvres “ » (p. 270). Et M. Grün d’ajouter : « Ne sortons pas du sujet, restons en France. »

Cabet

« Écoutez le baron de Puffendorff, professeur de droit naturel en Allemagne et conseiller d’État à Stockholm et à Berlin, qui, dans son droit de la nature et des gens, réfute la doctrine d’Hobbes et de Grotius sur la monarchie absolue, qui proclame l’égalité naturelle, la fraternité, la communauté des biens primitive, et qui reconnaît que la propriété est une institution humaine, qu’elle résulte d’un partage consenti pour assurer à chacun et surtout au travailleur une possession perpétuelle, indivise ou divise, et que par conséquent l’inégalité actuelle de fortune est une injustice qui n’entraîne les autres inégalités » (passage bêtement traduit par M. Grün) « que par l’insolence des riches et la lâcheté des pauvres. » « Et Bossuet, l’évêque de Meaux, le précepteur du dauphin de France, le célèbre Bossuet, dans sa Politique tirée de l’Écriture sainte, rédigée pour l’instruction du Dauphin, ne reconnaît-il pas aussi que, sans les gouvernements, la terre et tous les biens seraient aussi communs entre les hommes que l’air et la lumière : selon le droit primitif de la nature nul n’a le droit particulier sur quoi que ce soit : tout est à tous, et c’est du gouvernement civil que naît la propriété » (p. 486).

La « sortie » de France consiste, pour M. Grün, dans le fait que Cabet cite un Allemand. Ecrivant le nom allemand, il copie même l’orthographe incorrecte du Français. Sans parler des passages mal traduits ou omis, ses améliorations ne manquent pas de surprendre. Cabet parle d’abord de Pufendorff et ensuite de Bossuet, M. Grün fait le contraire. Cabet présente Bossuet comme un homme célèbre ; M. Grün en fait « un prêtre ». Cabet cite Pufendorff avec ses titres ; M. Grün avoue honnêtement que l’on ne le connaît que par une épigramme de Schiller. À présent, il le connaît aussi par une citation de Cabet, et l’on constate que ce Français borné a mieux étudié que M. Grün non seulement ses propres compatriotes, mais aussi les Allemands.

Cabet dit : « Je m’empresse d’aborder les grands philosophes du XVIIIe siècle et je commence par Montesquieu » (p. 487); avant d’aborder Montesquieu, M. Grün décrit « le génie législatif du XVIIIe siècle » (p. 282). Qu’on veuille bien comparer leurs citations respectives de Montesquieu, Mably, Rousseau, Turgot. Quant à nous, nous nous bornerons à confronter leurs remarques au sujet de Rousseau et de Turgot. Cabet passe de Montesquieu à Rousseau ; M. Grün invente la transition suivante : « Rousseau fut le politique radical, tout comme Montesquieu fut le politique constitutionnel. »

M. Grün citant Rousseau

« Le plus grand mal est déjà fait quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir », etc... (Se termine par :) « d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop ». Selon M. Grün, Rousseau devient « confus et mal assuré, lorsqu’il doit s’expliquer sur cette question : quelle transformation l’ancienne propriété subit-elle quand l’homme primitif entre dans la société ? Que répond-il ? Il répond : La nature a rendu tous les biens communs »... (se termine par :) « en cas de partage, la part de chacun devient sa propriété » (p. 284, 285).

Cabet

« Écoutez maintenant Rousseau, l’auteur de cet immortel Contrat social... écoutez : “ Les hommes sont égaux en droit. La nature a rendu tous les biens communs... dans le cas de partage la part de chacun devient sa propriété. Dans tous les cas, la société est toujours seule propriétaire de tous les biens “. » (Pointe capitale omise par M. Grün.) « Écoutez encore : ... » (Se termine par :) « d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop ». « Écoutez, écoutez encore Rousseau dans son Économie politique : “ Le plus grand mal est déjà fait quand on a des pauvres à défendre, et des riches à contenir “ », etc. (p. 489, 490).

On voit en quoi consistent les innovations géniales de M. Grün : premièrement, il mélange sans discernement les citations du Contrat social avec celles de l’Économie politique et, deuxièmement, il commence par où Cabet finit. Cabet donne les titres des écrits de Rousseau qu’il cite, M. Grün les passe sous silence. Cette tactique, en voici l’explication : Cabet parle d’une Économie politique de Rousseau que M. Grün ne peut pas connaître, fût-ce par une épigramme de Schiller. M. Grün a percé tous les secrets de l’Encyclopédie (cf. p. 263), excepté celui-ci : l’Économie politique de Rousseau n’est autre que l’article sur l’« économie politique » dans l’Encyclopédie.

Venons-en à Turgot. Là, M. Grün ne se contente plus de copier simplement les citations : il plagie la description que Cabet donne de Turgot :

M. Grün

« Une des tentatives les plus nobles et les plus vaines pour ériger du neuf sur le terrain de l’ancien qui, de toutes parts, menaçait ruine, fut faite par Turgot. Peine perdue. L’aristocratie provoque une famine artificielle, une révolution; elle intrigue et calomnie, jusqu’à ce que le débonnaire Louis XVI renvoie son ministre. Refusant d’entendre raison, l’aristocratie allait s’instruire à ses dépens. L’évolution de l’humanité venge toujours, et atrocement, les bons anges qui lancent un ultime et pressant avertissement avant la catastrophe. Le peuple français bénissait Turgot ; Voltaire, avant de mourir, souhaitait lui baiser la main; le roi l’avait appelé son ami... Turgot, ce baron, ce ministre, un des derniers seigneurs féodaux, caressait l’idée qu’il fallait inventer une presse à domicile pour assurer la pleine liberté de la presse » (p. 289, 290).

Cabet

« Et cependant, tandis que le roi déclare que lui seul et son ministre [Turgot] sont dans la cour les amis du peuple, tandis que le peuple le comble de ses bénédictions, tandis que les philosophes le couvrent de leur admiration, tandis que Voltaire veut, avant de mourir, baiser la main qui a signé tant d’améliorations populaires, l’aristocratie conspire, organise même une vaste famine et des émeutes pour le perdre et fait tant par ses intrigues et calomnies qu’elle parvient à déchaîner les salons de Paris contre le réformateur et à perdre Louis XVI lui-même en le forçant à renvoyer le vertueux ministre qui le sauverait » (p. 497). « Revenons à Turgot, baron, ministre de Louis XVI pendant la première année de son règne, qui veut réformer les abus, qui fait une foule de réformes, qui veut faire établir une nouvelle langue et qui, pour assurer la liberté de la presse, travaille lui-même à l’invention d’une presse à domicile » (p. 495).

Cabet appelle Turgot baron et ministre ; M. Grün tient à le copier. Pour faire plus beau que Cabet, il change le fils cadet du prévôt des marchands de Paris en « un des plus anciens seigneurs féodaux ». Cabet se trompe quand il présente la famine et l’émeute de 1775 comme une machination de l’aristocratie. De nos jours encore, on ignore tout des auteurs qui firent courir le bruit de la famine et provoquèrent le mouvement qui s’ensuivit. Quoi qu’il en soit, les parlements et les préjugés populaires y eurent une part beaucoup plus importante que l’aristocratie. Que M. Grün copie cette erreur de Cabet, ce « papa borné », voilà qui est dans l’ordre. Il le croit comme l’Évangile. S’appuyant sur l’autorité de Cabet, il compte Turgot au nombre des communistes, Turgot, l’un des chefs de l’école physiocratique, le champion le plus « opiniâtre » de la libre concurrence, l’avocat de l’usure, le maître d’Adam Smith. Turgot fut un grand homme, car il était à la mesure de son époque et non à celle des inventions de M. Grün. Nous avons montré comment celles-ci sont nées.

Passons aux hommes de la Révolution française. En plaidant contre le bourgeois, Cabet le plonge dans le plus extrême des embarras : parmi les précurseurs du communisme, il range Sieyés, parce que celui-ci aurait reconnu l’égalité des droits et exigé pour la propriété la sanction de l’État (Cabet, op. cit., p. 499-502.). « Condamné, chaque fois qu’il côtoie l’esprit français, à le trouver médiocre et superficiel », M. Grün copie tout cela hardiment, s’imaginant que la vocation d’un vieux chef de parti tel que Cabet serait de préserver l’« humanisme » de M. Grün « de la poussière des livres ». Cabet poursuit : « Écoutez le fameux Mirabeau ! » (p. 504) ; Grün dit : « Écoutons Mirabeau ! » (p. 292) et il cite quelques-uns des passages relevés par Cabet, où Mirabeau se prononce en faveur du partage égal de l’héritage entre les enfants d’une même famille. M. Grün s’exclame : « Voilà du communisme pour la famille ! » (p. 292).

Avec cette méthode, M. Grün peut passer en revue toutes les institutions bourgeoises, il y trouvera partout une parcelle de communisme ; et, en assemblant tous ces morceaux, il obtiendra le communisme parfait. Il peut baptiser le Code Napoléon « code de la communauté » et découvrir des colonies communistes dans les maisons closes, dans les casernes et dans les prisons.

Terminons cette liste fastidieuse de citations par Condorcet. En comparant les deux livres, nous montrerons ici, tout particulièrement, la manière dont M. Grün supprime, mélange, cite ou omet des titres, écarte les données chronologiques tout en respectant scrupuleusement l’ordre suivi par Cabet, même quand celui-ci ne s’en tient pas exactement à la chronologie ; tout cela pour n’aboutir, en fin de compte, qu’à reproduire un extrait de Cabet, maladroitement et timidement camouflé.

M. Grün

« Le girondin radical, c’est Condorcet. Il reconnaît l’injustice d’une propriété mal répartie, il excuse le peuple pauvre... si le peuple est un peu voleur par principe, c’est à cause des institutions. » « Dans son journal L’Instruction sociale... il tolère même de grands capitalistes... » « À l’Assemblée législative, Concordet présente une proposition tendant à diviser les 100 millions des trois princes émigrés en 100 000 parts... organise l’instruction et l’établissement de secours publics. » (Cf. l’original.) « Dans son rapport sur l’instruction publique adressé à la Législative, Condorcet dit : “ Offrir à tous les individus du genre humain les moyens de pourvoir à leurs besoins... voilà l’objet de l’instruction et le devoir de l’État, etc. “ » (Ici, M. Grün change le rapport du Comité sur le plan de Condorcet en un rapport de Condorcet.) Grün, p. 293-294.

Cabet

« Entendez Condorcet soutenir dans sa réponse à l’académie de Berlin »... (Suit un long passage que Cabet termine ainsi :) « “ C’est donc uniquement parce que les institutions sont mauvaises que le peuple est si souvent un peu voleur par principe. “» « Écoutez-le dans son journal L’Instruction sociale... il tolère même de grands capitalistes », etc. « Écoutez l’un des chefs Girondins, le philosophe Condorcet, le 6 juillet 1792 à la tribune de l’Assemblée législative : “ Décrétez que les biens des trou princes français (Louis XVIII, Charles X, et le prince de Condé” » — parenthèse omise par M. Grün —) « soient sur-le-champ mis en vente... ils montent à près de 100 millions, et vous remplacerez trois princes par cent mille citoyens... organisez l’instruction et les établissements de secours publics. » (Cf. l’original.) « Mais écoutez le Comité d’instruction public présentant à l’Assemblée législative son rapport sur le plan d’éducation rédigé par Condorcet, le 20 avril 1792 : “L’éducation publique doit offrir à tous les individus les moyens de pourvoir à leurs besoins... tel doit être le premier but d’une instruction nationale et, sous ce point de vue, elle est pour la puissance publique un devoir de justice “ », etc. (p. 502, 503, 505, 509).

Par ce plagiat éhonté de Cabet, M. Grün entend inculquer aux organisateurs français du travail la conscience de ce qu’ils sont; il le fait au moyen de l’histoire, mais il procède aussi selon le principe : divide et impera, diviser pour régner. Parmi les citations, il lance son verdict, séance tenante sur des gens dont il vient d’apprendre l’existence par un passage de Cabet ; il ajoute quelques phrases sur la Révolution française; et il divise le tout en deux moitiés, moyennant quelques citations de Morelly, que Villegardelle, très opportunément pour M. Grün, venait de mettre en vogue à Paris, et dont les idées maîtresses avaient déjà été traduites bien avant M. Grün dans le Vorwärts ! de Paris.

De la désinvolture de M. Grün traducteur, voici quelques exemples éclatants :

Morelly : « L’intérêt rend les cœurs dénaturés et répand l’amertume sur les plus doux liens qu’il change en de pesantes chaînes, que détestent chez nous les époux en se détestant eux-mêmes. »

M. Grün : « Das Interesse macht die Herzen unnatürlich und verbreitet Bitterkeit über die süssesten Bande, die es in schwere Ketten verwandelt, welche unsre Gatten verabscheuen und sich selbst dazu » (p. 274).

Pur non-sens.

Morelly : « Notre âme... contracte une soif si furieuse qu’elle se suffoque pour l’étancher. »

M. Grün : « Unsere Seele... bekommt... einen so wütenden Durst, dass sie erstickt, um ihn zu loschen » (ibid.).

Encore un pur non-sens.

Morelly : « Ceux qui prétendent régler les mœurs et dicter des lois » etc.

M. Grün : « Die, welche sich dafür ausgeben, die Sitten zu regeln und Gesetze zu diktieren » etc. (p. 275).

Et ces trois fautes pour un seul passage de Morelly, en tout quatorze lignes chez M. Grün ! Dans sa présentation de Morelly, on trouve aussi de grands plagiats de Villegardelle.

Tout son savoir sur le XVIIIe siècle et la Révolution, M. Grün parvient à le résumer en ces termes : « Le sensualisme, le déisme et le théisme donnèrent solidairement assaut au vieux monde. Le vieux monde s’effondra. Quand il fallut bâtir un nouveau monde, le déisme triompha à la Constituante, le théisme à la Convention, le sensualisme pur fut guillotiné ou réduit au silence » (p. 263).

On voit que, chez M. Grün, la manière philosophique d’expédier l’histoire au moyen de quelques catégories empruntées de l’histoire ecclésiastique descend au plus bas degré d’aplatissement, à la littérature de phraseur ; elle ne sert qu’à former une arabesque pour ses plagiats. Avis aux philosophes !

Nous ne nous arrêterons pas aux remarques de M. Grün sur le communisme. Les notes historiques sont copiées des brochures de Cabet ; le Voyage en Icarie est interprété dans le style cher au socialisme vrai (cf. Bürgerbuch et Rheinische Jahrbücher). M. Grün révèle qu’il connaît aussi bien la situation française que la situation anglaise, quand il appelle Cabet le « O’Connell communiste de France » (p. 382); puis il écrit : « Il serait capable de me faire pendre, s’il en avait le pouvoir, et s’il savait ce que je pense et écris à son sujet. Ces agitateurs sont dangereux pour des gens comme nous, parce qu’ils sont bornés » (p. 382).

Proudhon[modifier le wikicode]

« M. Stein s’est décerné à lui-même le plus formidable brevet d’indigence en traitant ce Proudhon en bagatelle (Cf. Einundzwanzig Bogen, p. 84.). » « Il faut, assurément, un peu plus que du Hegel recuit pour suivre cette logique incarnée » (p. 411).

Quelques exemples suffiront pour montrer que, dans ce chapitre aussi, M. Grün reste fidèle à lui-même.

Pour finir, après avoir traduit (p. 437-444) quelques passages d’économie où Proudhon démontre que la propriété est impossible, il s’exclame : « Inutile d’ajouter quoi que ce soit à cette critique de la propriété, qui en est la dissolution complète ! Nous n’écrirons pas ici une nouvelle critique qui abolirait à son tour l’égalité de la production, l’isolement moral des travailleurs égaux. J’ai déjà indiqué plus haut ce qu’il fallait en penser ; le reste » (savoir, ce que M. Grün n’a pas indiqué) « nous le retrouverons lors de la reconstruction de la société, au moment de l’établissement des vrais rapports de propriété » (p. 444).

Voilà comment M. Grün tente d’esquiver l’examen des développements économiques de Proudhon, tout en cherchant à s’élever au-dessus d’eux. Toute la démonstration de Proudhon est fausse, mais M. Grün l’admettra dès que d’autres que lui l’auront établie.

M. Grün s’approprie les remarques sur Proudhon qui figurent dans La Sainte Famille, où l’on affirme notamment que Proudhon critique l’économie politique dans les limites mêmes de cette science, de même qu’il critique le droit du point de vue juridique. Pourtant, il a si peu compris de quoi il retourne qu’il en néglige l’essentiel, à savoir que Proudhon oppose les illusions des juristes et des économistes à la pratique de ces derniers; à la place de la thèse ci-dessus, il offre quelques phrases de pur non-sens.

Ce qu’il y a de plus important dans l’ouvrage de Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, c’est sa dialectique sérielle, tentative de fournir une méthode pour penser, une méthode qui substitue aux pensées isolées le processus du penser. Ce que Proudhon recherche, mais du point de vue français, c’est une dialectique, telle que Hegel l’a donnée réellement. L’affinité avec Hegel existe donc ici effectivement, et nullement par une analogie imaginaire. L’occasion était donc belle de faire la critique de la dialectique proudhonienne, pour peu qu’on fût venu à bout de la critique de la dialectique hégélienne. Or, on ne pouvait attendre des socialistes vrais qu’ils s’acquittent de cette tâche, ce d’autant moins que le philosophe Feuerbach lui-même, qu’ils revendiquent comme un des leurs, n’y avait point réussi. M. Grün cherche à escamoter cette tâche, et c’est fort drôle. Au moment même où il lui fallait faire donner sa grosse artillerie allemande, il prend le large, avec un geste incongru. Il commence par traduire quelques pages de citations, puis il déclare à Proudhon, sur le ton emphatique du littérateur assoiffé de popularité, qu’avec toute sa dialectique sérielle il veut simplement se donner des airs de savant. A vrai dire, il cherche à le consoler par cette apostrophe : « Hélas, cher ami, pour ce qui est du métier de savant » (et de privatdozent) « détrompe-toi. Il nous a fallu désapprendre tout ce que nos scholarques et nos machines universitaires » (à l’exception de Stein, Reybaud et Cabet) « ont voulu nous inculquer avec une peine infinie et tant de répugnance d’un côté comme de l’autre » (p. 457).

Pour prouver qu’il n’apprend plus désormais « avec une peine infinie », même si, peut-être, c’est avec « autant de répugnance », M. Grün commence ses études et lettres socialistes à Paris, le 6 novembre, et dès le 20 janvier suivant il a achevé « nécessairement » non seulement les Études, mais encore la description de la « vraie impression d’ensemble du déroulement total ».